Aranysárkány fejléc kép
TROIS ANGES ME SURVEILLENT  
LES AVEUX D’UN ROMAN  
Si, alors c’est pure coïncidence.  
 
Premier (ou Court) Chapitre, dans lequel le camarade P-DG entre en scène sans crier gare, juste au moment où il se divise, ce à quoi s'offre un vaste champ, puisqu'il se trouve être un triplé, lequel fait n'est amusant qu'au superficiel abord, certes les inévitables chemises, cravates, épingles de cravate, pantalons, chevalières et les divers modes de récit préfigurent déjà l'accablement massif qui en résulte pour le Lecteur  
  Nous ne trouvons pas de mots
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Jegyzet
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Jegyzet cf. p. 123.
. Nous sommes pétrifié. Nous clignons les yeux, effaré : serions-nous à ce point asservi à nos humeurs? L'air est rare, pourtant il y en a. Notre estomac tremble d'émotion : nous en concluons que notre pantalon est trop large. Nous sommes déjà sur le point de nous serrer la courroie (ceinture). Les pans de notre veston relevés, nous mettons nos mains dans nos poches, nous fouinons. Nous sommes sur la pointe des pieds, puis nous retombons sur nos talons. Notre tête se rétracte ; le fouinement adopte tous les rythmes possibles : notre balancement, de la tête, du coeur
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Jegyzet
. Enfin, estce que nous pouvons penser n'importe quoi ? Serions-nous à ce point asservi à notre situation ?  
  Nous voudrions avancer dans la direction que nous avons prise, et nous voudrions retourner sur nos pas. Nous sommes ballotté entre le doute et l'espoir. Devons-nous nous mettre à hurler, calmement, en homme responsable? M'enfin quoi, sommes-nous le représentant fossilisé d'un mode de pensée gestionnaire?... Il y a déjà trop longtemps que nous voyons les téléphones et les porte-documents multicolores, et derrière eux, dans l'angle, le ficus, pour que cela nous rassure. Aussi ne sommes-nous pas rassuré.  
  Pendant que nous regardons par la fenêtre, les mains dans les poches, nous nous balançons ; ça fait tellement « jeune ». Nous faisons jeune. Autour de nos yeux, il y a déjà des pattes-d'oie, et pas seulement quand nous rions. Dans la cour, nos hommes paraissent légèrement rapetissés
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Jegyzet
. Ils s'agitent ; c'est bien.  
  Nous pensons à trop de choses. Petit à petit, nous ne savons plus sur quel pied danser. Particularisons. Abandonnons les perspectives. Nous ne sommes pas l'entreprise. Nous sommes un être vivant, ce que n'est pas l'entreprise. Nous sommes centre-européen : notre système nerveux est en lambeaux, notre papier-vécé est résistant.  
  Nous ne tremblons pas comme une feuille : nous sommes en suspens. Nous ne nous aimons pas nous-même. Ça arrive. Quelqu'un aperçoit quelqu'un et un poil dans son oreille, et terminé ! Pourtant, il serait enclin — ce quelqu'un — à s'exprimer de façon positive au sujet de ce poil ! Dans notre oreille, il n'y a pas z'un traître poil : l'âme humaine est riche. De même que la grandeur, elle est simple : nous nous tirons dans les pattes au Ministère. Si nous voulons, nous pouvons : nous sommes les hommes du Ministère. Nous sommes surtout ceux du Bureau du Plan. Les actions que nous commettons contre les nôtres serviraient plutôt à démontrer notre force, mais elles ne servent pas à cela.  
  Nous reposons froidement le journal : il se trouve toujours un bon ami d'enfance pour soutenir — il aime à s'en souvenir — que nous mettions des attelles aux pattes de l'araignée, ou — aïe ! — que nous les arrachions l'une après l'autre. Absorbé, nous nous détournons de la fenêtre : nous sommes humain, nous sommes un combattant de classe, nous sommes conscient de notre rôle, à chaque minute de la journée nous pensons aux exigences des consommateurs, aux exigences de l'économie nationale, à la balance des devises et au Comecon, aux problèmes et aux résultats du socialisme international, aux efforts déployés pour stimuler le rendement et, pour ainsi dire en vis-à-vis, aux intérêts des travailleurs, et nous devons particulièrement penser « aux intérêts des travailleurs », nous pensons au profit de l'entreprise et nous ne sommes pas centré sur le profit, nous pensons à notre prestige, à notre vanité, à nos efforts pour nous réaliser personnellement, au rôle que nous jouons
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Jegyzet
, que nous choisissons et qui nous choisit, oh, et nous pensons à la direction locale du Parti, nous pensons à elle dans tous les cas, et nous pensons à l'influence des divers couches, groupes, organismes sociaux dont nous sommes issu, auxquels nous appartenons, auxquels nous aimerions accéder ou qui méritent que nous croyions savoir leur avis important, et enfin, mais non en dernier lieu, il faut que nous pensions aussi à faire en sorte que, lors du montage des chenilles, des éléments identiques aboutissent sur des machines analogues, grâce à quoi — ici nous jetons un coup d'oeil à la secrétaire qui entre, l'air effaré — le temps nécessaire pour enlacer, entrelacer les fils de chaîne sur la lice ou sur les lamelles diminue.  
  La secrétaire manque aux usages, c'est pourquoi nous la renvoyons. Nous la suivons du regard en connaisseur : simplement, ses cuisses ont une certaine courbure, difficile à définir, face à laquelle nous sommes impuissant, et ses cuisses ont une certaine quantité (deux), qui nous réduit en esclavage.  
  Nous examinons avec une certaine tolérance le « coefficient d'incertitude » — il faut bien arrondir les chiffres (par exemple : 10-6), nous sonnons. Nous posons une fesse sur notre bureau, que les délégations ont complètement ratiboisé
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Jegyzet
. Nous feuilletons distraitement une étude : m'enfin, après un point-virgule — sauf s'il y a « Louis » ensuite — il faut une minuscule. Qu'est-ce que c'est, demandons-nous d'un ton réprobateur à la secrétaire qui entre à nouveau. Les traits de la demoiselle sont à présent impassibles, ses lèvres sont fardées, sa croupe frétille, son regard est dur : nous sommes en démocratie. Qu'est-ce qu'y te faut, camarade P-DG ? Elle redresse la tête avec défi, à la façon magyare, dans ses veines commence à bouillonner le flamboiement d'ancestraux feux de pâtres, sa chevelure flotte dans le courant d'air, elle piaffe. Elle est belle. Nous parlons à voix basse, pour qu'elle fasse attention. Nous sommes mécontent, parce que nous venons de lire que nous — et précisément nous — devons décorer celui qui, avec cent brebis, a obtenu cent trente-six agneaux. Pourtant, on pourrait avoir deux portées par brebis ; dans la conjoncture actuelle. Et il en va de même pour les truies : les faire couvrir deux fois, et surcouvrir. Nous nous prenons à rêver. Nous le sentons clairement : malheur à l'agneau que le loup aperçoit, cette bête féroce. Plus l'agneau est beau, plus il est exposé. Le loup, nous le savons bien, ne connaît vraiment qu'un seul argument : le gourdin qui se balance au bout du bras musclé du pâtre robuste.  
  Nous nommons le loup : peur du nouveau, arriération, désorganisation, paresse, laisser-aller.  
  Nous nommons le berger : discipline (socialiste).  
  Nous nommons le gourdin : approvisionnement régulier, réduction du temps de stockage, gestion intégrée de la production, réglementation des postes de travail par processographe.  
  Nous nommons l'agneau : économie nationale, patrie socialiste en progrès, en développement, en expansion, si chère à notre coeur.  
  Soudain la secrétaire met fin à sa danse, se tourne vers nous, ses pupilles se dilatent un peu. Nous examinons son aisselle touffue. Le porc capitaliste affamé rêve de glands : nous, nous veillons. Nous dénouons les bras de la secrétaire : nous n'avons pas fait de proposition. Encore et déjà : maintenant. Nos mains ont pétri bien des croupes féminines, mais elles ne sont pas souillées de sang. Pas croyable, ce qu'on attend de nous. Nous avons une stratégie, mais nous n'avons pas la meilleure stratégie, nous avons d'excellents compromis, parmi ceux-ci nous en avons un meilleur, c'est celui-là que nous appelons la meilleure stratégie, et — de ce fait — il le devient ! D'entre les bienheureux, nous appelons Engels à l'aide : ce que chacun veut à part soi, tous les autres l'empêchent de l'obtenir, ce qui arrive, personne ne l'a voulu. La secrétaire pâlit de nouveau malgré le fard. Et les divers documents officiels et semi-officiels, comptes rendus, procèsverbaux, bilans comptables, même si nous les élaborons nous-mêmes, peuvent-ils vraiment nous fournir une source fondamentale de renseignements? Nombreuses sont les données que ces documents ne fournissent pas, en revanche ils en fournissent de nombreuses qui n'en sont pas. Mais nous savons les présenter.  
  Eh oui : non.  
  Camarade P-DG, cher camarade P-DG, le mal est si grand, nous requérons ton aide. Nous sommes revivifiés par toi. Tout de même, pas le groupe du camarade Tomcsânyi? La secrétaire hoche la tête en silence. Nous prendrons le temps, nous aviserons, nous faisons pression, nous agissons, nous promettons monts et merveilles, nous allons fractionner notre intérêt pour les individus, dans la gourde il y aura de l'eau fraîche, dans la giberne la poudre sera sèche, et tout s'illuminera. Nous nous jetons derrière notre bureau, haletant. Nous cherchons la table des logarithmes et le Manuel de l'Exploitation des Mines de P.J. Proby
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Jegyzet prononcer : pi djeï probi
. Vous en réchapperez, camarade P-DG? Oui.  
  Nous cassons notre stylo en deux, afin de le reconnaître même au milieu de la confusion prévisible. Notre montre, laquelle est de plus en plus exacte, montre.  
 
 
Chapitre II, dans lequel apparaît le haerôs
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Jegyzet prononcer : héraut ; signifie : héros
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Jegyzet
, Imre Tomcsdnyi, et dans lequel la justice triomphe; dans les autres Chapitres aussi, la justice triomphera, mais ici particulièrement
 
  Tomcsânyi arpente nerveusement le couloir de l'institut, où la brume et l'odeur de café viennent de se dissiper. Au bout du couloir, un bruit ténu se fait entendre. Qu'est-ce que c'est? Il s'approche. Les sons viennent de derrière une porte ouverte. Imre s'arrête. Zut. Il se penche derrière la porte : quelqu'un se bat avec son pull-over : est en train de tirailler en tous sens pour faire passer la tête. Imre la reconnaît aux nombreux attributs qui la caractérisent : la femme de ménage. Il la salue avec respect : Bonjour, madame. Celle-ci, effrayée, arrache d'un coup son pull-over. C'était ce qu'elle voulait. Oh, c'est vous, Imre. Comme vous marchez doucement, quelque chose ne va pas? Non, dit le jeune technicien informaticien. La femme n'insiste pas. Retournezvous, dit-elle en portant la main à sa blouse bleue. Le garçon se retourne. La femme s'esclaffe d'une voix éraillée. Je vous ai dit ça comme si j'étais une femme. Pourtant je suis une vieille. Imre ne sait que répondre, mais comme il a le dos tourné, il se dit que ce n'est pas la peine. Imaginez, Imre, cet ivrogne de gardien de cimetière, hier soir, il est allé tomber sur la margelle. C'est la porte du jardin qui l'a envoyé dinguer. La femme boutonne sa blouse. Là, vous pouvez vous retourner. Cette grosse charogne, pourtant c'est fou ce qu'il aime gueuler, pour le coup, il a pas gueulé. Je me suis réveillée alors qu'il était déjà au pied de mon lit, c'te bonhomme-là. Ben, l'auriez-vous cru? Ça, je le dis seulement à propos de « la vieille ». Et? Et-et. La femme de ménage a un geste de dédain. Il chantait vachement faux un truc de la Princesse Csârdâs. L'air d'entrée en scène de Michka. Ensuite il a laissé tomber la chanson, et il a boulotté tout mon pain. Vous imaginez. La femme s'assoit sur un tabouret. Les jambes un peu écartées, comme les hommes. Vous y allez? Elle montre la Salle du Conseil d'un mouvement de la tête. Ben, surtout faites attention... Vous pouvez vous fier à Miklôs Horvâth. On a distribué des tracts ensemble chez M. Weiss. C'était encore un petit morveux, un foutu casse-cou. Une grande gueule. Elle rit, dodeline de la tête. Mon gardien de cimetière n'a pas eu de chance avec moi. Je m'en souviens comme si c'était hier. Une carte militaire est arrivée, dessus il y avait : Que Sari Kovâcs écrive à Berti, car on l'a tellement abruti qu'il a craqué. Qui est ce Berti? Mais le gardien de cimetière, voyons. Bon, bref, il est rentré chez lui. Nous avons fixé un rendez-vous. Le premier rendez-vous de ma vie. Dans une petite ville. Vous pouvez imaginer ça, Imre ? Bien sûr que non. Mais j'ai accepté, j'ai pris ça sur moi. En un sens, j'aimais l'idée qu'il serait si abruti... Nous étions assis dans un bistrot, deux glaces, deux cognacs. Je me rappelle bien, sur la table vernie, les ronds collants que faisaient les verres. Ben, alors deux mouches se sont posées là, vous savez comment... et terminé, d'un coup, ç'a été fini. Possible que j'étais encore une gamine, mais j'ai pris un de ces fous rires... Bien sûr, j'étais peut-être troublée. Mais ce nigaud-là, encore beaucoup plus. Mouche biplan, il a dit, pour qu'on prenne ça à la plaisanterie. Mais à partir de ce moment-là, tout ça m'a paru si ridicule. Pauvre gardien de cimetière. Et comme si elle poursuivait l'histoire, elle dit : Faites attention là-dedans. Vous êtes encore très jeune, très compréhensif. Moi, comme je vieillis, je deviens de plus en plus méchante, je suis de moins en moins indulgente. Surtout, vous savez, mon garçon, l'imbécillité... Il faut que j'y aille, mamie Sári
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Jegyzet
. La femme, toujours assise, plonge la main dans un sac de sport adidas. Devant la porte de la Salle du Conseil, le garçon se retourne vers elle. C'est tout ce qu'il m'a laissé, imaginez un peu, lui crie la femme en brandissant un quignon de pain. Tomcsânyi l'écoute, tout en prêtant l'oreille à ce qui se passe dans la Salle du Conseil. A présent s'élève un chant.  
Dans notre patrie les deux sont bleus,
L'herbe est drue et la prairie est grasse,
La terre et l'usine leurs mille trésors
Dispensent aux travailleurs,
La terre et l'usine leurs mille trésors
Dispensent aux travailleurs.
 
  À la fin du chant, une voix forte et calme retentit. Holà, mes petits camarades chéris, dit cette voix qui lutte pour traverser la porte capitonnée ; Tomcsânyi ne peut même pas établir à qui elle appartient. À Horvâth ? Ou à Péter Baittrok ? Holà, mes petits camarades chéris ! Vous voyez le monde trop en rose. Pourtant, notre couleur à nous : n'est pas la couleur rose. Cela, n'est-ce pas, est une nuance délavée. La main d'Imre est sur la poignée. Mamie Sári
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Jegyzet
lui demande encore : Alors, est-ce que j'apporte un peu de variantes? Mais Imre est déjà à l'intérieur.  
  Que de choses dignes d'être vues, que d'hommes intéressants et remarquables ! D'emblée, on trouve ici deux personnalités prodigieusement intéressantes, Giacomo et copain Beverly, les deux conseillers économiques du camarade Peck, les deux hamsters. On les garde dans un pot qu'on a tapissé de papier journal, d'ordinaire le Népszabadsâg
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Jegyzet
, l'organe du Parti ; comment voulez-vous que les deux petits hamsters s'en sortent. En ce moment, ils geignent, grognent, s'agitent, gênés par toute cette fumée. Dans une réunion de quelque niveau que ce soit, l'esprit réservé bien qu'un peu anguleux de copain Beverly semblait naturellement attachant ; quant à Giacomo, il charmait par son sourire béat. Les camarades, s'il leur restait du temps en dehors de leurs occupations nombreuses et variées, les aimaient. (Imre pensait à eux avec reconnaissance. Les paroles d'antan de copain Beverly s'étaient bien gravées dans sa mémoire. À l'époque, il y avait peu de temps qu'il était employé à l'institut, et il rougissait toujours quand il avait à parler. Une fois, il avait dû faire un exposé à des Polonais — à des camarades polonais — sur un sujet qu'il ne maîtrisait pas. Les opérations d'échange en économie. Il ne savait que faire. Le petit hamster avait dit : Balance-leur les doubles intégrales. Maintenant, il se peut qu'ils reviennent à la charge. Il se trouve toujours un type comme ça, un mauvais coucheur. Copain Beverly fit passer ses petites graines d'une abajoue à l'autre. Donc, si tu entends la question, tu te dépêches d'attendre la traduction, et tu dis : non. certesnon. puisque c'est improprius. Tu ne dois pas rire. Sérieux, quand même un peu surpris. Non. Certes non. Puisque c'est improprius.)  
  Le regard d'Imre se fraie un sentier dans la fumée de cigarette bleuâtre, et cette trouée engageante quoique vacillante le mène au camarade Gregory Peck, chef du service d'Imre. Gregory Peck mesure quasiment deux pouces; avec son veston cintré^ ajusté, orné de paillettes d'argent, il porte un élégant pantalon à carreaux, et il est assis à sa place habituelle, sur la table, adossé au cendrier de verre, des rides gaies et viriles courent sur son visage tanné par le soleil, et l'on dirait que les mèches grisonnantes se donnent la chasse sur sa tête. Son petit pantalounet découvre ses mollets, des mains errantes et irresponsables ont semé sur sa tête miniature des cendres, qui se mêlent à la sueur et coulent sur son front en un magma visqueux.  
  Il fait signe à son jeune subordonné de prendre place. Imre s'assoit, pose avec compétence son petit doigt devant les pieds de Gregory Peck pour qu'il puisse y prendre appui. Lorsque tout à l'heure, dans le feu de la discussion, Imre sautera sur ses pieds, le camarade Peck patinera vers l'avant, et le pauvre se cognera la caboche ; mais jusque-là, pas de problème. Maintenant, on n'entend plus que les bruits infimes, familiers, du tissu qui frotte contre les sièges, et les reniflements : choses tellement humaines qu'elles sont excusables. Imre, attaquons par les points de résistance les plus faibles. Tomcsânyi suppose que son chef plaisante, et répond à voix basse, qu'ils vendent leur talent pour de la monnaie de singe. Gregory Peck, avec toute la mélancolie et l'humour inévitable de l'homme des demi-succès, dit : Quelle est l'unité de compte ? Mais rien ne se passe comme la femme de ménage l'a prédit. Imre Tomcsânyi est méfiant. Même à l'égard de Miklôs Horvâth, le secrétaire du Parti. Pourtant, celui-ci a salué le jeune homme d'une voix retentissante. Nous nous réjouissons, mon fils, que tu sois ici. Tomcsânyi ne discerne pas encore quels sont ses intérêts. Mais il va les discerner. Il réfléchit. Il y a beaucoup de choses que je n'aimerais pas être. Mais par-dessus tout, ton fils. Voyons, mon fils, le réprimande le grand homme, ce que tu penses est injuste. Bien que compréhensible. Tomcsânyi rougit. Injuste? pense alors Imre, acerbe, et les turbines soviétiques? Le cas des turbines soviétiques est le suivant : nous fabriquons par nous-mêmes des turbines de 200 MW pour 144 millions de forints. Oui-da — alors que l'Union soviétique vend des turbines qui ont déjà fait leurs preuves pour 86 millions de forints. Cependant le Ministère a accepté et transmis les motifs qui ont tranché la question des turbines en fonction des points de vue de la qualité et de la politique industrielle, au détriment des points de vue économistiques. Et Horvâth a prêté la main à cela.  
  Horváth s'esclaffe. Il est fort plaisant que ce soit justement de moi, le secrétaire du Parti, que tu penses une telle chose. M'enfin ce n'est pas là le hic, mais quel bon vent t'amène. Tomcsânyi, petit à petit, se rend compte que son jugement initial a été hâtif; un peu intimidé, il entonne : Hauts sont les monts... Hoho, mon petit ami, halte-là! L'homme aux yeux rapprochés qui l'a interrompu est le camarade Jôzsef Brandhuber. Il est pâle. Il a peine à contrôler sa fureur. D'accord : d'autres temps sont en marche, d'autres temps sont venus. Mais qu'on perde tout ce temps avec ce genre de crétin chevelu ! Je ne dis pas qu'il faille le liquider, mais tout de même, il pourrait apprendre où est la maison du bon dieu ! Oppardon.  
  Giacomo, pendant qu'il écoute Brandhuber, crispe ses petites pattesfleurs, puis les détend, mais en vain : elles luisent d'une sueur répugnante. Voyons, voyons, camarades (il halète comme un cabotin), voyons, voyons! N'oubliez pas: nous nions avec un auxiliaire! Nêssepaâ?! Calme-toi, mon petit Jôzsef, dit Horvâth en se tournant vers Brandhuber, la main levée. Sur sa paume s'étire une longue cicatrice : en 1950, il a quitté le Parti. C'est ce que voit Brandhuber, il baisse la tête.  
  Giacomo dissout les minutes pesantes et douloureuses du souvenir en sautant hors du Népszabadsâg, et il épingle au mur une feuille de chou (vachement) grande, quoiqu'un peu grignotée. Même les murs ont des oreilles, crie-t-il. Miklôs Horvâth s'adresse à Tomcsânyi avec sérénité. Il revient aux turbines. La question, mon ami, faut-il le dire, est bonne. Mais permets-moi de ne pas y répondre maintenant. Expose, cher compaing, tes arguments; lesquels soient plaisants et pénètrent jusqu'à la moelle.  
  Un léger bourdonnement parcourt la salle. Non! Le camarade Brandhuber saute sur ses pieds, furieux ; il trépigne. Je m'oppose. Je soutiens. Je m'oppose. Frappe d'estoc et de taille, c'est pas ton père, couine Giacomo. Copain Beverly sourit dans sa barbichette. Je précise. Frappe ta mère, frappe-la d'estoc et de taille : c'est pas ton père ! Les lignes de force, qui sont complexes et paradoxales, se dessinent aussitôt. Le camarade Gaspardmelchiorbalthazar est méditatif. (Le fait qu'il soit un triplé fonde psychologiquement et sociologiquement ses décisions et ses silences doucement ou violemment contradictoires, géniaux et catastrophiques.) La politique ! crie-t-il. (Rires, applaudissements.) La rentabilité ! crie-t-il. (Rires, applaudissements.)  
  Péter Baittrok, ainsi que le guano, prend lentement position. Il échange un regard vif comme l'éclair avec Miklôs Horvâth. À l'époque où se passe notre histoire, heureusement, tous deux, ce somptueux technicien à l'ancienne, qui pourtant croit en Dieu, et l'homme nouveau, pur et dur des temps nouveaux, luttent déjà coude à coude. (Sans Parti pris.) Ils aiment par-dessus tout travailler, mais parfois, ils luttent.  
  En garde, hurle le fachmann européennement connu. Les demoiselles font irruption, elles apportent une tournée de cognac — tchinntchinn !—, puis les armes : lances, piques, katagans (qui ne sont pas identiques aux kasses d'arme), haches, casse-tête, épées droites et sabres turcs, cuirasses, brassards, cuissards, casques, gantelets et jambières aux lanières pendantes. Comme on présente le casque doré à Miklôs Horvâth, il répond : Apporte l'autre, le casque d'acier.  
  Aussi sec on abat les tables, on en jette deux l'une sur l'autre, ce sera le château fort. À moi le raifort, à toi le fort, marmonne copain Beverly, sage, et amer comme l'amande. Il a encore compris quelque chose, le pauvre. Sur la plaine immense (artificielle) qui s'étend devant le château, les « hommes du Bureau du Plan » forment les rangs. (Bien sûr ce n'est pas si simple.) Comme si les mottes de terre s'ébranlaient. La surface du sol se plisse en ondes noires, à la rumeur croissante se mêlent ici et là le tintement d'une clochette et des coups de sifflet assourdis. Le camarade Brandhuber tient le bouclier au-dessus de sa tête, la guisarme dans une main, l'épée courbe en travers de la bouche. L'échelle, crie-t-il. Gregory Peck, bien qu'il soit également ennemi de ceux du château, hausse ses épaules étroites et gracieuses d'un air désolé et va se cacher derrière le cendrier. La fraction adéquate du camarade Gaspardmelchiorbalthazar n'est, elle non plus, d'aucun secours, car elle mène un combat singulier contre une autre fraction qui, elle, est inadéquate. Aussitôt, le sang coule de nombreuses blessures ; ça se recollera.  
  Dans le château règne le silence. Miklôs Horvâth, Péter Baittrok, le petit Tomcsânyi, et tous ceux qui appartiennent au cercle magique du Ministère, sont là : avec eux leurs paroles, leur influence, leur dépendance ; ils se préparent tranquillement. Mais lorsque les échelles de siège claquent contre la pierre, le fer, les poutres, et que résonne la furieuse clameur Allah akbar ! Aménagement des normes ! Ya fettah !, ils s'animent eux aussi. Tomcsânyi lance un cri : Hue, hue-dia, en avant. La porte s'ouvre, trois dactylos virevoltent, portant des coiffes rouge-blanc-vert. Elles pleurent (ou pleurent quelqu'un), la fumée de la poudre leur pique les yeux. Elles s'inclinent, loin du tumulte, et chantent un refrain sur le mode pentatonique (ancien) :  
Hélas, hélas, hélas-tique,
ne convient pas
à la programmation
paramétrique.
 
  Elles s'inclinent. La courbe supérieure de leurs seins petits, durs, volumineux, pendants, mous, en pomme, en poire se révèle de façon excitante. Les hommes, un instant silencieux. Voilà, s'incline modestement Tomcsânyi, fatigué. Horvâth ajuste nerveusement son armure. Mon fils, va te faire mettre la Milo dans l'oreille! Kohncrètement, linéairement ! En retrait, Giacomo, à l'abri du pot, couine : Lévycrètement. Copain Beverly grince des dents. Le niveau, le niveau, et il hoche la tête d'un air réprobateur. L'important maintenant, ce sont les feux grégeois et les piques. Les feux grégeois s'entassent en grandes pyramides à proximité des décombres. Tomcsânyi les a bourrés d'une charge intérieure. La méthode — la voix du jeune technicien couvre l'énorme bruit de la bataille —, la méthode travaille — Giacomo ricane, et même copain Beverly, eh oui, branle du chef ouvertement, sénile — avec un modèle reflétant la réalité, la situation économique, par conséquent elle simplifie nécessairement : le modèle ne tient compte que des rapports linéaires, traite les limites (marché, capacité, etc.) comme des constantes, le modèle est statique, il ne contient que des corrélations concernant un point donné du temps : le calcul à opérer est un calcul des extrêmes, qui conduit à l'instabilité, c'est-àdire : il peut se produire qu'une faible modification des données entrées (input) soit à même de causer — ou cause ! — une anomalie importante dans la solution optimale : il faut donc procéder avec circonspection.  
  Les feux grégeois redoublent d'intensité. C'est pourquoi, reprend le jeune technicien, impitoyable, on ne peut éviter ce qu'on appelle les tests de sensibilité. Les feux grégeois explosent une première fois lorsqu'on les jette du haut des remparts : une deuxième fois lorsque leur noyau se détache. L'instrument indispensable des tests de sensibilité est la programmation paramétrique. Baittrok pourfend généreusement au côté d'Imre. Son épée ruisselle de sang. Et le paquet de programmes appliqué dans notre Institut en ce moment ne convient pas, je répète : ne convient pas à la programmation paramétrique. Et lorsque le noyau s'est détaché, s'en échappent en sautillant de grandes étincelles blanches qui brûlent pendant plusieurs minutes, et lorsqu'elles éclatent sur les vêtements ou le visage de quelqu'un, je vous jure qu'il en fait, des entrechats. Je te vois, mon fils, crie joyeusement Miklôs Horvâth d'un pugilat éloigné.  
  Et alors?! Ça a bien marché jusqu'ici, ça marchera encore. Il faut une analyse scientifique, bien sûr qu'il faut. Mais nous autres — ici le camarade Brandhuber se rengorge, les boutons de son veston produit en série par la Fabrique de Vêtements Octobre Rouge se transforment tout à coup en étoiles rouges, et choient comme un léger duvet en sautant de sa poitrine —, mais nous, même sans cela, nous savons exactement ce qu'il faut faire dans ce pays. C'est élaboré pour nous. Tomcsânyi essuie son front en sueur. Pourrais-je poser une question, crie-t-il. Non, que non pas. Ça, on ne peut pas le faire ainsi, de but en blanc. Il faut s'y préparer d'abord. Parce que si nous ne nous y préparons pas d'abord, il se peut, ha-ha-ha, que je dise autre chose que mon opinion. Même moi, je ne peux pas toujours tout savoir. Et vous savez, mon jeune collègue, et Brandhuber jette un regard aigre à Tomcsânyi, vous savez, à votre femme vous pouvez dire autre chose.  
  Hi-hi, s'esclaffe Giacomo. Dis donc, il ne faut pas sous-estimer ce type, siffle entre ses dents copain Beverly. Ils mâchonnent.  
  Levez les madriers, crie le chef de service Tamâs Fôlya (dont la soeur est au Ministère etcétéra, voire à ce qu'on prétend etcétéra). Les défenseurs du château sont debout, muets! Ils ont peur. La mitraille est terrible. Ne craignez rien, crie Fôlya, et il prend position. Craque le marteau, et cliquette et claque la chaîne qui attache les madriers ensemble. N'ayez pas peur, crie le fils Fôlya. Et personne n'ose avoir peur. Un casse-tête s'abat sur le casque du chef de service, et arrache le porte-plumet d'argent. Tamâs, sors de là. Tout de suite. Et il se penche encore sur un madrier, pour aider à le soulever. Il reste penché, comme s'il était changé en pierre. Tamâs, crie Baittrok, atterré. Tamâs, un genou en terre. Le casque glisse de sa tête, sa longue chevelure grise se déploie. Baittrok se précipite, prend Tamâs dans ses bras pour le tirer hors des décombres. Il le couche dans un angle à l'intérieur. Une lanterne par ici. Le visage de Tamâs Fôlya est d'un blanc cireux. Du sang coule le long de sa barbe, et tombe goutte à goutte sur la table, imprégnant la nappe, tombant sur le plancher, harmonisant (en couleur) le tapis avec la nappe. Tamâs, crie Baittrok, peux-tu parler, et il le regarde, éploré. Je peux, murmure Tamâs. Luttez pour... sa tête retombe, il s'affaisse.  
  Que se passe-t-il ici, crie Horvâth. Camarade, dit quelqu'un d'une voix tremblante, on vient d'abattre à l'instant le camarade chef de service Fôlya. Voici qu'on le porte sur un bard à pierres. Ses jambes ballottent. Ses deux mains dégantées sont croisées sur sa cuirasse. Baittrok le suit en portant son casque. C'est fini? demande Horvâth. C'est fini, dit l'autre tristement. Continuez le combat, crie le secrétaire du Parti. Il ôte son casque d'acier. Il s'approche du chef de service, et sans un mot, affligé, le regarde. Adieu, Tamâs Fôlya! Arrête-toi devant le Seigneur : montre-lui ta blessure sanglante, et montre-lui aussi ce château ! Nu-tête, affligé, il les suit du regard jusqu'à ce que la lanterne disparaisse derrière un angle. Tomcsânyi se démène avec une corde enroulée. Camarades ! Ceci est avantageux. Dans le bureau 903 il y a, paraît-il, une armoire, ou plutôt il y a une armoire dans laquelle, paraît-il:, sont dissimulés des documents fort précieux concernant la programmation paramétrique. Sont dissimulé-és ? Sont dissimulés. Le camarade Peck s'agrippe au cendrier. Imre. Si j'étais chchat, de joie je courrais après ma queue. Horvâth regarde, regarde, puis lance au garçon qui se démène : Ne ménage pas la corde : ce n'est pas une saucisse! Empoigne-la, Imre, tudieu! Traîne-la, comme si tu... tu traînais le Grand Turc à la potence. Copain Beverly couine. (Il fait un peu de provocation.) Que les camarades en soient persuadés, Carter lui-même ne fait que ce que le grand capital lui dicte.  
  Le visage écarlate, les défenseurs du château se ruent à l'assaut dans la tourmente vrombissante. Les échelles de siège sont déjà gluantes de sang, autour des échelles, le mur est pourpre. En bas, les morceaux convulsifs et sanglants des morts et des agonisants. Dans le combat meurtrier, il devient difficile d'identifier l'ennemi, les systèmes de relation se compliquent, et il arrive par exemple que deux personnes du même camp tombent l'une sur l'autre, que, pendant que Baittrok frappe d'estoc et de taille, pourfend les maudits, de sa main gauche il fasse tournoyer sa hache vers Horvâth : assistons-nous ici au nécessaire mini-combat d'un directeur politique et d'un dirigeant économique, ou simplement à un conflit privé de portée limitée ? (Femmes ?) Et, de même que les gens du même bord se surveillent mutuellement, de même, les adversaires fraternisent. À présent, le camarade Brandhuber se rue à l'assaut avec un léger bouclier rond de roseau tressé, et derrière le bouclier ses yeux lancent des éclairs. Lorsqu'il n'est plus qu'à une toise, il se ramasse en boule et continue d'avancer. Viens voir par ici, que je baise ta belle gueule de veau, l'encourage Horvâth. Sur quoi, la panthère bondit. Le secrétaire du Parti baisse la visière de son casque. Juste à temps. Brandhuber se détend comme un ressort, brandissant sa lance, et l'enfonce dans la mentonnière du casque. Que va-t-il se passer ? Les pics résonnent, l'assaillant tombant de l'échelle est précipité dans le vide, avec — ou sans — tête ?  
  L'union fait la force, Miklôs, chuchote le camarade Brandhuber. Ne répétons plus la même erreur, et le secrétaire du Parti montre la blessure de sa paume, graissage de patte à vingt passées! Le secrétaire du Parti baisse la tête : il est bien placé pour savoir qu'avec des relations politiques, on peut obtenir tout ce qu'on obtient avec des relations économiques ; qu'il n'est pas un directeur qui ne prenne en considération les composantes politiques. Plus loin, les vapeurs nauséabondes du soufre se propagent en tourbillonnant. Horvâth lève la tête. Son regard est pur et droit. En avant, les hommes de talent, crie-t-il, qui nous font confiance, se servent de nous, mais ne dépendent pas de nous, qui sont indépendants, et sont quand même nos hommes à nous. Sur son visage, une traînée de sang coagulé. Dire qu'ils ne dépendent pas de nous ! Jôzsef Brandhuber en reste ébahi. Va donc, les deux preux s'impriment l'un à l'autre une poussée dans la poitrine, geste dont l'interprétation va de la boxe amicale jusqu'à la menace de mort.  
  Mais des groupes sans cesse renouvelés piétinent ceux qui sont tombés en poussant des hurlements. Sonnent les cors, crépitent les tambours, les mots d'ordre se mêlent aux cris de guerre, grondement des canons, détonation des fusils, explosion des bombes, hennissement des palefrois, râle des agonisants, claquement des échelles. La fumée ternit le lustre. Giacomo et à sa suite, bien entendu, copain Beverly hurlent à tort et à travers. Les sacs de sable sont taillés en pièces autour du palais ! Les normes de sécurité ! Manager-system ! Tirez à la tête, les gars. Ya kerim ! Garantie du volumen ! Ya rahim ! Croissance ! Profit maximal ! Esprit mercantile ! Levantins ! Mes respects à ton prophète ! Les régulateurs ! Rendez le château ! Je te tuerai. Volontaristes ! Capitalistes ! Canonniers, tirez dans le tas.  
  La bataille a atteint sa phase décisive. Le discours est devenu à peu près sincère, la couleur est sortie, chacun a reconnu son pouvoir, l'influence qu'il subit et celle qu'il exerce, chacun a souhaité s'identifier au rôle qui lui est dévolu, la lutte a atteint le stade aigu de guerre des statuts où toute question économique : est question politique. Copain Beverly se hisse jusqu'au bord du pot, il cligne les yeux d'un air fin. La rentabilité, les intérêts de l'économie nationale, la politique, le développement technologique, les normes de sécurité, l'usage de la capacité sont bien plus les prétextes que les enjeux de la lutte qui se déroule entre les chefs. Le petit hamster halète. Fatigué, il retombe au côté de Giacomo. Ce coquin est en train d'uriner.  
  Le camarade Brandhuber tient entre les dents un grand drapeau rouge flottant, destiné à être planté au faîte de la tour. La hampe du drapeau dans sa bouche le fait un peu chuinter. Les j'inté'êts des t'availleu's, hurle-t-il. Les j'inté'êts des t'availleu's ! Optimijachion?! Et p'is quoi enco'e. Cama'ades ! Nous n'optimijons pas, nous t'availlons, cama'ades. Il a déjà presque atteint le bastion. Les visages pâlissent, l'air est parcouru d'une rumeur d'effroi. Feu, crie le secrétaire du Parti. Mille éclairs pleuvent-tonnent-crépitent. Cris, hurlements, fumée, coups de feu, soufre nauséabond. La hachette, le pic, la hache claquent sur les crochets de fer des échelles. La tour vacille, s'écroule à grand fracas. La poussière de chaux s'élève en nuée des décombres ; et le sang dégouline des pierres, comme le vin de la presse à vendanger.  
  Petit à petit, le combat s'éteint en chaque point de la table. Partout des membres humains ensanglantés, noirs de suie, l'air frémit de cris ininterrompus : eï va ! et meded ! La Salle du Conseil est remplie de blessés. Des barbiers et des femmes s'affairent avec des bassines d'eau, des linges, de la charpie, de l'alun et de l'arnica. Janka Dorogi tend son mouchoir à Tomcsânyi. Mais elle est du mauvais côté, le garçon ne la voit pas. Mon dieu, mon dieu, se lamente Tomcsânyi, ils m'ont crevé un oeil
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Jegyzet
. Et il presse contre son visage ensanglanté la manche de sa chemise au bord brûlé. Horvâth est assis au milieu des autres sur une chaise paillée recouverte d'une houppelande. Il a une telle blessure au mollet que son sang forme une flaque sous la chaise. Arrête de braire, Tomi, crie-t-il. Mieux vaut perdre un oeil en restant fidèle à ses principes, que garder les deux en... Et il supporte, les dents serrées, que le barbier lave à l'arnica la blessure de sa jambe.  
  Voyages à l'étranger, relégations en province, nivellements par le haut, pertes de prestige, primes et petites primes — modeste redistribution des pouvoirs ; ainsi que suie, boue, briques, pierres et morts : sanglants, en haillons, noirs de suie, immobiles. Espèce d'andouille, crie le camarade Peck à une main secourable, mais maladroite. Gregory Peck, eu égard à sa taille, a laborieusement pris part à la bataille. Il est vrai qu'il s'est trouvé un sabre, des éperons, ceci et cela, mais tout en sifflotant quelque chose, la tête inclinée de côté à sa manière caractéristique, longeant le mur, le rasant presque, il est allé se cacher dans le Népszabadsâg, à côté des deux fidèles hamsters, pour s'imprégner de leurs sages conseils. Constatant la décrue du carnage, il a un peu déchiré ses vêtements (à bas les paillettes !), et s'est mordu les lèvres jusqu'à y faire perler le sang. Mais malgré tout, son « extériorité » est restée visible. J'aimerais rallier un jour un campement de chariots avec un col officier. Ce serait bien, mâchonne Giacomo.  
  Les demoiselles apportent une nouvelle tournée de cognac maison. (Les preux en ont consommé plusieurs.) Le camarade P-DG se lève pour parler. Il saigne de nombreuses blessures absolument en contradiction les unes avec les autres. Naturellement, il y aura du baume pour chacune d'elles — au-dessus d'un certain niveau, c'est comme ça que ça se passe. Ses paupières tremblent, on le voit : la lutte a été rude, virile, nécessaire quant à son existence, hasardeuse quant à son issue. J'y consens, soupire-t-il. Le camarade Brandhuber s'évanouit. Tomcsânyi sanglote, le coeur plein de gratitude. Couché, toi, lui lance quelqu'un d'expérimenté.  
 
