TROIS ANGES ME SURVEILLENT
LES AVEUX D’UN ROMAN
Si, alors c’est pure coïncidence.
Premier (ou Court) Chapitre, dans lequel le camarade P-DG entre
en scène sans crier gare, juste au moment où il se divise, ce à quoi s'offre un
vaste champ, puisqu'il se trouve être un triplé, lequel fait n'est amusant
qu'au superficiel abord, certes les inévitables chemises, cravates, épingles de
cravate, pantalons, chevalières et les divers modes de récit préfigurent déjà
l'accablement massif qui en résulte pour le Lecteur
Nous ne trouvons pas de mots
n
. Nous sommes pétrifié. Nous
clignons les yeux, effaré : serions-nous à ce point asservi à nos humeurs? L'air est
rare, pourtant il y en a. Notre estomac tremble d'émotion : nous en concluons que
notre pantalon est trop large. Nous sommes déjà sur le point de nous serrer la
courroie (ceinture). Les pans de notre veston relevés, nous mettons nos mains dans
nos poches, nous fouinons. Nous sommes sur la pointe des pieds, puis nous retombons
sur nos talons. Notre tête se rétracte ; le fouinement adopte tous les rythmes
possibles : notre balancement, de la tête, du coeur. Enfin, estce
que nous pouvons penser n'importe quoi ?
Serions-nous à ce point asservi à notre situation ?
Jegyzet cf. p. 123.
Nous voudrions avancer dans la direction que nous avons prise, et nous
voudrions retourner sur nos pas. Nous sommes ballotté entre le doute et l'espoir.
Devons-nous nous mettre à hurler, calmement, en homme responsable? M'enfin quoi,
sommes-nous le représentant fossilisé d'un mode de pensée gestionnaire?... Il y a
déjà trop longtemps que nous voyons les téléphones et les porte-documents
multicolores, et derrière eux, dans l'angle, le ficus, pour que cela nous rassure.
Aussi ne sommes-nous pas rassuré.
Pendant que nous regardons par la fenêtre, les mains dans les poches,
nous nous balançons ; ça fait tellement « jeune ». Nous faisons jeune. Autour de nos
yeux, il y a déjà des pattes-d'oie, et pas seulement quand nous rions. Dans la cour,
nos hommes paraissent légèrement rapetissés. Ils s'agitent ; c'est bien.
Nous pensons à trop de choses. Petit à petit, nous ne savons plus sur
quel pied danser. Particularisons. Abandonnons les perspectives. Nous ne sommes pas
l'entreprise. Nous sommes un être vivant, ce que n'est pas l'entreprise. Nous sommes
centre-européen : notre système nerveux est en lambeaux, notre papier-vécé est
résistant.
Nous ne tremblons pas comme une feuille : nous sommes en suspens. Nous
ne nous aimons pas nous-même. Ça arrive. Quelqu'un aperçoit quelqu'un et un poil dans
son oreille, et terminé ! Pourtant, il serait enclin — ce quelqu'un — à s'exprimer de
façon positive au sujet de ce poil ! Dans notre oreille, il n'y a pas z'un traître
poil : l'âme humaine est riche. De même que la grandeur, elle est simple : nous nous
tirons dans les pattes au Ministère. Si nous voulons, nous pouvons : nous sommes les
hommes du Ministère. Nous sommes surtout ceux du Bureau du Plan. Les actions que nous
commettons contre les nôtres serviraient plutôt à démontrer notre force, mais elles
ne servent pas à cela.
Nous reposons froidement le journal : il se trouve toujours un bon ami
d'enfance pour soutenir — il aime à s'en souvenir — que nous mettions des attelles
aux pattes de l'araignée, ou — aïe ! — que nous les arrachions l'une après l'autre.
Absorbé, nous nous détournons de la fenêtre : nous sommes humain, nous sommes un
combattant de classe, nous sommes conscient de notre rôle, à chaque minute de la
journée nous pensons aux exigences des consommateurs, aux exigences de l'économie
nationale, à la balance des devises et au Comecon, aux problèmes et aux résultats du
socialisme international, aux efforts déployés pour stimuler le rendement et, pour
ainsi dire en vis-à-vis, aux intérêts des travailleurs, et nous devons
particulièrement penser « aux intérêts des travailleurs », nous pensons au profit de
l'entreprise et nous ne sommes pas centré sur le profit, nous pensons à notre
prestige, à notre vanité, à nos efforts pour nous réaliser personnellement, au
rôle que nous jouons, que nous choisissons et qui nous choisit, oh, et nous pensons à la direction
locale du Parti, nous pensons à elle dans tous les cas, et nous pensons à l'influence
des divers couches, groupes, organismes sociaux dont nous sommes issu, auxquels nous
appartenons, auxquels nous aimerions accéder ou qui méritent que nous croyions savoir
leur avis important, et enfin, mais non en dernier lieu, il faut que nous pensions
aussi à faire en sorte que, lors du montage des chenilles, des éléments identiques
aboutissent sur des machines analogues, grâce à quoi — ici nous jetons un coup d'oeil
à la secrétaire qui entre, l'air effaré — le temps nécessaire pour enlacer,
entrelacer les fils de chaîne sur la lice ou sur les lamelles diminue.
La secrétaire manque aux usages, c'est pourquoi nous la renvoyons. Nous
la suivons du regard en connaisseur : simplement, ses cuisses ont une certaine
courbure, difficile à définir, face à laquelle nous sommes impuissant, et ses cuisses
ont une certaine quantité (deux), qui nous réduit en esclavage.
Nous examinons avec une certaine tolérance le « coefficient
d'incertitude » — il faut bien arrondir les chiffres (par exemple : 10-6), nous sonnons. Nous posons une fesse sur notre bureau, que les délégations ont complètement ratiboisé. Nous feuilletons distraitement une
étude : m'enfin, après un
point-virgule — sauf s'il y a « Louis » ensuite — il faut une minuscule. Qu'est-ce
que c'est, demandons-nous d'un ton réprobateur à la secrétaire qui entre à nouveau.
Les traits de la demoiselle sont à présent impassibles, ses lèvres sont fardées, sa
croupe frétille, son regard est dur : nous sommes en démocratie. Qu'est-ce qu'y te
faut, camarade P-DG ? Elle redresse la tête avec défi, à la façon magyare, dans ses
veines commence à bouillonner le flamboiement d'ancestraux feux de pâtres, sa
chevelure flotte dans le courant d'air, elle piaffe. Elle est belle. Nous parlons à
voix basse, pour qu'elle fasse attention. Nous sommes mécontent, parce que nous
venons de lire que nous — et précisément nous — devons décorer celui qui, avec cent
brebis, a obtenu cent trente-six agneaux. Pourtant, on pourrait avoir deux portées
par brebis ; dans la conjoncture actuelle. Et il en va de même pour les truies : les
faire couvrir deux fois, et surcouvrir. Nous nous prenons à rêver. Nous le sentons
clairement : malheur à l'agneau que le loup aperçoit, cette bête féroce. Plus
l'agneau est beau, plus il est exposé. Le loup, nous le savons bien, ne connaît
vraiment qu'un seul argument : le gourdin qui se balance au bout du bras musclé du
pâtre robuste.
Nous nommons le gourdin : approvisionnement régulier, réduction du
temps de stockage, gestion intégrée de la production, réglementation des postes de
travail par processographe.
Nous nommons l'agneau : économie nationale, patrie socialiste en
progrès, en développement, en expansion, si chère à notre coeur.
Soudain la secrétaire met fin à sa danse, se tourne vers nous, ses
pupilles se dilatent un peu. Nous examinons son aisselle touffue. Le porc capitaliste
affamé rêve de glands : nous, nous veillons. Nous dénouons les bras de la secrétaire
: nous n'avons pas fait de proposition. Encore et déjà : maintenant. Nos mains ont
pétri bien des croupes féminines, mais elles ne sont pas souillées de sang. Pas
croyable, ce qu'on attend de nous. Nous avons une stratégie, mais nous n'avons pas la
meilleure stratégie, nous avons d'excellents compromis, parmi ceux-ci nous en avons
un meilleur, c'est celui-là que nous appelons la meilleure stratégie, et — de ce fait
— il le devient ! D'entre les bienheureux, nous appelons Engels à l'aide : ce que
chacun veut à part soi, tous les autres l'empêchent de l'obtenir, ce qui arrive,
personne ne l'a voulu. La secrétaire pâlit de nouveau malgré le fard. Et les divers
documents officiels et semi-officiels, comptes rendus, procèsverbaux, bilans
comptables, même si nous les élaborons nous-mêmes, peuvent-ils vraiment nous fournir
une source fondamentale de renseignements? Nombreuses sont les données que ces
documents ne fournissent pas, en revanche ils en fournissent de nombreuses qui n'en
sont pas. Mais nous savons les présenter.
Camarade P-DG, cher camarade P-DG, le mal est si grand, nous requérons
ton aide. Nous sommes revivifiés par toi. Tout de même, pas le groupe du camarade
Tomcsânyi? La secrétaire hoche la tête en silence. Nous prendrons le temps, nous
aviserons, nous faisons pression, nous agissons, nous promettons monts et merveilles,
nous allons fractionner notre intérêt pour les individus, dans la gourde il y aura de
l'eau fraîche, dans la giberne la poudre sera sèche, et tout s'illuminera. Nous nous
jetons derrière notre bureau, haletant. Nous cherchons la table des logarithmes et le
Manuel de l'Exploitation des Mines de P.J. Proby
n
. Vous en réchapperez, camarade P-DG? Oui.
Jegyzet prononcer : pi
djeï probi
Chapitre II, dans lequel apparaît le haerôs
n
, Imre Tomcsdnyi, et dans lequel la
justice triomphe; dans
les autres Chapitres aussi, la justice triomphera, mais ici
particulièrement
Jegyzet prononcer : héraut ; signifie : héros
Tomcsânyi arpente nerveusement le couloir de l'institut, où la brume et
l'odeur de café viennent de se dissiper. Au bout du couloir, un bruit ténu se fait
entendre. Qu'est-ce que c'est? Il s'approche. Les sons viennent de derrière une porte
ouverte. Imre s'arrête. Zut. Il se penche derrière la porte : quelqu'un se bat avec
son pull-over : est en train de tirailler en tous sens pour faire passer la tête.
Imre la reconnaît aux nombreux attributs qui la caractérisent : la femme de ménage.
Il la salue avec respect : Bonjour, madame. Celle-ci, effrayée, arrache d'un coup son
pull-over. C'était ce qu'elle voulait. Oh, c'est vous, Imre. Comme vous marchez
doucement, quelque chose ne va pas? Non, dit le jeune technicien informaticien. La
femme n'insiste pas. Retournezvous, dit-elle en portant la main à sa blouse bleue. Le
garçon se retourne. La femme s'esclaffe d'une voix éraillée. Je vous ai dit ça comme
si j'étais une femme. Pourtant je suis une vieille. Imre ne sait que répondre, mais
comme il a le dos tourné, il se dit que ce n'est pas la peine. Imaginez, Imre, cet
ivrogne de gardien de cimetière, hier soir, il est allé tomber sur la margelle. C'est
la porte du jardin qui l'a envoyé dinguer. La femme boutonne sa blouse. Là, vous
pouvez vous retourner. Cette grosse charogne, pourtant c'est fou ce qu'il aime
gueuler, pour le coup, il a pas gueulé. Je me suis réveillée alors qu'il était déjà
au pied de mon lit, c'te bonhomme-là. Ben, l'auriez-vous cru? Ça, je le dis seulement
à propos de « la vieille ». Et? Et-et. La femme de ménage a un geste de dédain. Il
chantait vachement faux un truc de la Princesse Csârdâs. L'air d'entrée en scène de
Michka. Ensuite il a laissé tomber la chanson, et il a boulotté tout mon pain. Vous
imaginez. La femme s'assoit sur un tabouret. Les jambes un peu écartées, comme les
hommes. Vous y allez? Elle montre la Salle du Conseil d'un mouvement de la tête. Ben,
surtout faites attention... Vous pouvez vous fier à Miklôs Horvâth. On a distribué
des tracts ensemble chez M. Weiss. C'était encore un petit morveux, un foutu
casse-cou. Une grande gueule. Elle rit, dodeline de la tête. Mon gardien de cimetière
n'a pas eu de chance avec moi. Je m'en souviens comme si c'était hier. Une carte
militaire est arrivée, dessus il y avait : Que Sari Kovâcs écrive à Berti, car on l'a
tellement abruti qu'il a craqué. Qui est ce Berti? Mais le gardien de cimetière,
voyons. Bon, bref, il est rentré chez lui. Nous avons fixé un rendez-vous. Le premier
rendez-vous de ma vie. Dans une petite ville. Vous pouvez imaginer ça, Imre ? Bien
sûr que non. Mais j'ai accepté, j'ai pris ça sur moi. En un sens, j'aimais l'idée
qu'il serait si abruti... Nous étions assis dans un bistrot, deux glaces, deux
cognacs. Je me rappelle bien, sur la table vernie, les ronds collants que faisaient
les verres. Ben, alors deux mouches se sont posées là, vous savez comment... et
terminé, d'un coup, ç'a été fini. Possible que j'étais encore une gamine, mais j'ai
pris un de ces fous rires... Bien sûr, j'étais peut-être troublée. Mais ce nigaud-là,
encore beaucoup plus. Mouche biplan, il a dit, pour qu'on prenne ça à la
plaisanterie. Mais à partir de ce moment-là, tout ça m'a paru si ridicule. Pauvre
gardien de cimetière. Et comme si elle poursuivait l'histoire, elle dit : Faites
attention là-dedans. Vous êtes encore très jeune, très compréhensif. Moi, comme je
vieillis, je deviens de plus en plus méchante, je suis de moins en moins indulgente.