 
Chapitre III, dans lequel apparaissent les difficultés, qui sont transitoires
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Jegyzet
 
  Le corps mince et musclé d'Imre Tomcsânyi se penche dangereusement hors du bloc gris de l'institut. Il se tient d'une main au rebord de la fenêtre panoramique, s'équilibre de l'autre. Ce n'est pas en bas qu'il regarde, mais en haut. Le Soleil matinal se répète, pâle, sur la rangée de fenêtres. Imre va se retirer dans le bureau minuscule, où jour après jour, le collectif des techniciens a connu les maux, les conflits, les joies, les succès, les échecs provisoires — lorsque quelque chose bronche làhaut. Au début on ne perçoit qu'une vibration de la lumière, ensuite c'est nettement visible : on ouvre une fenêtre. Sur le rebord apparaît une main légère et menue. Il arrive, crie Tomcsânyi par-dessus son épaule, dans le bureau. Mais il était superflu de crier ; tous autant qu'ils sont, ils forment un demi-cercle compact autour de la fenêtre.  
  Tomcsânyi se concentre comme si sa vie en dépendait. La main — tout là-haut — disparaît, puis réapparaît : elle tient un pigeon. Un pigeon ! Ils frémissent. Nerveux, un peu puérils, ils font des paris : liégeois ? bagadet ? biset-fuyard ? La main caresse le pigeon, comme si elle voulait dire : Vas-y mon gaillard, bonne chance ! Celui qui a voté pour le biset-fuyard n'est pas tombé loin de la vérité ; le pigeon qui, d'un essor calme et sûr, abandonne à présent la sécurité de la fenêtre, est en effet un pigeon voyageur anversois, et comme tel, bien qu'il soit du type dragon, on reconnaît aisément en lui les caractéristiques du biset-fuyard ; dès le premier instant il a montré sa force, sa capacité de rendement; il se tient fièrement, le cou dressé, la queue bien équilibrée; selon toute apparence, c'est un oiseau vif, au regard étincelant ; jusqu'au caractère de son sexe qui s'affirme. Que le mâle ne puisse pas passer pour une femelle, ni la femelle pour un mâle — cette exigence fondamentale se trouve ici réalisée. Le plumage est bleu, acier trempé.  
  Il est là, crie Tomcsânyi, qui jusqu'ici s'est tu. Le télégramme réduit par voie microscopique et photographique a été placé dans le conduit d'une plume, et attaché sous l'une des pennes médianes par un fil de soie imprégné de cire — c'était cela qui brillait. Tout le monde s'embrasse. Non que Tomcsânyi soit le plus expérimenté, puisqu'il y a papy Tibor Tôth, qui est comptable depuis 1945, et Andrâs Békési, le secrétaire de la KISZ (prononcer : kiss ; signifie : Organisation des Jeunesses Communistes), mais peut-être est-il celui qui croit le plus fermement à la chose, peut-être est-ce lui qui souhaiterait le plus ardemment qu'il sorte quelque chose de certaine étude, qu'elle ne reste pas lettre morte, par conséquent c'est lui le plus prudent, c'est lui qui — comme on dit — ne vend pas la peau de l'ours avant de l'avoir tué, il fait chut, et garde l'index levé en signe d'avertissement.  
  L'oiseau décrit encore un cercle, « pour dire adieu ». Il s'élance vers eux. Imre reste très attentif, mais derrière lui, les autres se dispersent déjà. Les enfants, le café est prêt ! Oui : comme le rêve est devenu réalité, l'enchantement s'est dissipé. Pis, Lajos Âdâm, cet homme courtaud, jamais content, qui sait, s'il le faut, se mesurer au travail, et sait aussi garder la mesure, fait même une remarque sceptique. Nous, on va bosser, pour ce qui est du blé... Il fait un geste sans équivoque, qu'on peut cependant interpréter de plusieurs manières.  
  Le pigeon se rapproche. — Aujourd'hui, nous ne savons toujours pas expliquer exactement pourquoi ils retournent chez eux. Peut-être l'amour du foyer. (C'est important.) En tout cas, Thausies a prouvé que la mémorisation du paysage ne suffit pas à guider le pigeon voyageur au cours de son retour chez lui. — On peut déjà parfaitement distinguer la courbe allongée de la tête, le long bec noir.  
  Aïe, s'écrie le jeune informaticien. Tout le monde se fige dans le bureau. Quelqu'un a ouvert une fenêtre avec un claquement arrogant, et Imre voit une ombre parcourir à une allure terrifiante le bâtiment — la merveille de verre et de béton armé. Eh oui : l'ombre d'un faucon. Tel un bombardier, ou telle la bombe même, l'oiseau féroce fond sur la victime. Celle-ci devine le danger qui la guette ; elle vacille, c'en est fini des mouvements harmonieux, leur succèdent des battements d'ailes incohérents, convulsifs, semblables aux derniers gestes d'un noyé, d'un noyé que l'espoir anime encore.  
  Tomcsânyi lâche le châssis de la fenêtre — inutile d'être trop anxieux : même dans cette situation critique, il ne commet pas d'acte inconsidéré —, Andrâs Békési le retient à l'intérieur par la main, mais il ne se penche que dans la mesure où il le peut et l'ose, tend la main vers le pigeon, qu'ensevelit presque l'ombre du faucon cruel. Il est sauvé, soupire Marilyn Monroe dans le bureau. Quelqu'un de blond et d'attirant, diplômé de la Faculté d'Économie ; célèbre pour son café. Près de l'oeil rouge, largement cerné de blanc du pigeon, apparaît la membrane nasale particulièrement développée — en effet, il ne reste plus que quelques « pas »!  
  Mais non. Telle une avalanche, le rapace fond sur le petit messager. L'épouvantable scène se joue sous les yeux du Service. (Ils en tirent les enseignements.) Imre est toujours dans la position précédente : une main dans celle du secrétaire de la KISZ, l'autre tendue. De la poignée de plumes tournoyante et virevoltante sortent des glapissements aigus et des sons qui rappellent des soupirs humains ; les plumes détachées commencent à pleuvoir. Quant à la paire d'oiseaux, telle une pierre, elle disparaît dans l'abîme des neuf étages, sans que nul puisse la suivre du regard. Tomcsânyi attrape une plume. Elle est lisse, soyeuse, douce, veloutée, et non rugueuse, dure, sèche au toucher. Poreuse à souhait. Cette perfection du plumage semble désormais grotesque. Au milieu du bleu acier trempé, le sang vire au brun. Tomcsânyi regarde, immobile. Tout est silencieux, seule crépite au loin une machine à écrire. Qui peut avoir des délais stricts? Ou simplement un compte rendu solennel? Pour cela aussi, il y a des délais stricts.  
  Rentre, dit quelqu'un, rentre, mon vieux. Le garçon accepte, se retire de l'espace extérieur. C'est seulement maintenant qu'il sent que le vent souffle au-dehors, maintenant que la chaleur intérieure, somnolente, l'agréable matinée l'enveloppent. Son visage est vermeil (ce qui pourtant indique la gaieté, la santé). Le groupe est un peu abattu. Marilyn fait la moue ; elle fait tout le temps la moue. Les bruits profondément naturels de la cafetière électrique emplissent la pièce. (La mère d'Imre fait de l'excellent café avec du troisième catégorie ; le garçon y pense.)  
  Tomcsânyi s'assoit derrière la table. Sur le vernis brillant, quelques traces : celles des tasses, des vases, des éraflures. Il se penche, sort un sachet d'un litre de lait
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Jegyzet
. Il l'empoigne, le tourne en tous sens, examine les coins. Si fait, tous les coins se ressemblent. Il en choisit un au hasard, qu'il se met à mâchonner. Il n'arrive pas à le déchirer, ne peut que le percer de ses dents pointues. (Comme la martre l'oeuf de poule, a dit un jour un collègue. Il a ri et hoché la tête.) Papy Tibor perd patience, porte dédaigneusement la main à sa veste, en tire un mignon canif, coupe le coin en question, celui que le jeune homme a si brutalement mâchonné tout à l'heure. Il a fait le Don avec moi, celuilà, et le vieux referme le canif d'un coup sec.  
  Mon petit Imre, le café, dit la blondinette Marilyn. L'oeil s'attarde sur les monts-et-les-vaux de son pull-over. Ne mets pas de sucre, il y en a déjà. Il y en a deux. Si je ne me trompe, tu en mets deux. C'est ça. Tomcsânyi n'est pas encore tout à fait rassuré, ne se sent pas bien, il garde le sachet de lait à la main, tout pâle. Jânos Tôbiâs, avec une pointe de sarcasme, explique à Imre comment reposer le sachet (en longueur, un peu « cassé »). Tomcsânyi le remercie distraitement. (Il n'aime pas Tôbiâs ; « il y a en lui la disposition », pense-t-il, réprobateur.) Il boit le café. Il y verse du lait à plusieurs reprises, le mélange est de plus en plus lavasse, du cappuccino ordinaire au lait à peine trouble (et surtout, sucré !).  
  Pourrais-tu me passer le Sport, demande-t-il à Âdâm, qui répond avec empressement, d'une voix sonore : Je t'en prie. Le journal n'est pas froissé ; usagé seulement. L'encre d'imprimerie a bavé à la pliure de certaines feuilles. C'est justement à une pliure de ce genre qu'il lit — au-dessus de la table, tandis que son collègue le lui tend : Le juge de touche finnois a signalé. Les feuilles se suivent de façon passablement désordonnée ; par exemple : la première page se trouve plus loin, la dernière est devenue l'avant-dernière, la troisième est devenue la première. Se pourrait-il que chaque page ait changé de place ? Ou bien y a-t-il une constante? Il feuillette. Gubânyi susceptible d'être opéré du ménisque. Palotai face à de grandes tâches. Jack, le vieux guerrier. Le stoppeur se retire, blessé.  
  Il repose la tasse à café, la cuillère, tel un membre démis, pend hors de celle-ci. Marilyn Monroe rectifie sa jupe, ce faisant elle rentre le ventre. Elle s'apprête à apporter un café au camarade chef de service. Le caoua du camarade Peck, dit-elle, faisant la moue en guise d'explication, car l'ambiance est telle (tellement saine) que c'est tout ce qui reste à faire. Elle sort. Oh, c'est déjà froid, dit Békési, et ils rient tous. Imre plonge la main dans sa serviette. À l'intérieur, il sent l'humidité causée par le lait. Plus précisément : par le sachet. Il ne coulait pas, et pourtant. Il sort un stylo, un livre (L'Exploitation des Mines de P.J. Proby), des feuilles de papier.  
  Imre Tomcsânyi, le jeune technicien, se penche sur son travail. Il s'absorbe dans sa besogne, ne relève la tête que  
  lorsqu'entre en coup de vent la petite Janka Dorogi, l'employée de bureau. Vous l'avez reçu, demande-t-elle. Tomcsânyi baisse la tête, non, répond papy Tibor. Ce n'est pas possible, la jeune fille maigrichonne regarde sa montre. Celui-ci, ce pigeon fait 85 kilomètres-heure. Faisait, marmonne pour lui-même — de façon incompréhensible pour tout autre — Imre. Le visage de la fille est austère, simple. Seule, peutêtre, une rougeur légère signale son manque d'assurance, qu'elle n'éprouve pas du fait des données de vitesse, mais plutôt de tous ces hommes. Une fois, il est même « rentré » du Ministère, ajoute-t-elle. D'après la revue American Pigeon Journal, le record du monde de la course de vitesse longue est de 1685 milles, c'est-à-dire de 2700 kilomètres, dit Jânos. A titre indicatif, la grande distance entre Ajaccio et Paris est de 1100 kilomètres. Békési en a assez de piétiner sur place. Le faucon l'a attrapé, dit-il sans circonlocution, et il montre la plume ensanglantée, déchiquetée, posée sur la table d'Imre. Janka Dorogi est effrayée. Pourquoi ne l'as-tu pas descendu, demande Tomcsânyi, hostile. Janka va répondre, Békési fait un geste d'impuissance. Il faut passer par la voie administrative, signature, enregistrement, signature, pigeon. Janka opine, jette un regard reconnaissant au secrétaire de la KISZ, le code de l'honneur, soupire-t-elle. J'en enverrai un autre, ditelle aussitôt, enthousiaste. Tomcsânyi fixe la fille du regard, celle-ci se méprend, et engage une conversation avec une légèreté affectée. Elle désigne la tasse à café qui reste, sale, sur le coin de la table d'Imre. (Il ne la lavera qu'à la fin de la journée ; la trempera longuement dans l'eau chaude.) Ne riez pas, mais moi, je vous jure, je le bois avec six sucres. Imre, furieux, se rend compte que la fille s'adresse à lui. Avec six, parfaitement. Gênée, elle rit un peu. Les autres ne font déjà plus attention. Et je construis une tour avec les six, et d'après moi, dans le café, la seule chose qui compte, c'est la façon dont la tour s'écroule. Tomcsânyi lève son stylo, véhément. La petite horreur. Elle s'effrite, comme le temps, dit encore la fillette, tel un petit philosophe. Tomcsânyi toussote, désarmé, puis, pour dire quelque chose de personnel, articule : ne te ronge pas les ongles;  
  lorsque (à dix heures moins le quart) il demande : Quelle heure estil? Dix heures moins treize, répond Tibor Tôth. Imre consulte sa montre. Elle est exacte ? demande-t-il. Je l'ai réglée ce matin. Oui, ça, je comprends; mais est-ce qu'elle est exacte? Elle est exacte. Làdessus, il avance les aiguilles de 3 minutes. Je préfère qu'elle avance plutôt qu'elle retarde, marmonne-t-il;  
  lorsqu'il demande à Lajos d'avoir l'amabilité de régler la radio, c'està- dire de la mettre en marche, et de tourner le bouton sur Petôfi. Qui joue? Rien, c'est seulement Fréquence Musique qui commence. A l'annonce de l'heure juste, à dix heures, il regarde papy Tibor d'un air de reproche (un peu hystérique ou théâtral), retarde sa montre de deux minutes; le minuscule mais fiable appareil soviétique, le Szokol, commence à émettre ledit programme ;  
  lorsque c'est le tour du Stefanovitch-quartette
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Jegyzet
. Stefanovitch est l'homme de l'avenir. Lajos Âdâm dit : Il était deux classes en dessous de moi en primaire. Puis trois, puis quatre. Vous comprenez. Un brave type, pas prétentieux pour un sou. Maintenant il fait des chansons sur le mouvement des brigades, avec un accompagnement de guitare, vif, rythmé. Mon dieu, il a mon âge, dit Tomcsânyi. Une vraie planche à pain, dit Lajos. Quoi, une planche à pain? T'inquiète, Monroe, dit le secrétaire de la KISZ ;  
  lorsque Jânos Tôbiâs dit ou répond d'une voix sonore : Les cinq critères de Lénine. Quoi, les critères? Surtout, ne les relâche pas. Marilyn se tourne vers le vieux en bêtifiant. Vous voyez, papy Tibor, vous voyez comment ils sont. Pourtant je ne porte pas de gaine. Elle boude, fait la moue. Tu as des tas de misères, occupe-t'en, dit Békési :  
  lorsqu'une femme bigleuse (qui est-ce? d'où tombe-t-elle?) dit, au milieu du bureau, tout excitée : Vous avez entendu? Tamâs Fôlya s'adonnait à l'inversion. Et la voilà partie ;  
  lorsque, décrochant le combiné, il en sort une voix. Lundi, je vais chez le colonel. C'est une voix de femme, et on entend plutôt : Lundi, je vais chez le Colonel ;  
  lorsque Jânos Tôbiâs dit : Je te comprends, Miklôs. J'agirai en conséquence. (C'est agréable de téléphoner après J.T. Le combiné est si frais.) Je te comprends. Mais de toute façon, j'ai (rire) la réputation d'être un homme discret. Son mari, eh bien, c'est un technicien philistin, Miklôs, je t'assure. Un bon technicien, mais rien d'autre. Sur un problème de sa branche, il pourra discuter jusqu'au soir... bien sûr, et comment, tu as raison, c'est important, enfin hé-hé-hé, c'est pour ça qu'il est payé... mais si on lui parle de la commémoration à l'ordre du jour, alors là, tout à coup, il n'a pas le temps. Non. Absolument pas. A ce moment-là, il n'a absolument pas le temps. Salut ;  
  lorsque Marilyn Monroe glapit de sa voix aiguë : Zoli ! Quel est le code du rouleau ? (Quel être vivant ici peut bien s'appeler Zoli ?) ;  
  lorsque, à plusieurs signes infimes (frôlements et autres fragments), il déduit que Lajos Âdâm veut prendre l'initiative d'une conversation avec lui. A cela, le journal sert de prétexte formel. Tomcsânyi sent que le regard d'Âdâm cherche le sien, et que s'il n'y prend garde, bientôt il saura : ce que ne sait pas Barôti, le sélectionneur national, pourquoi, et en quoi l'un ou l'autre inter a commis une erreur, combien d'argent ils ont palpé pour gagner  
  pour perdre  
  ceux qui se tenaient derrière tout ça car Tomcsânyi ne croit pas une minute que ce n'était pas un coup monté comme par exemple contre les Russes car ici il n'y aura rien tant que et ça que Tomcsânyi le grave bien dans sa mémoire et aussi que ça c'est lui Âdâm qui le lui a dit il n'y aura rien tant que ce ne sera pas le capitaine Ôcsi Puskâs qui est un con à quel point dans quelle mesure et proportion à quel point était con l'arbitre qu'il conduise une chèvre l'électricité pas un match à quel point Picasso est con alors que pourtant il sait peindre normalement il l'a bien vu à quel point est conne la nouvelle patronne du service associé qui c'est sûr est à cause de ça une telle charogne ce qu'il comprend parfaitement même si elle le payait lui eh bien non rien qu'à cause de ses oreilles le soleil passe à travers et il paraît qu'elle boit de la térébenthine car il paraît que ça élimine l'odeur d'urine qui est juive c'est bon pour nous ou mauvais mais ce n'est même pas sûr qu'elle le soit ni que ce soit bon ou mauvais et tomcsânyi n'oublie pas que frazier encaisse vachement bien les coups ce n'est pas comme stevenson qui a une mâchoire en sucre contre ali il serait nul mon vieux nul les polonais aiment les hongrois nous sommes des peuples frères et qui est en retard pour payer le café et de combien et ça fait combien en plus par rapport au mois dernier évidemment c'est le camarade Peck qui donne l'exemple mais on le lui dira bien en face avec ses six mille par mois qui est pédé bien qu'il soit un grand artiste mais il suffit de voir comment il tient ses mains le dos de ses mains et il se peut que Thomas Mann ne soit pas pédé enfin bon aucune importance mais c'est un boche bête comme ses pieds et un guignol culturel quant aux augmentations décidément même pas la peine d'en parler on nous en met plein la vue avec 60 forints pour acheter de la viande 5 millions de jean-1'aveugle tu te rends compte non mais tu rigoles... Tomcsânyi sent le danger, saute sur ses pieds. (Sans doute, il pourrait cabotiner, il pourrait s'étirer. J'ai sommeil. Mon vieux, hier c'était la Saint-Alexandre. Ne m'en veuille pas. Chaque jour il y a un saint. Mais jusqu'à quand ça pourra marcher?) Il se précipite illico sur le tableau, d'où la poussière de craie, aussi bien, criblera son cou, et dessine : ensemble A, ensemble B. Les lèvres d'Âdâm s'entrouvrent inconsciemment, il chuchote : ensemble A, ensemble B. Imre se sent bien en selle. Il prend le journal pour (sans en faire trop, mais distinctement) le rendre. Ici cependant, une erreur est commise. Le petit doigt — libéré des contraintes de la préhension — tourne, et ainsi, arraché à la dépendance des autres doigts, il semble désigner quelque chose (c'est-à-dire quelque chose à commenter). Lajos renâcle;  
  lorsque Marilyn Monroe dit : les cinq critères. Ben voyons, ceux de Lénine. Et après, soit je me marie avec mon ex-fiancé, soit non. Elle regarde Tomcsânyi, éloigne le combiné de sa bouche. C'est juste une blague, souffle-t-elle à l'adresse du garçon, et ce faisant elle bat un instant des cils. Non, non, personne, poursuit-elle. Bref, nous étions en train de prendre le cas où moi, je viens de la gauche, et je ne sais plus dans quelle direction, je prends un grand virage, et à droite il y a un poids lourd, chargé d'importantes marchandises pour le commerce extérieur, là-dessus il s'est levé, alors j'ai vu qu'il avait un petit ventre, pas gros, et tu sais, plutôt du genre musclé, et lentement, comme s'il réfléchissait entre chaque mot, il a dit : en supposant par impossible, oui, il était super, vraiment comme ça, en supposant par impossible que, pour les stagiaires, il soit nécessaire d'être informé de ce que nous entendons par : marchandises pour le commerce extérieur. Il était super. Il a posé la main sur le dossier de sa chaise devant lui. Il a rentré sa cravate dans son pantalon. C'était sa seule raideur ;  
  lorsque à nouveau retentissent au-dehors des sons insupportables, d'une force brute, ils se ruent aux fenêtres, et voient le faucon s'éloigner et la boule de plumes ensanglantée, ébouriffée, qui choit. Elle tombe juste sur l'arrêt du 33, dit papy Tibor. Janka Dorogi ne tarde pas à se montrer. Aussitôt elle comprend tout. Je ne peux rien faire, elle se tord les mains ; ses doigts craquent de façon agaçante. Âdâm ne garde pas sa langue dans sa poche. Faudrait essayer avec un valseur gris de Moscou. Tomcsânyi fait un geste d'impuissance. C'est un pigeon valseur, comme son nom l'indique ; il est capable de voler 2 à 8 heures d'affilée sur une piste circulaire, mais... Lajos le coupe. Possible. Possible qu'on les perde de vue, possible qu'ils tournent par terre de droite à gauche ou de gauche à droite à toute allure autour de l'axe longitudinal de leur corps. Tout ça est possible. Mais que sur le valseur gris de Moscou, on n'ose pas lâcher le faucon, ça c'est couru. Cela les fait rire tristement, inhibés ;  
  lorsque papy Tibor se met à chuchoter. Moi, je n'ai rien contre Marilyn. C'est une fille bien, bonne programmatrice. Quoique en PL/1... Mais pas même ça. Andrâs l'interrompt. Laissons tomber
n
Jegyzet
, papy Tibor. On continuera quand Marilyn reviendra, suggère Imre. Mais pour qui vous prenez-vous, dit le vieux vertement. Mais pour qui vous prenez-vous. Si je suis admis maintenant, alors on augmentera mon salaire avant ma retraite. Et? Et, et ! On me tarabuste pendant une bonne demi-heure, lénine par-ci, lénine par-là, j'étais vraiment tout à fait effaré, on m'a même interrogé sur Staline, et à l'autre table Marilyn Monroe frétille, auparavant bien sûr, mes respects papy Tibor, comment allez-vous papy Tibor, comme si elle ne voyait pas... Dialectiquement, s'esclaffe Lajos. Et à l'autre table
n
Jegyzet il y a toujours deux tables
, camarade par-ci, camarade par-là à la petite Monroe, est-ce que tu y arrives en plus de ton travail, camarade, nous espérons que tu en fais bon usage. La camarade. Comme si moi, je n'étais pas un camarade. Tu seras aussi admis, si tu connais la matière, intervient Jânos. Tomcsânyi et Békési sautent en même temps sur leurs pieds. Quant au vieux, il chante, quoiqu'un peu enroué, mais dans le tempo.  
Hé mon Jeannot, mon Jeannot,
Pourquoi qu'il a pas poussé,
S'il avait poussé plus haut,
Y s'rait dev'nu.
 
  Les garçons s'assoient, haletants, Jânos Tôbiâs se tait, blessé. Je savais le capitalisme, il n'y a que le socialisme que je ne savais pas. C'est vachement dur. Sur quoi, les deux jeunes à l'esprit ouvert rient de bon coeur. Lajos Âdâm s'apprête à faire l'une de ses plaisanteries habituelles. Ces plaisanteries sont lourdes, mais on ne peut leur dénier une certaine droiture grossière; elles sont également parentes de l'innocence et de la rustrerie. Tout d'abord, il fait une remarque sur le rire. Oh, oh, papy Tibor. Ben quoi. Ton rire est gras. Se peut-il, mojno, comme on dit en russe, que tu craches sur tout ça? Et est-ce que c'est bien raisonnable de râler comme ça, avant la retraite ? Le rire s'interrompt, mais sur la table du vieux, les papiers volettent. Leurs mouvements sont dissonants. (La table de papy Tibor est toujours encombrée : de feuilles de papier, de plannings, d'écritures diverses. Non qu'il dépende des garçons ni que les garçons dépendent de lui ; non : ils sont indépendants, ce nonobstant, papy Tibor aime que tout le monde le sache : lui, il est déjà là à sept heures, et sur sa table, le travail gicle. Vous savez, les gars, a-t-il confié un jour, chez les aviateurs, on est habitué à se lever tôt. Là-bas, on disait toujours : lever matinal : à cheval ! Sous le cheval, faut-il le dire, on n'entendait pas par là un vrai cheval, mais l'appareil. Le zinc, comme on l'appelait. Pauvre fils du pauvre Horthy.) Lajos baisse le ton, comme s'il se préparait à parler de façon intime, conciliante. (Ça, c'est déjà la plaisanterie.) Je ne voudrais pas que tu te méprennes, papy Tibor. Moi, je suis encore jeune, il y a beaucoup de choses que je ne connais que par ouï-dire. Moi, je suis vieux, et il y a beaucoup de choses que, moi aussi, je ne connais que par ouï-dire, rit papy Tibor. Sa peau hâlée rayonne de santé. (La passion du ski.) Écoute, je ne voudrais pas que tu te méprennes, mais dis-moi, n'est-il pas possible à présent de juger les Allemands avec un peu de parti pris? Et il dit qu'il pense plus précisément à Hitler, il mentionne les autobahn, qui sont toujours des autobahn, même en RDA !, il reconnaît que quand même, c'était une moche affaire avec les j...s, indigne d'un gentleman, on n'aurait absolument pas dû en faire tout un plat, et puis ceux-là, c'était de vrais soldats, sans l'essence des Américains, on n'aurait pas vu un seul Gricha, de vrais soldats, des professionnels de sang-froid, et sincèrement, que pouvait-on attendre après la paix que les Français avaient torchée, le garçon pose enfin la question, il désavoue Trianon, qu'on ne lui en parle pas, parce qu'il ne veut pas faire de politique, mais pour revenir aux Allemands, ceux-là savaient encore ce que c'est que la discipline, il y aurait de l'ordre ici, ouh là, qu'est-ce qu'il y en aurait. Il se tait. Je ne sais pas si j'ai une bonne vision des choses, papy Tibor ! Tibor Tôth se dirige vers la porte. Comme s'il acquiesçait. Sa main frôle l'épaule de Lajos. Dès qu'il est sorti, Lajos s'esclaffe cruellement. Le vieux fasciste ! Quand il s'énerve, il va toujours aux vécés, dit Tomcsânyi avec objectivité ;  
  lorsque Lajos Âdâm s'écrie : Je leur balancerai l'homogénéisation dans la gueule, à ceux des fournitures ! ;  
  lorsqu'il décroche le combiné, et qu'il en jaillit vipères et crapauds, tonnerre et foudre. Les collègues se cachent sous la table. Hé, petit morveux, petit morveux, c'est-y permis de faire chialer une môme aussi bath? Le vieux offre un sandwich parisien à Marilyn, qui tend à l'homme un sac de pâtisseries viennoises. Le gras traverse le papier brun du sac. A travers les grésillements provenant du combiné filtre une belle voix masculine. Ce fut pour moi un bain spirituel, une cure d'oxygène, ce fut comme jouir de l'air des cimes après avoir perpétuellement baigné dans l'atmosphère confinée de la politique quotidienne. En particulier, je dois mentionner les représentations de Parsifal, oeuvre à laquelle il n'eût pas été permis d'échapper. Auparavant, au cours de l'année 76, j'avais déjà eu connaissance de l'ébauche de ce poème sublime ; plus tard, le maître m'avait même envoyé le texte complet, avec quelques lignes de dédicace. Je dois avouer qu'à la première représentation, cela me fit un effet si étrange que je ne pus parvenir à la compréhension immédiate. M'étant retiré dans ma baignoire, entouré de carrés de batiste et de parfums, je m'admonestai : Albert, Albert, que tu es stupide. Cependant, à la seconde représentation, le voile se leva, toutes les barrières furent brisées. Une ferveur sans exemple dominait les âmes. L'oreille contre le combiné : les craquements prometteurs succèdent aux craquements prometteurs ;  
  lorsque entre Gregory Peck, avec ses lunettes, les mains barbouillées d'encre. Il donne l'impression d'être un intellectuel. Un patron instruit. Il tient à la main la Feuille de Présence, la compulse (il l'a déjà vue ce matin), la repose, sort ;  
  lorsqu'il marmonne à Andrâs : Cette étude fait tellement humanistebourgeois. Ecoute ça, par exemple : si les besoins en matières premières peuvent être assurés; ou ça :de cette façon, on peut imaginer que le plan de production. Andrâs Békési rit un peu, il ne comprend pas tout à fait ;  
  lorsque entre Tania la grutière. Frimousse de chat. Les lèvres fardées de frais, aguicheuse. Qu'est-ce que vous regardez, Imre? Vous, chuchote habilement le garçon, de sorte que tout le monde rit, sauf Tania. Ses narines frémissent. Quelqu'un s'est lavé les dents. (Tôbiâs. Ses dents étincellent comme celles des oustachis.) Oui, telle est la réplique spirituelle. Donc, c'est le moment ou jamais de lui donner un baiser prolongé. Dans le blouson molletonné de la fille, il y a un trou ;  
  lorsque Jânos lui demande s'il a lu la nouvelle Mon frère, le clarinettiste ? Non.  
  Avant de descendre ensemble déjeuner — le temps est venu —, ils taquinent Imre. Alors quoi, vieux, ils désignent la longue plume de pigeon ensanglantée, ébouriffée, c'est le nouveau Parker ? Je ne trouve pas ça drôle, dit Tomcsânyi, abattu. Le secrétaire de la KISZ n'est pas un gai pinson lui non plus. La queue est longue à la cantine. Dans le virage, Tomcsânyi remarque qu'il manque un bouton à la blouse de la collègue qui le précède, au niveau du ventre, et de ce fait le tissu blanc s'écarte de son pendant, formant une fente. Imre incline la tête sur le côté, mais il ne peut établir si c'est le ventre qu'il voit ou la combinaison. Plus tard, son attention s'attache au menu, le menu A et le menu B. La femme à la blouse dit par le petit guichet à la cuisinière toujours irritée, le visage en sueur : Ma petite Icu, sincères condoléances. Merci, dit la cuisinière. Ses yeux sont gonflés. Ma petite Icu, il n'y a rien à faire, pas de viande panée ma chérie, la vie est si atroce. Imre s'enhardit, et demande de la viande panée contre le ticket vert. Impossible, il faut être en règle. Dans sa colère, il ne prend pas de concombre fermenté, alors qu'il y a droit.  
  C'est son mari qui est mort ; il s'est suicidé parce que cette poule l'avait plaqué. Icu? Mais non, tu penses bien. Tomcsânyi se bat avec les macaronis : il voudrait les aspirer comme des spaghettis, mais l'air passe à travers les macaronis — comme leur nom l'indique
n
Jegyzet l'indiquerait, si nous ne l'avions traduit en français
. C'est sa maîtresse qui l'a plaqué. Eh ben. Personne ne pourrait condamner Icu d'avoir renoncé à toute dignité humaine. Il y a une logique là-dedans, dit la grosse femme, tandis qu'une goutte de soupe aux navets sans sel démarre au coin de sa bouche. Mais elle ne va pas bien loin : elle reste accrochée à une marque de naissance. Il y a une logique là-dedans, répète-t-elle, et elle change d'assiette. Janka Dorogi vient s'empêtrer par là ; charmante et maladroite, elle s'équilibre avec son plateau. Pas de place, grogne Imre. La fille rougit, touchée dans son amour-propre. Sur les rectrices, dit-elle, j'ai fixé de petits tuyaux, et j'ai même employé un liquide qui sentait fort. Tomcsânyi a un geste de dédain. La chasse permanente aux rapaces s'avère plus efficace, dit-il d'une voix sonore, quelque peu provocateur. Le camarade Brandhuber fait signe de sa table, la bouche pleine. Belle est ta voix, mon jeune ami. Békési empoigne le bras de Tomcsânyi prêt à bondir. Déconne pas. On n'est pas dans la jungle. Les yeux de Janka Dorogi sur le garçon. Marilyn Monroe la jauge avec bienveillance. Pas une concurrence, cette petite fille maigrelette à tresses. Sauf ses yeux, peut-être. Ils étincellent, aigus, flamboyants. Attends un peu, dit-elle à Janka, tout en rappro- chant les couverts sans logique apparente, attends voir, je te cède ma place. Merci, je trouverai bien une place ailleurs. Quelle créature belliqueuse, dit Monroe, et elle moissonne les regards admiratifs. Mais, dans la bouche d'Imre, le linzer est déjà amer de toute façon (menu A).  
  Ils retournent dans leur minuscule bureau, théâtre du positif et du négatif. Imre fait d'abord un petit détour. Il n'a pas de chance avec le premier lieu. Du pissoir jaillissent des mouches simulies. C'est dans ce pissoir que le heilig Georg livra bataille au hôllisch Drachen, à l'époque de la coalition ou du dualisme, il coupa sa tête et la jeta dans la cuvette. C'est de la tête du monstre que naquirent par la suite les mouches nocives.  
  Il jette un regard interrogateur sur le collègue plus âgé qui se tient à côté de lui. Ils font la même chose. Écoute, tu n'es pas dans l'entreprise depuis longtemps. Bien sûr, ce serait une bonne chose que toi et les gens comme toi, vous en sachiez de plus en plus sur les simulies, etcétéra. Seulement, tu sais, et paradoxalement c'est justement pour ça qu'il serait bon d'en discuter, notre génération ne peut pas parler de cela, pas plus qu'elle ne peut parler d'une nuit d'amour
n
Jegyzet
. (De la charogne de porc déchiquetée naissent des frelons, de la charogne de boeuf naissent des abeilles.) Il faudra prévenir le Gardien, dit-il une fois revenu, se lavant les mains. Quelqu'un fauche le papier, demande Lajos. (Il pense à Tôth.) Non. Mon petit Imre, le café. Ne mettez pas de sucre, il y en a déjà. Il y en a deux. Merci. Mais Lajos Âdâm est déjà là, mi-sévère, mi-plaisant, pour « encaisser » l'argent du café. Tomcsânyi racle le fond de ses poches — il en rajoute un peu, le déjeuner et le café l'ont détendu ; le « caissier » met l'argent reçu dans une énorme « caisse » cabossée. Sur le couvercle il y a un bas-relief figurant un soldat et un drapeau ; la légende : Bataillon d'Élite. (Le drapeau flotte triomphalement, le soldat est figuré de façon primitive, malgré cela son visage est résolu.)  
  Marilyn apporte une ration au camarade Peck. Lapin chafouin bondit très loin. Tomcsânyi regarde sur la table le mémento ensanglanté. Il remue son café, absorbé. Marilyn entre en ondulant, elle arrange ses cheveux. Imre, au rapport. Le garçon saute sur ses pieds comme si on l'avait frappé. Ne fais surtout pas de bêtise. Andrâs Békési a un regard chaleureux. Âdâm compte l'argent. Sur le seuil, il jette un coup d'oeil par-dessus son épaule. Que va-t-il se passer ? Salut, fait-il d'un ton dur, une fois entré. Salut, répond Gregory Peck, et il lisse une feuille devant lui. Il fouine. J'étais justement d'humeur à être convoqué, dit Tomcsânyi, agressif. Gregory Peck écarquille les yeux, il s'exprime avec la mélancolie d'un quinquagénaire : Que poussent des griffes à ton humeur!  
 
 
Chapitre IV, dans lequel nous regardons en chiens de faïence un double intermède  
  Tomcsányi se contracte comme l'acier. Ses muscles psychiques sont prêts à bondir ! Il contre tout du tac au tac ! Tout ce qui s'opposera à l'étude, tout ce qui pourrait justifier les faucons. Laisse-toi aller. Tu es aussi tendu qu'une jeune fille à son premier bal. Pas vrai?! Le camarade Peck plisse amicalement les yeux. Tomcsányi prend position : Pas vrai. Gregory Peck pianote le long de la table. (Rend-elle un son? Non. Ni Beethoven ni Bartók [hongrois!] ni Haydn.) Il a été porté à ma connaissance, dit-il. Puis il se radoucit. Il parle au téléphone. Chère Marilyn. Deux cafés, je vous prie. Oui, encore. Gentille fille, intelligente. Tomcsányi acquiesce. Gregory Peck se racle la gorge, puis, comme une idée vagabonde, une fâcheuse coïncidence, il dit : Je ne t'ai pas vu au défilé du 1er Mai. Tomcsânyi rougit. Il ne s'attendait pas à ça. Giacomo s'esclaffe bruyamment, copain Beverly branle du chef d'un air qui en dit long. Si j'étais chef, couine Giacomo, irresponsable. Si j'étais chef, dit de même copain Beverly, et les abajoues du petit hamster se dégonflent, se creusent presque comme les joues des ascètes ou des saints. Imre fournit une réponse retorse à la question « je ne t'ai pas vu au défilé du 1er Mai » : Oui. Gregory Peck opine — il ne fait pas d'esclandre, le temps des esclandres est révolu ; il fait les remarques qu'il voulait faire, et c'est celle-là qu'il fallait faire.  
  Oho, mon petit ami, se dit Imre, tu aimerais que j'abandonne le projet. Allons, mon vieux. Cède. Laisse cette vétille. Ça ne retirera rien. Ou ça n'ajoutera rien, n'est-ce pas, pour prendre la chose par l'autre bout, hé-hé-hé. Et puis tu vois, les faucons... Ce sont des forces qui ne dépendent pas de nous. Oho, mon petit ami, pourrais-je répondre à cela, mais pourquoi devrais-je céder? Rien ne justifie ces atermoiements ! Tu comprends, rien ! Allons, mon jeune ami, chacun font un pas. Moi je fais un pas, et toi, fais un pas !  
  Entre Marilyn Monroe ! Ouahhh ! Le Peck et la Monroe ! Tomcsányi ne réalise pas, il poursuit son ardent dialogue intérieur, parfois il hoche, secoue la tête ; si quelqu'un l'observait, il ne manquerait pas de branler du chef. (Intéressante expérience conceptuelle que de se représenter quelqu'un qui observerait l'observateur précédent... Mais laissons cela.) Ouh là, mec, chuchote Giacomo, si j'étais chef, je saurais ce qu'est l'excitation, et le personnel féminin aussi le saurait ! Tableau passable, reconnaît copain Beverly, plus réservé : la jupe rouge de Marilyn, tel un drapeau triomphal, s'enroule autour de son superbe postérieur ; se tend et se détend malignement. Que désirezvous, halète Marilyn, et ses cuisses incurvées affluent contre le bureau. Un papier bouge. Gregory Peck le rattrape. Sa menotte près du tissu de la jupe. Touchera? Touchera pas? Les conseillers économiques font clapper leur langue, Tomcsányi s'escrime. Tu serais chef de groupe. Naturellement, le salaire subirait la modification qui s'impose. N'essaie pas de m'acheter, je te prie ! Tu te trompes, mon jeune ami. Tu n'es pas un homme si important! L'argent n'est ni cadeau ni corruption ! Je n'admets pas ça. Si j'étais d'humeur, je serais vexé. Cet argent, tu le mériterais !! Nous avons grand besoin de tes talents. Le café gicle. Les nerfs se tendent. Gregory Peck, irrité, presse ses petites menottes sur le dessus de la table. Son sang bat : des stries rouges et blêmes alternent sur sa paume. Marilyn est assise. Elle soupire ; Peck s'accroche déjà des deux mains : de peur que le vent, cette brise mentholée, chaude, chaudement éventée, ne l'emporte. En revanche, le lourd parfum masculin atteint Monroe. Masochiste, elle l'aspire. Snif, snif, snif. Le camarade Peck regarde avec colère la tache de café. Il se maîtrise. Marilyn croise les jambes. Les balance. Au point de suspension, la peau se plisse et se déplisse. À cet endroit, elle transpire un peu. Le talon aiguille, en haut, en bas. Comme un poignard. Qui rompra ce silence. Les hamsters musardent. Ils ne sont pas gênés, et ils ne jouent pas à paraître gênés. Nous avons grand besoin de tes talents. Tu seras chargé d'un travail de recherche à court terme, quasiment deux ans. À l'issue de celui-ci, vous présenterez l'étude. Quelle étude. Ne plaisante pas ; l'étude, quoi. Mais puisqu'elle est terminée ! Terminée, terminée. Ta ta ta. Ce sont des exagérations de jeunes, terminée. Allons ! La main sur le coeur : on ne peut pas améliorer cette étude? On ne pourrait pas la développer ? Pensons simplement à l'utilisation paresseuse des capacités de production de l'unité. C'est comme, que j'éclaire pour toi, mon jeune ami, la chose d'une comparaison, c'est comme quand, d'un vêtement de confection, on tire un manteau sur mesure. Excuse-moi, mais des comparaisons, moi aussi je peux en faire
n
Jegyzet
. En plus de ce développement, quelque chose encore plaide pour la prudence. Ce n'est pas de la prudence, c'est de la temporisation. Ne jouons pas sur les mots. Il s'agit d'un simple et nécessaire aménagement des délais. Ajournement. Sabotage. Voyons, voyons, mon cher ami. Ah oui. Encore une petite « vétille ». Écoute. Avec ce surplus de recettes nous franchissons notre plafond, si bien que nous tombons dans un autre pourcentage. Le plus est donc ici le moins. Au niveau de l'entreprise, s'entend. Imre marmonne : argument sur argument, après quoi, contre-argument.  
  Le Peck et la Monroe ! Peut-être, telles des bêtes féroces, s'entredéchirent- ils déjà? Non. Rien ne se résout. Le profil hâlé de Gregory Peck s'illumine. Le coin de son oeil esquisse un pas de danse : on voit qu'il s'est décidé. Ses lèvres gonflent érotiquement. Cependant, Marilyn saute alors sur ses pieds. La chaise glisse en arrière en grinçant. Contre les genoux de Tomcsânyi. Hi-hi, s'esclaffe Giacomo, si j'étais chef, fantasme copain Beverly, emmitouflé dans le Népszabadság.  
  À qui est ce mini-soutien-gorge? demande l'un des hamsters. Et à qui est ce mini-slip? grimace l'autre. Sur le mur, dans un cadre doré, Bunuel regarde, sévère et sec, ainsi qu'une photo de jeunesse du camarade Gaspardmelchiorbalthazar. Que voulez-vous de moi? Pouah, le vieux bouc. Gregory Peck se hausse, inquiétant. Le directeur économique lutte avec l'homme. Sa minuscule cravate flotte librement. Eh bien, eh bien, commence-t-il, menaçant, mais la fille, telle une (obstinée) tornade ! volatilisée ! Ça, c'est fort, dit l'homme troublé. Ne m'en veuille pas, tu permets, et il range en toute hâte les dossiers sur sa table. En désignant chaque dossier respectivement par A, B et C (où entre A, B, et C, il n'existe aucun arrangement digne de ce nom), les situations suivantes se présentent à la vitesse de l'éclair sur la table :  
  A  
  B  
  C  
  situation de départ  
  A  
  BC  
  -  
  BC : B dessous, C dessus (i.e. sur lui)  
  -  
  A  
  BC  
   
  -  
  A  
  CB  
   
  B  
  A  
  C  
   
   
  A  
   
  situation finale : , : B et C tournés de 180°  
  Dès que la situation finale fut arrêtée, Gregory Peck sauta de sa mini-chaise spéciale. Ne m'en veuille pas, mille pardons, comme tu peux voir, je reviens de suite. Et le voilà parti sans tambour ni trompette.  
  Tomcsânyi reste seul. Ce n'est pas que le doute s'empare de lui, mais... Il est fatigué. Il n'en va pas de même pour les deux conseillers économiques! (Ils ne soupçonnent guère leur déconfiture
n
Jegyzet http://digiphil.hu/o:ep-termelesi-jegyzet-fr.tei#d.17
.) Ils couinent, grognent, griffent, crunchent. Le papier journal bruisse sous eux, menaçant. Ils échangent un regard, copain Beverly hoche la tête. Il donne le signal. Gni-gni, notre piaulement chagrin est une touche personnelle. Eééchaaauffement, hurle Giacomo. Échauffement. Ils grattent au milieu des feuilles de chou ; copain Beverly s'agrippe à la paroi du pot. Ses ongles traversent le journal en kritchant. Il s'incline. Blanche-Neige et les sept nains. Adaptation, souffle Giacomo. Adaptation. Et qui m'a pris mon népszabadsâgounet à moi?  
  Doux Jésus. Où apprends-tu ce genre de choses, piaille le petit Giacomo. L'autre s'affale à nouveau : Debout, au travail. Si je. Giacomo, rougissant, retourne se cacher parmi les rognures. N'aie pas peur, commence. Si je, s'élève une voix peureuse. Copain Beverly commence à soupçonner quelque chose, le pauvre. Si je. Lui aussi en reste là. Giacomo ricane irrespectueusement. Gni-gni, s'encouragentils de concert, saluons, crachons les graines de nos abajoues, soyons hardis, que notre voix soit haute et intelligible, gni. Si je. Si je ! Si je !! Petite pause désagréable. Giacomo est saisi par la soif de connaissances. Cher copain Beverly ! Pourquoi n'exposons-nous pas, dis-moi, nos connaissances ? Pourquoi n'avons-nous pas tout simplement sur les lèvres ce que nous avons dans le coeur ? Ainsi dit Giacomo. La réponse de copain Beverly est triste, malgré son caractère apparemment « sermonneur ». Eh bien, camarade Giacomo, parce que nous disposons d'informations, c'est vrai, mais que nous n'en abusons pas. Que nenni. Et parce que parfois, c'est vrai, il y a un affaissement dans la progression, mais qui ne conduit pas à des conflits. Il n'y a pas de conflits. Il y a des discussions constructives, il y a des différences d'opinion ou des divergences d'opinion, voilà ce qu'il y a. Il y a aussi un dénominateur commun. Nous discutons à l'intérieur, camarade Giacomo, nous ne publions pas les points de vue, à l'extérieur nous avons une position unitaire. Giacomo dit : Oui. Mon dieu. Si j'étais chef, où prendrais-je mon tablier.  
  Tomcsányi se lève péniblement de la chaise collante, le cuir artificiel rend un son répugnant. Sur le seuil, il se heurte à Gregory Peck qui arrive à fond de train. Ils se saluent, et tous deux reculent d'un pas, puis, enregistrant l'humour de la situation, ils éclatent de rire, et avancent d'un pas. Pris d'une inspiration subite, Imre se campe les jambes écartées, son jean étroit se tend au niveau des cuisses, là où le tissu est déjà cassé, tôt ou tard il faudra le repriser. Gregory Peck, tout heureux, passe en courant sous les jambes écartées, comme sous un arc de triomphe. Imre fait mine de s'en aller.  
  Au fait, Imre, pendant que ton affaire s'arrange, pour ça tu ne dois pas te faire le moindre souci, moi, je suis de ton côté selon mes possibilités, et tu as pu le voir dans la Salle du Conseil, Miklôs aussi envisage le problème avec sympathie, j'aimerais te confier un petit travail à part. Peut-être que, tout d'abord, ça te paraîtra bizarre, mais je sais que tu aurais tort de faire le dégoûté. Ce travail exige de l'habileté, de l'agilité, de la hardiesse, de la présence d'esprit, autant de qualités + . Du reste, votre génération est exempte de ces situations de mise à l'épreuve. Le camarade Peck pointe le doigt sur les hamsters, de sorte qu'ils ne s'en aperçoivent pas : ils se vexeraient encore. Ils attirent les mouches, chuchote-t-il. Imre acquiesce, zzzz, acquiesce. Si tu les attrapais. Le jeune homme répond, discipliné. Ce n'est pas une tâche strictement professionnelle. Non, dit Gregory Peck en écran large, et il se met à ranger ses dossiers.  
   
  A  
   
   
  B  
  A  
  C
n
Jegyzet
 
   
  A  
  B  
  C  
  situation finale.  
 
 
Chapitre V, dans lequel les deux hamsters — décidant ce qu'est : à l'intérieur, ce qu'est : à l'extérieur
n
Jegyzet cf. p. 42
font au Lecteur la surprise d'un don inattendu
 
Si le monde était merle,
il sifflerait dans mon tablier,
nuit et jour chanterait de beaux chants,
si le monde était merle.
 
Mais si le monde était merle,
il serait à l'étroit dans mon tablier,
d'ailleurs où prendrais-je mon tablier,
si le monde entier était merle. (Sándor Weöres)
 
 
  Si j'étais chef,  
  — je me lèverais au chant du coq,  
  — tout le jour je chanterais,  
  — et à 7 h 25 je réclamerais la Feuille de Présence,  
  — plastronnant,  
  — plastronnant de long en large,  
  — je demanderais du café,  
  — j'honorerais les femmes, et en les honorant (ha-ha-ha) je ferais attention,  
  — j'aurais deniers, destrier, armure,  
  — j'aurais raison,  
  — j'aurais une cravate et je la nouerais moi-même,  
  — ma coupe de cheveux, je la ferais rafraîchir, mon pantalon, je le ferais repasser, mon pull-over serait neutre mais coûteux, ma coiffure, classique mais impeccable,  
  mon petit nez, je le moucherais, et  
  — je tracerais de grands points d'interrogation pourpres aux signatures manquantes,  
  — je ferais sonner l'appel, et je surveillerais personnellement l'espacement et la formation des rangs. (L' « alignement » est réalisé lorsque l'appelé, de l'oeil tourné vers l'homme de base, ne voit que son voisin, et de l'autre oeil ne voit que la ligne imaginaire du front, excepté la comtesse Hahn-Hahn, qui est borgne.)  
  Si j'étais chef,  
  — je nourrirais les cerbères du temps à la viande saignante,  
  — et les retardataires sauteraient accroupis en grenouille dans le couloir,  
  — il serait content, celui qui me donnerait du « mère-grand », ce nonobstant je n'enfreindrais ni les règles de la bienséance ni celles de la grammaire, mais je n'y parviendrais qu'au prix d'une certaine rigidité,  
  — je gratifierais, j'épinglerais, je montrerais sous un mauvais jour,  
  — je volerais, je tricherais, je mentirais,  
  — je ferais péter tout le monde de trouille. (On serait mené tambour battant ; et : le tambour battrait bien.)  
  Si j'étais chef, je serais inexorable face à celui  
  — qui énonce, s'exclame, opte, ordonne, interroge,  
  — qui est subordonné, coordonné,  
  — qui est personnel, qui est possessif, qui est réfléchi, qui est réciproque, qui est démonstratif, relatif, indéfini et collectif,  
  — qui est invariable, variable, qui est local, temporel, circonstanciel, qui est partitif, qui est composé, qui est régulier, qui est irrégulier, qui est défectif,  
  — qui est toute autre question controversée ; car l'affront peut être commis sous forme d'interrogation, exactement comme sous forme de proposition affirmative ou autre.  
  Si j'étais chef,  
  — le cercle de craie que je tracerais autour de mon bureau, personne ne pourrait le franchir, sauf moi et la femme de ménage,  
  — je ne me ferais pas appeler « camarade », mais « Monsieur le Chef », et en sa présence, j'appellerais chacun camarade, sauf mamie Sári
n
Jegyzet
, la femme de ménage,  
  — j'aurais 7 chéries, 7 x 7 chefs, je serais membre de 7 associations : le plénum du conseil national des syndicats, la direction centrale du syndicat, le présidium du syndicat, la délégation du syndicat, la délégation exécutive du syndicat, etc.,  
  — mais aux aurores, avant de boire mon café matinal, j'appellerais sur mon poste téléphonique le secrétaire de l'organe du pouvoir
n
Jegyzet le secrétaire du Parti
, qui serait ma soeur aînée, l'ami avec lequel, bras dessus, bras dessous, nous avons enfumé en leur temps les bandes qui intriguaient pour remonter le cours de l'histoire, qui serait mon oncle, mon beaufrère, mon ascendant, mon fils, mon bel amour, ma déchirure, mais je saurais rester impassible,  
  — graissage de patte à vingt passées,  
  — et si le sort impitoyable en décidait ainsi, je me tairais, je serais brave comme l'ours Michka, je ne tairais pas mon opinion contraire, si le sort impitoyable en décidait ainsi.  
  Si j'étais chef,  
  — je garderais un couteau dans la tige de ma botte,  
  — je chicanerais, je commettrais une infraction cynégétique, je menacerais de « hacher menu » et de « faire des salaisons »,  
  — je me ferais arroser par le magasinier, dans les emballages restés vides de quelques ordinateurs (computers !), j'élèverais des lapins, des chinchillas,  
  — je verserais des cautions jusqu'à plus soif,  
  — je malverserais, je me tairais tendancieusement, le tampon manquerait,  
  — j'aurais lieu, je cuirais des galettes,  
  — je me trouverais en situation d'autorité,  
  — je ferais paître illégalement,  
  — je ferais brûler des livres et je ferais un vacarie d'enfer,  
  — je placerais des obstacles sur la voie ferrée, je jetterais des pavés sous les roues du tramway, j'écraserais le pied du chauffeur sur l'accélérateur, Szilveszter Matuska, le dynamiteur de pont, je le baiserais à la nuque, dans le duvet où le soleil d'or étincelle,  
  — je donnerais du pain beurré au prisonnier évadé,  
  — avec du paprika,  
  — ratatatatatata,  
  — je ferais décoller les timbres, j'influencerais le cours des affaires,  
  — je me passerais la casse, je me passerais le séné,  
  — j'extorquerais,  
  — je m'enfuirais, je me rebellerais, je fomenterais,  
  — à l'occasion d'hostilités, des paroles démoralisantes m'échapperaient,  
  — je forgerais, je fabriquerais des nouvelles alarmistes, je porterais un insigne décoratif,  
  — je couperais de l'herbe pour mes lapins aux dents de houe (le lapin fugitif, je l'abattrais, je ne lésinerais pas sur la grenaille de plomb),  
  — j'éprouverais de la pitié.  
  Moi, si j'étais chef,  
  —je saurais ce qu'est l'excitation. Le personnel féminin aussi, ha-haha. Je serais équitable, soyeux et replet, car si l'un de mes subordonnés faisait par voie de communiqué de presse la critique de ce qu'on peut appeler un système de production et corrélativement du comportement adopté par le pouvoir étatique à l'égard de ce système, et que le ton du communiqué fût il est vrai non seulement objectif, mais aussi assez acéré, et ce nonobstant qu'il ne visât pas tant la classe soutenant ledit système, que plutôt la politique prolétarienne (ou capitaliste) inopportune du gouvernement, mentionnant que d'aucuns jettent de grosses sommes par les fenêtres pour une boîte de cigares ou une petite « nouba » nocturne — sur ces choses, je fermerais les yeux, car mes yeux seraient clos : les paupières se toucheraient !  
  Hé, si j'étais chef,  
  — je m'enfouirais dans les décolletés,  
  — les boutons ne pourraient pas baller, les boutons des femmes ne balleraient pas davantage, mais pourraient être librement déboutonnés,  
  — ce nonobstant, je ne foulerais la liberté ni aux pieds ni en paroles : les planches à pain — belle tâche que de les définir — pourraient rester boutonnées de pied en cap,  
  — j'aurais raison de ma belle,  
  — et si une camarade affirmait qu'un camarade ou une camarade lui a tenu les mains, et la voyant résister lui a dit : « cela doit arriver, comme la mort », cette circonstance, même si c'était moi qui l'avais dit, ne m'affecterait pas, de cela on ne peut inférer qu'il y ait eu violence, ni menace, cela ne peut attiser la crainte,  
  — même le bordel est un lieu de commerce, cinq hommes ne font pas une assemblée, trois hommes ne font pas un groupe, deux incendies criminels ne font pas « plusieurs » incendies criminels, un témoin ne fait pas un témoin,  
  — ma paternité, je la reconnaîtrais, je cochonnerais,  
  — les protestations de ma femme encore fille, au vu des coutumespopulaires, je les croirais feintes, je passerais par surprise mon bras autour de sa taille, et l'ayant jetée en travers de la calèche qui m'attendrait sur place, je partirais,  
  — je donnerais à mon cocher l'ordre de « fouetter », si de ce fait il manquait à la prudence obligatoire et à l'attention nécessaire pour éviter les obstacles et les dangers venant à surgir, alors mon cocher ne serait pas gratifié d'un baiser au front,  
  — mon petit garçon de 5 ans aurait des cours particuliers de russe, des cours d'allemand, de français et de solfège, et des cours de gymtonic, et il versifierait passablement à la manière de ceux qu'on nomme « les poètes de la revue Nyugat » (par ex. Dezső Kosztolányi, Milán Füst, etc.),  
  — puis plus tard, à l'aide d'une échelle appuyée contre la fenêtre, j'entrerais par effraction chez mon épouse après l'avoir chassée, et l'ayant trouvée dévêtue avec son bon ami, je lui donnerais des coups de pied dans le ventre pour faire immédiatement jaillir le sang, puis au milieu de sévices incessants je ligoterais le nouveau couple avec un soutien-gorge déchiqueté, et à minuit passé je les forcerais à quitter l'appartement géré par le conseil municipal, en chemise, pieds nus dans le froid hivernal ; je ne tiendrais pas pour exclu que ma femme, mon épouse, à la suite des sévices infligés à son ventre, décède d'une péritonite, si j'étais chef,  
  — mais par ailleurs je m'entendrais bien avec elle, pour son anniversaire, je lui offrirais de la térébenthine, nous irions ensemble aux cours de défense passive, je l'aiderais dans la grande lessive du dimanche matin, et l'après-midi, pendant qu'elle bassinerait longuement ses extrémités meurtries etc. (depuis 20 ans, en toutes circonstances, elle y tiendrait beaucoup), je parcourrais le Sport,  
  — j'aimerais les belles-lettres, avant de me coucher je lirais 15 à 20 pages de belles-lettres (L'Afghanistan sans voile, par ex.), je tiendrais bien le coup, je serais en bonne santé, je n'aurais pas de problème d'humeur, au cours des 15 dernières années je n'aurais eu que des rhumes de cerveau.  
  Si j'étais chef,  
  — je cognerais aux tuculures, mais je ne me bornerais pas à frapper au battant, non, je m'engagerais dans les parois du fourreau, à savoir dans la rainure,  
  — je convoquerais au rapport mes subordonnés toutes les demiheures, je trouverais la cadence des jambes féminines exécrable,  
  — je serais solidaire et  
  — je serais contestable de bonne foi,  
  — mais personne ne pourrait dire : « il faisait froid », seulement ceci : « on avait des couilles au cul »,  
  — je m'attendrirais parfois, et je me caresserais la main,  
  je ne me gâterais pas, je ne vivrais pas dans du coton, mais celui qui voudrait obtenir mes bonnes grâces saurait ce qu'est : le noeud coulant (fig. 1), et ce qu'est : le noeud de cravate (fig. 2),  
 
   
 