Surtout, vous savez, mon garçon, l'imbécillité... Il faut que j'y aille,
mamie Sári. La femme, toujours assise, plonge la main dans un sac de sport adidas. Devant la porte de la Salle du Conseil, le garçon se
retourne vers elle. C'est tout ce qu'il m'a laissé, imaginez un peu, lui crie la
femme en brandissant un quignon de pain. Tomcsânyi l'écoute, tout en prêtant
l'oreille à ce qui se passe dans la Salle du Conseil. A présent s'élève un chant.
Dans notre patrie les deux sont bleus,
L'herbe est drue et la prairie est grasse,
La terre et l'usine leurs mille trésors
Dispensent aux travailleurs,
La terre et l'usine leurs mille trésors
Dispensent aux travailleurs.
À la fin du chant, une voix forte et calme retentit. Holà, mes petits
camarades chéris, dit cette voix qui lutte pour traverser la porte capitonnée ;
Tomcsânyi ne peut même pas établir à qui elle appartient. À Horvâth ? Ou à Péter
Baittrok ? Holà, mes petits camarades chéris ! Vous voyez le monde trop en rose.
Pourtant, notre couleur à nous : n'est pas la couleur rose. Cela, n'est-ce pas, est
une nuance délavée. La main d'Imre est sur la poignée. Mamie Sári lui demande encore :
Alors, est-ce que j'apporte un peu de variantes? Mais Imre est déjà à l'intérieur.
Que de choses dignes d'être vues, que d'hommes intéressants et
remarquables ! D'emblée, on trouve ici deux personnalités prodigieusement
intéressantes, Giacomo et copain Beverly, les deux conseillers économiques du
camarade Peck, les deux hamsters. On les garde dans un pot qu'on a tapissé de papier
journal, d'ordinaire le Népszabadsâg,
l'organe du Parti ; comment voulez-vous que les deux petits
hamsters s'en sortent. En ce moment, ils geignent, grognent, s'agitent, gênés par
toute cette fumée. Dans une réunion de quelque niveau que ce soit, l'esprit réservé
bien qu'un peu anguleux de copain Beverly semblait naturellement attachant ; quant à
Giacomo, il charmait par son sourire béat. Les camarades, s'il leur restait du temps
en dehors de leurs occupations nombreuses et variées, les aimaient. (Imre pensait à
eux avec reconnaissance. Les paroles d'antan de copain Beverly s'étaient bien gravées
dans sa mémoire. À l'époque, il y avait peu de temps qu'il était employé à
l'institut, et il rougissait toujours quand il avait à parler. Une fois, il avait dû
faire un exposé à des Polonais — à des camarades polonais — sur un sujet qu'il ne
maîtrisait pas. Les opérations d'échange en économie. Il ne savait que faire. Le
petit hamster avait dit : Balance-leur les doubles intégrales. Maintenant, il se peut
qu'ils reviennent à la charge. Il se trouve toujours un type comme ça, un mauvais
coucheur. Copain Beverly fit passer ses petites graines d'une abajoue à l'autre.
Donc, si tu entends la question, tu te dépêches d'attendre la
traduction, et tu dis : non. certesnon. puisque c'est
improprius. Tu ne dois pas rire. Sérieux, quand même un peu surpris. Non.
Certes non. Puisque c'est improprius.)
Le regard d'Imre se fraie un sentier dans la fumée de cigarette
bleuâtre, et cette trouée engageante quoique vacillante le mène au camarade Gregory
Peck, chef du service d'Imre. Gregory Peck mesure quasiment deux pouces; avec son
veston cintré^ ajusté, orné de paillettes d'argent, il porte un élégant pantalon à
carreaux, et il est assis à sa place habituelle, sur la table, adossé au cendrier de
verre, des rides gaies et viriles courent sur son visage tanné par le soleil, et l'on
dirait que les mèches grisonnantes se donnent la chasse sur sa tête. Son petit
pantalounet découvre ses mollets, des mains errantes et irresponsables ont semé sur
sa tête miniature des cendres, qui se mêlent à la sueur et coulent sur son front en
un magma visqueux.
Il fait signe à son jeune subordonné de prendre place. Imre s'assoit,
pose avec compétence son petit doigt devant les pieds de Gregory Peck pour qu'il
puisse y prendre appui. Lorsque tout à l'heure, dans le feu de la discussion, Imre
sautera sur ses pieds, le camarade Peck patinera vers l'avant, et le pauvre se
cognera la caboche ; mais jusque-là, pas de problème. Maintenant, on n'entend plus
que les bruits infimes, familiers, du tissu qui frotte contre les sièges, et les
reniflements : choses tellement humaines qu'elles sont excusables. Imre, attaquons
par les points de résistance les plus faibles. Tomcsânyi suppose que son chef
plaisante, et répond à voix basse, qu'ils vendent leur talent pour de la monnaie de
singe. Gregory Peck, avec toute la mélancolie et l'humour inévitable de l'homme des
demi-succès, dit : Quelle est l'unité de compte ? Mais rien ne se passe comme la
femme de ménage l'a prédit. Imre Tomcsânyi est méfiant. Même à l'égard de Miklôs
Horvâth, le secrétaire du Parti. Pourtant, celui-ci a salué le jeune homme d'une voix
retentissante. Nous nous réjouissons, mon fils, que tu sois ici. Tomcsânyi ne
discerne pas encore quels sont ses intérêts. Mais il va les discerner. Il réfléchit.
Il y a beaucoup de choses que je n'aimerais pas être. Mais par-dessus tout, ton fils. Voyons, mon fils, le réprimande le grand homme,
ce que tu penses est injuste. Bien que compréhensible. Tomcsânyi rougit. Injuste?
pense alors Imre, acerbe, et les turbines soviétiques? Le cas des turbines
soviétiques est le suivant : nous fabriquons par nous-mêmes des turbines de 200 MW
pour 144 millions de forints. Oui-da — alors que l'Union soviétique vend des turbines
qui ont déjà fait leurs preuves pour 86 millions de forints. Cependant le Ministère a
accepté et transmis les motifs qui ont tranché la question des turbines en fonction
des points de vue de la qualité et de la politique industrielle, au détriment des
points de vue économistiques. Et Horvâth a prêté la main à cela.
Horváth s'esclaffe. Il est fort plaisant que ce soit justement de moi,
le secrétaire du Parti, que tu penses une telle chose. M'enfin ce n'est pas là le
hic, mais quel bon vent t'amène. Tomcsânyi, petit à petit, se rend compte que son
jugement initial a été hâtif; un peu intimidé, il entonne : Hauts sont les monts...
Hoho, mon petit ami, halte-là! L'homme aux yeux rapprochés qui l'a interrompu est le
camarade Jôzsef Brandhuber. Il est pâle. Il a peine à contrôler sa fureur. D'accord :
d'autres temps sont en marche, d'autres temps sont venus. Mais
qu'on perde tout ce temps avec ce genre de crétin chevelu ! Je ne dis pas qu'il
faille le liquider, mais tout de même, il pourrait apprendre où est la maison du bon
dieu ! Oppardon.
Giacomo, pendant qu'il écoute Brandhuber, crispe ses petites
pattesfleurs, puis les détend, mais en vain : elles luisent d'une sueur répugnante.
Voyons, voyons, camarades (il halète comme un cabotin), voyons, voyons! N'oubliez
pas: nous nions avec un auxiliaire! Nêssepaâ?! Calme-toi, mon
petit Jôzsef, dit Horvâth en se tournant vers Brandhuber, la main levée. Sur sa paume
s'étire une longue cicatrice : en 1950, il a quitté le Parti. C'est ce que voit
Brandhuber, il baisse la tête.
Giacomo dissout les minutes pesantes et douloureuses du souvenir en
sautant hors du Népszabadsâg, et il épingle au mur une feuille de chou (vachement)
grande, quoiqu'un peu grignotée. Même les murs ont des oreilles, crie-t-il. Miklôs
Horvâth s'adresse à Tomcsânyi avec sérénité. Il revient aux turbines. La question,
mon ami, faut-il le dire, est bonne. Mais permets-moi de ne pas y répondre maintenant. Expose, cher compaing, tes arguments; lesquels
soient plaisants et pénètrent jusqu'à la moelle.
Un léger bourdonnement parcourt la salle. Non! Le camarade Brandhuber
saute sur ses pieds, furieux ; il trépigne. Je m'oppose. Je soutiens. Je m'oppose.
Frappe d'estoc et de taille, c'est pas ton père, couine Giacomo. Copain Beverly
sourit dans sa barbichette. Je précise. Frappe ta mère, frappe-la d'estoc et de
taille : c'est pas ton père ! Les lignes de force, qui sont complexes et paradoxales,
se dessinent aussitôt. Le camarade Gaspardmelchiorbalthazar est méditatif. (Le fait
qu'il soit un triplé fonde psychologiquement et sociologiquement ses décisions et ses
silences doucement ou violemment contradictoires, géniaux et catastrophiques.) La
politique ! crie-t-il. (Rires, applaudissements.) La rentabilité ! crie-t-il. (Rires,
applaudissements.)
Péter Baittrok, ainsi que le guano, prend
lentement position. Il échange un regard vif comme l'éclair avec Miklôs Horvâth. À
l'époque où se passe notre histoire, heureusement, tous deux, ce somptueux technicien
à l'ancienne, qui pourtant croit en Dieu, et l'homme nouveau, pur et dur des temps
nouveaux, luttent déjà coude à coude. (Sans Parti pris.) Ils aiment par-dessus tout
travailler, mais parfois, ils luttent.
En garde, hurle le fachmann européennement connu. Les demoiselles font
irruption, elles apportent une tournée de cognac — tchinntchinn !—, puis les armes :
lances, piques, katagans (qui ne sont pas identiques aux kasses
d'arme), haches, casse-tête, épées droites et sabres turcs, cuirasses,
brassards, cuissards, casques, gantelets et jambières aux lanières pendantes. Comme
on présente le casque doré à Miklôs Horvâth, il répond : Apporte l'autre, le casque
d'acier.
Aussi sec on abat les tables, on en jette deux l'une sur l'autre, ce
sera le château fort. À moi le raifort, à toi le fort, marmonne copain Beverly, sage,
et amer comme l'amande. Il a encore compris quelque chose, le pauvre. Sur la plaine
immense (artificielle) qui s'étend devant le château, les « hommes du Bureau du Plan
» forment les rangs. (Bien sûr ce n'est pas si simple.) Comme
si les mottes de terre s'ébranlaient. La surface du sol se plisse en ondes noires, à
la rumeur croissante se mêlent ici et là le tintement d'une clochette et des coups de
sifflet assourdis. Le camarade Brandhuber tient le bouclier au-dessus de sa tête, la
guisarme dans une main, l'épée courbe en travers de la bouche. L'échelle, crie-t-il.
Gregory Peck, bien qu'il soit également ennemi de ceux du château, hausse ses épaules
étroites et gracieuses d'un air désolé et va se cacher derrière le cendrier. La
fraction adéquate du camarade Gaspardmelchiorbalthazar n'est, elle non plus, d'aucun
secours, car elle mène un combat singulier contre une autre fraction qui, elle, est
inadéquate. Aussitôt, le sang coule de nombreuses blessures ; ça se recollera.
Dans le château règne le silence. Miklôs Horvâth, Péter Baittrok, le
petit Tomcsânyi, et tous ceux qui appartiennent au cercle magique du Ministère, sont
là : avec eux leurs paroles, leur influence, leur dépendance ; ils se préparent
tranquillement. Mais lorsque les échelles de siège claquent contre la pierre, le fer,
les poutres, et que résonne la furieuse clameur Allah akbar !
Aménagement des normes ! Ya fettah !, ils s'animent eux aussi. Tomcsânyi
lance un cri : Hue, hue-dia, en avant. La porte s'ouvre, trois dactylos virevoltent,
portant des coiffes rouge-blanc-vert. Elles pleurent (ou pleurent quelqu'un), la
fumée de la poudre leur pique les yeux. Elles s'inclinent, loin du tumulte, et
chantent un refrain sur le mode pentatonique (ancien) :
Hélas, hélas, hélas-tique,
ne convient pas
à la programmation
paramétrique.
Elles s'inclinent. La courbe supérieure de leurs seins petits, durs,
volumineux, pendants, mous, en pomme, en poire se révèle de façon excitante. Les
hommes, un instant silencieux. Voilà, s'incline modestement Tomcsânyi, fatigué.
Horvâth ajuste nerveusement son armure. Mon fils, va te faire mettre la Milo dans
l'oreille! Kohncrètement, linéairement ! En retrait, Giacomo, à l'abri du pot, couine
: Lévycrètement. Copain Beverly grince des dents. Le niveau, le niveau, et il hoche
la tête d'un air réprobateur. L'important maintenant, ce sont les feux grégeois et
les piques. Les feux grégeois s'entassent en grandes pyramides à proximité des
décombres. Tomcsânyi les a bourrés d'une charge intérieure. La méthode — la voix du
jeune technicien couvre l'énorme bruit de la bataille —, la méthode travaille —
Giacomo ricane, et même copain Beverly, eh oui, branle du chef ouvertement, sénile —
avec un modèle reflétant la réalité, la situation économique, par conséquent elle
simplifie nécessairement : le modèle ne tient compte que des rapports linéaires,
traite les limites (marché, capacité, etc.) comme des constantes, le modèle est
statique, il ne contient que des corrélations concernant un point donné du temps : le
calcul à opérer est un calcul des extrêmes, qui conduit à l'instabilité, c'est-àdire
: il peut se produire qu'une faible modification des données entrées (input) soit à
même de causer — ou cause ! — une anomalie importante dans la solution optimale : il
faut donc procéder avec circonspection.
Les feux grégeois redoublent d'intensité. C'est pourquoi, reprend le
jeune technicien, impitoyable, on ne peut éviter ce qu'on appelle les tests de sensibilité. Les feux grégeois explosent une première fois
lorsqu'on les jette du haut des remparts : une deuxième fois lorsque leur noyau se
détache. L'instrument indispensable des tests de sensibilité est la programmation
paramétrique. Baittrok pourfend généreusement au côté d'Imre. Son épée ruisselle de
sang. Et le paquet de programmes appliqué dans notre Institut en ce moment ne
convient pas, je répète : ne convient pas à la programmation paramétrique. Et lorsque
le noyau s'est détaché, s'en échappent en sautillant de grandes étincelles blanches
qui brûlent pendant plusieurs minutes, et lorsqu'elles éclatent sur les vêtements ou
le visage de quelqu'un, je vous jure qu'il en fait, des entrechats. Je te vois, mon
fils, crie joyeusement Miklôs Horvâth d'un pugilat éloigné.
Et alors?! Ça a bien marché jusqu'ici, ça marchera encore. Il faut une
analyse scientifique, bien sûr qu'il faut. Mais nous autres — ici le camarade
Brandhuber se rengorge, les boutons de son veston produit en série par la Fabrique de
Vêtements Octobre Rouge se transforment tout à coup en étoiles rouges, et choient
comme un léger duvet en sautant de sa poitrine —, mais nous, même sans cela, nous
savons exactement ce qu'il faut faire dans ce pays. C'est élaboré pour nous.
Tomcsânyi essuie son front en sueur. Pourrais-je poser une question, crie-t-il. Non,
que non pas. Ça, on ne peut pas le faire ainsi, de but en
blanc. Il faut s'y préparer d'abord. Parce que si nous
ne nous y préparons pas d'abord, il se peut, ha-ha-ha, que je
dise autre chose que mon opinion. Même moi, je ne peux pas
toujours tout savoir. Et vous savez, mon jeune collègue, et Brandhuber jette un
regard aigre à Tomcsânyi, vous savez, à votre femme vous pouvez dire autre chose.
Hi-hi, s'esclaffe Giacomo. Dis donc, il ne faut pas sous-estimer ce
type, siffle entre ses dents copain Beverly. Ils mâchonnent.
Levez les madriers, crie le chef de service Tamâs Fôlya (dont la soeur
est au Ministère etcétéra, voire à ce qu'on prétend etcétéra). Les défenseurs du
château sont debout, muets! Ils ont peur. La mitraille est terrible. Ne craignez
rien, crie Fôlya, et il prend position. Craque le marteau, et cliquette et claque la
chaîne qui attache les madriers ensemble. N'ayez pas peur, crie le fils Fôlya. Et
personne n'ose avoir peur. Un casse-tête s'abat sur le casque du chef de service, et
arrache le porte-plumet d'argent. Tamâs, sors de là. Tout de suite. Et il se penche
encore sur un madrier, pour aider à le soulever. Il reste penché, comme s'il était
changé en pierre. Tamâs, crie Baittrok, atterré. Tamâs, un genou en terre. Le casque
glisse de sa tête, sa longue chevelure grise se déploie. Baittrok se précipite, prend
Tamâs dans ses bras pour le tirer hors des décombres. Il le couche dans un angle à
l'intérieur. Une lanterne par ici. Le visage de Tamâs Fôlya est d'un blanc cireux. Du
sang coule le long de sa barbe, et tombe goutte à goutte sur la table, imprégnant la
nappe, tombant sur le plancher, harmonisant (en couleur) le tapis avec la nappe.
Tamâs, crie Baittrok, peux-tu parler, et il le regarde, éploré. Je peux, murmure
Tamâs. Luttez pour... sa tête retombe, il s'affaisse.
Que se passe-t-il ici, crie Horvâth. Camarade, dit quelqu'un d'une voix
tremblante, on vient d'abattre à l'instant le camarade chef de service Fôlya. Voici
qu'on le porte sur un bard à pierres. Ses jambes ballottent. Ses deux mains dégantées
sont croisées sur sa cuirasse. Baittrok le suit en portant son casque. C'est fini?
demande Horvâth. C'est fini, dit l'autre tristement. Continuez le combat, crie le
secrétaire du Parti. Il ôte son casque d'acier. Il s'approche du chef de service, et
sans un mot, affligé, le regarde. Adieu, Tamâs Fôlya! Arrête-toi devant le Seigneur :
montre-lui ta blessure sanglante, et montre-lui aussi ce château ! Nu-tête, affligé,
il les suit du regard jusqu'à ce que la lanterne disparaisse derrière un angle.
Tomcsânyi se démène avec une corde enroulée. Camarades ! Ceci est avantageux. Dans le
bureau 903 il y a, paraît-il, une armoire, ou plutôt il y a une armoire dans
laquelle, paraît-il:, sont dissimulés des documents fort
précieux concernant la programmation paramétrique. Sont dissimulé-és ? Sont
dissimulés. Le camarade Peck s'agrippe au cendrier. Imre. Si j'étais chchat, de joie je courrais après ma queue. Horvâth regarde,
regarde, puis lance au garçon qui se démène : Ne ménage pas la corde : ce n'est pas
une saucisse! Empoigne-la, Imre, tudieu! Traîne-la, comme si tu... tu traînais le
Grand Turc à la potence. Copain Beverly couine. (Il fait un peu de provocation.) Que
les camarades en soient persuadés, Carter lui-même ne fait que ce que le grand
capital lui dicte.
Le visage écarlate, les défenseurs du château se ruent à l'assaut dans
la tourmente vrombissante. Les échelles de siège sont déjà gluantes de sang, autour
des échelles, le mur est pourpre. En bas, les morceaux convulsifs et sanglants des
morts et des agonisants. Dans le combat meurtrier, il devient difficile d'identifier
l'ennemi, les systèmes de relation se compliquent, et il arrive par exemple que deux
personnes du même camp tombent l'une sur l'autre, que, pendant que Baittrok frappe
d'estoc et de taille, pourfend les maudits, de sa main gauche il fasse tournoyer sa
hache vers Horvâth : assistons-nous ici au nécessaire mini-combat d'un directeur
politique et d'un dirigeant économique, ou simplement à un conflit privé de portée
limitée ? (Femmes ?) Et, de même que les gens du même bord se surveillent
mutuellement, de même, les adversaires fraternisent. À présent, le camarade
Brandhuber se rue à l'assaut avec un léger bouclier rond de roseau tressé, et
derrière le bouclier ses yeux lancent des éclairs. Lorsqu'il n'est plus qu'à une
toise, il se ramasse en boule et continue d'avancer. Viens voir par ici, que je baise
ta belle gueule de veau, l'encourage Horvâth. Sur quoi, la panthère bondit. Le
secrétaire du Parti baisse la visière de son casque. Juste à temps. Brandhuber se
détend comme un ressort, brandissant sa lance, et l'enfonce dans la mentonnière du
casque. Que va-t-il se passer ? Les pics résonnent, l'assaillant tombant de l'échelle
est précipité dans le vide, avec — ou sans — tête ?
L'union fait la force, Miklôs, chuchote le camarade Brandhuber. Ne
répétons plus la même erreur, et le secrétaire du Parti montre la blessure de sa
paume, graissage de patte à vingt passées! Le secrétaire du
Parti baisse la tête : il est bien placé pour savoir qu'avec des relations
politiques, on peut obtenir tout ce qu'on obtient avec des relations économiques ;
qu'il n'est pas un directeur qui ne prenne en considération les composantes politiques. Plus loin, les vapeurs nauséabondes du soufre se
propagent en tourbillonnant. Horvâth lève la tête. Son regard est pur et droit. En
avant, les hommes de talent, crie-t-il, qui nous font confiance, se servent de nous,
mais ne dépendent pas de nous, qui sont indépendants, et sont quand même nos hommes à
nous. Sur son visage, une traînée de sang coagulé. Dire qu'ils ne dépendent pas de
nous ! Jôzsef Brandhuber en reste ébahi. Va donc, les deux preux s'impriment l'un à
l'autre une poussée dans la poitrine, geste dont l'interprétation va de la boxe
amicale jusqu'à la menace de mort.
Mais des groupes sans cesse renouvelés piétinent ceux qui sont tombés
en poussant des hurlements. Sonnent les cors, crépitent les tambours, les mots
d'ordre se mêlent aux cris de guerre, grondement des canons, détonation des fusils,
explosion des bombes, hennissement des palefrois, râle des agonisants, claquement des
échelles. La fumée ternit le lustre. Giacomo et à sa suite, bien entendu, copain
Beverly hurlent à tort et à travers. Les sacs de sable sont taillés en pièces autour
du palais ! Les normes de sécurité ! Manager-system ! Tirez à la tête, les gars. Ya
kerim ! Garantie du volumen ! Ya rahim ! Croissance ! Profit maximal ! Esprit
mercantile ! Levantins ! Mes respects à ton prophète ! Les régulateurs ! Rendez le
château ! Je te tuerai. Volontaristes ! Capitalistes ! Canonniers, tirez dans le
tas.
La bataille a atteint sa phase décisive. Le discours est devenu à peu
près sincère, la couleur est sortie, chacun a reconnu son pouvoir, l'influence qu'il
subit et celle qu'il exerce, chacun a souhaité s'identifier au rôle qui lui est
dévolu, la lutte a atteint le stade aigu de guerre des statuts où toute question
économique : est question politique. Copain Beverly se hisse jusqu'au bord du pot, il
cligne les yeux d'un air fin. La rentabilité, les intérêts de l'économie nationale,
la politique, le développement technologique, les normes de sécurité, l'usage de la
capacité sont bien plus les prétextes que les enjeux de la lutte qui se déroule entre les chefs. Le petit
hamster halète. Fatigué, il retombe au côté de Giacomo. Ce coquin est en train
d'uriner.
Le camarade Brandhuber tient entre les dents un grand drapeau rouge
flottant, destiné à être planté au faîte de la tour. La hampe du drapeau dans sa
bouche le fait un peu chuinter. Les j'inté'êts des t'availleu's, hurle-t-il. Les
j'inté'êts des t'availleu's ! Optimijachion?! Et p'is quoi enco'e. Cama'ades ! Nous
n'optimijons pas, nous t'availlons, cama'ades. Il a déjà presque atteint le bastion.