  — mais si lorsque toute la nuit, par enthousiasme, c'est-à-dire gratuitement, quelqu'un pelletait du charbon, si la sueur coulait sur son dos (laquelle sueur pourrait suivre le tracé du Danube, de l'Ob ou d'autres fleuves), tandis qu'il sentait ses mains pétrifiées de froid, que le tissu éraillé des gants se confondait avec la peau écorchée, et que de toutes parts affluait l'odeur nauséabonde du gazole, que sur les parois de ses narines, des jours durant, nichait une sorte de suie, et que ses paupières étaient bleu-noir comme celles des belles dames, alors chacun serait invité à ricaner, et lui aussi, s'il y arrive,  
  — mais si lorsque quelqu'un rampait comme l'arrière droit du Volán S.C., et qu'il y eût de l'herbe et de la boue sur ses lèvres, alors qu'il ne m'injurie pas, qu'il se comporte plutôt harmonieusement, qu'il fasse montre de la fierté du subordonné hongrois,  
  — car autrement, je le traquerais, si j'étais chef, comme singer la machine à coudre, comme la vérole le bas-clergé, comme le percepteur le contribuable,  
  — pouilleux,  
  — chut,  
  — mais si quand plus tard quelqu'un venait me trouver en escamotant le chef de projet, et si moi, escamotant le chef de projet, je lui proposais un travail concret à faire rougir et une prime, et si ensuite le chef de projet se mettait en colère contre celui qui l'a escamoté, je me mettrais aussi en colère contre celui qui est venu me trouver.  
  Si j'étais chef,  
  — mon sens de l'humour serait impénétrable,  
  — mes sourcils drus, dans mes pâturages l'herbe serait grasse,  
  — la hausse de nos prix tomberait de 60 à 20, grâce à quoi nous recevrions un salaire coefficient 4,  
  — ah et puis il y aurait les régulateurs,  
  — et j'aurais des problèmes de statut, mais je qualifierais de travailleurs manuels quelques personnes de l'effectif technique, et je ne demanderais pas mieux,  
  — mes lapins seraient de joyeuse humeur,  
  — j'aurais une carte de travail, un permis de chasse, un certificat de bovidé, un titre de transport express de marchandises, une formalité externe, une clause d'exemption de quote-part, une réduction de tarif des chemins de fer,  
  — j'influencerais le cours des affaires,  
  — la qualité de mes services ferait son effet,  
  — me fondant sur des informations outragées, je ferais écrire à G. G. une lettre en allemand au contenu mensonger, d'après laquelle il aurait un magasin florissant, et habiterait sa maison particulière (+ 2037 schillings),  
  — le plancher, je le ferais arracher, et je me jetterais sur les millepattes s'esquivant,  
  — je m'entendrais avec les voleurs de bois, et je couperais modestement la branche sur laquelle je suis assis,  
  — dans l'intérêt de la nomination de mon neveu, j'écrirais une lettre dans laquelle je menacerais, si on ne me donnait pas satisfaction, d'informer le premier ministre que partout grouillent les bons à rien bouffis de vanité et leurs rejetons dégénérés,  
  — j'utiliserais l'âme du peuple villageois ainsi que son imagination,  
  — je nierais, je récidiverais, je serais délit, transgression de gardechampêtre et continuité, à la vie, à la mort, recel de malfaiteur, juridiction.  
  Si j'étais chef,  
  — naturellement, je me souviendrais de l'époque où je n'étais pas encore chef,  
  — je me souviendrais d'investissements bloqués qu'à l'époque, tout le monde aurait jugés importants et judicieux, et même s'il y avait eu quelque gigantomanie dans la direction, l'ambiance d'alors aurait été bonne, on aurait même pu acheter du picksalami,  
  — je me souviendrais combien j'aimais travailler,  
  — ç'aurait été le bon temps,  
  je me souviendrais de ma prim'adhésion à la KISZ ; en revanche, aujourd'hui, ils sont trop sérieux, les jeunesses communistes font adultes, la fougue enjouée des jeunes leur fait défaut,  
  — je me souviendrais, mais on ne peut vivre de souvenirs,  
  — je fractionnerais mon intérêt pour les individus,  
  — je trouverais du temps,  
  — je fascinerais par voie de fait,  
  — je ferais et ferais faire quelques gestes fortifiants, échauffant le sang, rafraîchissants, de cela ni neige ni boue ni bruine ne me dégoûteraient ; je ferais croître la cordialité entre camarades par des jeux comme la pelote, saute-mouton, le pipeau, la charge, le dressage d'oreille, le saut à la corde, le hand-ball, le volley-ball (mais nous nous bornerions à « volleyer »), le swing-ball; je cultiverais la sérénité, mais j'éviterais la naïveté ; je goûterais fort les « Levez les genoux ! Sautez ! ».  
  Si j'étais chef,  
  — je ferais preuve de compréhension à l'égard des choses finales de l'existence,  
  — mais si quelqu'un, au cours d'un pugilat effectué pour plaisanter, tandis que vole le papier-calque, claque le carbone, crépite la machine à écrire, explose le téléphone, serrait le cou de quelqu'un d'autre si fort que, suite à un étouffement apoplectique, celui-ci mourait, je ne pourrais gratifier celui-là d'un baiser au front,  
  — il en irait de même pour celui qui mènerait paître dans le troupeau sa vache d'un naturel encorneur,  
  — j'aurais des problèmes, de sérieux problèmes, j'en aurais : à savoir : des problèmes internes et des problèmes externes, à savoir pour les premiers, des problèmes objectifs et des problèmes subjectifs,  
  — quoique je n'eusse pas pressenti ma perte, je ne serais pas content si mes subordonnés jetaient, dans l'eau de la Sajó profonde de deux toises à peine, mon corps privé de connaissance et par eux criblé de coups de couteau, néanmoins, grâce à l'effet produit par l'eau froide, je reviendrais aussitôt à moi, et ma force physique et ma concentration psychique seraient telles que je ne tarderais pas à me délivrer du flot de la rivière ; mes subordonnés ne s'y attendraient tout de même pas, quant à moi, je ferais la tête ;  
  Mais certes, si j'étais chef,  
  — tôt ou tard la situation s'arrangerait ou empirerait,  
  — avant cependant que je ne commence à avoir sacrément peur,  
  — et que je ne confisque les lettres en claquant des dents,  
  — tout d'abord, permettez, j'irais me réfugier à l'abri des ombrelles,  
  — à mes oreilles pendraient des anneaux d'or, deux par deux, qui tintinnabuleraient à chacun de mes pas,  
  — sur mon poste à galène, j'écouterais l'émission Fréquence Musique, je serais content que Hédi Sálanki soit la réalisatrice, et c'est surtout dans les mélodies du Stefanovitch-quartette que je puiserais des forces,  
  — je déborderais de,  
  — je jurerais mes grands dieux (heures supplémentaires, libération du plafond, masse salariale, objectif, samedi communiste, dimanche communiste, quatre-jeudis),  
  — je for  
  — ge  
  — rais,  
  — mais je réaliserais le plan annuel selon les indices (y compris la balance des devises).  
  Si quand le jour arrivait, et si, faut-il le dire, j'étais chef,  
  — lors des visites, nous paraderions,  
  — nous attacherions une grande importance au maintien ferme, subordonné, exaltant,  
  — mais ensuite, avec d'effroyables « hourras », nous nous jetterions les uns sur les autres (ici il faudrait vaincre ou mourir),  
  — dans la gourde il y aurait de l'eau fraîche et dans la giberne la poudre serait sèche,  
  — pendant que je concocterais des coups de fil glaciaux, et que j'observerais le vol de fiers faucons,  
  — nous ne serions qu'un corps et qu'une âme, et qui serait avec nous ne serait pas contre nous, et qui ne serait pas avec nous serait contre nous, nix pardon für jozef veverka (pas besoin d'apprendre au Hongrois à se bagarrer, il est né bagarreur !),  
  — dans les tranchées zigzagantes de notre ordre de bataille, je coltinerais des fagots, et je m'y retrouverais,  
  — ostensiblement, je ne décimerais plus,  
  — les expressions crues, blessantes pour les Hongrois, je les éviterais,  
  — chut,  
  — les commodités, je les saupoudrerais de terre chaque jour, je les désinfecterais chaque semaine,  
  — incidemment je camouflerais, fallacieusement je ruserais (une casquette posée de biais ! sans tête !),  
  — le goût de la dissimulation, je l'aurais dans le sang, nous épouserions le terrain (c'est : temps et fatigue, mais : c'est largement payant),  
  — la nuit, je verrais le secret de la réussite dans l'art de semer la panique, en pareil cas nous ne tousserions pas, mais s'il y avait de la neige, nous porterions une pèlerine qui serait blanche comme neige,  
  — le « dénouement », je l'entraverais par un « verrouillage »,  
  — j'exhorterais d'une voix forte, je me bagarrerais avec la bravoure caractéristique de mon peuple, je me spécialiserais dans le coup droit au coeur et au ventre, ainsi que dans l'attaque de taille à la tête (je serais « spécialiste », et ce serait « ma spécialité »), je bougerais avec agilité, je marcherais, je romprais, je parerais, j'esquiverais, je me camperais sur mes jambes, jour et nuit je m'exercerais : à découvert, en garde, etc.,  
  — je tiendrais une réunion de service,  
  — mais si bien sûr je m'éloignais sur mon cheval emballé au-delà du seuil de visibilité, et que je fusse blessé, à dieu ne plaise que je tombe, c'est ce que crieraient sans délai mes subordonnés à mon adjoint, qui d'un mot retentissant aurait pris ma place, et nommé son propre adjoint.  
  Si j'étais chef,  
  — au-dessus d'un certain niveau, je ne descendrais pas en dessous d'un certain niveau,  
  — mais si mon visage rougissait et devenait violacé, alors on me hausserait la tête et le buste,  
  — on m'éventerait,  
  — on me tapoterait,  
  — mes ongles, on les limerait joliment,  
  — on me tamponnerait avec un linge humide,  
  — on me chatouillerait le nez, on me frictionnerait la plante des pieds avec du vinaigre,  
  — bobo au doigt,  
  — j'en aurais les nerfs tout retournés, d'abord on soupçonnerait une thrombose, mais non : « seulement les nerfs »,  
  — je manderais la grosse caisse, l'euphoniste, les saxhorns, les fifres (fifre « soprano », fifre « alto »), l'héliconiste, le tuba, les cornettistes, la trompette basse, la fanfare, pour qu'ils jouent mon air, Viens-poupoule-viens,  
  — je ferais un esclandre en sourdine, sans conviction, afin que la hampe du drapeau soit à l'oblique et bien droite,  
  — je reposerais sur mon lit austère, dont on ne pourrait approcher qu'au « pas » ou au « pas de course » (longueur du « pas » : 75 cm, longueur du « pas de course » : 90 cm),  
  — et je me ferais consoler, je me comprendrais, je me ferais respecter,  
  — les journaux, les bons livres, la compote me feraient plaisir,  
  — mon coeur, je le gagnerais au bien sans violence, je me traiterais avec amour, je serais la prunelle des yeux apostoliques,  
  — je délaisserais la vanité temporelle,  
  — les oraisons funèbres de mauvais goût, c'est d'une main ferme que je les purgerais de la dégénérescence, de l'éloge des proches, de 1'énumération des mérites ; à cela, lentement mais graduellement, j'éduquerais le peuple,  
  — deux choses encore me viendraient à l'esprit : l'une serait que la position des chevaux offerts à la Division Informatique soit inclinée vers l'arrière en vue de l'écoulement des eaux, et en outre j'interdirais, soit lors d'une débandade à la manière de rats, soit parce que les heures de travail sont terminées, que les subordonnés usent du perpetuum mobile, j'exigerais qu'ils circulent en bicyclette, tenant le centre du guidon de la main droite en prise de fourche, en assiette décontractée, les mains et la colonne vertébrale souples, amortissant les oscillations de la bicyclette, ils dresseraient crânement leur tête,  
  — sur mon ordre « À la prière ! », on la bouclerait, si j'étais chef,  
  — et la clarté éternelle m'illuminerait...  
  Oui. Mon dieu. Si j'étais chef, où prendrais-je mon tablier
n
Jegyzet
 
 
 