Les visages pâlissent, l'air est parcouru d'une rumeur d'effroi. Feu, crie le
secrétaire du Parti. Mille éclairs pleuvent-tonnent-crépitent. Cris, hurlements,
fumée, coups de feu, soufre nauséabond. La hachette, le pic, la hache claquent sur
les crochets de fer des échelles. La tour vacille, s'écroule à grand fracas. La
poussière de chaux s'élève en nuée des décombres ; et le sang dégouline des pierres,
comme le vin de la presse à vendanger.
Petit à petit, le combat s'éteint en chaque point de la table. Partout
des membres humains ensanglantés, noirs de suie, l'air frémit de cris ininterrompus :
eï va ! et meded ! La Salle du
Conseil est remplie de blessés. Des barbiers et des femmes s'affairent avec des
bassines d'eau, des linges, de la charpie, de l'alun et de l'arnica. Janka Dorogi
tend son mouchoir à Tomcsânyi. Mais elle est du mauvais côté, le garçon ne la voit
pas. Mon dieu, mon dieu, se lamente Tomcsânyi, ils m'ont crevé un oeil. Et il presse contre son visage ensanglanté la manche de sa
chemise au bord brûlé. Horvâth est assis au milieu des autres sur une chaise paillée
recouverte d'une houppelande. Il a une telle blessure au mollet que son sang forme
une flaque sous la chaise. Arrête de braire, Tomi, crie-t-il. Mieux vaut perdre un
oeil en restant fidèle à ses principes, que garder les deux en... Et il supporte, les
dents serrées, que le barbier lave à l'arnica la blessure de sa jambe.
Voyages à l'étranger, relégations en province, nivellements par le
haut, pertes de prestige, primes et petites primes — modeste redistribution des
pouvoirs ; ainsi que suie, boue, briques, pierres et morts : sanglants, en haillons,
noirs de suie, immobiles. Espèce d'andouille, crie le camarade Peck à une main
secourable, mais maladroite. Gregory Peck, eu égard à sa taille, a laborieusement
pris part à la bataille. Il est vrai qu'il s'est trouvé un sabre, des éperons, ceci
et cela, mais tout en sifflotant quelque chose, la tête inclinée de côté à sa manière
caractéristique, longeant le mur, le rasant presque, il est allé se cacher dans le
Népszabadsâg, à côté des deux fidèles hamsters, pour s'imprégner de leurs sages
conseils. Constatant la décrue du carnage, il a un peu déchiré ses vêtements (à bas
les paillettes !), et s'est mordu les lèvres jusqu'à y faire perler le sang. Mais
malgré tout, son « extériorité » est restée visible. J'aimerais rallier un jour un
campement de chariots avec un col officier. Ce serait bien, mâchonne Giacomo.
Les demoiselles apportent une nouvelle tournée de cognac maison. (Les
preux en ont consommé plusieurs.) Le camarade P-DG se lève pour parler. Il saigne de
nombreuses blessures absolument en contradiction les unes avec les autres.
Naturellement, il y aura du baume pour chacune d'elles —
au-dessus d'un certain niveau, c'est comme ça que ça se passe. Ses paupières
tremblent, on le voit : la lutte a été rude, virile, nécessaire quant à son
existence, hasardeuse quant à son issue. J'y consens, soupire-t-il. Le camarade
Brandhuber s'évanouit. Tomcsânyi sanglote, le coeur plein de gratitude. Couché, toi,
lui lance quelqu'un d'expérimenté.
Le corps mince et musclé d'Imre Tomcsânyi se penche dangereusement hors
du bloc gris de l'institut. Il se tient d'une main au rebord de la fenêtre
panoramique, s'équilibre de l'autre. Ce n'est pas en bas qu'il regarde, mais en haut.
Le Soleil matinal se répète, pâle, sur la rangée de fenêtres. Imre va se retirer dans
le bureau minuscule, où jour après jour, le collectif des techniciens a connu les
maux, les conflits, les joies, les succès, les échecs provisoires — lorsque quelque
chose bronche làhaut. Au début on ne perçoit qu'une vibration de la lumière, ensuite
c'est nettement visible : on ouvre une fenêtre. Sur le rebord apparaît une main
légère et menue. Il arrive, crie Tomcsânyi par-dessus son épaule, dans le bureau.
Mais il était superflu de crier ; tous autant qu'ils sont, ils forment un demi-cercle
compact autour de la fenêtre.
Tomcsânyi se concentre comme si sa vie en dépendait. La main — tout
là-haut — disparaît, puis réapparaît : elle tient un pigeon. Un pigeon ! Ils
frémissent. Nerveux, un peu puérils, ils font des paris : liégeois ? bagadet ?
biset-fuyard ? La main caresse le pigeon, comme si elle voulait dire : Vas-y mon
gaillard, bonne chance ! Celui qui a voté pour le biset-fuyard n'est pas tombé loin
de la vérité ; le pigeon qui, d'un essor calme et sûr, abandonne à présent la
sécurité de la fenêtre, est en effet un pigeon voyageur anversois, et comme tel, bien
qu'il soit du type dragon, on reconnaît aisément en lui les caractéristiques du
biset-fuyard ; dès le premier instant il a montré sa force, sa capacité de rendement;
il se tient fièrement, le cou dressé, la queue bien équilibrée; selon toute
apparence, c'est un oiseau vif, au regard étincelant ; jusqu'au caractère de son sexe
qui s'affirme. Que le mâle ne puisse pas passer pour une femelle, ni la femelle pour
un mâle — cette exigence fondamentale se trouve ici réalisée. Le plumage est bleu,
acier trempé.
Il est là, crie Tomcsânyi, qui jusqu'ici s'est tu. Le télégramme réduit
par voie microscopique et photographique a été placé dans le conduit d'une plume, et
attaché sous l'une des pennes médianes par un fil de soie imprégné de cire — c'était
cela qui brillait. Tout le monde s'embrasse. Non que Tomcsânyi soit le plus
expérimenté, puisqu'il y a papy Tibor Tôth, qui est comptable depuis 1945, et Andrâs
Békési, le secrétaire de la KISZ (prononcer : kiss ; signifie
: Organisation des Jeunesses Communistes), mais peut-être est-il celui qui croit le
plus fermement à la chose, peut-être est-ce lui qui souhaiterait le plus ardemment
qu'il sorte quelque chose de certaine étude, qu'elle ne reste pas lettre morte, par
conséquent c'est lui le plus prudent, c'est lui qui — comme on dit — ne vend pas la
peau de l'ours avant de l'avoir tué, il fait chut, et garde l'index levé en signe
d'avertissement.
L'oiseau décrit encore un cercle, « pour dire adieu ». Il s'élance vers
eux. Imre reste très attentif, mais derrière lui, les autres se dispersent déjà. Les
enfants, le café est prêt ! Oui : comme le rêve est devenu réalité, l'enchantement
s'est dissipé. Pis, Lajos Âdâm, cet homme courtaud, jamais content, qui sait, s'il le
faut, se mesurer au travail, et sait aussi garder la mesure, fait même une remarque
sceptique. Nous, on va bosser, pour ce qui est du blé... Il fait un geste sans
équivoque, qu'on peut cependant interpréter de plusieurs manières.
Le pigeon se rapproche. — Aujourd'hui, nous ne savons toujours pas
expliquer exactement pourquoi ils retournent chez eux. Peut-être l'amour du foyer.
(C'est important.) En tout cas, Thausies a prouvé que la
mémorisation du paysage ne suffit pas à guider le pigeon voyageur au cours de son
retour chez lui. — On peut déjà parfaitement distinguer la courbe allongée de la
tête, le long bec noir.
Aïe, s'écrie le jeune informaticien. Tout le monde se fige dans le
bureau. Quelqu'un a ouvert une fenêtre avec un claquement arrogant, et Imre voit une
ombre parcourir à une allure terrifiante le bâtiment — la merveille de verre et de
béton armé. Eh oui : l'ombre d'un faucon. Tel un bombardier, ou telle la bombe même,
l'oiseau féroce fond sur la victime. Celle-ci devine le danger qui la guette ; elle
vacille, c'en est fini des mouvements harmonieux, leur succèdent des battements
d'ailes incohérents, convulsifs, semblables aux derniers gestes d'un noyé, d'un noyé
que l'espoir anime encore.
Tomcsânyi lâche le châssis de la fenêtre — inutile d'être trop anxieux
: même dans cette situation critique, il ne commet pas d'acte inconsidéré —, Andrâs
Békési le retient à l'intérieur par la main, mais il ne se penche que dans la mesure
où il le peut et l'ose, tend la main vers le pigeon, qu'ensevelit presque l'ombre du
faucon cruel. Il est sauvé, soupire Marilyn Monroe dans le bureau. Quelqu'un de blond
et d'attirant, diplômé de la Faculté d'Économie ; célèbre pour son café. Près de
l'oeil rouge, largement cerné de blanc du pigeon, apparaît la membrane nasale
particulièrement développée — en effet, il ne reste plus que quelques « pas »!
Mais non. Telle une avalanche, le rapace fond sur le petit messager.
L'épouvantable scène se joue sous les yeux du Service. (Ils en tirent les
enseignements.) Imre est toujours dans la position précédente : une main dans celle
du secrétaire de la KISZ, l'autre tendue. De la poignée de plumes tournoyante et
virevoltante sortent des glapissements aigus et des sons qui rappellent des soupirs
humains ; les plumes détachées commencent à pleuvoir. Quant à la paire d'oiseaux, telle une pierre, elle disparaît
dans l'abîme des neuf étages, sans que nul puisse la suivre du regard. Tomcsânyi
attrape une plume. Elle est lisse, soyeuse, douce, veloutée, et non rugueuse, dure,
sèche au toucher. Poreuse à souhait. Cette perfection du plumage semble désormais
grotesque. Au milieu du bleu acier trempé, le sang vire au brun. Tomcsânyi regarde,
immobile. Tout est silencieux, seule crépite au loin une machine à écrire. Qui peut
avoir des délais stricts? Ou simplement un compte rendu solennel? Pour cela aussi, il
y a des délais stricts.
Rentre, dit quelqu'un, rentre, mon vieux. Le garçon accepte, se retire
de l'espace extérieur. C'est seulement maintenant qu'il sent que le vent souffle
au-dehors, maintenant que la chaleur intérieure, somnolente, l'agréable matinée
l'enveloppent. Son visage est vermeil (ce qui pourtant indique la gaieté, la santé).
Le groupe est un peu abattu. Marilyn fait la moue ; elle fait tout le temps la moue.
Les bruits profondément naturels de la cafetière électrique emplissent la pièce. (La
mère d'Imre fait de l'excellent café avec du troisième catégorie ; le garçon y
pense.)
Tomcsânyi s'assoit derrière la table. Sur le vernis brillant, quelques
traces : celles des tasses, des vases, des éraflures. Il se penche, sort un sachet
d'un litre de lait. Il l'empoigne, le tourne en tous sens,
examine les coins. Si
fait, tous les coins se ressemblent. Il en choisit un au hasard, qu'il se met à
mâchonner. Il n'arrive pas à le déchirer, ne peut que le percer de ses dents
pointues. (Comme la martre l'oeuf de poule, a dit un jour un collègue. Il a ri et
hoché la tête.) Papy Tibor perd patience, porte dédaigneusement la main à sa veste,
en tire un mignon canif, coupe le coin en question, celui que le jeune homme a si
brutalement mâchonné tout à l'heure. Il a fait le Don avec moi, celuilà, et le vieux
referme le canif d'un coup sec.
Mon petit Imre, le café, dit la blondinette Marilyn. L'oeil s'attarde
sur les monts-et-les-vaux de son pull-over. Ne mets pas de sucre, il y en a déjà. Il
y en a deux. Si je ne me trompe, tu en mets deux. C'est ça. Tomcsânyi n'est pas
encore tout à fait rassuré, ne se sent pas bien, il garde le sachet de lait à la
main, tout pâle. Jânos Tôbiâs, avec une pointe de sarcasme, explique à Imre comment
reposer le sachet (en longueur, un peu « cassé »). Tomcsânyi le remercie
distraitement. (Il n'aime pas Tôbiâs ; « il y a en lui la disposition », pense-t-il,
réprobateur.) Il boit le café. Il y verse du lait à plusieurs reprises, le mélange
est de plus en plus lavasse, du cappuccino ordinaire au lait à peine trouble (et
surtout, sucré !).
Pourrais-tu me passer le Sport, demande-t-il à Âdâm, qui répond avec
empressement, d'une voix sonore : Je t'en prie. Le journal n'est pas froissé ; usagé
seulement. L'encre d'imprimerie a bavé à la pliure de certaines feuilles. C'est
justement à une pliure de ce genre qu'il lit — au-dessus de la table, tandis que son
collègue le lui tend : Le juge de touche finnois a signalé. Les feuilles se suivent
de façon passablement désordonnée ; par exemple : la première page se trouve plus
loin, la dernière est devenue l'avant-dernière, la troisième est devenue la première.
Se pourrait-il que chaque page ait changé de place ? Ou bien y a-t-il une constante?
Il feuillette. Gubânyi susceptible d'être opéré du ménisque. Palotai face à de
grandes tâches. Jack, le vieux guerrier. Le stoppeur se retire, blessé.
Il repose la tasse à café, la cuillère, tel un membre démis, pend hors
de celle-ci. Marilyn Monroe rectifie sa jupe, ce faisant elle rentre le ventre. Elle
s'apprête à apporter un café au camarade chef de service. Le caoua du camarade Peck,
dit-elle, faisant la moue en guise d'explication, car l'ambiance est telle (tellement
saine) que c'est tout ce qui reste à faire. Elle sort. Oh, c'est déjà froid, dit
Békési, et ils rient tous. Imre plonge la main dans sa serviette. À l'intérieur, il
sent l'humidité causée par le lait. Plus précisément : par le sachet. Il ne coulait
pas, et pourtant. Il sort un stylo, un livre (L'Exploitation des Mines de P.J.
Proby), des feuilles de papier.
Imre Tomcsânyi, le jeune technicien, se penche sur son travail. Il
s'absorbe dans sa besogne, ne relève la tête que
lorsqu'entre en coup de vent la petite Janka Dorogi, l'employée de
bureau. Vous l'avez reçu, demande-t-elle. Tomcsânyi baisse la tête, non, répond papy
Tibor. Ce n'est pas possible, la jeune fille maigrichonne regarde sa montre.
Celui-ci, ce pigeon fait 85 kilomètres-heure. Faisait, marmonne pour lui-même — de
façon incompréhensible pour tout autre — Imre. Le visage de la fille est austère,
simple. Seule, peutêtre, une rougeur légère signale son manque d'assurance, qu'elle
n'éprouve pas du fait des données de vitesse, mais plutôt de tous ces hommes. Une
fois, il est même « rentré » du Ministère, ajoute-t-elle. D'après la revue American
Pigeon Journal, le record du monde de la course de vitesse longue est de 1685 milles,
c'est-à-dire de 2700 kilomètres, dit Jânos. A titre indicatif, la grande distance
entre Ajaccio et Paris est de 1100 kilomètres. Békési en a assez de piétiner sur
place. Le faucon l'a attrapé, dit-il sans circonlocution, et il montre la plume
ensanglantée, déchiquetée, posée sur la table d'Imre. Janka Dorogi est effrayée.
Pourquoi ne l'as-tu pas descendu, demande Tomcsânyi, hostile. Janka va répondre,
Békési fait un geste d'impuissance. Il faut passer par la voie administrative,
signature, enregistrement, signature, pigeon. Janka opine, jette un regard
reconnaissant au secrétaire de la KISZ, le code de l'honneur, soupire-t-elle. J'en
enverrai un autre, ditelle aussitôt, enthousiaste. Tomcsânyi fixe la fille du regard,
celle-ci se méprend, et engage une conversation avec une légèreté affectée. Elle
désigne la tasse à café qui reste, sale, sur le coin de la table d'Imre. (Il ne la
lavera qu'à la fin de la journée ; la trempera longuement dans l'eau chaude.) Ne riez
pas, mais moi, je vous jure, je le bois avec six sucres. Imre, furieux, se rend
compte que la fille s'adresse à lui. Avec six, parfaitement. Gênée, elle rit un peu.
Les autres ne font déjà plus attention. Et je construis une tour avec les six, et
d'après moi, dans le café, la seule chose qui compte, c'est la façon dont la tour
s'écroule. Tomcsânyi lève son stylo, véhément. La petite horreur. Elle s'effrite,
comme le temps, dit encore la fillette, tel un petit philosophe. Tomcsânyi toussote,
désarmé, puis, pour dire quelque chose de personnel, articule : ne te ronge pas les
ongles;
lorsque (à dix heures moins le quart) il demande : Quelle heure estil?
Dix heures moins treize, répond Tibor Tôth. Imre consulte sa montre. Elle est exacte
? demande-t-il. Je l'ai réglée ce matin. Oui, ça, je comprends; mais est-ce qu'elle
est exacte? Elle est exacte. Làdessus, il avance les aiguilles de 3 minutes. Je
préfère qu'elle avance plutôt qu'elle retarde, marmonne-t-il;
lorsqu'il demande à Lajos d'avoir l'amabilité de régler la radio,
c'està- dire de la mettre en marche, et de tourner le bouton sur Petôfi. Qui joue?
Rien, c'est seulement Fréquence Musique qui commence. A l'annonce de l'heure juste, à
dix heures, il regarde papy Tibor d'un air de reproche (un peu hystérique ou
théâtral), retarde sa montre de deux minutes; le minuscule mais fiable appareil
soviétique, le Szokol, commence à émettre ledit programme ;
lorsque c'est le tour du Stefanovitch-quartette. Stefanovitch est l'homme de l'avenir. Lajos Âdâm dit : Il était deux classes
en dessous de moi en primaire. Puis trois, puis quatre. Vous comprenez. Un brave
type, pas prétentieux pour un sou. Maintenant il fait des chansons sur le mouvement
des brigades, avec un accompagnement de guitare, vif, rythmé. Mon dieu, il a mon âge,
dit Tomcsânyi. Une vraie planche à pain, dit Lajos. Quoi, une planche à pain?
T'inquiète, Monroe, dit le secrétaire de la KISZ ;
lorsque Jânos Tôbiâs dit ou répond d'une voix sonore : Les cinq
critères de Lénine. Quoi, les critères? Surtout, ne les
relâche pas. Marilyn se tourne vers le vieux en bêtifiant. Vous voyez, papy Tibor,
vous voyez comment ils sont. Pourtant je ne porte pas de gaine. Elle boude, fait la
moue. Tu as des tas de misères, occupe-t'en, dit Békési :
lorsqu'une femme bigleuse (qui est-ce? d'où tombe-t-elle?) dit, au
milieu du bureau, tout excitée : Vous avez entendu? Tamâs Fôlya s'adonnait à
l'inversion. Et la voilà partie ;
lorsque, décrochant le combiné, il en sort une voix. Lundi, je vais
chez le colonel. C'est une voix de femme, et on entend plutôt : Lundi, je vais chez
le Colonel ;
lorsque Jânos Tôbiâs dit : Je te comprends, Miklôs. J'agirai en
conséquence. (C'est agréable de téléphoner après J.T. Le combiné est si frais.) Je te
comprends. Mais de toute façon, j'ai (rire) la réputation d'être un homme discret.
Son mari, eh bien, c'est un technicien philistin, Miklôs, je t'assure. Un bon
technicien, mais rien d'autre. Sur un problème de sa branche, il pourra discuter
jusqu'au soir... bien sûr, et comment, tu as raison, c'est important, enfin hé-hé-hé,
c'est pour ça qu'il est payé... mais si on lui parle de la commémoration à l'ordre du
jour, alors là, tout à coup, il n'a pas le temps. Non. Absolument pas. A ce
moment-là, il n'a absolument pas le temps. Salut ;
lorsque Marilyn Monroe glapit de sa voix aiguë : Zoli ! Quel est le
code du rouleau ? (Quel être vivant ici peut bien s'appeler Zoli ?) ;
lorsque, à plusieurs signes infimes (frôlements et autres fragments),
il déduit que Lajos Âdâm veut prendre l'initiative d'une conversation avec lui. A
cela, le journal sert de prétexte formel. Tomcsânyi sent que le regard d'Âdâm cherche
le sien, et que s'il n'y prend garde, bientôt il saura : ce que ne sait pas Barôti,
le sélectionneur national, pourquoi, et en quoi l'un ou l'autre inter a commis une
erreur, combien d'argent ils ont palpé pour gagner
ceux qui se tenaient derrière tout ça car Tomcsânyi ne croit pas une
minute que ce n'était pas un coup monté comme par exemple contre les Russes car ici
il n'y aura rien tant que et ça que Tomcsânyi le grave bien dans sa mémoire et aussi
que ça c'est lui Âdâm qui le lui a dit il n'y aura rien tant que ce ne sera pas le
capitaine Ôcsi Puskâs qui est un con à quel point dans quelle mesure et proportion à
quel point était con l'arbitre qu'il conduise une chèvre l'électricité pas un match à
quel point Picasso est con alors que pourtant il sait peindre normalement il l'a bien
vu à quel point est conne la nouvelle patronne du service associé qui c'est sûr est
à cause de ça une telle charogne ce qu'il comprend
parfaitement même si elle le payait lui eh bien non rien qu'à cause de ses oreilles
le soleil passe à travers et il paraît qu'elle boit de la térébenthine car il paraît
que ça élimine l'odeur d'urine qui est juive c'est bon pour nous ou mauvais mais ce
n'est même pas sûr qu'elle le soit ni que ce soit bon ou mauvais et tomcsânyi
n'oublie pas que frazier encaisse vachement bien les coups ce n'est pas comme
stevenson qui a une mâchoire en sucre contre ali il serait nul mon vieux nul les
polonais aiment les hongrois nous sommes des peuples frères et qui est en retard pour
payer le café et de combien et ça fait combien en plus par rapport au mois dernier
évidemment c'est le camarade Peck qui donne l'exemple mais on le lui dira bien en
face avec ses six mille par mois qui est pédé bien qu'il soit un grand artiste mais
il suffit de voir comment il tient ses mains le dos de ses mains et il se peut que
Thomas Mann ne soit pas pédé enfin bon aucune importance mais c'est un boche bête
comme ses pieds et un guignol culturel quant aux augmentations décidément même pas la
peine d'en parler on nous en met plein la vue avec 60 forints pour acheter de la
viande 5 millions de jean-1'aveugle tu te rends compte non mais tu rigoles...
Tomcsânyi sent le danger, saute sur ses pieds. (Sans doute, il pourrait cabotiner, il
pourrait s'étirer. J'ai sommeil. Mon vieux, hier c'était la Saint-Alexandre. Ne m'en
veuille pas. Chaque jour il y a un saint. Mais jusqu'à quand ça pourra marcher?) Il
se précipite illico sur le tableau, d'où la poussière de craie, aussi bien, criblera
son cou, et dessine : ensemble A, ensemble B. Les lèvres d'Âdâm s'entrouvrent
inconsciemment, il chuchote : ensemble A, ensemble B. Imre se sent bien en selle. Il
prend le journal pour (sans en faire trop, mais distinctement) le rendre. Ici
cependant, une erreur est commise. Le petit doigt — libéré des contraintes de la
préhension — tourne, et ainsi, arraché à la dépendance des autres doigts, il semble
désigner quelque chose (c'est-à-dire quelque chose à commenter). Lajos renâcle;
lorsque Marilyn Monroe dit : les cinq critères. Ben voyons, ceux de
Lénine. Et après, soit je me marie avec mon ex-fiancé, soit non. Elle regarde
Tomcsânyi, éloigne le combiné de sa bouche. C'est juste une blague, souffle-t-elle à
l'adresse du garçon, et ce faisant elle bat un instant des cils. Non, non, personne,
poursuit-elle. Bref, nous étions en train de prendre le cas où moi, je viens de la
gauche, et je ne sais plus dans quelle direction, je prends un grand virage, et à
droite il y a un poids lourd, chargé d'importantes marchandises pour le commerce
extérieur, là-dessus il s'est levé, alors j'ai vu qu'il avait un petit ventre, pas
gros, et tu sais, plutôt du genre musclé, et lentement, comme s'il réfléchissait
entre chaque mot, il a dit : en supposant par impossible, oui, il était super,
vraiment comme ça, en supposant par impossible que, pour les stagiaires, il soit
nécessaire d'être informé de ce que nous entendons par : marchandises pour le
commerce extérieur. Il était super. Il a posé la main sur le dossier de sa chaise
devant lui. Il a rentré sa cravate dans son pantalon. C'était sa seule raideur ;
lorsque à nouveau retentissent au-dehors des sons insupportables, d'une
force brute, ils se ruent aux fenêtres, et voient le faucon s'éloigner et la boule de
plumes ensanglantée, ébouriffée, qui choit. Elle tombe juste sur l'arrêt du 33, dit
papy Tibor. Janka Dorogi ne tarde pas à se montrer. Aussitôt elle comprend tout. Je
ne peux rien faire, elle se tord les mains ; ses doigts craquent de façon agaçante.