Chapitre VI, dans lequel  
  Le regard, s'il n'est pas pudique (et l'on ne saurait se permettre ce luxe), tombe d'abord sur les fosses des chairs écroulées. Les bas de coton rose, qui par endroits sont salement éraillés, montent jusqu'à micuisse; le puissant élastique a causé une mince rainure circulaire. Cependant, cela n'est valable que pour une jambe. Sur l'autre, le bas est roulé, on voit au creux du genou les deux forts tendons caractéristiques et le lacis des varices.  
  Plus haut, les jambes débouchent sur un derrière d'une envergure effroyable. C'est mamie Sári
n
Jegyzet
. Penchée en avant, la femme de ménage 4 lave le pavé avec des mouvements réguliers. Tomcsányi s'adosse là, il ressent de légers remords à cause du couloir; car celui-ci, eh oui, dégouline de sang, la suie s'est mêlée à la poussière de brique en ruisselets de sang auxquels le carrelage défectueux a creusé un lit; comme les bateaux en papier dans le conte d'Andersen, des membres humains flottent, un nez, un cil, un pouce. La femme grommelle, mais fait son travail. Ils n'y sont pas allés de main morte — elle désigne de la tête la Salle du Conseil, en rinçant longuement la serpillière à grande eau. Non, dit Imre Tomcsányi, un peu amer. Alors, ils vont augmenter les salaires ? Pourquoi ils les augmenteraient ? La question étonne le garçon. La femme se redresse, fait craquer ses vertèbres. Parce qu'ils sont bas, mon petit coeur. Le garçon tire une grande bouffée de sa cigarette. À ce que je vois, vous avez eu du mal — mamie Sári
n
Jegyzet
4 montre un lobe qui flotte par là. Il n'est plus resté camarade sur camarade. Vous verrez, proteste le garçon. Si nous trouvons l'étude, si elle est utilisable et si on l'applique, alors, l'année prochaine, on aura une prime que c'en sera merveille.  
  La vieille femme, en guise de signal, se détourne, se gratte le devant de la cuisse. Et qui l'aura, mon petit coeur. Qui, voilà la question. Avant de se remettre au travail, elle regarde longuement le garçon. Celui-ci rougit. Vous voyez, Imre. Ne croyez pas qu'on ne voie rien côté seau. On voit, et comment. (Elle fait allusion aux faucons...) Elle se penche sur la serpillière, s'y appuie de tout son poids, exprime de ses bords un jus sale, sanglant.  
  Sur ces entrefaites, le comte Albert Apponyi
n
Jegyzet
(1846-1933) s'ap- proche d'Imre Tomcsányi, et lui demande quelle heure il est
n
Jegyzet
. Plus exactement, il demande s'il est déjà une heure. J'ai réglé ma montre avant-hier à dix heures vingt minutes sur l'horloge de l'Ecole Polytechnique, mais hier matin à onze heures, elle présentait déjà neuf minutes de différence. Dans le silence de tabernacle, sa belle voix de basse résonne comme une cloche. Sa tête, qui ressemble à celle d'un cheval anglais renommé, couronne, paisible et majestueuse, son long cou. Allez vous mettre plus loin, dit la femme de ménage, geignant fort. La mince silhouette sylphidesque du comte s'efface délicatement. Tomcsányi, bien que les possibilités de déterrer l'étude de mauvais augure ne soient pas optimales, sourit de voir les actions et réactions de la femme de ménage et du comte, basées sur l'égalité entre les hommes. Il se souvient d'une réunion mémorable de la cellule du Parti. Lui, en vertu de son âge, se taisait et écoutait. Dans un profond silence, Miklós Horváth s'était soudain écrié d'une voix de fausset : La démocratie à l'usine n'est pas l'oeuvre du secrétaire du Parti, Dieu merci !  
  Tomcsányi tire sur sa cigarette, qui brasille une dernière fois. Où estce que je la jette, demande-t-il, rusé, à la femme de ménage. En quoi ça me regarde, dit la dame grincheuse, et sur la défensive, elle se penche vers son seau. Le comte soupçonne quelque chose de la tension entre les deux êtres, tension qui provient d'intérêts antagonistes : et il se retire en toute équité. C'est un bel homme de haute taille, comme le sont généralement les gens de l'opposition. Marilyn Monroe sort du bureau 903, un dossier sous le bras, et renverse presque le comte. Ses sourcils — l'homme est étonné. Et comme est drue la toison de l'aisselle. De fait : la tranche supérieure des feuilles disparaît par endroits, ce qui est l'indice d'un certain manque de rigueur dans la sphère professionnelle ; il est peu vraisemblable que cette sueur soit bénéfique pour le papier. Sans un sourire, Marilyn évite l'homme, le chef de l'opposition. Celui-ci esquisse un pas incertain derrière la blonde. Il est encore célibataire. Les petites têtes de la galerie des dames se penchent avec curiosité lorsqu'il lève son visage fin, qui n'est pas beau, mais inspire confiance. Les femmes, qu'y faire, sont toutes dans l'opposition. De temps à autre se compose là-haut un tableau magnifique. Le riche éclat des coloris, l'allégresse, la pétulance, les éventails éloquents perpétuellement en mouvement, et toute une petite bourrasque s'amalgame à leur mouvement. En outre, le grand agrément que le prince Gyula Odescalchy — l'ami des roses — et son parti trouvent à la galerie des dames, a son utilité pratique. Durant certains longs discours, on peut chercher hardiment chaussure à son pied. (Depuis des lustres, une ravissante épousée se rendait régulièrement à la galerie. C'est une belle dame à la tournure élancée, au noble visage empreint de majesté. D'espiègles députés la surnommèrent Hungaria. En vingt ans, naturellement, la belle dame a vieilli, elle a beaucoup perdu de ses charmes, mais aujourd'hui encore elle vient régulièrement à la galerie. Des députés encore plus espiègles ajoutent désormais à son surnom : Hungaria, mais après l'invasion tatare.)  
  La fille est arrivée à la porte du camarade Peck, elle s'est retournée avec une moue pour jeter un regard complice à Imre Tomcsányi, qui n'a pas encore trouvé comment terminer sa conversation avec mamie Sâri
n
Jegyzet
. Mamie Sári
n
Jegyzet
va trouver, elle : Allez, Imre, allez tranquillement { à vos affaires, pas la peine de monter la garde ici. Tomcsányi se trouble sans raison, ce que même la dame d'expérience interprète mal : Ou alors, vous êtes de l'inspection?  
  Marilyn Monroe rectifie sa jupe, la fait quasiment tourner sur sa taille, prend une inspiration, et se passe la main le long des côtes. En visite, se dit Apponyi, à plus ou moins bon escient. Il est assez proche de Tomcsányi : il prend pour lui le coup d'oeil de la fille. À grandes enjambées vacillantes, tel un élégant vaisseau, il se hâte le long du couloir.  
  Marilyn laisse tomber le dossier sur la table ; avec précaution, de peur que la brise produite ne fasse s'envoler Gregory Peck au complet. Leur pesante joute à deux recommence. Marilyn presse son genou contre le bras de son chef. Madame, souffle Giacomo en grignotant à l'abri de son panier, madame, votre cul est semblable à l'edelweiss. Marilyn feuillette nerveusement les documents. Voici, camarade Peck. Merci, Marilyn, et il presse son bras velu contre la rotule. Halètements, couinements.  
  C'est alors qu'entre Albert Apponyi. Qu'est-ce que vous voulez, hurle le camarade Peck, cramoisi. Pardon, messieurs, dit le comte avec son tact séculaire, et il sort dans le couloir à reculons. Le vent fait claquer la porte chez vous, mecton, crie Giacomo à son adresse. Sa moustachette frémit d'un emportement feint, le goujat.  
  Le comte, comme s'il avait reçu un coup sur le museau, a un haut-lecorps. Mais la vie continue.
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Jegyzet
Les narines du comte frémissent. Son regard libre plane tel un autour, et il est un tantinet manipulé. Micsoda finesz *
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Jegyzet quelle finesse ! (hongrois)
!  
  Dehors, dehors, sortons ! Le Danube. Le soir et dans la matinée, le brouillard est presque à couper au couteau sur le vieux Danube. Nous ne voyons pas les bateaux sur le grand fleuve majestueux, nous ne faisons que les entendre. Quantité de bateaux à hélice trépident, sifflent, égayent le public. Un faible rayon de soleil tente d'assécher cette amère, grise, grande voile de Dieu. Le rayon de soleil : une paillette, une promesse, un messager avant-coureur, qui souffle sur les champs engourdis, réveille les coeurs engourdis, et s'évanouit comme un rêve.  
  Allons, le Danube est resté dans son ancien état, même le krach ne l'a pas changé. Il coule lentement, majestueusement, comme » l'heure éternelle «, dont » le temps n'est que l'apprenti «. Que deux nouveaux ponts suspendus l'enfourchent, et que la Compagnie hongroise de la navigation à vapeur soit restée les quatre fers en l'air, il n'en a cure. L'eau est un élément insensible. Sur les deux rives, de somptueux palais se mirent dans le fleuve, et au loin, à perte de vue, partout des tours, des coupoles et des châteaux.  
  Quel grand tohu-bohu, quel va-et-vient produit ici l'humanité, cet essaim toujours pressé dont les individus se croisent en étrangers, se frôlent comme autant d'énigmes indéchiffrables. Où se hâtent-ils, vers quoi vont-ils, à quoi s'appliquent-ils, qui saurait le dire. Un fiacre se faufile devant la maison du garde-barrière des Chemins de fer autrichiens, les sabots des chevaux martèlent fièrement les pavés en bois de l'avenue Sugár, les magasins de paletots pour dames Simon Holzer sont déjà ouverts, des chiens disparaissent dans quelque cour mystérieuse, les pépins tourbillonnent, tourbillonnent...  
  Au coin de la rue Petőfi, un vieux mendiant est assis par terre dans un confort tout oriental, tendant son chapeau de la main droite à ces messieurs-dames les piétons, en sorte que ceux-ci puissent lire même de loin l'écriteau qui s'y trouve, sur lequel est imprimé ce qui suit : ein armer tauber mann bittet 1 kr. (Un malheureux sourd vous demande 1 kreutzer) ; il semble que cette inscription soit assez rémunératrice. Belle et réconfortante chose, certes, que ce » grand village « prenne aussi rapidement les dimensions de New York — du moins dans le domaine de l'esbroufe.  
  Mais c'est le bottier pour dames qui a sans doute la meilleure part. Ce que les poètes contemplatifs, les amoureux transis n'imaginent que dans leur délire : les petons minuscules, pas plus grands qu'un biscuit — cette réalité divine se révèle à eux sans voile saisi. Ils peuvent les regarder, ils peuvent s'émerveiller, ils peuvent, avec de longs, d'étroits rubans de papier, mesurer leur longueur, leur largeur, leur circonférence. D'ordinaire, c'est le vieux maître qui caresse les bas fins, tandis que le jeune apprenti doit se contenter de regarder — et encore, seulement s'il y parvient. Il aimerait vérifier lui-même le 2πr de ce pied gracile (pourtour du pied : double du rayon multiplié par le chiffre de Ludolf), que le vieux traite avec tant d'indifférence, et que pourtant sa propriétaire dissimule si craintivement ! Holà, quand il sera maître, lui aussi !  
  Les vitrines de Budapest sont de véritables boussoles de l'avenir (c'est le monde mercantile qui figure toujours le plus fidèlement le présent) : des aigrettes, des plumes d'aigle surgissent chez les fleuristes, de brillants cabochons, des boucles de diamant, d'antiques chaînes à brandebourgs resplendissent dans les étalages des joailliers !  
  Devant la vitrine Monaszterly, il y a un véritable attroupement, le public contemple les toilettes des comtesses Károlyi, qui valent une fortune.  
  Les meilleures bretelles sont les Argosy-braces. D'après les statistiques de l'hôpital Saint-Roch, en cas d'arthrose, de goutte, d'élancements arthritiques à la tête, aux dents et aux oreilles, d'entorse et d'hématomes, après traitement par le médicament extraordinairement puissant Reparátor, sur 136 malades, 129 sont repartis guéris et 7 améliorés. Dans le cabinet de consultation équipé de tout l'appareillage du Dr Leitner (18, rue Dob), les maladies honteuses, toutes les suites de l'onanisme, l'impuissance, les strictures, les pertes blanches et toutes les maladies féminines sont soignées à coup sûr, à fond et rapidement, même par correspondance, sans que le malade soit empêché dans ses fonctions, caoutchouc ! Authentiques » spécialités « parisiennes sous garantie en caoutchouc et vessie de poisson 3 forints-6 forints les douze. Bouts américains (Capotes) de 3 à 5 forints. Nouveau ! Préservatifs féminins porus Pely. Épongettes parisiennes pour dames de 2 à 5 forints. Discrétion!!!  
  Oui : plaisanterie, gaieté, pétulance. Tous sont une grande famille, qui ne soutient qu'un animal domestique. Pas l'aigle à deux têtes, mais le » Chat Bleu «. Lentement — cependant — tout commence à changer (seul Aldzsi Beöthy ne change pas). Parmi les savoureuses figures patriarcales commencent à s'établir de petits messieurs à doublure moderne, qui n'ont pas le temps de dîner en ville, qui lisent chez eux la nuit, à la douce lumière des lampes, Spencer et Bluntschilt, ou qui courent de-ci de-là, font la chasse aux affaires, construisent des chemins de fer. Viennent ensuite les arrivistes de formes et de genres divers. Et l'arriviste ne fait que s'accrocher, il ne rit pas. L'arriviste a la bouche fermée et la main ouverte. Partout du remue-ménage, dans les imprimeries on compose le texte des albums, les poètes enfermés dans leurs cellules cisèlent des odes solennelles, les responsables des groupes parlementaires rédigent leurs discours, les dames aiguisent leurs langues.  
  Alors que chez vous, pendant ce temps, les hommes de Szápáry lèvent péniblement l'impôt.  
  Hahh : prenons le funiculaire pour le château ! Siffloter, badauder sans souci sur les pavés silencieux du château, et fermer les yeux, de peur que notre regard ne tombe sur la statue du méchant Hentzi... Allons, laissons la politique ; ne nous créons pas de désagrément ; il est superflu d'écrire longuement là-dessus, ennuyeux d'en parler longuement, et y réfléchir longuement donne la migraine. Nostalgiques, nous nous rappelons ces temps où politique et littérature chauffaient sur le même feu, près du même feu. Homme politique et écrivain étaient alors miraculeusement constitués — pour ainsi dire d'un seul alliage, comme les pièces de six et de vingt de l'époque ; en chacune on trouvait aussi bien du cuivre que de l'argent, seulement dans l'une, c'était l'argent qui dominait, dans l'autre, c'était le cuivre... Ce qui était poids jadis est aujourd'hui fardeau. Et les souvenirs plongent la génération actuelle dans le marasme. Aujourd'hui, les barbus ne sont plus suspects de sympathie pour Kossuth, les gendarmes ne nous arrêtent pas dans la rue, et ne nous accompagnent pas au poste (sauf, parfois, les » porteurs « du préfet de police Elek Thaisz ; mais cela perturbe davantage le malheureux lui-même que celui qu'il fait accompagner), enfin les temps difficiles se sont adoucis : nous nous tenons debout tout seuls, quant aux vitrines, nous l'avons dit, elles resplendissent... Ce mot qu'on faisait tonner à la tête des troupes, sabre au clair, ce mot — cet » en avant ! « — ne signifie plus aujourd'hui que progrès pacifique. Le vent fait flotter le drapeau d'antan, librement déployé, les fusils de l'ennemi d'antan ne crépitent plus désormais qu'à la chasse. Mais aujourd'hui, ma parole, ils n'effraient plus personne ! Tout au plus le laboureur de Gödöllő, s'il les entend, fait-il cette réflexion : — Le roi est rentré » au pays «.  
  Il ne nous est plus permis désormais de rien perdre, de peur que peu à peu les conditions, jointes à notre propre étourderie, ne nous coupent définitivement l'herbe sous le pied. La nation est revenue au bon sens, elle est lasse de courir après les instants inaccessibles, à peine le dégel financier a-t-il commencé que de nouvelles fondations sont apparues par centaines. Le peuple connaît ses vrais amis, sinon en tout temps, du moins toujours aux moments critiques. La nation est à nouveau maîtresse de sa propre volonté. Qu'elle le dise ouvertement, librement. Vive l'opinion publique !  
  À nos artistes, à nos commerçants, nous souhaitons persévérance et ambition stimulante, ainsi le temps leur apportera le fruit de cette persévérance et de cette ambition stimulante.  
  Quant à tous les habitants de notre Hongrie, que Dieu leur donne en bénédiction la concorde et l'entraide, car cela seul pourra sortir notre bien-aimée patrie des troubles survenus au cours des temps bénis de notre vie constitutionnelle.  
  Et enfin, que Dieu inspire ceux qui ont en charge de gouverner notre pays, afin qu'ils ne se bornent pas à exiger que nous rendions à César ce qui est à César, mais qu'eux aussi rendent au peuple ce qui est au peuple. Ainsi s'éloignera de nous la coupe amère de la rétractation, et elle sera heureuse, elle s'épanouira dans la liberté constitutionnelle, notre belle Hongrie !  
  Dieu veuille qu'il en soit ainsi.  
  (Il est naturel que nous soyons pour le Parti. Nous sommes liés à lui par l'écoulement des années. Nous voulons ce qu'il arborait sur son drapeau. Et existe-t-il sur cette terre un seul Hongrois qui n'ait pas le même désir? — Nous n'avons que faire des individus. Nous ne regardons qu'aux actes et jugerons selon ceux-ci. Rangeons-nous sous un seul drapeau ; le temps des plaisanteries et des frivolités est passé, être dans l'opposition n'était vertu que contre les Allemands ; aujourd'hui le monde a pris un grand tournant, et la vertu, c'est que chacun accomplisse honnêtement ce que lui assigne son emploi civil : que l'instituteur instruise, que l'artisan gère sa boutique, que l'avocat défende les droits, que le juge rende la justice, et que nul n'intervienne dans les affaires d'autrui.  
  Le prix de l'abonnement pour un trimestre est de 1,50 forint, pour six mois il est de 3 forints. Nous vous prions de renouveler votre abonnement le plus tôt possible, afin que la distribution ne souffre aucun retard.)  
  Retournons dans le couloir avec le rayon de soleil. La lumière filtre en larges bandes à travers les grandes vitres, danse, espiègle, sur l'épais tapis gris, transperce d'un ruban d'or le nuage de fumée qui tourbillonne là-haut. Ici l'on menait joyeuse vie autrefois. (Quand les gens n'étaient pas encore aussi las de la Constitution.) Il y avait moins de vanité et plus de bonhomie. Jadis, il y avait une grande différence entre la gauche et la droite du couloir. Pour rien au monde un » tigre « ne serait allé de l'autre côté du couloir, car on l'aurait aussitôt suspecté de passer dans l'autre camp, et même un » mamelouk « se hasardait très rarement sur le côté gauche, seulement s'il y était obligé à cause de la » chambre rouge «. (Car la chambre rouge, où les ministres déposent leurs hauts-de-forme et leurs pardessus, où l'on donne des audiences et tient des conseils improvisés, se trouve sur la gauche du couloir.)  
  Les gens ne savent plus ni se fâcher ni se réjouir aussi bien qu'autrefois, ils ne sont ni chauds ni froids, à l'intérieur, même les bons amis sont ennemis, à l'extérieur, même les ennemis sont bons amis ; pis, ici, au milieu d'amicaux nuages de fumée, dans l'affable brouhaha, même les journalistes, ces types échevelés, hirsutes, qui prétendent servir ici l'opinion publique, même eux se rapprochent pour chuchoter confidentiellement. Et Csernátony passant par là leur dit : C'est ça, c'est ça ! Aimez-vous les uns les autres, les enfants, puisque personne d'autre ne vous aime !  
  De gais éclats de rire fusent çà et là. On entend galéjer jusqu'auprès du buffet. Ce sera soit Gyula Odescalchy, soit Aldzsi. Té, v'ià le père Göndöcs qui s'aboule par ici. Vaï, faut regarder sa main, des fois qu'il aurait le grand anneau de diamants, c'est signe qu'il va parler. — Les brillants orateurs eux-mêmes sont très sévèrement notés : on peut jeter des cigarettes à deux sous pour Horánszky, Istóczy vaut un Cabanos, Grünwald un Cuba, pour Szilágyi j'ai vu jeter maintes fois des Brittanica à demi consumés, pour Apponyi, pour Tisza, pour le grandiose romancier Jókai, on jette des Regalitas au superbe tirage, mais l'époque marâtre n'a pas enfanté d'orateur de la force d'un Bock.  
  — Là-bas Mór Jókai badine avec ceux de l'opposition. Vous avez la partie belle, vous vous endormez toujours la conscience tranquille ; si vous faites une bonne proposition, c'est parce que vous avez eu une bonne idée, si vous en faites une mauvaise, c'est parce que de toute façon, il n'en sortira rien.  
  Dénes Pázmándy a apporté une curieuse vieillerie, une canne, entièrement sculptée d'étonnants griffonnages ! Papa Pulszky l'examine d'un air connaisseur. C'est du bambou ! Non, c'est du safranier, répond le propriétaire. Oui, oui, en effet, concède Pulszky, toutefois ce sont des caractères indous. Non, ce sont des lettres chinoises ! Entretemps arrive Pál Hoitsy, qui demande : Que faites-vous, monsieur Feri? Je définissais cette canne pour ceux-là, dit le vieux d'un air supérieur.  
  Et au-dessus des étroites banquettes tapissées de velours rouge, les araignées tissaient à l'envi leurs toiles au plafond. Le naturaliste János Paczolay aimait à contempler le travail d'une de ces araignées, et lorsqu'un jour le domestique trouva moyen, on ne sait comment, de la balayer, il y eut une grande mercuriale. Comment avez-vous osé toucher à cette araignée ? L'araignée de Paczolay ! Mais qu'est-ce que je vais dire à Paczolay maintenant, qu'est-elle devenue?  
  Je reconnais, s'esbaudit Apponyi, qu'aussi bien la dénomination d'Opposition unifiée que celle d'Opposition modérée sont de toute évidence déficientes, non seulement parce qu'elles sont insipides, mais parce qu'elles ne désignent ni un principe ni une direction, simplement une situation. Un parti sérieux ne peut être, de par sa nature, parti gouvernemental ou opposition, mais soit l'un, soit l'autre, selon que ses idées prévalent ou non au gouvernement.  
  Les députés présents se dispersent en groupes minuscules, ou deux par deux, dans tel ou tel coin de la salle. Celui qui s'est assis là absolument ignorant, au bout d'une heure sera au fait de tout, de ce qui s'est passé au théâtre, au bureau, au club, à la rédaction, au boudoir et au » Chat Bleu «. Mais la bonhomie, la gaieté, la franchise anciennes dont parlent les députés chenus, c'en est fini : il ne reste plus que le tutoiement. Mais quel mot vide et stérile désormais ! Las ! les temps modernes, ces vilains temps modernes ! — Tout se divise en atomes. Tout devient pareil à la rue du Prince Héritier à midi, où tout le monde se montre, mais où l'on ne doit pas remarquer tout le monde. De minuscules coteries naissent, qui se soutiennent et considèrent les autres comme inexistantes. Les grands seigneurs se rapprochent en aparté, et la bande des lettrés discourt en aparté, tissant des rêves puérils sur l'état de droit.  
  Les ex-membres du Parti national se blottissent les uns contre les autres avec une tendresse touchante, comme des canetons qu'une poule a conduits dans le poulailler. La vieille garde mamelouke n'échange de propos sincères quasiment qu'avec elle-même — non sans avoir jeté au préalable un regard circulaire. Jamais vu autant de vieux ensemble! Ça toussait tellement, le soir, qu'on ne s'entendait plus parler. Ehh ! La génération actuelle croit qu'il en a toujours été ainsi. Pourtant, sur combien d'écueils avons-nous échoué ! De quels soins anxieux a-t-il fallu entourer les bonnes relations entre le roi et la nation, surtout au début, quand rien n'avait encore pris, quand tout était encore pour ainsi dire à l'état de gelée. Holà, c'est qu'il faut être très circonspect jusqu'à ce que cela se pétrifie ! La génération actuelle ne sait rien de cela, et ne peut témoigner de la reconnaissance à ces hommes qui ont veillé inlassablement sur le sort de la patrie, ces hommes prévoyants, prudents, qui ont pataugé dans les affaires publiques sur la base factice de cette fragile expérience.  
  Ah, comediante comediante ! En tout homme, il y a deux hommes. Quand ils prennent une pose solennelle, ce sont des hommes modernes qui brûlent d'un idéalisme sacré, sont imprégnés des idées du libéralisme, brandissent le flambeau de la presse libre, de l'humanisme, capables de donner leur vie et leur sang pour que triomphent les divines théories ; et quand ils sont chez eux, en robe de chambre, ils sont les descendants des anciens magistrats à la Table royale! Les Klauzál, les Gorov, les Mikó et tous, tous autant qu'ils étaient ! Le drapeau qu'ils brandissaient était une grande duperie. Mais un saint mensonge, dans lequel chacun avait cru ! — Quelque part à Padoue, à ce qu'on raconte, il y avait une tour dans laquelle étaient sculptés quatre pigeons. La légende prétend que celui qui est le vrai fils de son père y voit cinq pigeons. En conséquence, tout habitant de Padoue qui se respecte soutient sans en vouloir démordre qu'il y voit cinq pigeons.  
  La moitié d'une vie humaine : c'est beaucoup ; même la mémoire fait halte avant de retourner aussi loin en arrière ; les enfants qui, alors, ne comprenaient pas, sont devenus des hommes, les hommes sont devenus soit des morts silencieux, indifférents, soit des vieillards décrépits, qui désormais ne comprennent plus ce qui faisait battre leur coeur à l'époque. Et puis, l'amour de la patrie lui-même a changé, il a depuis lors inventé une nouvelle mode, et jette le » voile de l'oubli « sur son corps ensanglanté. S'il l'a fait par pudeur, alors, c'est un vêtement bien mince que ce voile, mais s'il l'a fait pour ne plus se souvenir du temps où il était » le plus malheureux «, alors, il pourra tout aussi aisément oublier le temps où il était » le plus grand «.  
  Au sombre croisement où l'on passe d'un couloir à l'autre entre les rayonnages de livres, une veilleuse brûle d'une flamme sale, sanguinolente. De là, on débouche dans la salle de lecture, déserte la plupart du temps. La sombre ruelle se prête aux chuchotements. (De secrets, il n'y en a point. Nous savons tout uniformément, car aucun de nous n'est initié à rien.) Si du moins l'on n'est pas troublé par des pas qui approchent, tip-top, tip-top. Le brave Kőrössy affectionne ces parages pour y manigancer. Il y a d'invétérés combinards qui croient encore que, même derrière les paroles du candide Ervin Cseh, se tapit l'avenir. Les spéculations vont bon train : qui sera ? que sera ? (Qui est un loup pour qui ?) De prévenants galopins se précipitent, effarés. Les journaux sont pleins de combinaisons. La » poigne « se prépare aux élections, dit-on, et se multiplie. Tant de noms sont lancés. J'ai vu Wlasszics aujourd'hui, et je peux vous dire que son front était sombre. Hum. Sapristi, c'est intéressant. Nous ne partageons pas ton point de vue. Sur cette question, je ne suis pas en mesure de soutenir le général. Szilágyi... ! Szilágyi va parler. Szilágyi s'est fait rayer. Où est Szilágyi. Le général est en colère. De grandes choses se préparent, le général bourre ses canons... les bourre jusqu'à la gueule. Nous ne partageons pas ton point de vue. Je ne voterai pas ça. Ça biche, ça biche !  
  Jamais plus, crient certains, jamais plus, jamais plus. (Oh, l'effroyable gong, cela sonne comme le corbeau de Poe.) A notre oreille comme à celle de Kálmán Thaly, l'héroïque général Bercsényi chuchote des vérités toutes crues (et si nous apercevons Kolonics de l'autre côté, nos yeux furieux s'injectent de sang). Nous savons vraiment porter des toasts à notre père Kossuth. Nous sommes insurgés kouroutz jusqu'à la dernière goutte de notre sang, et c'est en vain qu'on nous lance : ta culotte est trouée ! — on ne pourra jamais la rapiécer avec du Habsbourg ! Citoyens ! Ce sont de sombres jours qui se sont levés pour nous, ce sont des temps ignominieux qu'il nous a fallu vivre ; nous sommes amoindris en nombre, et en foi mutuelle, en amour, en espérance, mais faisons contre mauvaise fortune bon coeur ! Oh ! c'était le » courageux président *
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Jegyzet i.e. : Kálmán Tisza (1830-1902) — quoique ironiquement (» N.d.l.R. «)
"> « du » centre gauche « ! Déposer les armes alors et aujourd'hui, l'acte est le même, seules les personnes changent ! Vision ignominieuse, dont se détourne en rougissant tout vrai Hongrois, qui n'a pas pour accoutumé d'interpréter selon la mode le caractère sacré de la parole donnée.  
  Nous avons peu de ténors, dit quelqu'un, préoccupé.  
  Allons, allons. N'en faisons pas tout un plat. Puisque nous aussi, nous disons que l'amour de la patrie est une belle chose. Qu'est bel et bon tout ce que veut le Parti de 48. Mais si on ne peut l'obtenir ! Cette mère qui étouffe son enfant d'un trop grand amour, si elle peut être sauvée devant Dieu, est quand même coupable devant les hommes.  
  Nous, nous sommes des hommes.  
  S'ils aiment la patrie, qu'ils cessent de chercher chicane à ceux qui ont sacrifié leur point de vue à son bien-être : qu'ils les laissent travailler, et ne rendent pas plus pénible leur oeuvre difficile, dont euxmêmes sont incapables.  
  Nous sommes les » stille Gesellschafter « d'une seule firme.  
  Ayez la bonté de croire qu'en fait de liberté politique personnelle, on ne peut imaginer liberté plus grande que celle que nous avons chez nous. Car que ne nous permettons-nous ici? Tout. On peut traiter de fripouille n'importe quel homme d'État, on n'a même pas besoin de cran, tout homme peut fanfaronner là où il sait que pas un chien n'aboiera !  
  Et certes, dira celui qui réfléchit, là où même un homme capable de ce genre de logique est en liberté, il y a vraiment une grande liberté.  
  J'ai vu Szilágyi aujourd'hui, et je peux vous dire que son front n'était pas serein. Il va parler. — Szilágyi est en maillot de corps, dit-on en pareil cas. — Il aura peu de fougue, de coloris ; mais il sera redoutable, celui qui dispose d'une grande influence, car de sophismes il tirera des conclusions à sa fantaisie. Il excite son parti, il brise l'adversaire ; vif et précis comme un vautour. Il ne cesse de piquer ou de frapper du bec. Il attrape à la volée un poulet mamelouk et le laisse retomber de haut. Holà, sa silhouette puissante, son torse bombé, sa tête léonine ! Il est grand, indépendant, hardi et libre, lui, comme il sied à la conscience de la nation. Et lorsque le soir, fatigué, en compagnie amicale*
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Jegyzet dans un salon privé de l'archiduc István
, la conversation s'épuise et que survient le silence angoissant, bien connu, fréquent dans les dîners en ville, tel un aigle guettant sa proie, il apostrophe Darányi : Mon cher Náczi, affirme quelque chose. (Ce qui signifie : mon cher Nâczi, tu peux bien affirmer n'importe quoi au monde, ça m'est absolument égal, je démolirai ton affirmation en un discours d'une heure, plein d'intérêt et d'agrément.)  
  Tout là-haut, Apponyi réfléchit. Mon maintien est tranquille, mes gestes sont mesurés et plastiques, mon exposé est fluide et transparent, je suis expert en modulations, et je groupe mes idées de façon variée. Je me suis forgé une langue élégante, raffinée, quoique un peu incorrecte. Je suis brillant, ganté, distingué et cérémonieux; je suis aussi à la mode, un mot magique de moi déclenche une avalanche de fleurs à la galerie, j'ai soigneusement préparé et ciselé mon discours — dans l'opposition on a le temps pour ce genre de choses —, les murmures flatteurs ne semblent pas m'échauffer si peu que ce soit, je reste toujours calme, froid, mon long visage blême ne s'enflamme pas, mes yeux ne jettent pas d'ardentes étincelles, seules mes vastes narines semblent palpiter plus vite, et le crayon court plus rapidement dans ma main — pourtant la génération d'orateurs imite mon grand et talentueux adversaire, Tisza... Inconcevable.  
  Car il est aisé d'imaginer qu'une nombreuse société imite les atours, gestes, port de voix, port de tête de la plus charmante, la plus raffinée des jeunes femmes, rien d'étonnant à cela ; mais si une femme pas très jolie, voire passablement fagotée, éveille à la ronde le désir de lui ressembler, alors il faut qu'elle ait un tempérament extraordinaire et d'autres grandes qualités.  
  Le soleil entre en tintinnabulant par une fenêtre, s'enfuit par l'autre comme une sorcière, pfuit, zouh, et nous, ses compagnons, ne sommes ni à l'extérieur ni à l'intérieur ; vacillante, la voix de Kornél Ábrányi s'élève : Le passé ne peut mourir, l'avenir ne peut naître. Nous avons déjà un pied dans les allées qui convergent vers les bancs de la promenade Élisabeth, que nous parviennent encore de petits branlebas, des chuchotements. Szilágyi intrigue. Szilágyi brigue la présidence. Le regard bleu pur, catholique d'Apponyi cille, mais il dit avec objectivité : Oh, non. Chez lui, la lumière est plus forte que l'ombre, les grandes qualités l'emportent sur les petitesses. Le comte laisse traîner ses longs doigts » pianistiques « le long du mur. Il les regarde, comme s'il y avait de la poussière dessus. Jouant vivement de la prunelle, il cherche un auditoire. Vous savez, dit-il non sans réserve, il aurait pu trouver en moi une véritable, profonde, durable amitié. Peu avant sa mort, il a dit avec beaucoup d'émotion qu'il regrettait chacune des années pendant lesquelles il n'avait pas été en bons termes avec moi. Ma foi, je les regrette moi aussi. Dans une atmosphère contaminée prolifèrent nécessairement insinuations et calomnies sans fondement. A cause de cette poussière supposée ou réelle, il frotte son pouce contre son index, comme lorsqu'on fait le geste signifiant » argent «. Tisza spécule sur les défauts de la nation, voilà pourquoi il est si fort, alors que moi, j'aimerais aiguillonner ses qualités.  
  Mais déjà nous nous extasions sur la promenade Élisabeth ! Toutes ces nounous ! Oui-da, il y a plus de grenadiers que de nounous ! Pfouh, parole, pour ce qui est de s'extasier, c'est Tádé Prileszky le plus doué : son grand front rayonne, et une lueur s'allume dans ses yeux — quand il veut.  
  Les murs sont peints aux couleurs nationales, au milieu de la salle, les armes de Hongrie et de Transylvanie, à côté d'elles sont accrochés d'un côté le portrait de Kossuth, de l'autre celui de Deák : ce dernier, peut-être pour qu'il s'émerveille de ce dualisme heureusement réalisé. Aux tables, des serveurs hongrois servent des mets hongrois, l'éther est rempli d'interjections hongroises. — On peut voir les plus beaux préparatifs pour les illuminations à l'hôtel Hungaria, à l'Hôtel de Ville et à la synagogue de la rue Dohány, où l'on peut lire en hébreu et en hongrois » vive la patrie ! «. Une dame juive sort de la synagogue. Oïvé, le corset la serre. Moritzel, du bist übertroffen. Où ça? Où ça? À la Bourse. À cette heure? Eh oui : au bal de l'OEuvre des dames israélites... Qu'on attache noeud gordien à ta cou ! Que ta femme, elle fasse grève pondont trois mois, et te commonde vingt heures distraction ! Qu'on te donne titre et que ta devise, elle soit : feu moi.  
  À quoi bon la morte-saison ! À quoi bon réduire les belles dames de la haute aux visites ! Dès que la parure de la nuit, garnie d'étoiles de gaz, recouvre les capitales jumelles, elles jettent la gourme diurne et montrent leur véritable visage, qui est si ensorcelant, tellement enchanteur pour les ardents coeurs patriotes.  
  On danse à coeur joie la polka, le galop; les philistins, les pères conscrits et les demi-mondaines, en un tourbillon compact, les exécutent à une vitesse vertigineuse. Oh, les demi-mondaines ! Il y a là Miss Turtin, Lillancs Mányoki, il y a là Anne Pépita, Tilli Fehér, qu'il est de bon ton d'embrasser une fois, à n'importe quel prix ! Voilez-vous la face, vierges pudiques, et détournez vos yeux de ces lignes. J'écris sur les femmes, mais non pour les femmes.  
  Non, car que s'est-il passé ? Vilma, la belle brune, a décousu sa robe et ses jupons sur un côté, Dieu seul sait jusqu'où, et celui qui lui a donné son bulletin (car chaque homme a reçu un bulletin de vote avec le billet d'entrée) a eu le droit de plonger sa main dans la poche magique. Le bruit de cette astucieuse invention a couru comme une traînée de poudre parmi les nobles légions masculines, faisant naître des chuchotements. Comment, la Vilma? On peut donc y plonger la main tout entière? Adorable trouvaille. Et les hommes, qui étaient aussi expérimentés que les femmes chez Balzac, coururent s'en remettre à Vilma. Cela créa une véritable bousculade autour d'elle. Fi donc, quel goût, ce Budapest.  
  Andrássy le vieux aime à dire avec son débit heurté, mi-plaisant, misérieux : Il n'est pas rare qu'une femme de chambre blonde vaille mieux qu'une reine brune ; et de tapoter la joue de la jolie servante. Gyula, Gyula, l'admonestons-nous révérencieusement.  
  Des démons au visage angélique bondissent autour de toi, boivent du rhum, du vin, des yeux flamboyants te font des clins d'oeil, des lèvres tentatrices, fardées de rouge, t'envoient des baisers, dans la salle de bal résonne une musique frivole, les dames sautent sur leurs pieds, et se ruent dans la danse qui étourdit l'âme et les yeux. En avant ! Vivent l'ivresse et la damnation ! Ta danseuse se colle à toi, dans le grand tourbillon sa jupe s'envole jusqu'à ton épaule, et les jambes de ta danseuse te parlent, prometteuses, de ces joies dont tu t'es fait l'esclave. Encore une étreinte, et puis tu la lâches n'importe où, tout alanguie, sans la reconduire à sa place. Grand nigaud, Mistvieh ! Au moins, qu'il me paie le fard qu'il a léché sur ma figure  
  Ah, et puis le cirque Renz ! (Je le fréquente assidûment.) Ici, le bruit et le martèlement des sabots sont assourdissants. Sonne la musique et résonnent les cors — et les femmes ne sont belles que nues. Retentissent les applaudissements et les acclamations. Flóra galope sur un fougueux destrier, telle une déesse sur la piste. Les yeux de la foule enivrée s'attachent à ses appas. Que d'attraits, que d'agréments! Lorsqu'elle s'incline sur l'encolure de son destrier, et que sa jupe d'or en s'ouvrant se transforme en ailes, je sais que les anges aimeraient changer leur apparence pour la sienne. La pompe fastueuse que déploie le corps de ballet ravirait les Parisiens eux-mêmes ! Que dire de nous, humbles Budapestois? Elle nous fait perdre l'esprit.  
  La belle Katinka Renz — hélas — n'est plus ; et Óceánia non plus n'est pas revenue. Pourtant, jadis, elle a connu de beaux jours ici. Le comte E. B., pour un sourire d'elle, lui avait envoyé une parure de vingt mille forints. Et l'on dit que l'affaire en resta au sourire. Le comte ne lui suffisait pas. C'était un prince qu'elle attendait. Et de fait, elle eut un prince. Naturellement, c'était un prince russe. Il l'a quittée. Les princes russes sont comme ça. Pauvre Óceánia. Aujourd'hui, elle est la maîtresse de quelque pauvre marchand en Amérique, et porte des bracelets en toc.  
  Mais passons à une autre curiosité : la fille de quatre quintaux, née en Alsace, qu'on montre à Buda pour deux sous et un pourboire équivalent. Un vrai spécimen de choix. Son mollet est aussi épais que la taille du père Sramkó. Excellent parti! Chaque jour, elle rapporte 50 forints. Je la recommande au fils Béla ! Au fait, combien d'impôts peut-elle payer ? Je dirai à Bakcsi d'interpeller le ministre des Finances à ce sujet. Maintenant qu'il est dans le » bain «. Je veux dire, pas le ministre des Finances, Bakcsi.  
  Quant à l'officine de Sáfrány, dans la rue Úri, c'est toujours le lieu favori de badaudage du public mi-élégant que nous formons. Un bon mot ! Charmant ! Ce Pepi est spirituel. C'est la cohue devant la vitrine où les dames aux plus beaux visages sont exposées aux regards — bien sûr, pas les originaux, seulement les photographies. Un homme un peu sérieux, bien sûr, ne trouve nul amusement dans ces choses. (Moi, par exemple, je peux voir un million de visages, je persiste à tenir Laura Helvey pour la plus belle.
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Jegyzet
)  
  Ah, charmant! les faubouriennes me plaisent... ces deux-là, comment déjà, quels noms, mon ami, quels noms! Aha, Erzsi Fluck, Malvin Kelemen, Gizella Abafi... Vivent les faubouriennes ! Oh, ah ! Après tout, ce ne sont que des filles ! Des yeux de Szegedine *
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Jegyzet des yeux de Szeged ! (= les yeux des filles de Szeged !)
! Gaillardes histoires de Zoulous. Ah, mes chers amis... mon Dieu ! Les plus grandes inventions du siècle sont le foulard à pois et les bas mouchetés ! Aujourd'hui, j'en ai acheté une douzaine chez Brachfeld...  
  Quant à Maître Sramkó, il a fait accrocher dans son bureau une grande peinture à l'huile représentant une femme nue (au grand dam de toute la morale déclinante, car la morale déclinante aime à se couvrir devant autrui de la mantille virginale).  
  On peut voir — même si ce n'est pas chez le père Sramkó — le nouveau tableau de Zichy. Le gouvernement a vraiment bien fait les choses, lorsqu'il s'est fixé pour but la création d'un tel tableau. Pour imputer cela à notre propre parti, nous sommes assez indépendants. Cette scène triste, mais d'un effet sublime, ne perdra certainement jamais son intérêt tant que les Hongrois seront hongrois..., mais nous pensons que Zichy a eu grand tort de se soumettre à la vision artistique au détriment de la vérité, car il aurait fallu fonder l'effet du tableau non pas tant sur la conception artistique que sur la réalité suffisamment extraordinaire en soi.  
  En dépit de cette conviction, nous ne sommes pas de ceux qui trouvent judicieux de restreindre la licence artistique, car si Zichy avait dû peindre la vérité toute sèche, alors, à la place des deux anges, il aurait fait don de deux tendres (!) gardes du corps à la brillante assemblée.  
  Mais qu'il nous soit quand même permis de regretter, dans l'intérêt de toute la littérature, que les pamphlets des jeunes écrivains ne représentent pas autre chose, par leur ton et leur rudesse, que » l'enlisement dans le bourbier «. (Grimm et Horovicz.)  
  Puisse la nation n'avoir qu'une oreille et qu'un coeur. Et puissé-je être la voix qui s'insinue dans ce coeur et cette oreille, et s'y enracine. N'ayons pas peur des mots : une instinctive attirance lie les Hongrois à Kálmán Tisza
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Jegyzet
), même alors qu'ils le soupçonnent d'avoir abandonné ses principes, manqué à ses promesses, et pensent que son compromis avec l'Autriche est un coup sensible porté au bien-être matériel du pays. Ils l'insultent, peut-être même le haïssent-ils — et pourtant ils lui sont attachés.  
  Ils lui sont attachés. Et la nation préfère demeurer dans sa réserve indifférente ; elle se garde bien de se laisser prendre dans le flot de la vie politique, elle se tait, et ce n'est que chez soi, dans le cercle des siens, ou au casino, qu'elle insulte le premier ministre et son parti. Elle lit les journaux, acquiesce ici et là, quand » le Journal «, » l'Opinion publique « ou » le Peuple de l'Est « déchirent à belles dents l'honneur de Kálmán Tisza, ou quand Samu Róth écrit un article spécialisé sur » La modification de la répartition des océans « ; pourtant, la nation ne se comporte pas avec cette franchise qu'elle met d'habitude à porter des jugements réprobateurs. En cela se manifeste le sobre instinct politique de la nation hongroise, qu'on ne peut lui retirer.  
  Nous pratiquons une politique sentimentale : nous croyons aveuglément et soupçonnons aveuglément ceux en qui nous croyons. Car notre âme est semblable à un lac de montagne
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Jegyzet
. Notre confiance est d'une profondeur sans limites, nos soupçons faciles se déchaînent en tempête, et le lac s'apaise ensuite, le miroir de l'eau redevient uni, sa profondeur est de nouveau insondable.  
  Aujourd'hui, les flots de calomnie se sont apaisés, le lac de montagne est de nouveau pur. Car tel est le sort de toute politique sentimentale. Souvent, un poncif suffit à nous jeter dans l'ouragan. Il est vrai qu'avec le temps, les soupçons s'endorment, l'ancienne confiance revient, et celui qui avait des soupçons ne rougit même plus, car il se persuade qu'il ne fait que redire ce qu'il a entendu d'un autre, sans avoir cru à ce qu'il disait.  
  Personne ne rejette Tisza du coeur de la nation, de même, lui ne rejette jamais la nation de son coeur. Car enfin, la politique de Kálmán Tisza, malgré tout, n'est que la politique de la nation hongroise, et s'il s'en trouve pour refuser de marcher à ses côtés, ceux-là ne pourraient pas davantage rallier l'une des oppositions existantes, car seule la politique de la nation hongroise peut forger une opposition à la politique de la nation hongroise.  
  Nous ne sommes pas partisans des poncifs, ni des discours vides, brillants, nous n'aimons la liberté que si elle suit sagement son propre cours, et ne se permet pas de vagabonder comme un fleuve torrentueux, dont les flots, certes, coulent hardiment et majestueusement, mais menacent à tout moment de rompre les digues. Les nations, si elles n'ont pas le droit d'être outrecuidantes, doivent avoir de l'amourpropre, de la dignité et une certaine mesure : car c'est de leur combinaison que naît la force. Il est vrai qu'une telle force nationale n'est souvent, pour ainsi dire, qu'une illusion d'optique, une apparence : mais, dans certaines circonstances, l'apparence n'est pas à dédaigner, car elle est l'ombre de la réalité. Et là où beaucoup voient l'ombre, il faut bien, ma foi, qu'il y ait aussi le corps.  
  Le pape calviniste, passé maître en logique à faire dresser les cheveux sur la tête, le sphinx, le Grand Moghol, le tartufe, l'écolier déluré, le Méphisto hongrois, le cabotin à la » conscience de fange «, sort de la Salle du Conseil, sur le seuil, il tire une cigarette de son étui, et s'empresse de demander du feu au premier fumeur de cigare venu, chemin faisant, il s'occupe des affaires du pays ; il aperçoit Csávolszky. Où avez-vous pris l'information, monsieur le rédacteur, qu'on fortifie Budapest, je puis vous dire qu'elle est tout à fait dénuée de fondement.  
  Il boitille dans le couloir avec sa cigarette qui jette des étincelles, il cherche Csernátony des yeux. Et en se promenant *
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Jegyzet * Aldzsi Beöthy raconte : Sous Tisza, le terrain était si glissant que, quand il faisait un pas en avant, il en faisait toujours deux en arrière. En pareil cas, étant diplomate (?), il devait s'arranger pour faire demi-tour et se diriger du côté qu'il ne voulait pas, afin d'arriver là où il voulait.
, il a parlé chemin faisant à six ou sept personnes, qui semblent toutes entrer en action après avoir pris langue avec le premier ministre. Comme si, où qu'il aille, partout il relançait d'un mot ou deux des affaires en suspens et des embrouilles. Il a du temps pour tout, il remarque tout. Quelque vieux mamelouk affamé se faufile-t-il avec précaution au vestiaire ? Tu ne vas tout de même pas t'en aller, Pali ? dit Tisza avec sa simple, sèche amabilité (à supposer, bien sûr, que le mamelouk s'appelle Pali). Le mamelouk s'incline devant cette amabilité, et il s'assoit dans quelque fauteuil de couloir avec la ferme intention, s'il le faut, de n'en plus bouger jusqu'à Pâques. Il serre la main à Helfy, dans ses moments d'insouciance, il envoie des piques même à Imre Szalay, il demande aux galants si le bal de l'Opéra a été un succès hier, il interroge Wahrmann sur la situation du jour à la Bourse.  
  Boldizsár Horváth (» mademoiselle Bódi «, comme l'appelait dans le temps le cynique Lónyai), Boldizsár Horváth — que nous serions tentés d'imaginer en homme triste, solennel, dont l'âme arpenterait sans cesse des régions élevées —, peut, à notre surprise, être le plus aimable causeur qui se puisse imaginer, et il n'est point de vieux marquis français égrillard qui sache divertir ses hôtes masculins de façon plus raffinée, plus leste ; Boldizsár Horváth — dont la carrière, du reste, forme un tout harmonieux —, tandis qu'une larme perle à ses yeux d'un bleu encore pur, répète à plusieurs reprises : L'essentiel, c'est le vent de libéralisme. L'essentiel, c'est le vent de libéralisme. L'essentiel, c'est le vent de libéralisme. Ce qu'on insuffle. Le reste est accessoire. Finalement, Tisza cherche Csernátony jusqu'à ce qu'il finisse par tomber sur lui, d'autant plus que Csernátony, lui aussi, le cherche. Les deux hauts-de-forme disparaissent dans une confiante proximité...  
  Irányi va parler (il crée une société de vertu et déclame ses nobles chria), Ugron va parler (il fait de violentes sorties, par hygiène, pour transpirer un peu), Szilágyi va parler (il analyse, dégage, argumente, relie, rompt, brise), Apponyi va parler (sérieux, majestueux, de ses enjambées puissantes et régulières, il parcourt sa » promenade des Anglais «, il trouve sur sa route des fleurs, mais en quantité modique, aussi bien que des épines, mais seulement pour la décoration), Tisza parle, casse les oeufs de l'adversaire, mais n'en fait ni oeufs brouillés ni omelette pour en garnir son rôti. Il se contente de les casser. (Mathurin Laglande dit : c'est un mensonge. Nous aussi, nous disons la même chose que Mathurin Laglande. Et toute la Chambre, petits et grands, sait bien que c'est un mensonge... mais l'a quand même voté. Et personne n'en rougit. Que faire? Déposons la plume.)  
  Honorables députés ! (On vous écoute ! On vous écoute !) Prenant la parole après les débats qui ont épuisé l'important sujet mis sur le tapis, et après les attaques venues de tous côtés, je juge nécessaire de faire avant tout deux remarques préliminaires.  
  La première, c'est que je ne puis accepter l'accusation que plusieurs ont portée à l'encontre de ceux qui défendent les propositions à la Chambre, à savoir que ce qu'on dit ici pour défendre les propositions n'est pas opportun, car cela sert non les intérêts des Hongrois, mais ceux des Autrichiens. Je ne puis l'accepter parce que, d'une part, du point de vue de l'alliance conclue, je considère qu'il existe un intérêt réel des deux côtés, et je ne puis l'accepter, d'autre part, parce qu'il est impossible d'exiger en toute équité que — alors qu'on attaque certaines propositions : en ce moment même, pendant qu'elles sont soumises à la Chambre — ce qui doit et peut être dit pour les défendre ne puisse être dit ; bien plus, je considère que, quels que soient les points de vue, la nation elle-même a pleinement droit à ce que la question soit traitée sous tous les éclairages. Et le gouvernement aussi doit avoir le droit de le faire, car si, par malheur, une fois les propositions repoussées, le pays se retrouvait dans une situation désagréable, ce serait justement le gouvernement qu'on accuserait d'en être cause, parce qu'il aurait manqué d'avertir la Chambre et la nation des conséquences possibles. (Approbation au centre.)  
  Et justement parce que je suis convaincu de ces choses, je ne puis pas davantage accepter que, si pour notre part nous indiquons les conséquences possibles du rejet des propositions, cela soit pris comme des menaces, de l'intimidation ; car si ce n'est ni des menaces ni de l'intimidation, mais la légitime justification d'une opinion que vous, bien qu'à tort, mais je le crois, selon votre conviction, exprimez chaque jour, à savoir qu'avec ces propositions, la Hongrie court à sa perte matérielle, spirituelle, politique (agitation à gauche), alors, de la part de ceux qui voient les choses autrement, qui ne peuvent les voir comme vous, ce n'est de fait ni des menaces ni des pressions, mais c'est l'arme de la légitime justification que d'indiquer en retour les périls que nous pensons devoir survenir en cas de non-acceptation. (Agitation à gauche.)  
  J'irai plus loin, honorables députés, je me prive d'une tâche fort aisée et fort distrayante (Dites toujours !), je me prive, dis-je, du plaisir de confronter une des thèses d'une opinion minoritaire avec une autre (Dites toujours! à gauche). Pourtant, daignez croire que ce serait facile, profitable et distrayant (Dites toujours ! à gauche), car trouver autant de contradictions dans un travail remis en une seule et même journée, je ne crois pas que cela puisse se reproduire avant longtemps (Dites toujours ! à gauche). Si vous le souhaitez, je le ferai une autre fois ; à présent, je voudrais parler d'autre chose.  
  En ce qui concerne les attaques personnelles, je n'y répondrai pas. (Vive ovation au centre.) Je ferai cependant remarquer à ceux qui, au cours de ces attaques personnelles, ont souligné à plusieurs reprises combien valait mieux l'absolutisme, ledit système Bach *
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Jegyzet Johann Sébastian Bach (1685-1750), pardon, Alexander Anton Bach (1813-1893).
, je leur ferai remarquer que quant à moi, j'espère, mieux, je suis convaincu que notre patrie — et peut-être eux-mêmes ne soupirent-ils après elle que parce qu'ils pensent de même — ne connaîtra plus jamais pareille période ; mais si elle revenait, nous verrions des modifications fort curieuses dans les positions ! (Rires et ovation au centre.) En 1850 et pendant ces années-là, la plupart de ceux à qui aujourd'hui aucune liberté ne suffit — il y a quelques exceptions — ont séjourné soit dans le Numerosicher, à l'étranger, soit ici, au pays, mais si bien cachés qu'on ne pouvait même pas entendre prononcer leur nom (ovation au centre, agitation à gauche), pendant que nous, eh oui, nous qui aujourd'hui préconisons la modération, qui conseillons de nous contenter d'une liberté proportionnelle au degré possible de réalisation, nous, eh oui, en ces temps où cela nous exposait, nous ne vivions pas si discrètement cachés (C'est vrai! parfaitement! au centre), et croyez que si ces temps revenaient — qu'ils ne reviennent pas, et ils ne reviendront pas —, tout se passerait à nouveau de la même façon pour vous et pour nous. (Agitation à gauche, approbation au centre.)  
  Cela aussi se paie, que nous construisions dans une conjoncture de paix. Nous progressons facilement, quasiment sur des rails. C'est sur ce terrain qu'a germé la thèse que, chez nous, tout marche comme sur des roulettes. Ces succès, nous les avons nous-mêmes exagérément soulignés plus d'une fois, nous nous sommes vantés, et ainsi, nous avons nous aussi contribué à créer l'impression que maintenant, partout on tue le veau gras, que chez nous, maintenant, tout marche comme sur des roulettes, et que dorénavant nous pourrons mener une vie de pachas. (Applaudissements.) Pourquoi une telle atmosphère est-elle dangereuse ? Une telle atmosphère est dangereuse parce qu'on brouille la vue du peuple, on l'empêche de reconnaître ses ennemis, on le berce de discours trompeurs sur la faiblesse de nos ennemis, et l'on diminue la combativité du peuple. Je fustige énergiquement toute manifestation d'autosatisfaction, d'émerveillement béat, tout étalage de résultats fictifs ! (Applaudissements rythmés.)  
  Moi, j'en tiens pour la démocratie, le progrès démocratique graduel, et rien ne peut me détourner de cette voie, pas même ce que j'ai entendu hier dans la bouche d'un député, sur quoi je reviens encore, et que je considère non comme l'exposé des conséquences de la démocratie, mais comme une diffamation de la démocratie (vive approbation). Je ne m'engagerai pas dans des débats théoriques sur des principes, je me bornerai à soumettre à monsieur le député une seule citation, une citation que je tire d'une lettre d'un grand écrivain politique connu dans le monde entier : Tocqueville : Mon ami — Tocqueville écrit à l'un de ses amis —, ne discutons pas là-dessus : la démocratie peut-elle être dangereuse pour la liberté, ou est-elle souhaitable? Ce n'est plus un principe théorique, il est vain d'en discuter, c'est un fait ; notre tâche n'est plus désormais d'examiner s'il est mieux, dans l'intérêt de la liberté et de l'État, que la démocratie ait été instaurée, mais notre tâche est de diriger la démocratie de sorte qu'elle tourne à l'avantage de la liberté et de l'État. (Ovation vive, prolongée.)  
  Cela dit, en ce qui concerne notre sujet : moi, je ne regarderais pas comme un échange satisfaisant de risquer un préjudice financier concret contre un gain espéré. Mais qu'il y ait une relation logique entre les choses, en témoigne le discours de ces messieurs les députés, qui connaissant les prémisses, connaissant les conditions, ont été conduits par la logique même à provoquer 40 à 42 % au lieu de 30 % de quota.  
  Et qu'en ressort-il ?  
  Il en ressort d'une part qu'en ce qui nous concerne, la compensation n'est pas totale, mais n'existe qu'en partie dans les conditions que je viens de mentionner, et d'autre part, je l'affirme tout à fait résolument, il en ressort aussi qu'est sans aucun fondement le bruit qui a de nouveau couru de l'autre côté, à savoir que la Hongrie paie 30 % et jouit de 50 % des droits, alors que la Hongrie paie 30 % en numéraire, et le complément en avantages procurés par le territoire douanier commun.  
  Je m'empresse d'ajouter que nous considérons comme incomparablement plus important que les réglementations le fait que se développe et se renforce l'atmosphère de conscience et de discipline, qui par elle-même stigmatise les négligents, les paresseux, les tire-au-flanc, et dans laquelle les manquements à la discipline, les absences injustifiées, la production de médiocre qualité sont une honte et une infamie.  
  Monsieur le député Nándor Horánszky a encore eu l'amabilité de dire que le premier ministre avait traîné la nation dans l'humiliation. En effet, notre rapport ne serait pas complet, si nous passions nos difficultés sous silence. Le chemin qui mène à la victoire n'est pas bordé que de succès, mais aussi de difficultés. Chez nous, à la suite de la sécheresse de l'année dernière, la récolte de fourrage a été mauvaise, ce qui s'est répercuté sur tout notre ravitaillement. L'ennemi de classe
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Jegyzet
, le koulak, le spéculateur montent aussitôt à l'assaut dans ce domaine (nous avons pu en faire l'expérience, par exemple, quand une partie du pain a bruni — sans que sa qualité en ait été altérée...), et comme nous n'avons pas été assez vigilants à temps, cela a accentué nos difficultés qui, nous le savons, sont transitoires, et que nous résoudrons immédiatement et durablement. De même que le succès ne nous a pas grisés, de même, les difficultés ne nous effraient pas.  
  Je vais vous raconter un événement concret qui m'est arrivé. Il y a quelques jours, à Dorog, un quidam m'a dit que si l'on obtenait deux fois autant de saindoux et de lard, on doublerait la production, autrement dit celle-ci serait multipliée par deux. J'ai tout de suite pensé qu'il faudrait prendre au mot (rires) ce camarade (rires).  
  Les camarades savent déjà par expérience que, si nous concentrons nos forces sur une tâche, nous en viendrons à bout. Cela concerne la pénurie de viande et de saindoux survenue à la suite de la sécheresse de l'année dernière. Les camarades peuvent contribuer à résoudre ce problème en endurant dans la discipline la brève période au terme de laquelle ce problème sera résolu.  
  Ce sont des difficultés transitoires. C'est comme quand quelqu'un quitte un vieil appartement pour emménager dans un appartement neuf. Bien que le nouvel appartement soit infiniment mieux, le temps que son locataire s'y habitue ou range son mobilier, qu'il s'habitue à ce que le nouveau seuil soit différent de l'ancien — il trébuche une ou deux fois (rires), et la vaisselle se casse plus facilement. Ça, tout le monde le comprend. Embarquez les hésitants, bavardez moins, travaillez plus, et vos affaires seront couronnées d'un succès assuré (tempête d'applaudissements rythmés, vive cannibale, à bas les éléphan- ants !).  
  Il y a quelques jours, à Zala, une jeune tractoriste m'a raconté comment on avait voulu la dégoûter de conduire un tracteur. Tu tomberas et tu te rompras les os, lui disait sa mère. Tu te tueras au travail, lui prédisait-on. Mais elle, elle disait : Avant, quand j'étais javeleuse ou que je binais, le soir, j'en avais les reins quasi rompus, alors que maintenant, quand je descends du tracteur après le travail, je sens à peine la fatigue. Dans le socialisme, je le répète, enfin la machine n'est plus l'exploiteur, mais l'aide, la servante du travailleur.  
  J'ajouterai qu'il en est de même partout dans le monde où l'on construit le socialisme. J'ai lu l'histoire de Bortkevitch, le jeune tourneur sur métaux à coupe rapide qui a reçu le prix Staline. Quand un nouveau tour est arrivé à leur usine, les jeunes ouvriers l'ont entouré, les yeux brillants, et l'ont regardé comme l'artiste regarde le nouvel instrument dont il va tirer de nouveaux sons et de nouvelles mélodies... Quand Bortkevitch a obtenu ses premiers succès en coupe rapide, les meilleurs ingénieurs de l'usine sont immédiatement venus à son aide. Ils l'ont aidé à établir sous quel angle placer la lame, lui ont donné des conseils pour l'affûtage, ont cherché pour lui la documentation adéquate, ont intéressé à la discussion les professeurs de l'École Polytechnique de Leningrad. Même à eux, il a appris des choses.  
  Plus d'un camarade a soulevé ici la question d'augmenter l'actuelle moyenne obligatoire non de 80 à 120, mais de 80 à 150. Quelques bonnes que soient les intentions qui suggèrent cette proposition, les camarades ne doivent quand même pas perdre de vue qu'il n'y a pas que des forts, mais aussi des faibles. C'est pourquoi je proposerai d'en rester pour le moment à 120, ou plutôt de passer à 120. Cela n'exclut naturellement pas que, là où la discipline, l'esprit de coopération sont bons, la moyenne monte jusqu'à 180, mais sur l'obligatoire, restons-en à 120. Je crois que c'est plus sain.  
  Notre croissance industrielle montre que la croissance de notre plan est réaliste, et qu'en dépit de tout le scepticisme et les récriminations de nos ennemis, elle est réalisable. Mais nous ne devons pas oublier le retard de 0,7 %, ni qu'en décembre, il y a sept jours fériés et vingtquatre jours ouvrables.  
  Les camarades sont d'accord avec moi.  
  L'exacte réalisation des mesures prises continuera de consolider, de resserrer davantage encore les liens de l'union ouvriers-paysans à l'intérieur de notre démocratie populaire, et continuera de consolider le front de la paix, dont nous sommes les fidèles défenseurs, et auquel chacun de nos succès confère une force nouvelle. (Applaudissements.)  
  En ce qui (rumeur à gauche) — ce ne sera plus très long — (Au fait ! Venez-en au fait!) — concerne les conséquences politiques, j'ai l'intention d'en parler très brièvement. Cependant, on doit bien s'étonner, lorsque mon honorable collègue Jókai démontre que, si ces questions ne sont pas résolues, et s'il en résulte par conséquent une situation incertaine, cela pourra influencer, ô combien, les sentiments mutuels des peuples de la monarchie —, je dis que j'étais fort étonné lorsqu'à cela, il fut répondu que c'était du roman.  
  Dezső Szilágyi : Ce n'est pas à propos de cela que je l'ai dit, c'est à propos d'autre chose ! (Protestations au centre.)  
  Je vous demande pardon, je l'ai noté, c'est bien à ce sujet que vous l'avez dit. Du reste, il se peut que j'aie mauvaise mémoire, c'est-à-dire que ce ne soit pas du roman, mais que vous ne considériez pas la chose comme vraisemblable et ne pensiez pas qu'il ait raison.  
  Du reste, je remarque en passant qu'on ne peut, du déficit ou de l'excédent de la balance commerciale, tirer des conclusions sur l'appauvrissement ou l'enrichissement du pays (approbation au centre), mais de très nombreux facteurs entrent également en jeu, et il se peut que le pays s'enrichisse avec une balance commerciale déficitaire, comme il se peut qu'il s'appauvrisse avec une balance commerciale apparemment excédentaire.  
  Monsieur le comte Albert Apponyi — je le reconnais en toute franchise : dans un discours fort beau et fort puissant — a déclaré — et en cela je suis parfaitement d'accord avec lui — qu'il était très ardu de tracer des frontières théoriques. Mais si vous souhaitez aller dans le sens du libre-échange (interruption de János Paczolay : Ce n'est pas cela !) — je vous demande pardon, c'est ce qu'une partie d'entre vous préconise, j'admets que ce n'est pas ce que souhaite monsieur le député János Paczolay. (Rires.)  
  Non seulement Nándor Horánszky, mais si j'ai bonne mémoire, monsieur Dezső Szilágyi aussi a parlé, mais pas dans ce sens, des facteurs de la législation ici et là-bas.  
  Dezső Szilágyi : De tous les facteurs !  
  Soit, de tous les facteurs. Justement, j'ai grand besoin de ce mot » tous «. (Rires.) La législation a ici 3 facteurs, là-bas 3 facteurs. Selon les mathématiques, 2 fois 3 = 6; mais chez nous, l'histoire veut que 2 fois 3 = 5; cela posé, si les trois facteurs de la législation hongroise l'ont admis, alors l'un des facteurs de l'autre législation l'a admis. Je ne commenterai pas davantage, mais on peut voir qu'en ce sens, nous sommes avantagés politiquement. (Vive approbation et ovation au centre.)  
  Honorables députés ! La chose a été convenablement discutée, chacun, je crois, a pu se former une opinion.  
  Mais si survenaient alors les maux que d'aucuns nient, mais que je prévois — qu'ils ne surviennent pas, une fois le pays engagé sur cette voie, personne parmi nous ne le souhaite plus ardemment que moi —, mais s'ils survenaient malgré tout, nous partagerions leur douleur ; pesez donc quel fut le sort de toute lutte fratricide dans la patrie, songez que celui qui dans cette patrie nous nuit, nuit à la liberté même, et que celui qui forge nos chaînes se jette lui-même dans les fers. (Un tonnerre d'applaudissements accueille la conclusion de Kálmán Tisza. Tous les participants de la réunion se lèvent. Des vivats retentissent de toutes parts. Un jeune ouvrier s'écrie : Hourra pour Kálmán Tisza ! Tous les participants de la réunion crient trois fois, le poing levé, un hourra enthousiaste. Vive cannibale, à bas les éléphan-ants !)  
  Tisza est assis dans la lumière qui filtre dans le couloir. Il se contente de battre des paupières, renversé sur son siège, tel un gigantesque serpent à sonnette qui digère. Penchant un peu d'un côté, il semble éternellement prêt à bondir, et quand il se lève ou s'assoit, il ressemble à un canif qui s'ouvre ou se ferme. Il ôte ses besicles fraîches *
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Jegyzet C'est que le premier ministre a toujours deux paires de besicles sur lui, et pose tantôt l'une, tantôt l'autre sur son nez. Un jour, il en avait oublié une chez lui (» elle est au lavage «, plaisantèrent les persifleurs), et pendant toute la séance, il n'eut pas une seule idée, et s'agita sur son siège, troublé, mal à l'aise.
, sefrotte l'arête du nez — comme font les intellectuels. Il est assis. (Asseyezvous donc avec vos mauvaises jambes, lieber Tisza, lui dit un jour l'empereur et roi.) Tel un lion superbe et généreux, l'éminent Szilágyi se rue par l'embrasure d'une aimable porte. Apponyi s'arrête court. L'astre double de l'opposition échange un salut mutuel, fougueux.  
  Mon cher ! Dezső.  
  Mon cher ! Albert.  
  Deux hoquets bizarres; dans cette pause d'une seconde où l'on cherche l'air et le mot suivant, s'insinuent et le doute et la méfiance. Mais il n'y paraît pas, les mains donnent des tapes aux épaules.  
  Après l'intervention importante et indispensable de kálmántisza mon intervention hélas est complètement déficiente incertaine obscure pseudo-scientifique discréditée sa vision géniale décisive et sage qui fait date qui tel un immense réflecteur éclaire la voie incite des milliers de gens à une oeuvre indubitablement nouvelle et énergique suivre indéfectiblement les directives de ce guide est l'unique moyen de sortir de la stagnation niaise (fortwursteln, ainsi que le dit Taaffe).  
  Lorsqu'ils se penchent l'un vers l'autre, les poils frisés, bouclés, espiègles de la barbe des deux hommes — soyeuse chez Apponyi, épineuse chez Szilágyi — s'enchevêtrent intimement, si bien que, quand leurs visages s'écartent, ils tiraillent sur leur peau d'un air pitoyable et douloureux. Ouille, font-ils. Le comte sourit avec douceur. Le camarade Brandhuber court le long du couloir. Un vent noir se lève. Apponyi s'apprête à une étreinte fraternelle ; tempérament liant, comme le sont généralement ceux de l'opposition. Niet, niet, lui lance Brandhuber. (Avec qui le comte confond-il le camarade Brandhuber? Peut-être avec Imre Hódossy, ou avec le comte Sándor Károlyi?) La main encore en suspens, à mi-chemin, il baisse la voix jusqu'au chuchotement : Il est des personnalités qui ressentent tellement la difficulté de gouverner, que cela les empêche d'être sévères pour les hommes qui sont aux prises avec celle-ci, au contraire, ils éprouvent toujours pour eux quelque secrète attirance : il en est en revanche qui ne peuvent être que des opposants; les deux types indiquent une tare personnelle. Apponyi se dirige vers l'ascenseur, il cherche la chapelle. Mamie Sári
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Jegyzet
regarde Tomcsányi. Ou alors, vous 4 êtes de l'inspection? Le jeune technicien ne comprend pas la question, c'est avec une étourderie naïve qu'il dit ce qu'il dit ; aussi bien à la dame qu'au comte errant : L'ascenseur est en panne.  
  Dezső Szilágyi saute impétueusement par-dessus la serpillière, fait irruption dans le bureau du camarade Peck. Holà, la menotte du camarade Peck vient juste de défaire un bouton du chemisier de Marilyn Monroe, et la paume ouverte a déjà dépassé la taille de la jupe dégrafée. Copain Beverly lève les yeux entre les feuilles de chou. Oui — il branle du chef comme un vieillard, on voit que le pauvre a encore compris quelque chose. Oui. La mode des dames françaises, qui supplée à leurs appas, là où quelque manque se fait sentir, avec des articles postiches. Les feuilles de chou craquent sous les dents de Giacomo. Eh oui, celles que la nature a dotées de ces appas tentateurs sont bien au-dessus des rondeurs artificielles et des platitudes naturelles.  
  Les doigts menus rampent, plaqués, et n'ont pas encore atteint le fourreau du slip, lorsqu'ils tombent sur un avant-poste piquant : quelques spécimens durs — frisés, bouclés, espiègles — de poils. Pendant que leur regard s'attarde, austère, sur les documents techniques, et que leur halètement s'intensifie, sous l'infime, mais judicieuse ondulation des doigts, la petite culotte s'écarte du ventre pas précisément plat. Par la percée ainsi opérée, avec la panique des hommes mûrs, zoups, la menotte s'engouffre. Elle recouvre la collinette citrouvée. Comme un tertre funéraire, invente Giacomo. Et copain Beverly, avec une technicité de mauvais goût : Mais où est la croix en bois? La main tâte l'humidité un peu éventée, toutefois brûlante. Enfin, Gregory Peck tourne et retourne Marilyn Monroe, tant et si bien que le voile tombe : et sont-ce là ses hanches, cette sauvage effervescence, sans transposition? Et peut-être Marilyn va-t-elle faire — de la seule façon qu'autorisent les rapports de force — ce qu'à si peu d'hommes...  
  C'est alors qu'entre Szilâgyi. Szilâgyi in floribus. Marilyn bronche paresseusement, quant à Gregory Peck, il reste sans voix ; il voudrait bien retirer sa main, mais elle reste prise dans l'élastique du slip serré comme un collet. Il tire. Tel est pris, dit l'un des conseillers économiques. Qui croyait prendre, poursuit l'autre. Âneries — Szilágyi tape du pied, et disparaît.  
  Et la porte, mecton? tonne Giacomo à l'adresse de Dezső Szilágyi (1840-1901), homme politique, criminaliste, brillant orateur. Le petit hamster hoche la tête, insatisfait. Oh, si seulement j'attrapais le tour de main. Sans doute savait-il dès le début ce qui suivrait, le cabotin. Allons, retournons la chose : ce que j'attrape, que ce soit le tour de main...  
  Le temps coule, sur les lèvres du seul Wekerle joue un sourire inamovible
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Jegyzet
.  
 