Âdâm ne garde pas sa langue dans sa poche. Faudrait essayer avec un valseur gris de
Moscou. Tomcsânyi fait un geste d'impuissance. C'est un pigeon valseur, comme son nom
l'indique ; il est capable de voler 2 à 8 heures d'affilée sur une piste circulaire,
mais... Lajos le coupe. Possible. Possible qu'on les perde de vue, possible qu'ils
tournent par terre de droite à gauche ou de gauche à droite à toute allure autour de
l'axe longitudinal de leur corps. Tout ça est possible. Mais que sur le valseur gris
de Moscou, on n'ose pas lâcher le faucon, ça c'est couru. Cela les fait rire
tristement, inhibés ;
lorsque papy Tibor se met à chuchoter. Moi, je n'ai rien contre
Marilyn. C'est une fille bien, bonne programmatrice. Quoique en PL/1... Mais pas même
ça. Andrâs l'interrompt. Laissons tomber,
papy Tibor. On continuera quand Marilyn reviendra, suggère
Imre. Mais pour qui vous prenez-vous, dit le vieux vertement. Mais pour qui vous
prenez-vous. Si je suis admis maintenant, alors on augmentera mon salaire avant ma
retraite. Et? Et, et ! On me tarabuste pendant une bonne demi-heure, lénine par-ci,
lénine par-là, j'étais vraiment tout à fait effaré, on m'a même interrogé sur
Staline, et à l'autre table Marilyn Monroe frétille, auparavant bien sûr, mes
respects papy Tibor, comment allez-vous papy Tibor, comme si elle ne voyait pas...
Dialectiquement, s'esclaffe Lajos. Et à l'autre table
n
, camarade par-ci, camarade par-là à la petite Monroe,
est-ce que tu y arrives en plus de ton travail, camarade, nous espérons que tu en
fais bon usage. La camarade. Comme si moi, je n'étais pas un camarade. Tu seras aussi
admis, si tu connais la matière, intervient Jânos. Tomcsânyi et Békési sautent en
même temps sur leurs pieds. Quant au vieux, il chante, quoiqu'un peu enroué, mais
dans le tempo.
Jegyzet il y a
toujours deux tables
Hé mon Jeannot, mon Jeannot,
Pourquoi qu'il a pas poussé,
S'il avait poussé plus haut,
Y s'rait dev'nu.
Les garçons s'assoient, haletants, Jânos Tôbiâs se tait, blessé. Je
savais le capitalisme, il n'y a que le socialisme que je ne savais pas. C'est
vachement dur. Sur quoi, les deux jeunes à l'esprit ouvert rient de bon coeur. Lajos
Âdâm s'apprête à faire l'une de ses plaisanteries habituelles. Ces plaisanteries sont
lourdes, mais on ne peut leur dénier une certaine droiture grossière; elles sont
également parentes de l'innocence et de la rustrerie. Tout d'abord, il fait une
remarque sur le rire. Oh, oh, papy Tibor. Ben quoi. Ton rire est gras. Se peut-il,
mojno, comme on dit en russe, que tu craches sur tout ça? Et est-ce que c'est bien
raisonnable de râler comme ça, avant la retraite ? Le rire s'interrompt, mais sur la
table du vieux, les papiers volettent. Leurs mouvements sont dissonants. (La table de
papy Tibor est toujours encombrée : de feuilles de papier, de plannings, d'écritures
diverses. Non qu'il dépende des garçons ni que les garçons dépendent de lui ; non :
ils sont indépendants, ce nonobstant, papy Tibor aime que tout le monde le sache :
lui, il est déjà là à sept heures, et sur sa table, le travail gicle. Vous savez, les
gars, a-t-il confié un jour, chez les aviateurs, on est habitué à se lever tôt.
Là-bas, on disait toujours : lever matinal : à cheval ! Sous le cheval, faut-il le
dire, on n'entendait pas par là un vrai cheval, mais l'appareil. Le zinc, comme on
l'appelait. Pauvre fils du pauvre Horthy.) Lajos baisse le ton, comme s'il se
préparait à parler de façon intime, conciliante. (Ça, c'est déjà la plaisanterie.) Je
ne voudrais pas que tu te méprennes, papy Tibor. Moi, je suis encore jeune, il y a
beaucoup de choses que je ne connais que par ouï-dire. Moi, je suis vieux, et il y a
beaucoup de choses que, moi aussi, je ne connais que par ouï-dire, rit papy Tibor. Sa
peau hâlée rayonne de santé. (La passion du ski.) Écoute, je ne voudrais pas que tu
te méprennes, mais dis-moi, n'est-il pas possible à présent de
juger les Allemands avec un peu de parti pris? Et il dit qu'il pense plus précisément
à Hitler, il mentionne les autobahn, qui sont toujours des autobahn, même en RDA !,
il reconnaît que quand même, c'était une moche affaire avec les j...s, indigne d'un
gentleman, on n'aurait absolument pas dû en faire tout un
plat, et puis ceux-là, c'était de vrais soldats, sans l'essence des Américains, on
n'aurait pas vu un seul Gricha, de vrais soldats, des professionnels de sang-froid,
et sincèrement, que pouvait-on attendre après la paix que les Français avaient
torchée, le garçon pose enfin la question, il désavoue Trianon, qu'on ne lui en parle
pas, parce qu'il ne veut pas faire de politique, mais pour revenir aux Allemands,
ceux-là savaient encore ce que c'est que la discipline, il y aurait de l'ordre ici,
ouh là, qu'est-ce qu'il y en aurait. Il se tait. Je ne sais pas si j'ai une bonne
vision des choses, papy Tibor ! Tibor Tôth se dirige vers la porte. Comme s'il
acquiesçait. Sa main frôle l'épaule de Lajos. Dès qu'il est sorti, Lajos s'esclaffe
cruellement. Le vieux fasciste ! Quand il s'énerve, il va toujours aux vécés, dit
Tomcsânyi avec objectivité ;
lorsque Lajos Âdâm s'écrie : Je leur balancerai l'homogénéisation dans
la gueule, à ceux des fournitures ! ;
lorsqu'il décroche le combiné, et qu'il en jaillit vipères et crapauds,
tonnerre et foudre. Les collègues se cachent sous la table. Hé, petit morveux, petit
morveux, c'est-y permis de faire chialer une môme aussi bath?
Le vieux offre un sandwich parisien à Marilyn, qui tend à l'homme un sac de
pâtisseries viennoises. Le gras traverse le papier brun du sac. A travers les
grésillements provenant du combiné filtre une belle voix masculine. Ce fut pour moi
un bain spirituel, une cure d'oxygène, ce fut comme jouir de l'air des cimes après
avoir perpétuellement baigné dans l'atmosphère confinée de la politique quotidienne.
En particulier, je dois mentionner les représentations de Parsifal, oeuvre à laquelle
il n'eût pas été permis d'échapper. Auparavant, au cours de l'année 76, j'avais déjà
eu connaissance de l'ébauche de ce poème sublime ; plus tard, le maître m'avait même
envoyé le texte complet, avec quelques lignes de dédicace. Je dois avouer qu'à la
première représentation, cela me fit un effet si étrange que je ne pus parvenir à la
compréhension immédiate. M'étant retiré dans ma baignoire, entouré de carrés de
batiste et de parfums, je m'admonestai : Albert, Albert, que tu es stupide.
Cependant, à la seconde représentation, le voile se leva, toutes les barrières furent
brisées. Une ferveur sans exemple dominait les âmes. L'oreille contre le combiné :
les craquements prometteurs succèdent aux craquements prometteurs ;
lorsque entre Gregory Peck, avec ses lunettes, les mains barbouillées
d'encre. Il donne l'impression d'être un intellectuel. Un patron instruit. Il tient à
la main la Feuille de Présence, la compulse (il l'a déjà vue ce matin), la repose,
sort ;
lorsqu'il marmonne à Andrâs : Cette étude fait tellement humanistebourgeois. Ecoute ça, par exemple : si les besoins en matières premières peuvent être assurés; ou ça :de cette façon, on peut imaginer que le plan de production.
Andrâs Békési rit un peu, il ne comprend pas tout à fait ;
lorsque entre Tania la grutière. Frimousse de chat. Les lèvres fardées
de frais, aguicheuse. Qu'est-ce que vous regardez, Imre? Vous, chuchote habilement le
garçon, de sorte que tout le monde rit, sauf Tania. Ses narines frémissent. Quelqu'un
s'est lavé les dents. (Tôbiâs. Ses dents étincellent comme celles des oustachis.)
Oui, telle est la réplique spirituelle. Donc, c'est le moment ou jamais de lui donner
un baiser prolongé. Dans le blouson molletonné de la fille, il y a un trou ;
Avant de descendre ensemble déjeuner — le temps est venu —, ils
taquinent Imre. Alors quoi, vieux, ils désignent la longue plume de pigeon
ensanglantée, ébouriffée, c'est le nouveau Parker ? Je ne trouve pas ça drôle, dit
Tomcsânyi, abattu. Le secrétaire de la KISZ n'est pas un gai pinson lui non plus. La
queue est longue à la cantine. Dans le virage, Tomcsânyi remarque qu'il manque un
bouton à la blouse de la collègue qui le précède, au niveau du ventre, et de ce fait
le tissu blanc s'écarte de son pendant, formant une fente. Imre incline la tête sur
le côté, mais il ne peut établir si c'est le ventre qu'il voit ou la combinaison.
Plus tard, son attention s'attache au menu, le menu A et le menu B. La femme à la
blouse dit par le petit guichet à la cuisinière toujours irritée, le visage en sueur
: Ma petite Icu, sincères condoléances. Merci, dit la cuisinière. Ses yeux sont
gonflés. Ma petite Icu, il n'y a rien à faire, pas de viande panée ma chérie, la vie
est si atroce. Imre s'enhardit, et demande de la viande panée contre le ticket vert.
Impossible, il faut être en règle. Dans sa colère, il ne prend pas de concombre
fermenté, alors qu'il y a droit.
C'est son mari qui est mort ; il s'est suicidé parce que cette poule
l'avait plaqué. Icu? Mais non, tu penses bien. Tomcsânyi se bat avec les macaronis :
il voudrait les aspirer comme des spaghettis, mais l'air passe à travers les
macaronis — comme leur nom l'indique
n
. C'est sa maîtresse qui l'a plaqué. Eh ben.
Personne ne pourrait condamner Icu d'avoir renoncé à toute dignité humaine. Il y a une logique là-dedans, dit la grosse femme, tandis qu'une
goutte de soupe aux navets sans sel démarre au coin de sa bouche. Mais elle ne va pas
bien loin : elle reste accrochée à une marque de naissance. Il y a une logique
là-dedans, répète-t-elle, et elle change d'assiette. Janka Dorogi vient s'empêtrer
par là ; charmante et maladroite, elle s'équilibre avec son plateau. Pas de place,
grogne Imre. La fille rougit, touchée dans son amour-propre. Sur les rectrices,
dit-elle, j'ai fixé de petits tuyaux, et j'ai même employé un liquide qui sentait
fort. Tomcsânyi a un geste de dédain. La chasse permanente aux rapaces s'avère plus
efficace, dit-il d'une voix sonore, quelque peu provocateur. Le camarade Brandhuber
fait signe de sa table, la bouche pleine. Belle est ta voix, mon jeune ami. Békési
empoigne le bras de Tomcsânyi prêt à bondir. Déconne pas. On n'est pas dans la
jungle. Les yeux de Janka Dorogi sur le garçon. Marilyn Monroe la jauge avec
bienveillance. Pas une concurrence, cette petite fille maigrelette à tresses. Sauf
ses yeux, peut-être. Ils étincellent, aigus, flamboyants. Attends un peu, dit-elle à
Janka, tout en rappro- chant les couverts sans logique apparente, attends voir, je te
cède ma place. Merci, je trouverai bien une place ailleurs. Quelle créature belliqueuse, dit Monroe, et elle moissonne les regards admiratifs.
Mais, dans la bouche d'Imre, le linzer est déjà amer de toute façon (menu A).
Jegyzet l'indiquerait, si nous ne
l'avions traduit en français
Ils retournent dans leur minuscule bureau, théâtre du positif et du
négatif. Imre fait d'abord un petit détour. Il n'a pas de chance avec le premier
lieu. Du pissoir jaillissent des mouches simulies. C'est dans ce pissoir que le
heilig Georg livra bataille au hôllisch Drachen, à l'époque de la coalition ou du
dualisme, il coupa sa tête et la jeta dans la cuvette. C'est de la tête du monstre
que naquirent par la suite les mouches nocives.