 
Chapitre VII, dans lequel et riy et ron
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Jegyzet
, ça ne tourne pas rond
 
  Arrive la chic Marilyn Monroe. Son diplôme d'économie ne pointe plus le nez : sa bouche rougit : fard et sang riches. Tomcsányi, retranché derrière la littérature spécialisée, les coudes sur la table, chantonne mélancoliquement. Ne soupçonne-t-il même pas que le chemin de la fille la conduit ailleurs ? En haut. Le garçon, apathique, se met à griffonner un bloc-diagramme. Dehors, l'air de l'après-midi frémit au-dessus de la gare de l'Ouest. Le peuple libéré qui construit son pays apprend et aime à chanter. La voix d'airain d'Imre s'élève. Il a commencé par une description de la nature :  
Un immense printemps des eaux une débâcle
Qui va dans tous les sens s'égare et se confond.
 
  Sur la scintillante toile de fond, apparaît maintenant une belle image :  
Reprend sa route on ne sait trop par quel miracle
Puis s'arrête à nouveau dans les terrains profonds.
 
  Le Bureau fait silence. En suspens, ils sentent la sincère douleur du jeune homme. Ils s'ennuient un peu. (Est-il possible d'éviter que les moments de stagnation alternent si brutalement avec ceux du travail de choc, et tout cela : dans l'ambiance panique de l'avalanche menaçante : la pénurie de matière première?) Mais tout cela n'est que l'arrière-plan du tableau, d'où se détache la travailleuse fière de son travail :  
Il dit que l'ouvrière n'est pas solitaire
Elle qu'on n'a jamais vue se lever en chantant
Sans que cela fît aussitôt sur la terre
Les avalanches d'un printemps.
 
  Marilyn Monroe en a le souffle coupé. Allons donc ! Tomcsányi, cet être qui vivait exclusivement pour son travail, dont la vie, pour ainsi dire, roulait entre deux instructions vides et un cycle infini, à présent, ce Tomcsányi aurait ouvert les yeux? Et c'est elle qu'il aurait vue, Marilyn ? Mais dans la chanson apparaissent ceux qui ont créé la vie nouvelle :  
Les lèvres et les blés d'un même chant vont bruire
Oh le piétinement des foules au matin
Choisis peuple choisis ceux qui vont te conduire
Et la juste parole et le geste certain.
 
  Le garçon chante, chante pour lui seul, presque livré.  
Il se fait des chantiers des villes de baraques
Y viennent de partout main-d'oeuvre à bon marché
Bunuel l'Espagnol Bezerédj le Magyar
Les gens on ne sait d'où comme ceux du clocher.
 
  Le chant, parti du grave, est monté jusqu'à l'aigu, plein de tension intérieure, d'un mouvement calme, mesuré — jusqu'à la rapide envolée. Les accords sonnent de plus en plus pleins, pour s'épanouir largement à la fin de la strophe. Il faut réellement interpréter ce chant comme indiqué au début de la partition : « Avec dignité. »  
  Le temps de partir et de revenir, Marilyn tend à Imre un bon morceau de tourte aux pommes. C'est maman qui l'a faite. Les fortes, jeunes dents blanches du garçon jettent un éclair railleur. Sigma i va de un à ène, dit-il à voix basse en déchiquetant la tourte. (Une personne d'esprit vif pourrait intervenir ici : toute tâche maximale peut être ramenée à une tâche minimale ! C'est vrai. Mais enfin, l'amour et la haine poussent sur le même arbre, comme Laurel et Hardy. I va de un... Brrr ! Les femmes en ont la chair de poule.) Va voir là-bas si j'y suis, dit le garçon pour mettre les points sur les i. La fille croit que le garçon plaisante, et d'un mouvement des hanches fait voler le bord de sa jupe, répond avec coquetterie. Allons, gamin, regarder la feuille à l'envers. Et elle montre l'endroit auquel elle pense. Imre fait comme s'il croyait que Marilyn plaisantait.  
  Pendant qu'il fait cela, justement, entre Janka Dorogi. Ses petites nattes pendulent, blessées. Ses yeux sur Imre. Marilyn saute sur ses pieds. Oh, ma biche! Petite raclure, pense-t-elle. Mais en Imre, soudain, c'est l'illumination. Il n'est plus le type hésitant, mélancolique, flasque qu'il semblait être auparavant. Qu'est-ce qui a pu changer cela? Quelque chose de complexe. Sa voix s'élève.  
Comment notre Parti c'est demain face à face
Et l'université marchante où se marient
Dans le laboratoire énorme de la classe
La pratique et la théorie
 
  Lentement, les têtes se dressent. La pratique et la théorie, grommelle papy Tibor Tóth, mais a-t-on la permission. Janka Dorogi secoue muettement la tête. Mais rien n'arrête Tomcsányi ! Un véritable petit diable ! Trop de précaution nuit. Nous, cependant, nous construisons le socialisme. Il est déjà devant le tableau, une craie à la main. De temps à autre — pour atténuer la tension née de la joie et de la confiance, et de la jalousie qui met ses pas dans les leurs —, il porte la craie à sa bouche et tire une grande bouffée, comme si c'était un cigare, un Cuba. Sa voix est solennelle.  
  Notre pays, notre économie nationale sont de plus en plus beaux, de plus en plus riches. Plus imposants. Là où, jadis, régnaient marais, steppe ou sable, aujourd'hui jaunit le blé, verdit le maïs, s'étire le tournesol et blanchit le coton. Le ruban d'une route bétonnée serpente. Là où, autrefois, le peuple était triste, en haillons, malade et affamé, aujourd'hui, les éclats de rire et de gaieté rompent le silence de l'aube, les joues s'arrondissent, se colorent, et les gens sont gais.  
  Mais concrètement, dit András Békési, le secrétaire de la KISZ, impatient, concrètement, Imre. Imre opine, parfaitement, et voici qu'au tableau dansent les flèches, les signes sigma, voici que patinent les plus et les moins, les epsilon et les bêta. Lajos Ádám, incrédule, souffle à Tibor Tóth : Pour ça, il faut perforer 20 000 cartes. Si ça, ça ne les fait pas grimper aux murs, je ne sais pas ce qui le fera. Bunuel se balance sur un bissenlit, ajoute-t-il avec un (éphémère) cynisme (car, en petite quantité, il s'en trouve aussi). Je voudrais bien voir ça, dit le vieux en hochant la tête.  
  Tomcsányi ébauche l'avenir. Et si c'est ça l'avenir, alors l'avenir est merveilleux ! Mémoires, convertisseurs, unités périphériques s'alignant dans la salle des machines d'une propreté de pharmacie. L'éclairage aveuglant — comme si nous étions dans une salle de bal. Marilyn Monroe, émue, regarde les hommes autour d'elle. Une tranche de sa vie touche à sa fin. Békési se méprend, et lui dit combien la vie est belle et multicolore ! Néanmoins, les sages paroles du secrétaire de la KISZ sont vaines : les yeux larmoyants sont restés yeux larmoyants... Mais attention ! Il est dangereux de rêver. Le chariot du télex SL K4 s'emballe. Mains, tête, pieds de èsselkakatre ! — tel est le chant sanguinaire. Et Marilyn, .juste devant ! L'accident semble inévitable. Mais János Tóbiás surgit, sa blouse blanche s'élance, il agrippe le chariot du télex, le stoppe effroyablement. (Tomcsányi peut être content : c'est lui qui a fait la meilleure affaire : il n'a eu à s'occuper que de la tourte !)  
  Tóbiás regarde la fille comme Roméo regarda Juliette à la soirée chez les Capulet. Janka Dorogi aussi jette un coup d'oeil à Tomcsányi, pendant qu'il gesticule avec enthousiasme dans l'air chargé de poussière de craie. Jânos remarque que le chariot a quand même blessé l'auriculaire de la fille. Ce n'est pas grave — une égratignure —, mais dieu la préserve d'être pansée ici avec la trousse de secours ! La maman de János habite à deux pas de l'entrée de l'institut, que Marilyn l'accompagne, et la maman lui fera un de ces pansements... Et il aimerait bien ravir à la compagnie Marilyn qui se fait gentiment prier, l'emmener dans leur petit pavillon une pièce tout confort (+4 pièces), la présenter à sa maman. János Tóbiás est tout excité, il susurre dans le lobe de la fille, qui ouvre sur le monde de grands yeux de génisse. Tomcsányi dessine déjà des doubles intégrales (!). Tu verras, Marilyn, auprès de ma chère maman, dans l'atmosphère d'affection dont ma famille t'entourera, dans l'atmosphère de gloire et de célébrité professionnelle qu'attestent les diplômes accrochés au mur, l'armada de décorations de la brigade socialiste, ainsi que le certificat de martyre de feu mon père, tu verras, tu seras heureuse. Cette vie-là : est belle. Marilyn Monroe est heureuse. Toi ! Toi... souffle Békési, qui ne peut pas sentir Tóbiás, et peut-être aussi Marilyn le fait-elle souffrir. Mais enfin — Tomcsányi excepté, dans un certain sens — qui Marilyn Monroe ne fait-elle pas souffrir ?  
  Tomcsányi est entré dans la phase descendante de la courbe de sa pensée. Résoudre un problème d'algèbre est généralement une chose simple. Écrire une rédaction sur ses expériences de colonies de vacances est une tâche sérieuse, mais nullement difficile. Cependant, si tu joues au foot, si tu te perds en bavardages, alors — merveille des merveilles —, même le problème d'algèbre le plus simple devient insoluble, même la « rédac » la plus aisée reste impossible à écrire. Ça ne va pas tout seul. Rien ne va tout seul. Advienne : que pourra. Moi, en tout cas, je tente. Un murmure approbateur parcourt le collectif, ventre à terre, comme les cosaques le long de la Bérézina. Sans autorisation écrite ? Le visage de Tomcsányi est sérieux. Allons-y ! La main de János Tóbiás posée sur Marilyn, il psalmodie :  
Ô l'aurore Vaurore
Belle et rouge aurore
Et l'homme s'il respire et l'homme s'il existe
C'est donc qu'il vous résiste
 
  Toi ! Toi... communiste de la deuxième génération ! souffle à nouveau le secrétaire de la KISZ, puritain. Imre acquiesce. D'accord. Voilà qui est parler. Alors, en avant ! Les deux amis, Imre et András, disparaissent dans l'obscurité, se dirigent vers la littérature spécialisée. La porte du bureau est ouverte. La nouvelle de la grande tentative s'est répandue. Même l'épouse enceinte de Békési est venue de la Compta. Comme si elle avait les premières douleurs, elle a jeté un fichu sur ses épaules, et s'est rendue là où son mari se trouve à présent. À présent, elle aussi se trouve là où son mari se trouve à présent.  
  Tomcsányi tombe en arrêt devant une armoire qui est comme les autres. Il fait signe : forez ici. Le temps coule, ils marchent toujours dans des documents sans valeur. Pour une fois, ne les nommons pas par leur nom. Ça devrait pourtant être ici ! Ils travaillent désespérément...  
  Alors, brusquement, la pointe du foret — une main se tend, tâtonne sans espoir — ripe-rape, et Tomcsányi crie un tel stop que le foret s'arrête. Il se penche dans l'armoire ! Il l'avait bien senti ! Là, dans sa main! Sur le merveilleux papier pur chiffon, de minces lettres : l'étude. Tomcsânyi saisit la première feuille, court sur le palier. Les curieux la regardent, la tournent et la retournent. Franchement, il faut le dire : ils y croient sans y croire, l'étude. Marilyn, confuse, entonne une chansonnette, mais ensuite, certains se joignent à elle, et comment !  
Salut enfant du feu que les flammes enfantent
Salut à toi Parti ma famille nouvelle
Salut à toi Parti mon père désormais
J'entre dans ta demeure où la lumière est belle
Comme un matin de 1er Mai
Salut enfant du feu que les flammes enfantent
 
  Imre repart en courant, Békési se retourne, aperçoit sa femme. La jeune femme aperçoit son mari. À présent, Tomcsányi écarte une étude stérile, il a déjà bourré le trou d'explosif, et a allumé la mèche.  
  Le merveilleux savoir va maintenant s'effondrer !  
  Mais en attendant — en attendant, interdit de s'approcher de l'explosion. Attention, feu !!! Mais à ce moment-là, un dossier frémit sur l'étagère supérieure !  
  Attention ! hurle Tomcsányi, qui voit le danger.  
  Mais trop tard.  
  Un énorme jet de papier jaillit. Le flot entraîne à l'extérieur Tomcsânyi et la femme enceinte, d'autres — tels le secrétaire de la KISZ, papy Tibor, etc. — à l'intérieur. Le flot de papier torrentiel, en une fraction de seconde, sépare le mari de sa femme, etc. Le papier se déverse en vrombissant, croît, tourbillonne.  
  À l'extérieur, Tomcsányi s'efforce encore et encore de fendre le flot. On veut le retenir. Impossible. Il brandit le flambeau de l'informatique, le papier lui monte jusqu'à la taille, puis jusqu'au cou. Il peut encore voir les gens à l'intérieur ! Peut-être Marilyn Monroe, justement, ou Békési. Mais ensuite, le papier monte encore plus haut, atteint le plafond. La main de Tomcsânyi, qui tient la lampe, décline.  
  Tout est accompli
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Jegyzet
...  
 
 
Chapitre VIII
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Jegyzet
, dans lequel nous faisons comme quand nous attirons quelqu'un à nous sous prétexte de lui souffler quelque secret à Voreille, et quand nous nous sommes insinués jusqu'à son oreille, alors nous lui soufflons à l'oreille; pendant tout ce temps, nous pensons à tort que le public hongrois ne demande pas mieux que de gober tout ce qui est cru, épaisy fruste
 
  Les éléments se déchaînent, la masse de papier ne fait que croître, croître. Émergent des rescriptions, des inscriptions, des notes, de légers duplicatas de pétitions, telles des vagues moutonnantes, des études, des autorisations, des projets, des projets. Bientôt, ils grimpent sur les chaises, puis sur la table, puis étireront leurs cous (les vertèbres s'éloigneront les unes des autres — de même que les étoiles dans l'univers). Pas d'issue. À présent, plus personne ne parle. Tout à coup, quelqu'un formule la pensée informulée de beaucoup. Nous allons périr.  
  Pas de réponse. Mais on voit sur les visages, sur les visages de nombreux informaticiens vieux et jeunes, que c'est certainement ce que redoutent la plupart.  
  Ils regardent Békési.  
  Le secrétaire de la KISZ. Cependant, Békési en ce moment n'est pas secrétaire de la KISZ — c'est un homme accablé de douleur, diminué de sa moitié. Il baisse lentement la tête. Il ne sait que dire, ne sait qua faire. Sortir d'ici. Passer dans la solitude les ultimes minutes de sa vie...  
  En Marilyn Monroe sévit le désir de vivre. Et ceux-là qui parlent de mourir. Non, ce ne peut être vrai
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Jegyzet
. La vie attend, là, dehors. Ils ne peuvent mourir, ils doivent vivre ! Elle se lance à la suite du secrétaire. Elle voit son dos courbé, sa tristesse. Le secrétaire, triste? Voyons, Marilyn n'y avait même pas pensé... Que le secrétaire aussi fût un homme... Un mari — un ami — une âme sensible.  
  Elle rejoint l'homme. (Berk : Marilyn Monroe rejoint l'homme.) Et maintenant, sans contenir davantage sa terreur, sa peine, son angoisse, elle s'effondre sur l'épaule de Békési, et se met à pleurer. Békési s'étonne. Ils atteignent la rive du menaçant flot de papier. Quand la fille se trouve nez à nez avec le papier, elle pousse un cri strident : Oh ! que ta quille éclate, camarade secrétaire. C'est une très bonne chose qu'à présent Marilyn ait appelé Békési camarade secrétaire, il commence à se ressaisir. (Il puise de l'énergie dans la confiance qui rayonne de la fille vers lui.)  
  Ils s'assoient. Demain, commence-t-il, désinvolte... Mais la fille le coupe. Où serons-nous demain? Si nous sommes intelligents : nous serons dehors. Il suffit que nous soyons intelligents. Comprends-tu, fillette ?... Intelligents...  
  Intelligents ?  
  Intelligents. Il faut que nous « parlions politique » intelligemment. Tout cela, j'aurais aimé te... En d'autres circonstances... Mais à ce que je vois... Bah... Par où commencer...  
  Et il commence à parler. (Sa main, cet instrument infini, se creuse, se bombe.)  
  Papy Tibor arrive. Dès qu'il aperçoit l'armoire ouverte, il hurle. Doux Jésus, c'en est fait de nous ! Marilyn l'apaise maladroitement. Pourquoi c'en serait fait de nous? Tais-toi ! Elle approche ! Tu sais ce qui approche ? C'est la mort qui approche. On va nous sauver. Nous? On ne sait même pas si nous sommes vivants ou morts. Nous serons noyés comme des rats.  
  Et moi je ne veux pas, pas comme ça.  
  Békési. Tu me passes tout de suite la clé du hangar à dynamite. Papy Tibor, cher papy Tibor..., pleurniche Marilyn. Békési lui fait signe de se taire. Chut, chut. Ils tendent l'oreille. On entend la même chose que jusqu'à présent : cataracte de papier et, au loin, émission musicale les Amateurs de beat. Békési sourit. Marilyn, tu entends? Marilyn n'entend rien. Ou... Oui. J'entends. Chut. On entend nettement. Chut. Oui. Nettement, camarade secrétaire. Quoi? De quoi parlezvous? Janis Joplin? Chut, répète Békési. Les pompes. Et... chut... les perceuses?... chut... les perceuses? Les perceuses, crie Marilyn Monroe, heureuse. Ses cheveux blonds flamboient. (Même) le vieil informaticien balance entre le doute et l'espérance. Il est pris d'un soupçon. Je n'entends rien.  
  La fille, dans son désespoir, rit aux éclats. Bien sûr que non. Papy Tibor, vous avez toujours été un peu dur d'oreille. Quoi? Hum... Et après? Je suis dur d'oreille... L'informaticien reste quand même un informaticien. J'entends s'il le faut. Békési. Sur ton âme. Tu entends ? J'entends. Pouh-chi, pouh-chi, fait la pompe. Et la perceuse fait : iou, iou, iou. Quelque chose comme ça, n'est-ce pas, Marilyn? Non. Plutôt comme ça : fou-fou-fou. Papy Tibor rit maintenant. Békési cligne de l'oeil à l'adresse de la « gent féminine ». Tu « parles très bien politique », fillette.  
  Bonnes gens, le sauvetage a commencé — le vieux se précipite. Les premières, timides lueurs d'espoir poignent sur les visages. Ce n'est pas possible. Ce n'est pas ?! Papy Tibor gesticule avec ardeur. La perceuse, elle fait : chrrr ! chrrr ! Lajos Âdâm lui jette un regard narquois. Mais pap' Tibor, puisque vous êtes sourd comme un pot ! Tout le monde regarde Békési. Que dit le secrétaire. Eh bien moi, je dis, dit-il, que c'est papy Tibor qui, de nous tous, a la meilleure oreille. Ils réagissent.  
  La meilleure ?  
  La meilleure. Lajos respire avec difficulté. Son père aussi était informaticien. Et un jour, il y a longtemps... Mais laissons cela, c'est une vieille histoire. À l'époque, le propriétaire d'alors — le peuple, pour la forme — laissa son père, le laissa... Et cela rendit Lajos sceptique. Il marche sur Békési. Frappe. Vous avez menti, crie-t-il en plein visage à Békési. Vous avez menti !! Ça se déverse de toutes parts. Âdâm empoigne le col du manteau de Békési.  
  Assez de ces contes !  
  Mais la mesure est comble. Marilyn Monroe arrache l'un des hommes au corps de l'autre homme, et le tournant face à elle, gifle Âdâm à la volée.  
  Tu veux périr? Pas nous! Un cri jaillit des gorges. Vivre... Nous voulons vivre ! Bonnes gensses. Nous vivrons, dit Békési.  
 
  Le visage du camarade P-DG Gaspardmelchiorbalthazar est paisible, équilibré. Il se hâte à larges enjambées vers le toit en terrasse de l'institut, pour y prendre des mesures encore plus efficaces. Il arpente les sentiers bien battus des couloirs connus, derrière lui sa suite : les dirigeants du Parti et les directeurs économiques, la hiérarchie familière ; les travailleurs — les cadres manuels, les cadres techniques, les cadres administratifs, ainsi que les nombreux fachmann — bordent la route, chapeau bas. En guise de salutation, les pèlerines, les larges chapeaux mous, quelques borsalinos se déploient.  
  Ils voient, ils sentent la force responsable. Allez, ouste, au travail, leur crie dans la suite Péter Baittrok, dont se révèlent en pareil cas les façons à l'ancienne. Il chasse les gens comme un capitaliste — c'est le bruit qui court à son sujet. La double haie — avec un rien d'exagération : pour ainsi dire exprès — entonne un chant.  
  (tradition orale)  
Bercsényi s'en va-t-en conseil,
Mironton, mironton, mirontaine,
A sa droite une paysanne,
A sa gauche un ouvrier,
On voit voler son âme
À travers les lauriers
 
  Effectivement, un pigeon valseur d'Orlov décrit des cercles (corps allongé, étiré, mince, bas sur pattes). Un noyau mieux renseigné lance en aparté à la couche dirigeante, qui fait mine de disparaître au tournant du couloir.  
Or donné par don
Ordonne pardon
À cil qui le donne
Et très bien guerdonne
Tout mortel preud'hom
Or donné par don.
 
  Le camarade Gaspardmelchiorbalthazar se retourne. L'escorte s'arrête court. Dans sa haie, un juron étranglé retentit... ta mère !  
Envers le filz de la Vierge Marie,
Que sa grâce ne soit pour nous tarie,
Nous préservant de Vinfernale fouldre.
Nous sommes mors, ame ne nous harie;
Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre!
 
  Les gens reprennent leur souffle, battent en retraite dans leurs bureaux, la tête haute, selon l'usage. Devant le défilé, le couloir s'évase, une sorte d'entrée, ou plutôt de cour intérieure se forme. Dans les coins ténébreux, des surplus d'emballages : caisses de quelques ordinateurs (computers!), énormes lattes rugueuses, là-dedans, ces temps-ci, un groupe populeux de chinchillas rumifle. Plus haut, les couloirs circulaires offrent leurs belles proportions à ciel ouvert. Quelques jarres antiques. L'escalier impétueux s'est fissuré en un endroit, le terreau qui s'y est déposé s'est avéré fertile : un arbuste feuillu tranche sur l'aride géométrie. La compagnie, hors d'haleine, arrive à la trappe rouillée. Le camarade Brandhuber joue des coudes et, prévenant, pousse du front la plaque d'acier, puis s'écarte, et débarrasse son front de la limaille à l'aide de son minuscule mouchoir rouge cerise. Les alentours de la rampe sont décorés de jasmins résistants aux gelées, à l'odeur de fraise. Là-haut l'air lourd, musqué, les frappe. Imre Tomcsânyi se tient modestement au bord du toit en terrasse. Il se penche par-dessus la belle haie de buis touffus, voit en bas le tramway 33 rouler vers l'arrêt du pont du Travailleur d'Élite. Un appel de trompe sonne.  
 
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Jegyzet
 
 
  Mais à quoi bon l'enthousiasme, si l'air est rare, ou bien pas rare, mais de mauvaise qualité ! Toutefois, ceci ne se révélera que par la suite. Pour l'heure, c'est la prudence qui les caractérise. Ils s'étendent sur le linoléum, pour améliorer leurs chances en respirant dans la discipline. Ils se serrent contre la grande baie panoramique.  
  Maintenant, vivre est très difficile. Chacun est étendu, suit le fil de ses rêves éveillés. Békési en est le porte-parole. Ensuite... ce sera comme... Je vais vous le dire. Comme ç'a toujours été. Nous serons en cercle autour de lui... et puis... il s'adressera à nous... Alors, vous autres... c'est ce qu'il dira... vous avez rendu de bons services... dirat- il... à la patrie.  
  Marilyn Monroe l'interrompt, excitée. (Que sont devenus le rouge et la fraîcheur de la jupette rouge?) Sur quoi nous dirons... ce n'est rien... camarade Gaspardmelchiorbalthazar... rien... c'était notre devoir... camarade Gaspardmelchiorbalthazar. Non, non, dira le camarade Gaspardmelchiorbalthazar... En la découvrant et en la sortant de sa tombe de papier... vous avez fait beaucoup de bien... au peuple. Alors il commencera à prendre congé, et... Attends un peu. Avant, ce qu'il dit sur la nourriture... Oui, oui. En un mot, le camarade Gaspardmelchiorbalthazar dit... vous avez bien tenu le coup sans manger.  
  Ce n'est absolument pas sûr qu'il le dise... Lui, en prison... deux semaines, même... il a tenu sans manger. (Eh oui : ici, tôt ou tard, tout le monde se retrouvait à l'ombre : il fallait seulement être communiste, ou bien il fallait seulement être non-communiste. Ou même pas : il suffisait d'être communiste.)  
  Mais il peut quand même le dire.  
  Il peut le dire... le pâté de chevreuil, messeigneurs, le pâté de chevreuil... c'est ce que dira le camarade P-DG, fait Békési. Eh ben, tu vois, dit Marilyn. Et alors... après, il serrera la main à tout le monde... le camarade Gaspardmelchiorbalthazar. Tout d'abord à papy Tibor, tente de rire la fille, et le vieux tente de répondre à son rire. Touchante, la façon dont la fille Monroe guette le moment où viendra son tour à elle. Et moi, alors? Et moi? Toi aussi, Marilyn. Chacun... son tour. La fille se détourne pudiquement. C'est alors qu'Âdâm halète, trempapié jusqu'aux os. La peste soit de... Je ne veux pas me noyer. Aussi bien, personne ne répond...  
  Békési se lève. Ce n'est pas son tour, en ce qui concerne la permanence téléphonique. Si vous le permettez, dit-il modestement, maintenant... exceptionnellement je... Il y va. Il entre en pataugeant dans le papier, un dossier dur, nervuré, frappe ses tibias de plein fouet. Ça fait mal. Il déniche le combiné, le secoue, dit allô. Allô, allô, allô. Soudain, il se pétrifie. Oui !! Nous sommes en vie, hurle-t-il. Puis il se ressaisit. Du combiné sort une voix élégante. Are you camarade Kovâcs? Dans sa joie, Békési ne sait plus ce qu'il dit. Yèssayème. Alors qu'il n'est pas le camarade Kovâcs ! Hulloh, mon cher Kovâcs ? Tu m'entends ? Hulloh, je suis à Visegrâd, en stageation ! Je cherche le dôme de Szeged... Rassure-toi, cher Kovâcs, je ne le trouve pas...  
  Déjà ils tanguent tous autour de l'appareil. Du papier jusqu'à la taille, ils s'embrassent, sanglotent. Jamais pleurs et espérance ne s'allièrent de la sorte dans le bassin des Carpates. Békési aussi pleure, il regarde ses hommes. Bonnes gensses. Que fait-on avec l'air. Marilyn Monroe répond. Nous votons un mètre cube d'air pour fêter ça!  
 
  Le temps, aujourd'hui, est idéal. On ne peut pas dire que ce soit l'un des plus beaux, des plus chauds jours de l'automne, m'enfin par temps sec et chaud, on ne trouve pas de bon fumet ; et il n'y a ni ce brouillard épais ni cette rosée givrante en présence desquels le Soleil, venant à percer soudain, fait s'évaporer immédiatement l'humidité de surface, et le fumet avec elle. C'est le fameux temps frais et calme
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Jegyzet
, avec une température de 4 à 10 degrés au ras du sol humide, lorsque la voie est « chaude », la meute la suit comme si on la tirait par un cordon, il n'arrive guère qu'elle perde la trace, et la plupart des kills sont réalisés par un temps de ce genre.  
  On peut compter sur les meilleurs.  
  La meute se compose de 15
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Jegyzet
« couples ». Ce qui, encore une fois, est idéal. Moins de 10 font pauvre, plus de 20 sont difficiles à conduire. Le maître d'équipage est Péter Baittrok, l'ingénieur réputé. Un gentilhomme indépendant et très estimé : c'est une condition nécessaire pour devenir master. Baittrok possède également les conditions suffisantes : excellent cavalier, il connaît toutes les finesses de la chasse à courre. Un homme de sang-froid, mais qui ne met pas son opinion sous le boisseau.  
  Un jour, il a perdu son self-control. Lors d'une petite réunion intime, organisée à l'occasion de sa nomination au poste d'ingénieur en chef, Jânos Tôbiâs a demandé à voix basse pourquoi il avait fallu que le camarade ingénieur en chef décommande les nouvelles armoires et le palmier pleureur, alors que se procurer les deux avait été nécessaire et compliqué. Baittrok, dans cette situation apparemment innocente, accessoire, a tortillé sa moustache, s'est mis à hurler, ses yeux ont lancé des éclairs, son visage s'est empourpré, sa tête bien proportionnée a tremblé. Toi, crépuscule des dieux, toi ! C'est toi qui m'engueules sur ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, toi, petit faquin coquin, sur ce qu'exige le pouvoir, moi qui, à ton âge, avais le grade de sergent dans un trou perdu, même qu'il n'y avait pas de crucifix sur le mur, vu que je suis protestant?! Monsieur l'ingénieur Baittrok mugissait. Mon vieux, raconta-t-il à son neveu, les cam'rades ont honte de moi ; pour eux, je fais fagoté. Le bras droit du maître d'équipage est le premier piqueur, qui vit pour ainsi dire jour et nuit avec les limiers, connaît chacun d'eux par son nom — et eux de même. (Bah, la tâche des chiens est plus aisée !) Il est au courant du tempérament, des coutumes du gibier : c'est un homme sensé, agile, en outre il est léger, et bon cavalier. Les deux ou trois valets de limiers qui se tiennent également près du chenil connaissent la meute et s'y entendent en chiens et en chevaux, ils veilleront ici à ce que certains limiers ne se débandent pas, ne mettent pas bas, etc., etc.  
  Incidemment : il est clair que tous ces techniciens sont passablement exigeants tant du point de vue du salaire que de celui du niveau de vie, si bien que les débours individuels sont d'ordinaire plus concentrés que l'alimentation de la meute, la pâtée, la viande de cheval.  
  À l'appel de trompe, le premier piqueur se met en route avec l'un des valets de limiers ; l'autre longe un peu les halliers, pour enlever les limiers qui ont mis bas, le maître d'équipage, le camarade Baittrok, ne se met en route qu'après — et seulement derrière lui, les autres cavaliers : donc, ni ventre à terre ni compétition, je vous prie !  
  Ici, personne n'est mal élevé : personne ne dépasserait le maître d'équipage; personne ne commet le genre de faute dont le digne châtiment serait l'exclusion de la chasse : personne ne devancerait les limiers ; personne n'est discourtois : personne ne « surallerait la voie », chacun tient bien son cheval (tableau déplaisant qu'un destrier emportant le cavalier comme le loup l'agneau).  
 
  À l'intérieur, un muet silence de mort
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Jegyzet
succède au fracas grondant. C'est la fin? Car maintenant, on ne peut plus respirer. Jânos, qui jusqu'ici était assis en silence au pied du mur, pousse un cri rauque. Non... Je n'en peux plus. Békési va à lui. Il n'y a rien à dire — les mots sont impuissants à insuffler la foi. Il emplit — d'une main calme, qui ne tremble pas — un demi-gobelet d'eau belle, pure, fraîche, potable, merveilleuse. Il le lui tend. Jânos Tôbiâs se détourne pour boire l'eau. Andrâs Békési aussi se détourne pendant que Tôbiâs boit.  
 
  L'animal s'est forlongé, ce qu'il exploite de la belle manière ; mais la meute entraînée dans ce but est plus endurante, et gagne progressivement du terrain sur l'animal qui peu à peu se fatigue, s'essouffle. Toutefois, les limiers à présent tombent en défaut, ce qui aboutit à un bref check. Les malheureux chevaux en sont très reconnaissants. Leur dos fume, leurs naseaux contractés frémissent.  
  Un geste de bon augure, et fort prometteur, du camarade Gaspardmelchiorbalthazar, c'est qu'il se met en route comme simple cavalier. Ici, il n'est point de privilèges (armoiries, fidéicommis, etc.) ; une sorte de classement se fait quand même, bien sûr, c'est inévitable. L'énorme jument jaune du camarade Brandhuber fait des coups en douce au minuscule poney de Gregory Peck. Les chevaux piaffent, hennissent. Félicitations, siffle Brandhuber à Peck. J'ose dire que tout marche à merveille. Quelques heures encore, et ils seront dehors. Le camarade Peck sourit. Quelques heures, n'exagérons rien. Mais la situation s'améliore sans cesse. Le sourire persiste sur les lèvres de Peck. Sans cesse aussi est une exagération. L'autre regarde le visage du chef de service.  
  Tu as eu peur!  
  Mais seulement en second lieu ! Oui-da ! Seulement en second lieu, gesticule le cher homme bronzé. Tu pourrais avoir davantage de respect, camarade Brandhuber, pour la science. J'ai fabriqué un de ces obstacles... Un obstacle? Le camarade Peck rit. Le maître d'équipage jette à ce duo un regard étrangement long.  
  Le rapprocheur glapit, et tout à coup les limiers se récrient à la vue de compère le renard retrouvé. Les étriers cliquettent. Tomcsânyi, de nouveau en selle, sent sous lui le cheval presque rafraîchi. — Il a habitué son cheval, en temps voulu et avec soin, à rester calme pendant qu'il se met en selle, même lorsqu'il y a du mouvement, du galop autour de lui, chose qui, bien sûr, n'est pas aussi simple à faire qu'à décrire; pensons à la place Marx, aux heures de pointe! Imre Tomcsânyi sait que, s'il veut arriver parmi les premiers au kill, il doit ménager ses forces au début du courre, chevaucher modestement en « arrière-garde », même quand on peut couper une bonne partie des tournants, choisir les terrains plus légers (par ex. au lieu des labours, le chaume qui les borde). Le cheval de Baittrok voudrait s'écarter de celui de Tomcsânyi. Le jeune homme demande, les yeux baissés. Cela se fera ? Baittrok, en homme d'expérience, se tait. Il faut percer ? Ils se mettent en route. Sur la colline, il ne presse pas trop le cheval, aussi bien la montée le prive déjà de souffle.  
  Il le faut. Rappelez-vous les faucons, mon jeune ami. Et du reste, ce sera une contre-percée. Tomcsânyi lève son regard pur. Les rayons de soleil dansent, il tient la bride courte. Mais la contre-percée d'une contre-percée — c'est une percée simple, dit-il. Assez de philo, mon vieux; c'est une question de vie ou de mort, allons-y. Tomcsânyi descend bravement la colline : le terrain est bon, les jambes du cheval sont bonnes, quant à son coeur, il est à sa place, il sait bien qu'assurément, il est glorieux de chevaucher en permanence sur les talons de la meute (« up to hounds »), mais il se dit : Pour cela, il faut un cheval de tout premier ordre, le cas échéant, il faut en changer pendant le courre ; s'il n'y a pas moyen, je préfère être devant en fin de courre, plutôt que d'épuiser dès le début le meilleur des forces de mon cheval.  
  Tout en galopant, Gregory Peck tire un petit livre de la tige de sa botte. Ce n'est pas une séquence d'un quelconque degré de difficulté. Peck sourit de nouveau. Il note quelque chose dans le livre. C'est ma petite bible à moi. L'Exploitation des Mines de P. J. Proby. Il sourit, sûr de lui. Le camarade Brandhuber
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Jegyzet
jette un regard méprisant sur le directeur économique penché sur le livre. Monsieur le savant, crachet- il entre ses dents, comme vous êtes bizarre... Berk. Le regard du maître d'équipage balaie le paysage. Sa moustache est caractéristique.  
  Le terrain n'est pas gelé, mais les traces de sabots restent apparentes. Si l'on galope sur les domaines d'un chasseur, il n'y aura aucune plainte. Aujourd'hui c'est toi, demain c'est moi. Mais quand on traverse au trot les petites cultures des brigades socialistes, les rangées de poivriers, haricots, paprikas, de scorsonères et consoudes, les plants de crambé marin, les feuilles jaunes du pourpier, les réclamations de dédommagement (parfois trop sonores et pas tout à fait équitables) ne sont pas rares. Les brigades socialistes touchent un forint par trace de sabot. Avec l'argent ainsi obtenu, elles vivent et se cultivent de manière socialiste : elles vont au cinéma, achètent des billets de théâtre, et s'offrent des livres en cadeau (par ex. : Vasarely — d'origine hongroise). Nous aussi, nous sommes des cultivateurs, dit souvent le camarade Gaspardmelchiorbalthazar entre amis, et nous sommes du côté du peuple travailleur, bien sûr, mais à ce compte-là, chaque automne je ferais chevaucher en long, en large et en travers des armées entières de cavaliers sur mes cultures ; une source de revenus plus sûre que les moissons d'aujourd'hui, agrémentées de la conjoncture actuelle. (Les traces de sabots de l'automne ne se voient même plus au printemps.)  
  La meute achève l'animal : kill! Le maître d'équipage enlève un instant aux chiens le renard étranglé, coupe la grande queue pourpre, broussailleuse, après quoi il la lance en l'air, et « donne en curée » le compère à la meute, et celle-ci le déchire et le consomme en quelques instants.  
  Peu à peu tout le monde arrive, cheval et cavalier soufflent.  
  C'était beau. Beau. Des tables de chêne sont dressées avec des bancs rustiques : des couverts de bon goût — et, chose à ne pas négliger : un excellent petit vin de terroir léger. Tomcsânyi, anxieux, est assis à l'extrémité du banc. Le camarade Brandhuber raconte. Et vous savez à quel endroit je l'ai touché ? Tout le monde est curieux de le savoir. Le camarade Baittrok caresse sa moustache de bourreau des coeurs, et avec une hostilité mal déguisée, se tourne vers le narrateur. Mais crache-le donc, que c'est juste là où Tania a son grain de beauté! Comme ça, tout le monde le saura ! Les voisins, écroulés, se donnent encore des tapes dans le dos lorsque Tomcsânyi saute sur le banc, très excité, comme le sont généralement les jeunes gens, il place sa cravache devant lui pour parler. À ce moment, une voix très calme, celle de Miklôs Horvâth, intervient. Parle, mon fils. Nous avons besoin de la clairvoyance d'une voix virginale. Cela déclenche de nouveaux éclats de rire, mais rien ne peut plus arrêter Tomcsânyi.  
  Camarades ! On dit dans les Contrées Boréales que le renne est l'animal le plus utile, car chacune de ses particules peut être utilisée à quelque chose : sa chair, sa peau, ainsi que ses os. Camarades ! La programmation linéaire : c'est le renne de l'informatique. — Le camarade Gaspardmelchiorbalthazar se lève, turbulent, donne quelques instructions résolues, à bon et à mauvais escient. Le personnel s'affaire avec empressement, sur la tête de ses membres, un casque à pompon doré (tous appartiennent à la brigade décorée des lauriers d'or), seuls les restes de brioche s'émiettent encore dans les fentes immenses de la table. Tomcsânyi esquisse plastiquement la nécessité du sauvetage et sa grandeur morale. En ce qui concerne la brioche, le fameux Wendler lui-même n'a jamais dû en confectionner de meilleure. Sa pâte est délicatement fondante et sa garniture est excellente
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Jegyzet
, en particulier celle dans laquelle les noix, la citronnelle, les 4 dattes, pommes, raisins secs, chocolat, pâte de coing, confiture d'abricots, vanille, oeufs en neige et le lait au sucre ou au miel créent une combinaison magnifique. Un peu cher, il est vrai, mais insurpassable.  
  Camarades ! Le sauvetage se déroulerait à une vitesse prodigieuse, de façon organisée, au prix de grands efforts. Les données concernant le sauvetage — la situation des papiers, l'atmosphère dans le service, les percées, en fractionnant par individus, etc. — seraient transmises au camarade P-DG, en display. Pas en display, chuchote quelqu'un. Le camarade P-DG veillerait et, soucieux, arpenterait son bureau de long en large. Sur sa table, quantité de livres, de papiers, de tables des logarithmes. Sur le dessus, l'Exploitation des Mines de P.J. Proby. La radio diffuserait, exhalerait de la musique, tendre comme la brise sur les landes au pays, et vigoureuse comme le sang dans le coeur ardent des ouvriers hongrois. Le camarade Gaspardmelchiorbalthazar travaillerait. ..  
  Sur les bancs, des applaudissements éclatent, des sifflets fusent. Miklós Horváth hoche la tête, encourageant. Camarades ! Ensuite, le camarade Horváth filerait dans l'escalier. Il croiserait des camions, des jeeps, le moteur vrombirait « en tout-terrain ». Une jeune fille crottée, barbouillée se tiendrait à l'un des tournants — là où nous, jeunes de la KISZ, bien entendu rigoureusement en dehors des heures de travail, avons l'habitude de jouer au ping-pong —, et agitant le poing, injurierait quelqu'un. Je suis fumace, dirait l'employée de bureau, ingénieuse jusque dans les situations difficiles ; elle raconterait qu'elle est furieuse, parce qu'on a apporté pour le sauvetage une petite machine italienne nulle et faiblarde. Pourquoi ne pas apporter sa puissante machine soviétique? Pourtant, elle pourrait le faire en l'espace de cinq heures. Et en l'espace de quatre heures? Vous pourriez? La fille, surprise, regarderait le camarade Horváth. Oh pardon. Elle réfléchirait. Je pourrais, s'écrierait-elle enfin. Restez sur le pied de guerre. La fille, stupéfaite, suivrait du regard le camarade Horváth sautant maintenant les marches deux à trois.  
  Holà, toi! Tu vas pas nous faire chialer, nous autres, hommes éprouvés du régime. Malgré cela, un homme au regard sombre se lève pour prendre la parole. Une cicatrice coupe son visage en deux, son discours est visqueux, soyeux, telle l'aisselle du serpent. Pêcher en eau trouble, sans permis de pêche : voilà le camarade Brandhuber. Ho-ho, mon petit ami. N'est-ce pas. Que coule la sueur, ou que coule le sang, c'est tout un. Pressurer davantage encore l'ouvrier ! Que les gens, que les ouvriers s'usent?! On s'en fiche, hein?  
  Calmos, József. Gregory Peck est à sa place accoutumée, adossé au cendrier. Calmos, souffle-t-il tranquillement à Brandhuber. Il y a 240 rapports dans la galerie principale. Renversés, embourbés — inextricablement. Et ça, personne d'autre ne le sait : seulement toi et moi. Ah oui, pardon : et le « livre de la science avancée », le P.J. Proby. Le camarade Brandhuber, les genoux crissecliquant, se rassoit sur le banc. Tu es sûr? Un peu plus de respect pour la science, camarade Brandhuber! La science?! Berk.  
  Miklós Horváth fait signe au jeune homme de poursuivre. Le camarade P-DG aussi lui fait signe. (L'un de lui, comme d'habitude, proteste durant un bref intervalle.) Camarades ! La situation de ceux de l'intérieur serait de plus en plus difficile. Un muet silence
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Jegyzet
de mort
succéderait au fracas grondant. Serait-ce la fin de Vespoir ? Serait-ce la fin? Le sauvetage se déroulerait au prix de grands efforts. On n'aurait pas le temps de rester les bras ballants ! La machine soviétique serait là ! Le camarade Brandhuber a un haut-le-corps. Mon coeur, et il le montre. Gregory Peck met la main sur l'annulaire de l'autre homme. Un peu de sang-froid. L'intermède n'échappe pas à l'attention de Baittrok. Camarades ! Le camarade Horváth téléphonerait à ceux de l'intérieur. Il raconterait que le dernier chapitre de la libération a commencé. Tout ça ne sera plus qu'un mauvais rêve, la vie reprendra là où elle s'est interrompue si douloureusement et si effroyablement. Il dirait un mot à chacun. À Marilyn Monroe aussi. Il lui raconterait qu'il a beaucoup pensé à elle. Une fille — voilà une grande, une glorieuse chose. De quoi a-t-elle l'air, au fait ? Est-elle belle ? Jeune ? De quelle couleur sont ses yeux? Bleus? Et ses cheveux? Ceux de l'intérieur seraient en grande détresse. À cause de l'atmosphère ; et eux aussi — bavarderaient. Que ce brave et dévoué directeur ne croie pas qu'eux, à l'article de la mort, s'impatientent. Marilyn lui dirait la couleur de ses cheveux : ils seraient blonds. Moi, je serais incroyablement énervé, j'arracherais presque le combiné au camarade Horváth. Mais lui ne ferait que parler, sourire, sourire, comme une minuscule actrice. Puis il masquerait le combiné. Va aux ventilateurs géants ! J'irais. Fillette, vous ne sentez pas une odeur bizarre ? Marilyn se mettrait à tousser. Quelque chose... un rien. Pas grave, dirait le camarade Horvâth, accentuant la gaieté de sa voix. Rien de grave. Nitchevo. D'après mes calculs, le vent parcourt la galerie au galop en 2 minutes. Dans 2 minutes et 1 seconde, un ouragan arrachera votre jupette, ébouriffera vos beaux cheveux blonds. Deux minutes. Dites-moi quand, ici le camarade Horváth se mettrait à rire, quand l'ouragan se déclenchera.  
  Camarades ! À présent, tous ceux qui seraient en vie : tendraient l'oreille et attendraient. Le camarade Horváth attendrait : le souci siégerait dans les rides serrées de son front, l'espoir flamboierait dans ses yeux. J'attendrais, moi aussi, tel un ressort d'acier bandé. Et Gregory Peck attendrait — abominablement excité. Et quelqu'un d'autre attendrait, un « sauveteur » bizarre, au visage très familier. Ne serait-ce pas le camarade Brandhuber
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Jegyzet http://digiphil.hu/o:ep-termelesi-jegyzet-fr.tei#d.44
, cet homme au visage noir de suie? Toooi! Si, dit le garçon avec une détermination pure. Et quelqu'un d'autre attendrait ici. Crispé, il tendrait l'oreille. Le camarade Baittrok. Il verrait tout le monde — il regarderait tout le monde. Il semblerait que ce ne soit pas seulement le coup de téléphone qui l'intéresse. Quelque chose d'autre aussi.  
  Il y a du remue-ménage, quelques visages sont pourpres, quelques- uns sont pâles. Tous ceux qui sont en vie
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Jegyzet
tendent l'oreille et attendent. Horváth attend : le souci siège dans les rides serrées de son front, l'espoir flamboie dans ses yeux. Tomcsânyi attend, tel un ressort d'acier bandé. Et Gregory Peck attend — abominablement calme. Et le camarade Brandhuber attend, qui ne quitte des yeux ni Gregory Peck ni Tomcsányi. Le camarade Baittrok trahit un soupçon de trouble : mais lui aussi attend, bien entendu.  
  Oïvé, le camarade Gaspardmelchiorbalthazar saute sur ses pieds. La queue du renard, le brush à la main ; il l'agite. Mes amis ! Nous autres, chasseurs hongrois, avons de quoi nous souvenir. J'entends, ma génération à moi, les gens autour de cinquante ans... Nous sommes déjà « tontons », mais pas encore vieux ; lorsque le cerf brame au sommet de l'arête abrupte, eh bien, nous sommes là-haut en moins de deux, nous montons encore le poulain fougueux — et par ailleurs, nous ne méprisons pas les biens de ce monde. Mais que faire, nos cheveux sont déjà poivre et sel, la nouvelle génération de chasseurs a déjà grandi, et parfois, en particulier les jours sombres, humides de novembre, eh oui, nous pensons : jusqu'à quand tiendrons-nous encore. Les temps changent, mes frères, et nous changeons en eux.  
  Le camarade Gregory Peck se retire de l'autre côté du cendrier. De la tige de sa botte, il tire la rareté bibliophilique, le mini P.J. Proby. Et maintenant, que va-t-il arriver? C'est alors qu'on entend un vacarme du côté de la rampe d'accès. Laissez-moi monter ! Tout de suite ! Fi donc! Et voici que vole un casque à pompon doré. Là, parmi les jasmins résistants aux gelées, belliqueuse, craintive, se tient Janka Dorogi avec ses nattes. Imre Tomcsányi la regarde. Il est calme. Pourtant, quelque chose lancine en lui. Pourquoi ? Pardon, et il bondit. Le regard de Baittrok ne lâche pas Gregory Peck. Ses soupçons seraient-ils erronés? Et s'agit-il de probi-té? Le chef de service feuillette fiévreusement le « pidjeïprobi ». Il trouve la bonne page, que d'un seul geste il...  
  Baittrok s'empare de sa main. Que me veux-tu?! Je ne sais pas encore ce que je veux... Mais que je veuille quelque chose, cela est certain.  
  La fille se tait, les yeux baissés. Imre lui jette un regard pénétrant. Jusqu'à présent, il était aveugle, si fait ! Les cheveux de lin, dorés par un rayon de soleil, flambent, balayant ses épaules. Son visage est maigre et pâlot, mais ses yeux bleus luisent hardiment. Sa blouse blanche comme neige étincelle dans le soleil, retenue par une mince ceinture. Janka est sérieuse, et soucieuse à un degré qui ne sied nullement à son âge. Voilà, elle est donc ainsi, cette fille, cette Janka, pense Imre. C'est avec une fille comme ça qu'il faudrait me lier d'amitié. Elle en a beaucoup vu, elle en sait long. Il regarde le visage de la jeune fille, qui présente des traces d'engelure, regarde la veine qui se détache, plus sombre, sous le duvet doré de sa tempe gauche, et son regard exprime respect et tendresse. Tant de sentiments et de pensées nouveaux essaiment dans la tête du garçon qu'il a peine à discerner ce qui domine. Comme bien souvent, cette fois encore c'est la musique, le chant, la romance qui lui vient en aide, ce genre plus pudique des sentiments.  
(tango)Il est heureux,
celui qui peut t'aime-er,
qui peut rire avec toi,
qui peut être avec toi.
Il est heureux,
celui qui peut vivre avec toi,
qui peut travailler pour toi,
celui que ton coeur ai-aime.
Moi, dans ma vie, j 'en ai beaucoup vu
n
Jegyzet
,
avant de parvenir au bonheur.
Ne m'en veuille pas
si je te parle comme ça maintena-ant,
mais je regarde dans mon coeur,
et c'est toi que je vois.
 
  La main dans la main. Dans les hauteurs, lentement, presque imperceptiblement, les rares nuages blancs moutonnants flottent, lumineux, purs, telles des piles de linges défaits, et voilent délicatement le soleil. Dans la brume rare et frémissante scintillent les sinueuses avenues Váci et Lehel. Dans les petites prairies, devant l'église, ondoie une mer de boutons-d'or. Une brise légère apporte la senteur de miel des herbes. Les monticules et les vallons s'étendent, comme abîmés dans un rêve. Au loin, la gare de l'Ouest ajuste une coiffe gris-blanc façonnée par la fumée des locomotives. Le pont du Travailleur d'Élite enlace la large voie ferrée comme une ceinture de dentelle.  
  Imre, soudain, sent qu'il aime tout ici, qu'il est content de tout : de la proximité de Janka, des herbes, de la place, des passages cloutés élimés, de l'accès sale aux vécés, des pompiers déteints, de la défaite de Mohács, de la bataille de Kápolna, des cabines téléphoniques solitaires, de la morosité des exercices et des blancs nuages moutonnants à l'horizon
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Jegyzet
.  
  Avec tact, Janka rappelle le garçon à l'ordre. Ils ont à faire, c'est pour cela qu'elle est venue. Le garçon sent qu'ici, en haut, il a accompli sa tâche, son rôle revigorant est achevé. Ils se précipitent à perdre haleine, repassent la trappe de fer, dévalent les escaliers mémorables. Dans le couloir, ils tombent sur mamie Sári
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Jegyzet
. Ses épouvantables bas de coton sautent aux yeux. Je me dépêche, fiston. Il faut traire, et mon train va partir. Les variantes que je vous ai promises, je les apporterai quand ce sera la quille. Vous pourrez garder le bocal. Alors vous partez, mamie Sári
n
Jegyzet
? Je pars
n
Jegyzet
. Je gagnerai 300 de plus, et je serai toujours de matinée. Et un dispensaire, c'est quand même un endroit propre. C'est là que vous allez ? Oui. La femme demande au garçon de suspendre les clés chez le gardien, et lui fourre quelques clés dans la main. Les plaquettes d'aluminium sont graisseuses à faire frémir. Parmi elles se trouvent les clés du 906, et aussi du 609. C'est renversant, dit Tomcsányi à la fille, pour blaguer. Allons-y !  
  Les voilà haletants, cherchant l'air, devant le papier qui reflue. Ils regardent le reflux. Quelqu'un dit qu'il faut 12 centimètres de reflux, et qu'on pourra y aller. Imre souffle à Janka : Cinq centimètres me suffiront... (Mais cela suffira-t-il à la fille?) Tomcsányi rit, optimiste : il est jeune, fort. Janka ne rit pas, elle sourit silencieusement, regarde Imre. Jamais je ne t'oublierai, souffle-t-elle. Moi non plus. Nous deux...  
  Tomcsányi fend le flot de papier. Va, dit-il à la fille, prends soin de la femme de Békési. Elle en a besoin. Janka court à la Compta, se tordant les mains, rêvassant. Avant d'entrer, elle se compose un air tranquille. Elle arrive même à sourire ! La femme en mal d'enfant est allongée là, le carbone est son oreiller, le papier calque est sa couverture, TIPP-EX est sa gourmandise ; elle aussi arrive encore à sourire, elle rend donc son sourire à Janka. Celle-ci bondit auprès de la camarade inconnue, souffrante, écarte doucement de son visage les cheveux trempés, et prononce le mot qui brûle irrésistiblement ses lèvres depuis longtemps : Ma chérie... (C'est ce mot qu'elle réservait à Tomcsányi de longue date.) Mme Békési — s'efforce de continuer à sourire. Janka — la caresse. Ma chérie... Quelques minutes encore... seulement quelques minutes...  
  Mais seulement quelques minutes, c'est aussi la vie des autres. Tomcsányi approche à toute allure. Réussira-t-il? Il doit réussir!!! Sans un mot, il continue. C'est alors qu'il aperçoit quelque chose, une étrange masse sombre. Mais ce sont les rapports ! Tout le monde sur le pont! Il tire, traîne les rapports, aisément pour ceux qui sont en bordure, à grand-peine pour ceux qui sont au centre. A l'aide d'une longue perche, il fait sauter les trombones. Il en reste trois ou quatre, pêle-mêle. Le bâton ne peut les atteindre. Que faire? Il faut plonger. Tomcsányi plonge. Le voilà au milieu de force rapports, chiffres, mots, diagrammes, formules, concernant les hommes, les machines — nous concernant. Il tend la main. Mais la portée de la main, la portée de la main humaine est courte. Le trombone — est loin. Tomcsányi ajoute à sa courte main une enjambée décisive, sublime
n
Jegyzet
. Il atteint le dossier du dessus, l'abat.  
 
  Le camarade Baittrok se détourne du camarade Peck, et va au camarade Horváth. Le camarade Horváth s'empare benoîtement du mini P.J. Proby. Il regarde les chiffres griffonnés. 240... 240... Mais ce sont les rapports — il se frappe le front. Dans la galerie principale ! Gregory Peck tremble comme une feuille. Baittrok, entre deux doigts, comme s'il pinçait l'anse d'une tasse à café, saisit le camarade Peck par le col de sa chemise. Misérable engeance ! Le camarade Gaspardmelchiorbalthazar prête son concours à la scène. Un refuge-et-rocher, voyez-vous ça, se transformer en traître
n
Jegyzet
! Malgré tout, il demande au ^ chef de service, à propos de la chemise qu'ils viennent d'empoigner : made in India ? Et où l'as-tu achetée ?  
  Toutefois, Horváth ne permet pas à la responsabilité de se détourner de son cours. Il regarde sa montre, branle du chef d'un air plein de ressentiment, et peu à peu chacun l'adopte, ce branle. Il lève la main, sa main répand la lumière, les ténèbres font place à la clarté. Cet éclairage est judicieux, car :  
  — il est puissant à souhait,  
  — exempt de mirages,  
  — le faisceau de lumière se répartit convenablement dans l'espace (orientation judicieuse de la lumière, bons effets d'ombre),  
  — bons effets de couleurs,  
  — économique,  
  — satisfait les exigences esthétiques,  
  — conforme aux normes de sécurité
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Jegyzet
.  
  Miklós Horváth secoue invariablement la tête, raconte : Le pied est une partie importante du corps. Il faut en prendre soin. Qu'il ne se luxe pas, etcétéra. Mais, si le pied est important, que dire des yeux ? Johann Sébastian Bach, l'un des plus grands génies de la musique, au crépuscule de sa vie devint complètement aveugle. Mais si Bach et ses contemporains ont dû s'user les yeux, nous n'y sommes plus obligés aujourd'hui. J'ai suggéré à l'un de mes amis d'acheter pour 6,50 un abat-jour opaque, il y verrait mieux. Pourquoi y verrais-je mieux, dit mon ami. Parce que, comme ça, la lumière te brûle les yeux, dis-je. Ça ne veut rien dire, dit mon ami. Permets-moi d'insister, dis-je un peu vivement, pourquoi t'abrites-tu les yeux de la main, lorsque tu marches en plein soleil ?  
  Mon ami n'a pas répondu, mais il a aussitôt changé d'abat-jour.  
 