Il jette un regard interrogateur sur le collègue plus âgé qui se tient
à côté de lui. Ils font la même chose. Écoute, tu n'es pas dans l'entreprise depuis
longtemps. Bien sûr, ce serait une bonne chose que toi et les gens comme toi, vous en
sachiez de plus en plus sur les simulies, etcétéra. Seulement, tu sais, et
paradoxalement c'est justement pour ça qu'il serait bon d'en discuter, notre
génération ne peut pas parler de cela, pas plus qu'elle ne peut parler d'une nuit
d'amour. (De la
charogne de porc déchiquetée
naissent des frelons, de la charogne de boeuf naissent des
abeilles.) Il faudra prévenir le Gardien, dit-il une fois revenu, se lavant les
mains. Quelqu'un fauche le papier, demande Lajos. (Il pense à Tôth.) Non. Mon petit
Imre, le café. Ne mettez pas de sucre, il y en a déjà. Il y en a deux. Merci. Mais
Lajos Âdâm est déjà là, mi-sévère, mi-plaisant, pour « encaisser » l'argent du café.
Tomcsânyi racle le fond de ses poches — il en rajoute un peu, le déjeuner et le café
l'ont détendu ; le « caissier » met l'argent reçu dans une énorme « caisse »
cabossée. Sur le couvercle il y a un bas-relief figurant un soldat et un drapeau ; la
légende : Bataillon d'Élite. (Le drapeau flotte triomphalement, le soldat est figuré
de façon primitive, malgré cela son visage est résolu.)
Marilyn apporte une ration au camarade Peck. Lapin chafouin bondit très
loin. Tomcsânyi regarde sur la table le mémento ensanglanté. Il remue son café,
absorbé. Marilyn entre en ondulant, elle arrange ses cheveux. Imre, au rapport. Le
garçon saute sur ses pieds comme si on l'avait frappé. Ne fais surtout pas de bêtise.
Andrâs Békési a un regard chaleureux. Âdâm compte l'argent. Sur le seuil, il jette un
coup d'oeil par-dessus son épaule. Que va-t-il se passer ? Salut, fait-il d'un ton
dur, une fois entré. Salut, répond Gregory Peck, et il lisse une feuille devant lui.
Il fouine. J'étais justement d'humeur à être convoqué, dit Tomcsânyi, agressif.
Gregory Peck écarquille les yeux, il s'exprime avec la mélancolie d'un quinquagénaire
: Que poussent des griffes à ton humeur!
Chapitre IV, dans lequel nous regardons en chiens de faïence un
double intermède
Tomcsányi se contracte comme l'acier. Ses muscles psychiques sont prêts
à bondir ! Il contre tout du tac au tac ! Tout ce qui s'opposera à l'étude, tout ce
qui pourrait justifier les faucons. Laisse-toi aller. Tu es aussi tendu qu'une jeune
fille à son premier bal. Pas vrai?! Le camarade Peck plisse amicalement les yeux.
Tomcsányi prend position : Pas vrai. Gregory Peck pianote le long de la table.
(Rend-elle un son? Non. Ni Beethoven ni Bartók [hongrois!] ni Haydn.) Il a été porté à ma connaissance,
dit-il. Puis il se radoucit. Il parle au téléphone. Chère Marilyn. Deux cafés, je
vous prie. Oui, encore. Gentille fille, intelligente. Tomcsányi acquiesce. Gregory
Peck se racle la gorge, puis, comme une idée vagabonde, une fâcheuse coïncidence, il
dit : Je ne t'ai pas vu au défilé du 1er Mai. Tomcsânyi
rougit. Il ne s'attendait pas à ça. Giacomo s'esclaffe bruyamment, copain Beverly
branle du chef d'un air qui en dit long. Si j'étais chef, couine Giacomo,
irresponsable. Si j'étais chef, dit de même copain Beverly, et les abajoues du petit
hamster se dégonflent, se creusent presque comme les joues des ascètes ou des saints.
Imre fournit une réponse retorse à la question « je ne t'ai pas vu au défilé du 1er Mai » : Oui. Gregory Peck opine — il ne fait pas
d'esclandre, le temps des esclandres est révolu ; il fait les remarques qu'il voulait
faire, et c'est celle-là qu'il fallait faire.
Oho, mon petit ami, se dit Imre, tu aimerais que j'abandonne le projet.
Allons, mon vieux. Cède. Laisse cette vétille. Ça ne retirera rien. Ou ça n'ajoutera
rien, n'est-ce pas, pour prendre la chose par l'autre bout, hé-hé-hé. Et puis tu
vois, les faucons... Ce sont des forces qui ne dépendent pas de nous. Oho, mon petit
ami, pourrais-je répondre à cela, mais pourquoi devrais-je céder? Rien ne justifie
ces atermoiements ! Tu comprends, rien ! Allons, mon jeune ami, chacun font un pas.
Moi je fais un pas, et toi, fais un pas !
Entre Marilyn Monroe ! Ouahhh ! Le Peck et la Monroe ! Tomcsányi ne
réalise pas, il poursuit son ardent dialogue intérieur, parfois il hoche, secoue la
tête ; si quelqu'un l'observait, il ne manquerait pas de branler du chef.
(Intéressante expérience conceptuelle que de se représenter quelqu'un qui observerait
l'observateur précédent... Mais laissons cela.) Ouh là, mec, chuchote Giacomo, si
j'étais chef, je saurais ce qu'est l'excitation, et le personnel féminin aussi le
saurait ! Tableau passable, reconnaît copain Beverly, plus réservé : la jupe rouge de
Marilyn, tel un drapeau triomphal, s'enroule autour de son superbe postérieur ; se
tend et se détend malignement. Que désirezvous, halète Marilyn, et ses cuisses
incurvées affluent contre le bureau. Un papier bouge. Gregory Peck le rattrape. Sa
menotte près du tissu de la jupe. Touchera? Touchera pas? Les conseillers économiques
font clapper leur langue, Tomcsányi s'escrime. Tu serais chef de groupe.
Naturellement, le salaire subirait la modification qui s'impose. N'essaie pas de
m'acheter, je te prie ! Tu te trompes, mon jeune ami. Tu n'es pas un homme si
important! L'argent n'est ni cadeau ni corruption ! Je n'admets pas ça. Si j'étais
d'humeur, je serais vexé. Cet argent, tu le mériterais !! Nous avons grand besoin de
tes talents. Le café gicle. Les nerfs se tendent. Gregory Peck, irrité, presse ses
petites menottes sur le dessus de la table. Son sang bat : des stries rouges et
blêmes alternent sur sa paume. Marilyn est assise. Elle
soupire ; Peck s'accroche déjà des deux mains : de peur que le vent, cette brise
mentholée, chaude, chaudement éventée, ne l'emporte. En revanche, le lourd parfum
masculin atteint Monroe. Masochiste, elle l'aspire. Snif, snif, snif. Le camarade
Peck regarde avec colère la tache de café. Il se maîtrise. Marilyn croise les jambes.
Les balance. Au point de suspension, la peau se plisse et se déplisse. À cet endroit,
elle transpire un peu. Le talon aiguille, en haut, en bas. Comme un poignard. Qui
rompra ce silence. Les hamsters musardent. Ils ne sont pas gênés, et ils ne jouent
pas à paraître gênés. Nous avons grand besoin de tes talents. Tu seras chargé d'un
travail de recherche à court terme, quasiment deux ans. À
l'issue de celui-ci, vous présenterez l'étude. Quelle étude. Ne plaisante pas ;
l'étude, quoi. Mais puisqu'elle est terminée ! Terminée, terminée. Ta ta ta. Ce sont
des exagérations de jeunes, terminée. Allons ! La main sur le coeur : on ne peut pas
améliorer cette étude? On ne pourrait pas la développer ?
Pensons simplement à l'utilisation paresseuse des capacités de production de l'unité.
C'est comme, que j'éclaire pour toi, mon jeune ami, la chose d'une comparaison, c'est
comme quand, d'un vêtement de confection, on tire un manteau sur mesure. Excuse-moi,
mais des comparaisons, moi aussi je peux en faire. En plus de ce développement, quelque chose encore
plaide pour la prudence. Ce n'est pas de la prudence, c'est de la
temporisation. Ne jouons pas sur les mots. Il s'agit d'un simple et nécessaire
aménagement des délais. Ajournement. Sabotage. Voyons, voyons, mon cher ami. Ah oui.
Encore une petite « vétille ». Écoute. Avec ce surplus de recettes nous franchissons
notre plafond, si bien que nous tombons dans un autre pourcentage. Le plus est donc ici le moins. Au niveau de l'entreprise,
s'entend. Imre marmonne : argument sur argument, après quoi, contre-argument.
Le Peck et la Monroe ! Peut-être, telles des bêtes féroces,
s'entredéchirent- ils déjà? Non. Rien ne se résout. Le profil hâlé de Gregory Peck
s'illumine. Le coin de son oeil esquisse un pas de danse : on voit qu'il s'est
décidé. Ses lèvres gonflent érotiquement. Cependant, Marilyn saute alors sur ses
pieds. La chaise glisse en arrière en grinçant. Contre les genoux de Tomcsânyi.
Hi-hi, s'esclaffe Giacomo, si j'étais chef, fantasme copain Beverly, emmitouflé dans
le Népszabadság.
À qui est ce mini-soutien-gorge? demande l'un des hamsters. Et à qui
est ce mini-slip? grimace l'autre. Sur le mur, dans un cadre doré, Bunuel regarde,
sévère et sec, ainsi qu'une photo de jeunesse du camarade Gaspardmelchiorbalthazar.
Que voulez-vous de moi? Pouah, le vieux bouc. Gregory Peck se hausse, inquiétant. Le
directeur économique lutte avec l'homme. Sa minuscule cravate flotte librement. Eh
bien, eh bien, commence-t-il, menaçant, mais la fille, telle une (obstinée) tornade !
volatilisée ! Ça, c'est fort, dit l'homme troublé. Ne m'en veuille pas, tu permets,
et il range en toute hâte les dossiers sur sa table. En désignant chaque dossier
respectivement par A, B et C (où entre A, B, et C, il n'existe aucun arrangement
digne de ce nom), les situations suivantes se présentent à la vitesse de l'éclair sur
la table :
Dès que la situation finale fut arrêtée, Gregory Peck sauta de sa
mini-chaise spéciale. Ne m'en veuille pas, mille pardons, comme tu peux voir, je
reviens de suite. Et le voilà parti sans tambour ni trompette.
Tomcsânyi reste seul. Ce n'est pas que le doute s'empare de lui,
mais... Il est fatigué. Il n'en va pas de même pour les deux conseillers
économiques! (Ils ne soupçonnent guère leur déconfiture
n
.)
Ils couinent, grognent, griffent, crunchent. Le papier journal bruisse sous eux,
menaçant. Ils échangent un regard, copain Beverly hoche la tête. Il donne le signal.
Gni-gni, notre piaulement chagrin est une touche personnelle. Eééchaaauffement, hurle
Giacomo. Échauffement. Ils grattent au milieu des feuilles de chou ; copain Beverly
s'agrippe à la paroi du pot. Ses ongles traversent le journal en kritchant. Il
s'incline. Blanche-Neige et les sept nains. Adaptation, souffle Giacomo. Adaptation.
Et qui m'a pris mon népszabadsâgounet à moi?
Jegyzet http://digiphil.hu/o:ep-termelesi-jegyzet-fr.tei#d.17
Doux Jésus. Où apprends-tu ce genre de choses, piaille le petit
Giacomo. L'autre s'affale à nouveau : Debout, au travail. Si je. Giacomo, rougissant,
retourne se cacher parmi les rognures. N'aie pas peur, commence. Si je, s'élève une
voix peureuse. Copain Beverly commence à soupçonner quelque chose, le pauvre. Si je.
Lui aussi en reste là. Giacomo ricane irrespectueusement. Gni-gni, s'encouragentils
de concert, saluons, crachons les graines de nos abajoues, soyons hardis, que notre
voix soit haute et intelligible, gni. Si je. Si je ! Si je !! Petite pause
désagréable. Giacomo est saisi par la soif de connaissances. Cher copain Beverly !
Pourquoi n'exposons-nous pas, dis-moi, nos connaissances ? Pourquoi n'avons-nous pas
tout simplement sur les lèvres ce que nous avons dans le coeur ? Ainsi dit Giacomo.
La réponse de copain Beverly est triste, malgré son caractère apparemment «
sermonneur ». Eh bien, camarade Giacomo, parce que nous disposons d'informations,
c'est vrai, mais que nous n'en abusons pas. Que nenni. Et parce que parfois, c'est
vrai, il y a un affaissement dans la progression, mais qui ne conduit pas à des
conflits. Il n'y a pas de conflits. Il y a des discussions constructives, il y a des
différences d'opinion ou des divergences d'opinion, voilà ce qu'il y a. Il y a aussi
un dénominateur commun. Nous discutons à l'intérieur, camarade
Giacomo, nous ne publions pas les points de vue, à l'extérieur
nous avons une position unitaire. Giacomo dit : Oui. Mon dieu. Si j'étais chef, où
prendrais-je mon tablier.