 
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Jegyzet
 
 
  La lumière se répand. Les têtes inclinées se redressent, on entend une rumeur joyeuse. Nos amis se lèvent du linoléum poisseux, Tomcsányi s'extirpe des dossiers. Le secrétaire de la KISZ remercie chacun de son obligeance, des multiples idées neuves, des initiatives spontanées qui ont rendu possible l'activité qui modèle le milieu, qui est autoformatrice, et qui, face à l'égoïsme, au matérialisme, au repli sur soi, ont donné l'exemple d'une mentalité soc. Tomcsányi se penche sur son bureau. Il cherche quelque chose dans la documentation Software. Quatre-heures-moins-le-quart
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Jegyzet
! Tout le monde s'en va : qui de chercher les enfants à la maternelle, qui de jouer aux cartes, qui chez son bon ami, qui de se procurer un billet pour le film Le bon vieux temps du rock'n roll, et qui de s'en aller simplement, et puis (une fois) tard le soir, quand il échoue à la maison, mort de fatigue, et s'écroule dans le grand fauteuil (d'où la tache de sirop de framboise est partie, il y a longtemps déjà), et sirote un whisky sans glace, car il est incapable de se trimbaler jusqu'au frigo, chez le voisin la télé ronronne, quelqu'un éclate de rire, et lui a envoyé bouler ses chaussures d'un coup de pied, et il est en train de faire de la gymnastique avec ses orteils, lorsque, malgré l'obscurité considérable, il s'aperçoit que ses chaussettes sont trouées, et tout à coup, il en est tout retourné, et s'étant demandé : est-ce bien ainsi? il répond non, et se blâme pour cela.  
  János Tóbiás se brosse les dents, papy Tibor Tóth aide Marilyn Monroe à enfiler son manteau. La fille dégage une odeur de café frais. Music Boy ou Konzert Boy, poursuit Lajos Âdâm, persévérant. Ils sont très minets ; sûr que c'est Music Boy ou Konzert Boy. Papy Tibor flaire les cheveux de Marilyn. Il fait la moue, tel un play-boy ; devant lui, bien sûr, Marilyn fait la moue. Un pote à moi, polak, dit papy Tibor à Lajos, d'ailleurs il est né sur le Lusitania, il n'est pas citoyen hongrois, ils ont raté le Titanic, sacré veinard, lui, il dit à ce sujet que le monde est vraiment sens dessus dessous
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Jegyzet
, vu que les Juifs font la guerre et les Allemands du business. Hitler a perdu la guerre, mais il a gagné la paix. Tour à tour, ils signent la Feuille de Présence. La feuille est cachée au pied d'un edelweiss, pour des raisons ergonomiques. (Cela rehausse l'humeur des travailleurs. Marilyn Monroe pratique la pollinisation artificielle de l'edelweiss, avec des rougeurs de fillette.) Mes enfants, le lieu de travail n'est pas un bistrot, pour que nous y restions à demeure, dit Ádám, et il a déjà franchi la porte. Il court chercher ses filles à la maternelle ; des jumelles homozygotes. Il les habille tout à fait uniformément. András Békési pousse la feuille devant Imre. Allons, dépêche-toi. Tomcsányi regarde le papier, puis le visage amical d'András, et véhément, dit à Békési de replier immédiatement cette maudite Feuille de Présence, car elle ressemble à un ventre ouvert, et lorsque le secrétaire de la KISZ hausse des sourcils bienveillants et asymétriques pour avoir une explication, il ajoute : Les signatures font les tripes
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Chapitre IX (ou Dernier Chapitre), dans lequel le camarade P-DG promène son regard  
  Nous sommes sur un lit de roses. (Nous sommes sur un lit de roses. Nous sommes sur un lit de roses.) Il y a un premier plan, et il y a un arrière-plan. En outre, il est venu à notre connaissance que le carrelage des commodités était excellent, son atmosphère pure, saine; l'eau bouillonne, la chaîne composée de fins maillons est conforme, par conséquent, à sa destination, son cliquetis ne peut troubler nos nerfs d'acier bien constitués. Le mouvement de notre noeud papillon anime notre présentation : notre double menton disparaît ou surgit sans crier gare, tel un espion industriel. Rien d'étonnant donc à ce que l'un des serveurs, un serveur soit entraîné jusqu'à nous. Il arrive en courant à petites foulées. (Il n'essaie pas de haleter « mieux ».) Nous l'envoyons paître, et dans le même temps nous demandons et obtenons son pardon.  
  Il est amusant qu'il ait lui aussi un noeud papillon. Nous le lui disons, sans façon. Oh, monsieur, soupire-t-il, sérieux, indiscipliné. Prenez donc du vin rouge, un millésime extraordinaire. Le Vâg-Üjhely rouge grenade bat tous les vins de Bourgogne. Ça fait du sang, disons-nous d'un ton neutre. Le serveur se méprend sur notre réserve qui prête à méprise. Ne craignez rien, et il fait un geste de dédain. Il y a de la place pour ça. Nous demandons un Volnay-Clos des Chênes de 73. De 1'emplacement de notre pochette, nous tirons notre thermomètre. Celui-ci indique 20 degrés. Il devrait être à 16 degrés, par conséquent nous le renvoyons. Nous expérimentons. On nous sert un Moët & Chandon comme champagne, le majestueux bouquet du Chablis vert pâle recouvre tout d'une brume féerique, le blond Château-Yquem donne l'impression de boire de la braise.  
  Nous reposons le dernier verre vide sur le grand plateau d'argent. L'angle qu'intercepte notre petit doigt avec notre annulaire est rassurant. Notre apaisement fait naître un sourire. Nous avons de la chance : le visage accompagnant le sourire est introuvable. — À un autre niveau de pouvoir, on formule ainsi la chose : ce visage a de la chance, nous claquons des doigts : quelle chance il a! Mais si, à ce moment-là, nous considérons notre main, l'annulaire qui dégouline du pouce, nous oublions de quoi il était question, ne reste que l'absence de motif, l'irritation. Cela mérite réflexion ; ce qui ne veut pas dire grandchose.  
  Nous nous réunissons pour une fête. Hourra. Nous avons pris en main personnellement le sublime travail des préparatifs
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Jegyzet
. Nous nous procurons du vin, du blé, la paix, et nous faisons une petite nouba. Dès cette phase, nous aurions aimé que la crème de l'entreprise soit présente sur les lieux, les responsables du Parti et les directeurs économiques, tous jusqu'au dernier, s'acquittant de leur impôt de reconnaissance. Nous aurions aimé que les discours inauguraux fassent monter les larmes aux yeux de la future assistance, et qu'à la suite de cela, quelque buste bien réussi soit dévoilé. Nous aurions aimé que le dévoilement soit suivi d'un copieux festin se déroulant dans une ambiance de camaraderie simple et amicale, où les toasts ne manqueraient pas, tandis que les gars basanés attaqueraient des mélodies belles entre les belles.  
  En donnant une tape sur la croupe de notre secrétaire qui fait son entrée, Marilyn, nous avons mandé le camarade Peck. Écoute, camarade Peck. Nous te parlons de camarade à camarade. De camarade à camarade? Oui. Marilyn a gloussé. Elle a chanté gaiement :  
Ainsi font, font, font,
Les petits camarades.
 
  Voyons, mais nous sommes indulgent. L'attention s'est attardée sur le visage de Gregory Peck. Moi, je suis partisan du franc-parler, camarade Peck !  
  Tu seras le mixer ! Le camarade Peck a sauté sur ses pieds, nous l'avons posé sur l'une de nos paumes, nous avons enlacé sa taille avec l'index de notre autre main, et nous avons ainsi tourbillonné !  
Oh! le mixer,
quel impair
extraordinaire y
extraordinaire!
 
  Le camarade Gregory Peck est sorti de ses gonds. Il s'est levé, a fourré les mains dans ses poches, et s'est adossé au cendrier sur le bureau. Un instant, il a baissé la tête, puis l'ayant relevée, sur un tout autre ton, doucement et très sérieusement, il a dit : Je ne sais pas qui a inventé ça, et surtout je ne sais pas à qui cela profite et à qui cela profitera ! En particulier, à qui cela profitera! Je sais seulement une chose... J'étais bon pour faire le partage des terres, j'étais bon pour organiser le Parti, organiser les kolkhozes, faire souscrire l'emprunt obligatoire, aller à pied qu'il pleuve ou qu'il vente, attraper un ulcère à force de manger froid — j'étais bon. Aujourd'hui — je ne suis plus bon
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Jegyzet
.  
  Nous te comprenons, camarade Peck. Mais les temps changent, et nous changeons en eux. Camarade Peck, je t'en prie, ne crois pas que ta tâche ne soit pas importante. Elle est importante. Nous étions sur la pointe des pieds, puis nous sommes retombé sur nos talons. Nous avons pincé nos lèvres redoutables : le sentiment de notre pouvoir perce parfois, nous le savons. Et surtout, tiens-toi tranquille après ce qui s'est passé ! Ne pleure pas. Allons, allons, il ne faut pas, là : mon petit chéri.  
  Camarade Peck. Ne te rebiffe pas. La révolution ne consiste pas seulement à chasser les beaux messieurs, bien plutôt à expulser de nous-mêmes la paresse, la négligence, l'inch'allah. Toi, chère vieille branche, tu exécuteras les commandes des serveurs sur l'aile droite ou gauche du zinc, tu auras l'air résolu avec cette petite cravate rouge ! Tu accompliras ton travail en toute sécurité. Sur le zinc, dont l'extérieur imposant, plaisant, est fondamentalement important, un ordre impeccable régnera. Ton maquillage sera discret, mon ami, tu éviteras de porter des bijoux en toc. Nous espérons que ton maintien distingué, ta conversation spirituelle feront bonne impression aux hôtes. On suivra attentivement chaque phrase de toi, attention. C'est avec patience, avec sang-froid que tu devras supporter les réclamations légitimes de l'hôte, parce qu'il y a toutes sortes de gens.  
  Il y aura la plongeuse. Et il y aura des glaçons, un bol-mixeur en trois pièces, un verre-shaker, une cuillère-shaker à long manche, un chinois, une écumoire, une pince à glace, une grille à glace, une pelle à glace, un pilon à glace, un presse-citron, un couteau inoxydable à lame mince, une planche à découper, un compte-gouttes, des mesures homologuées, un moulin à poivre, un pot à paprika, une burette d'huile, un sucrier, un bac à glaçons, un limonadier universel (!), des bouchonsdoseurs à clapet, un entonnoir, un fouet, un mixeur, un siphon, une carte des tarifs, un programme.  
  Pour l'instant, nous déambulons sans ostentation sur le toit en terrasse de notre Institut. Nous respirons une grande bouffée d'air lourd, musqué. Nos festivités sont d'envergure. Nous levons notre regard. Les formations en terrasse des contrées bocagères, les sentiers sinueux des sous-bois luxuriants, les cyprès oblongs et les chênes, lesquels représentent le naturel, les cactus et les tamaris, les feuilles grasses et charnues — sont comme toujours. Il y a un grand remueménage, on a monté des baraques, de longues tables, des manèges, des stands de tir.  
  Les gendarmes font gentiment le salut. Ils rigolent, dirigent le reflet de leurs lunettes de soleil sur les femmes. Si quelqu'un s'égare, ils s'arrangent pour lui dire où il est ; ou, si le quidam le sait, mais ne sait pas dans quelle direction aller, alors c'est à cela qu'ils remédient. Ils tiennent la tête des gens pris de boisson, pour qu'ils se soulagent, et s'ils voient que quelqu'un ne se sent pas bien — nous disons la vérité comme elle est au peuple hongrois : il existe de pareilles gens ; mais ils sont peu nombreux à exister —, ils vont à lui, et le divertissent agréablement. Tels sont nos ordres. Pour blaguer, nous leur rendons le salut.  
  Tout le monde est là; il y a là les ouvriers, les paysans, les intellectuels, comme il convient. Il y a là — last but not least —, en tout premier lieu, le camarade Gregory Peck. Les boissons sont fantastiques, le zinc trône. L'éclairage est amical. Avec à-propos, il a tout à fait évité la lumière froide, car celle-ci influence désagréablement l'état d'esprit, et modifie à leur désavantage la teinte et le caractère des visages de l'assistance.  
  Il y a là Jânos Tôbiâs, qui a usé, et non abusé de la confiance, qui a des allures si dégagées dans son complet en jean. À notre goût, son pantalon est un peu étroit, à sa place, nous nous plaindrions de nos testicules. M'enfin, c'est son problème. Nous n'avons pas à intervenir dans toutes les questions de détail. Il nous salue, et nous le saluons en retour, grâce à lui, certains indices ont été remplis. Les jeunes! L'avenir leur appartient, et notre coeur leur appartient! Nous n'en avons pas honte !  
  Il y a là le camarade Horvâth, salut, mon cher. Il est en train de tirer du coca à la rocaille pour quelqu'un d'assoiffé. Nos collègues directs et le service fêté, celui de Tôbiâs, se regroupent peu à peu autour de nous.  
  Les événements du service funèbre s'intégrent organiquement à nos festivités. Nous ne cachons pas que nous avons aussi des pertes. C'est notre défaite à nous tous. (D'une main ferme, nous avons purgé les oraisons funèbres de mauvais goût de la dégénérescence, de l'éloge des proches, de l'énumération des mérites, de toute fioriture.) La petite employée de bureau laisse échapper des sanglots. Dorogi? Courageusement... oui, dit-elle. Les autres l'embrassent, la consolent. La scène traîne un peu en longueur. Nous approchons du catafalque. C'est donc là que gît Imre Tomcsânyi. Son sang, dans le soleil, peint des taches pourpre clair. Dans la poche de son veston, deux rameaux bourgeonnants : un tremble et un peuplier. Nous respirons les bourgeons odorants du tremble, et en regardant le bourgeon argenté du peuplier, nous disons : Le camarade Tomcsânyi aimait la vie. La voix de la petite employée de bureau est désagréable, perçante. Qu'il soit l'informaticien de Lajos Kossuth. Ainsi soit-il, gronde la brigade. Qu'il nous regarde de là-haut, où il veille sur la nation. Si j'avais dix amants, criet- elle, à aucun je ne souhaiterais quelque chose de plus beau. Chantons. Les pieds au garde-à-vous, les mains sur la couture du pantalon. Notre chant retentit.  
Pétrouchka, Pétrouchka,
qu'il est bon sur la Volga
dans une petite troïka
de voler oh,
lorsque tombe la neige,
holà ! Brodsky, Tchaïkovsky,
ici, la vie est fantastikovsky,
en deux mots,
x 'est beau.
 
  Sur le visage de notre secrétaire de la KISZ ruissellent les larmes. Ce sont des larmes tout à la fois de joie et de peine. Il lève à bout de bras son minuscule enfant. Lui aussi sera informaticien ! La voix rauque, incertaine de Békési entonne la nouvelle strophe.  
Je ne vais nulle part,
ni moi ni la Tchekhova,
nous restons chez nous à pincer la balalaïka.
Tandis que bout, bout, bout le samovar,
la Tchekhova se blottit dans tes bras,
et un baiser claque sur sa bouche.
Lorsque je bois une petite vodki,
aïe, aïe, ouille aïe,
il n'est pas de femme qui
aïe, aïe, ouille aïe,
s'échappe de mes bras.
Je ne vais, etc.
 
  La petite employée de bureau, hélas, hélas, ne peut dominer son deuil. Elle se jette aux pieds de Miklôs. On entend ses pleurs hoquetants ; de mauvais goût. Camarade Horvâth, va et récite pour elle :  
Que retourne au chaudron
La chair avec la chair
Le sang avec le sang,
L 'os avec l'os.
 
  Nous jetons un regard au secrétaire du Parti. Son visage morose ne nous est pas favorable. Pas possible, il caresse la minable chevelure blonde.  
  Nous faisons notre travail, dans l'étau des indices. Nous nous sommes réunis pour une fête. Il peut y avoir des pertes, mais notre entreprise est bénéficiaire. Notre voix se fait décidée et décisive. Nos félicitations, bonnes gens. Le secrétaire de la KISZ répond durement. Il n'y a pas de quoi, nous n'avons pas trouvé la mine d'or. Les bonnes gens approuvent. Nous sourions, nous ne sommes pas aussi content que nous le montrons. Hum. Vous dites que vous ne l'avez pas trouvée. Quant à nous, nous disons : que le diable emporte cette « étude miracle ». C'est un trésor plus précieux que vous avez trouvé là-dedans pendant ce temps. Vous avez découvert en vous-mêmes le courage, la foi — vous êtes devenus une nouvelle race d'informaticiens hongrois, les hommes de l'avenir. Ce sont de pareils trésors qu'il nous faut, voilà nos plus chers trésors, voilà notre véritable mine d'or.  
  Nos hommes nous regardent avec l'émotion adéquate. Ils sont debout les uns à côté des autres, et maintenant ils se tiennent par la main. Un collectif. Nous sommes satisfait. Voyez comme vous êtes, jeunes gens, disons-nous, serein et songeur. Nous glissons la main dans la poche intérieure de notre veston, nous en sortons un papier froissé. Nous attendons l'effet. Vous voyez, nous avons trouvé ça dans une autre armoire. Une étude. Ces gens-là ne sont pas nés de la dernière pluie, ils regardent le papier, le tournent et le retournent, la suspicion affleure même chez d'aucuns. Mais le secrétaire de la KISZ, suivant notre index, trouve le petit signe « traître ». Au bas de la feuille, on lit : page 57.  
  Békési s'en empare, la froisse distraitement et passionnément. Son visage hardi, plein de désir et de triomphe, par-delà collines, arrêts de tramway, fumées et nuages, regarde l'horizon lointain. C'est bien, disons-nous, nous vous souhaitons de continuer à vous distraire agréablement, mangez et buvez — le pâté de chevreuil, messeigneurs, le pâté de chevreuil —, et nous espérons que notre ami Imre, dans son nouvel état, fera aussi ses preuves. À la place du catafalque apparaît un éventaire de barbe à papa, les ballons s'élancent au-dessus du quartier ouvrier. Travailleurs, travailleuses, femmes de Râkospalota ! Nous ne voulons pas de résultats spectaculaires, de statistiques tape-à-l'oeil, bien que nous ne prétendions pas qu'il n'en existe pas chez nous, mais nous fondons le succès sur les durs jours ordinaires. En avant donc, jeunes gens! Jeunes gens et jeunes filles aux poings durcis, aux muscles bandés, courageux, prêts à l'action. Entre leurs mains, que le terminal, l'arme de l'informatique, crépite triomphalement, qu'ils se penchent avec un soin vigilant sur les imprimantes, qu'à la suite de leur travail impétueux, enthousiaste, le pesant chargement d'informations innombrables bourre jusqu'à la gueule les bandes perforées qui courent inlassablement.  
  Que gonfle le dossier et gonfle le classeur, qu'affluent promptement les données dans chaque coin du pays en construction, en consolidation, avec les mille et mille tonnes des munitions de la paix. Travailleurs, travailleuses, femmes de Râkospalota ! Aujourd'hui, en maints endroits, la terre brûle, et la vie est réduite en cendres! Unissons-nous, et ne permettons pas à la flamme dévastatrice de se propager, traçons devant elle le fossé de l'amour, et fions-nous à Dieu pour éteindre aussi ce feu-là !  
  Le tourbillon reprend de plus belle, et nous nous mêlons démocratiquement à la foule. (Nous forçons la démocratie.) Il y en a qui mangeraient bien du cochon de lait rôti, il y en a qui préfèrent les champignons à la grecque et la macédoine mayonnaise ; il y en a qui voudraient les deux ensemble, quant à nous, nous n'avons pas faim. Des équipages enrubannés roulent, des bouquets volent comme des oiseaux ; il est difficile d'imaginer que l'un des jeunes gens en blue-jean qui sont debout sur le char sera celui qui, de la lame de son couteau, fera jaillir le sang animal. Difficile. Pourtant, c'est ainsi. Agneaux, boeufs, porcs rôtissent sur le gril, à la broche, de blancs bouchers les tournent et retournent.  
  À côté du manège, c'est la cohue. Nous demandons à Miklôs Csâki, ouvrier spécialisé à Szeged, de tirer le premier numéro. Près de la roue de la fortune se trouve un piano au sommier de fer. Les deux conseillers économiques s'affairent, Giacomo et copain Beverly jouent à quatre mains. Exécrablement. Des sons en fleurs artificielles, et un rythme ventripotent! Qu'était-ce, et où? Sur le piano, deux grands plateaux d'argent : sur l'un, des sandwiches — au salami, au saumon, au rôti froid, au caviar, à la sardine, aux oeufs, au jambon et au beurre —, et sur l'autre, des verres vides. Copain Beverly se penche hors de la mélodie, il rend compte du recrutement des ouvriers qualifiés. D'accord, l'affaire est dans le sac. Merci, mon chou. Nos horaires de travail sont souples, comme vous voyez.  
  Nous reniflons avec intérêt parmi les plats. Grésille le gras, sautille le lard. Nous le constatons avec joie : le ragoût de boeuf : est un ragoût de boeuf. Car souvent, pour ce qui est du boeuf, c'est du boeuf, mais pour ce qui est du ragoût, ce n'est en aucune façon du ragoût. Avec du jarret — qui a beau être le morceau le plus cher —, jamais on n'aura de ragoût savoureux, consistant, si n'accourent à son aide un petit morceau de poitrine, de tête, de pied, tendineux, nerveux, cartilagineux, osseux, un morceau de coeur et la crosse du coeur
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Jegyzet
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  Car, par exemple, il se produit bien des abus dans nos cuisines en ce qui concerne les condiments. C'est ahurissant
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Jegyzet
, le nombre d'oignons qu'on peut mettre pour le ragoût dans certaines marmites. Ahurissant.  
  Il est là, ce boeuf gras, richement brodé de fins tendons, rouge clair, élastique au toucher, qu'on ne se fait pas faute de conserver 5 à 6 jours dans la glace avant la mise en vente, pour qu'il soit tendre lorsque nous le piquons sur notre fourchette et le portons à nos bouches avides.  
  Quelqu'un pousse une exclamation d'enthousiasme. Camarade PDG, que manges-tu ? Tu ne manges sûrement pas ce genre de choses ! Nous salivons cordialement : le poulet pané désigné est un poulet de ferme hongrois, et non styrien. Car le poulet styrien, en chapon rôti styrien, est excellent ; pané, en revanche : il n'est que la parodie saignante, dure, insipide du véritable. Nous rions beaucoup de la plaisanterie : nous, intellectuel ex-ouvrier, et eux, ouvriers exouvriers. Nous pensons, disons-nous en désignant un faisan, lequel, c'est bien connu, est l'un des oiseaux les plus stupides, nous pensons, et nous nous sommes d'ailleurs exprimé là-dessus à divers forums sociaux, que ce serait une faute de goût d'attendre jusqu'à la dissolution du faisan : c'est dans ce sens qu'incline aujourd'hui le gourmet français le plus raffiné (Marchais, etc.) ; il suffit que l'odeur du faisan (le haut goût) devienne un peu plus forte, et que sa poitrine s'irise un peu.  
  Quelqu'un sort en courant des vertes tonnelles touffues. De grands rires l'accompagnent. Au-dessus de sa tête, il tient les bois du cerf que nous avons tué l'autre jour. Voyons, voyons. Il crie à gorge déployée. Ça aussi, on l'a secoué au vieux connard ! Ça aussi, on l'a secoué au vieux connard ! Ce serait nous. Autour de nous, beaucoup sont effarés, que va-t-il se passer, mes frères-ouvriers huilecrasseux s'esclaffent entre les buffets champêtres. Nous nous esclaffons avec eux, mais tout de même, nous convoquons le maître-farceur. Nous posons amicalement notre main sur son visage vermeil d'ouvrier, prenant garde à ce que nos chevalières ne heurtent pas les os malaires volontaires : nous sommes le sang de votre sang!  
  Une boîte d'acajou
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Jegyzet
est ouverte sur la console près du pommier, et dedans se blottissent quelques Virginie, en la triste compagnie d'un ou deux Specialitas bon marché. Ils ne sont pas conformes aux desiderata. Nous qui étions fort ami des Virginie tant que nos médecins nous les permettaient, nous allumons à présent un Porto-Rico léger, et nous abordons le cercle, accompagné d'une suite disposée en hémicycle. Dur métier. (Madame votre mère, n'est-ce pas, était négresse? En effet, monsieur le Président, je suis mulâtre. Fort bien, monsieur; continuez.) Mais nous sommes plein de sagesse. Nous nous retranchons derrière les bastions des clichés éprouvés, et ne nous laissons pas attirer hors de ceux-ci, comme s'ils étaient des forteresses, quelque habilement qu'assemble ses mots celui avec qui nous nous entretenons.  
  La douce lumière rêveuse, notre visage affable, la fumée bleuâtre qui tourbillonne amicalement, laquelle se mêle au parfum fleuri de ce fragment d'espace, comblent quasiment le vide effroyable qui bée entre eux et nous, si bien que la conversation est passablement détendue, audacieuse ; mais, comme il se doit, elle n'est quand même pas ce qui sera reproduit le lendemain dans les journaux. De petits compliments pittoresques, de piquantes épigrammes, de sages propos politiques naissent dans les cerveaux — après coup ! Alors que les véritables questions, mais surtout les réponses : ne sont pas intéressantes. Car nous sommes prudent.  
  S'il se trouve malgré tout quelqu'un qui, électrisé dans le brouillard rose qui s'exhale du charme de circonstance, sous l'influence des taquins kobolds sortis des ceps miraculeux de Noé, oriente habilement ses réponses vers la politique ou vers certain dilemme intéressant, si bien que cette fois, notre discours devrait passer aux domaines essentiels — alors, nous nous tournons vers la personne suivante, et ainsi, nous coupons court.  
  Ah, ah, camarade Brandhuber, ainsi nous tournons-nous, faute de mieux, vers la personne suivante. Le camarade Brandhuber est un camarade à toute épreuve, à l'âme pure, à la conscience dure. Les abus des années cinquante — abstraction faite des quelques cas de décès —, c'est lui qu'ils ont le plus éprouvé. Le camarade Brandhuber grelotte de tant d'honneur. Einen Mantel für Tisza, lançons-nous du bout des lèvres. Le personnel rôde professionnellement. Uniquement de vieux serviteurs bien nourris, musclés, farouches, soigneusement triés selon leur taille, leur mine, comme les grands gaillards de Friedrich.  
  Nous enflons la voix. Notre époque est l'époque de la lumière et de la clarté. Le directeur hongrois d'aujourd'hui peut regarder le présent des hauteurs de l'avenir : partout, il voit la grandeur, l'invincible force du nouveau. Il doit, par conséquent, livrer bataille d'autant plus passionnément contre tout ce qui est dépassé, pour cet avenir projeté. Il doit assiéger d'autant plus passionnément les barrages qui voudraient freiner le cours de l'histoire. Il doit savoir d'autant mieux que le véritable directeur économique ne fait pas l'inventaire des événements révolus, mais aide le peuple à s'élever à de grandes tâches.  
  Le peuple, chuchote le camarade Brandhuber. Ce qui — logiquement ! — nous rappelle quelques forfaits du dénommé. Nous lui tirons les oreilles
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Jegyzet
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  La bonne humeur s'épanouit grâce au vin de Bucska. Nous prenons part au défilé multicolore. Les tresses et les robes des employées administratives sont garnies de pièces d'argent, et elles font du tintamarre sur de simples instruments — populaires. Ensuite, le Stefanovitch-quartette joue des morceaux de beat-prop (chanson actuelle), très grand-publiquement. Stefanovitch est l'homme de l'avenir. D'ahurissants
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Jegyzet
chapeaux à bords blancs frémissent, ornés de splendides marguerites artificielles. Pour nous détendre, nous nous tournons vers la nature, l'ancestrale, candide nature. À perte de vue s'alignent les cultures des brigades socialistes. Il y a des gens qui y consacrent même leurs samedis libres.  
  Et que de plantes vivaces ! Comme l'étoile lilas de l'anémone de la brigade socialiste décorée des palmes d'or Luis Bunuel pointe de surprenante façon entre les feuilles velues comme des oreilles de lapin ! Le glaïeul accompagne de ses accords lilas la musique des clochettes blanches du perce-neige ; même les frisons ensommeillés des fougères éclosent, jaillissant de leurs pousses en volutes, et, semblable à une plante exotique, le bourgeon gros comme le poing des lances-decléopâtre explose en sortant de terre : qui croirait que cette merveilleuse création est née dans la froide Sibérie. Les doronics tue-panthère ressemblent de loin à une nappe jaune. Les fourreaux d'or de l'aconit tue-loup montent la garde auprès d'elles. Les superbes disques des campanules japonaises font des courbettes, et dans la pénombre, les coqueluchons leur répondent.  
  On va combiner une fraction d'espace avec une personne : tiens, v'ià le jardinier. Il s'éclaircit la gorge, s'apprête lentement.  
  Par ce temps, c'est le sarcloir qui est vraiment à l'honneur, dit-il prudemment. Le sarcloir et le marteau, répondons-nous sereinement. Maintenant, il dit ce qu'il a sur le coeur. Las ! le mal est grand, cher camarade P-DG.  
  Ô mon fils, mon fils, lumière de mes yeux. Pourquoi que t'as été su' la branche de la potence
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Jegyzet
?  
  Ce n'est pas du tout ça, camarade P-DG, mais les cléonesmendiants. Notre bouche se fend jusqu'aux oreilles. Pour combattre les cléones-mendiants, nous proposons un moyen fort simple, mais qui repose sur des bases théoriques solides, et découle des rapports antagonistes complexes entre les espèces animales. Utilisons les poules. En effet, les poules, notre index oscille comme un roseau, en effet, les poules mangent les cléones-mendiants. Nous accueillons d'un hochement de tête le baisemain reconnaissant du jardinier.  
  Les marchands de gaufres nous font signe du côté des baraques. Nous lisons une inscription en rouge :  
Le peuple souverain s'avance,
Tyrans, descendez sur la Côte d'Azur.
 
  À ce propos nous disons, provoquant l'hilarité générale, si tu n'as pas 100 roubles, aie donc 100 amis. Le chef du stand de tir est un camarade au type italien, en marcel. Assis sur une simple chaise, il joue de la trompette, il silencio. Il joue, dit quelqu'un, comme s'il n'avait pas de bon Dieu. Sur quoi ils en viennent aux mains, mais le tournoi n'est pas de mise. Nous pouvons voir là-bas un intéressant concours. Ce sont les brig. soc. qui concourent. Entrée permanente, entrée permanente. Le visage de l'aboyeur est rouge. Le grand concours ! Premier prix, 2 jours de congé ! Tentez votre chance ! Vous n'avez rien à craindre ! Vous ? Vous, que mijotez-vous ? Vous, que mijoteriez-vous ?  
  Vous, que mijoteriez-vous pour les dirigeants de notre Parti et de notre gouvernement, si vous pouviez les avoir à dîner?  
  C'est la bousculade, beaucoup tentent leur chance, la légère amertume des olives se répand, des champignons aux artichauts roulent dans la base béchamel. Entrée permanente. Qui ne rrisque rrien n'a rrien. Si. Nous attirons l'attention des concurrents sur ceci : le sens de l'humour du Pouvoir est labbbile et impénétrable, ainsi donc, veuillez vous abstenir de tout trait impertinent ! Cuisinez, mijotez, mais ne blaguez pas. Il y a assez de travail! Donc, par exemple, dans vos réponses au concours, ne vous appuyez pas sur les résultats de la cuisine -----------------
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Jegyzet autocensure
!  
  Nous sommes occupé à humer les variantes, lorsque Baittrok, d'humeur gaillarde, se présente dans la cour à une jeune fille, la prend par la taille, et se lance dans une csârdâs endiablée, à la façon juvénile et fringante que « Dieu nous a enseignée ». Aussitôt s'élève un grand charivari, à la faveur duquel nous donnons un coup de pied dans les couilles de quelqu'un. Millepardons.  
  Nous faisons signe à Marilyn Monroe que nous voudrions ôter nos chaussures. On pousse un siège pliant sous nos fesses, nous levons un pied, Marilyn Monroe le prend entre ses cuisses fermes, saisit la chaussure, l'habitude met de l'huile dans l'opération, de l'autre pied nous imprimons une grande poussée à sa hanche, comme le veut l'image séculaire. La frêle petite femme se retrouve dans le gazon, disloquée, notre chaussure dans son giron. Nous te remercions, mon petit ange.  
  Mais Marilyn Monroe fait la moue. Nous sommes contraint de nous consoler avec Tania, la grutière. Les charmes de Tania, ses yeux vifs et intelligents ont conquis non seulement les amis, mais aussi les ennemis. — Cette jeune épousée au sang bouillant a souvent croqué la pomme avec les chefs de service, les tourneurs, les ingénieurs, les bergers. Le balancier du puits remonté, le pot au lait posé sur l'appui de la fenêtre, le carbone ou le jupon sur la clôture signalaient que la voie était libre, le prudent chef de service alla tout d'abord au puits. L'homme assoiffé passa inaperçu. L'usage veut qu'on donne à boire de bon coeur à n'importe qui. Debout sur le seuil avec un paneton et un balai, la jeune épousée accentuait sa solitude. L'homme, en s'éloignant, dit seulement à son compagnon : Je m'enverrais bien un petit coup d'eau dans la tanière de Tania la teigneuse. L'autre se contentait en pareil cas de cligner de l'oeil d'un air entendu ; graissage de patte à vingt passées ! Perfide femme à taille de guêpe !  
  Lorsque nous l'apercevons, elle transporte de l'avoine dans une toile de tente, et de temps à autre, elle chasse avec un fouet les pintades enragées. Que d'attraits, que d'agréments ! Les yeux de la foule enivrée s'attachent à ses appas. Retentissent les applaudissements et les acclamations. Sonne la musique et résonnent les cors — et les femmes ne sont belles que nues. Comme elle sait se balancer, se tortiller, bon dieu ! Chacun de ses muscles bouge, et titille les yeux des hommes. Elle est grande, droite comme un lis, et pourtant ronde et bien faite, comme si un peintre l'avait brossée. Sa taille ploie comme celle d'un serpent, peut-être siffle-t-elle aussi; sa poitrine halète, si bien que l'oeillet rouge qui y est piqué en tremble presque, entre les deux pommes.  
  Mais il ne tremble pas longtemps, elle le retire, et le glisse avec coquetterie à notre boutonnière. Puis, se détachant de nous, elle fait osciller ses hanches d'un air mutin, s'emballe fougueusement, tourne comme un cerceau, et ses cotillons de soie bruissante font alors un tel vent que celui qu'il effleure en est troublé, enivré ; et elle lance en l'air ses chaussons dorés qui, avec un rien d'illusionnisme, en retombant, glissent à nouveau sur ses pieds minuscules.  
  Nous la conduisons au buffet froid ; et, après avoir rassemblé autour de nous tous les danseurs et danseuses, nous donnons le signal au Stefanovitch-quartette, et nous conduisons la société en « farandole », avec un cortège déférent, jusqu'à Tania. Nous prenons des truffes et du filet de boeuf. Nous ourdissons un plan diabolique. Les truffes en soi mériteraient bien des choses, mais pour nous, en ce moment, ce sont les deux fourchettes couchées l'une sur l'autre qui comptent. Voyez, disons-nous à la grutière en désignant l'argenterie, ce qui, vu de là, est angle obtus, vu d'ici est angle aigu. Oui, dit Tania avec un sourire las, oui, et leur somme fait 180 degrés.  
  Nous nous empêtrons dans une simple plaisanterie : nous lui baisons la main :  
  : elle est contente. Notre organe est rigide
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Jegyzet
. Nous sommes brave
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Jegyzet
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