Tomcsányi se lève péniblement de la chaise collante, le cuir
artificiel rend un son répugnant. Sur le seuil, il se heurte à Gregory Peck qui
arrive à fond de train. Ils se saluent, et tous deux reculent d'un pas, puis,
enregistrant l'humour de la situation, ils éclatent de rire, et avancent d'un pas.
Pris d'une inspiration subite, Imre se campe les jambes écartées, son jean étroit se
tend au niveau des cuisses, là où le tissu est déjà cassé, tôt ou tard il faudra le
repriser. Gregory Peck, tout heureux, passe en courant sous les jambes écartées,
comme sous un arc de triomphe. Imre fait mine de s'en aller.
Au fait, Imre, pendant que ton affaire
s'arrange, pour ça tu ne dois pas te faire le moindre souci, moi, je suis de ton côté selon mes possibilités,
et tu as pu le voir dans la Salle du Conseil, Miklôs aussi envisage le problème avec
sympathie, j'aimerais te confier un petit travail à part. Peut-être que, tout
d'abord, ça te paraîtra bizarre, mais je sais que tu aurais tort de faire le dégoûté.
Ce travail exige de l'habileté, de l'agilité, de la hardiesse, de la présence
d'esprit, autant de qualités + . Du reste, votre génération est exempte de ces
situations de mise à l'épreuve. Le camarade Peck pointe le doigt sur les hamsters, de
sorte qu'ils ne s'en aperçoivent pas : ils se vexeraient encore. Ils attirent les
mouches, chuchote-t-il. Imre acquiesce, zzzz, acquiesce. Si tu les attrapais. Le
jeune homme répond, discipliné. Ce n'est pas une tâche strictement professionnelle.
Non, dit Gregory Peck en écran large, et il se met à ranger ses dossiers.
Chapitre V, dans lequel les deux hamsters
— décidant ce qu'est : à l'intérieur, ce qu'est : à
l'extérieur
n
—font au
Lecteur la surprise d'un don inattendu
Jegyzet cf. p. 42
Si le monde était merle,
il sifflerait dans mon tablier,
nuit et jour chanterait de beaux chants,
si le monde était merle.
Mais si le monde était merle,
il serait à l'étroit dans mon tablier,
d'ailleurs où prendrais-je mon tablier,
si le monde entier était merle. (Sándor Weöres)
— ma coupe de cheveux, je la ferais rafraîchir, mon pantalon, je le
ferais repasser, mon pull-over serait neutre mais coûteux, ma coiffure, classique
mais impeccable,
— je ferais sonner l'appel, et je surveillerais personnellement
l'espacement et la formation des rangs. (L' « alignement » est réalisé lorsque
l'appelé, de l'oeil tourné vers l'homme de base, ne voit que son voisin, et de
l'autre oeil ne voit que la ligne imaginaire du front, excepté
la comtesse Hahn-Hahn, qui est borgne.)
— il serait content, celui qui me donnerait du « mère-grand », ce
nonobstant je n'enfreindrais ni les règles de la bienséance ni celles de la
grammaire, mais je n'y parviendrais qu'au prix d'une certaine rigidité,
— je ferais péter tout le monde de trouille. (On serait mené tambour
battant ; et : le tambour battrait bien.)
— qui est personnel, qui est possessif, qui est réfléchi, qui est
réciproque, qui est démonstratif, relatif, indéfini et collectif,
— qui est invariable, variable, qui est local, temporel,
circonstanciel, qui est partitif, qui est composé, qui est régulier, qui est
irrégulier, qui est défectif,
— qui est toute autre question controversée ; car l'affront peut être
commis sous forme d'interrogation, exactement comme sous forme de proposition affirmative ou autre.
— le cercle de craie que je tracerais autour de mon bureau, personne
ne pourrait le franchir, sauf moi et la femme de ménage,
— je ne me ferais pas appeler « camarade », mais « Monsieur le Chef »,
et en sa présence, j'appellerais chacun camarade, sauf mamie Sári, la femme de ménage,
— j'aurais 7 chéries, 7 x 7 chefs, je serais membre de 7 associations
: le plénum du conseil national des syndicats, la direction centrale du syndicat, le
présidium du syndicat, la délégation du syndicat, la délégation exécutive du
syndicat, etc.,
— mais aux aurores, avant de boire mon café matinal, j'appellerais sur
mon poste téléphonique le secrétaire de l'organe du pouvoir
n
, qui serait ma soeur aînée, l'ami avec lequel, bras
dessus, bras dessous, nous avons enfumé en leur temps les bandes qui intriguaient
pour remonter le cours de l'histoire, qui serait mon oncle, mon beaufrère, mon
ascendant, mon fils, mon bel amour, ma déchirure, mais je saurais rester
impassible,
Jegyzet le
secrétaire du Parti
— et si le sort impitoyable en décidait ainsi, je me tairais, je
serais brave comme l'ours Michka, je ne tairais pas mon opinion contraire, si le sort
impitoyable en décidait ainsi.
— je chicanerais, je commettrais une infraction cynégétique, je
menacerais de « hacher menu » et de « faire des salaisons »,
— je me ferais arroser par le magasinier, dans les emballages restés
vides de quelques ordinateurs (computers !), j'élèverais des lapins, des
chinchillas,
— je placerais des obstacles sur la voie ferrée, je jetterais des
pavés sous les roues du tramway, j'écraserais le pied du chauffeur sur
l'accélérateur, Szilveszter Matuska, le dynamiteur de pont, je le baiserais à la
nuque, dans le duvet où le soleil d'or étincelle,
— je couperais de l'herbe pour mes lapins aux dents de houe (le lapin
fugitif, je l'abattrais, je ne lésinerais pas sur la grenaille de plomb),
—je saurais ce qu'est l'excitation. Le personnel féminin aussi,
ha-haha. Je serais équitable, soyeux et replet, car si l'un de mes subordonnés
faisait par voie de communiqué de presse la critique de ce qu'on peut appeler un
système de production et corrélativement du comportement adopté par le pouvoir
étatique à l'égard de ce système, et que le ton du communiqué fût il est vrai non
seulement objectif, mais aussi assez acéré, et ce nonobstant qu'il ne visât pas tant
la classe soutenant ledit système, que plutôt la politique prolétarienne (ou
capitaliste) inopportune du gouvernement, mentionnant que d'aucuns jettent de grosses
sommes par les fenêtres pour une boîte de cigares ou une petite « nouba » nocturne —
sur ces choses, je fermerais les yeux, car mes yeux seraient clos : les paupières se
toucheraient !
— les boutons ne pourraient pas baller, les boutons des femmes ne
balleraient pas davantage, mais pourraient être librement déboutonnés,
— ce nonobstant, je ne foulerais la liberté ni aux pieds ni en paroles
: les planches à pain — belle tâche que de les définir — pourraient rester boutonnées
de pied en cap,
— et si une camarade affirmait qu'un camarade ou une camarade lui a
tenu les mains, et la voyant résister lui a dit : « cela doit arriver, comme la mort
», cette circonstance, même si c'était moi qui l'avais dit, ne m'affecterait pas, de
cela on ne peut inférer qu'il y ait eu violence, ni menace, cela ne peut attiser la
crainte,
— même le bordel est un lieu de commerce, cinq hommes ne font pas une
assemblée, trois hommes ne font pas un groupe, deux incendies criminels ne font pas «
plusieurs » incendies criminels, un témoin ne fait pas un témoin,
— les protestations de ma femme encore fille, au vu des
coutumespopulaires, je les croirais feintes, je passerais par surprise mon bras
autour de sa taille, et l'ayant jetée en travers de la calèche qui m'attendrait sur
place, je partirais,
— je donnerais à mon cocher l'ordre de « fouetter », si de ce fait il
manquait à la prudence obligatoire et à l'attention nécessaire pour éviter les
obstacles et les dangers venant à surgir, alors mon cocher ne serait pas gratifié
d'un baiser au front,
— mon petit garçon de 5 ans aurait des cours particuliers de russe,
des cours d'allemand, de français et de solfège, et des cours de gymtonic, et il
versifierait passablement à la manière de ceux qu'on nomme « les poètes de la revue
Nyugat » (par ex. Dezső Kosztolányi, Milán Füst, etc.),
— puis plus tard, à l'aide d'une échelle appuyée contre la fenêtre,
j'entrerais par effraction chez mon épouse après l'avoir chassée, et l'ayant trouvée
dévêtue avec son bon ami, je lui donnerais des coups de pied dans le ventre pour
faire immédiatement jaillir le sang, puis au milieu de sévices incessants je
ligoterais le nouveau couple avec un soutien-gorge déchiqueté, et à minuit passé je
les forcerais à quitter l'appartement géré par le conseil municipal, en chemise,
pieds nus dans le froid hivernal ; je ne tiendrais pas pour exclu que ma femme, mon
épouse, à la suite des sévices infligés à son ventre, décède d'une péritonite, si
j'étais chef,
— mais par ailleurs je m'entendrais bien avec elle, pour son
anniversaire, je lui offrirais de la térébenthine, nous irions ensemble aux cours de
défense passive, je l'aiderais dans la grande lessive du dimanche matin, et
l'après-midi, pendant qu'elle bassinerait longuement ses extrémités meurtries etc.
(depuis 20 ans, en toutes circonstances, elle y tiendrait beaucoup), je parcourrais
le Sport,
— j'aimerais les belles-lettres, avant de me coucher je lirais 15 à 20
pages de belles-lettres (L'Afghanistan sans voile, par ex.), je tiendrais bien le
coup, je serais en bonne santé, je n'aurais pas de problème d'humeur, au cours des 15
dernières années je n'aurais eu que des rhumes de cerveau.
— je cognerais aux tuculures, mais je ne me bornerais pas à frapper au
battant, non, je m'engagerais dans les parois du fourreau, à savoir dans la
rainure,
— je convoquerais au rapport mes subordonnés toutes les demiheures, je
trouverais la cadence des jambes féminines exécrable,
— mais personne ne pourrait dire : « il faisait froid », seulement
ceci : « on avait des couilles au cul »,
je ne me gâterais pas, je ne vivrais pas dans du coton, mais celui qui
voudrait obtenir mes bonnes grâces saurait ce qu'est : le noeud coulant (fig. 1), et
ce qu'est : le noeud de cravate (fig. 2),
— mais si lorsque toute la nuit, par enthousiasme, c'est-à-dire
gratuitement, quelqu'un pelletait du charbon, si la sueur coulait sur son dos
(laquelle sueur pourrait suivre le tracé du Danube, de l'Ob ou d'autres fleuves),
tandis qu'il sentait ses mains pétrifiées de froid, que le tissu éraillé des gants se
confondait avec la peau écorchée, et que de toutes parts affluait l'odeur nauséabonde
du gazole, que sur les parois de ses narines, des jours durant, nichait une sorte de
suie, et que ses paupières étaient bleu-noir comme celles des belles dames, alors
chacun serait invité à ricaner, et lui aussi, s'il y arrive,
— mais si lorsque quelqu'un rampait comme l'arrière droit du Volán
S.C., et qu'il y eût de l'herbe et de la boue sur ses lèvres, alors qu'il ne
m'injurie pas, qu'il se comporte plutôt harmonieusement, qu'il fasse montre de la
fierté du subordonné hongrois,
— car autrement, je le traquerais, si j'étais chef, comme singer la
machine à coudre, comme la vérole le bas-clergé, comme le percepteur le
contribuable,
— mais si quand plus tard quelqu'un venait me trouver en escamotant le
chef de projet, et si moi, escamotant le chef de projet, je lui proposais un travail
concret à faire rougir et une prime, et si ensuite le chef de projet se mettait en
colère contre celui qui l'a escamoté, je me mettrais aussi en colère contre celui qui
est venu me trouver.
— la hausse de nos prix tomberait de 60 à 20, grâce à quoi nous
recevrions un salaire coefficient 4,
— et j'aurais des problèmes de statut, mais je qualifierais de
travailleurs manuels quelques personnes de l'effectif technique, et je ne demanderais
pas mieux,
— j'aurais une carte de travail, un permis de chasse, un certificat de
bovidé, un titre de transport express de marchandises, une formalité externe, une
clause d'exemption de quote-part, une réduction de tarif des chemins de fer,
— me fondant sur des informations outragées, je ferais écrire à G. G.
une lettre en allemand au contenu mensonger, d'après laquelle il aurait un magasin
florissant, et habiterait sa maison particulière (+ 2037 schillings),
— je m'entendrais avec les voleurs de bois, et je couperais
modestement la branche sur laquelle je suis assis,
— dans l'intérêt de la nomination de mon neveu, j'écrirais une lettre
dans laquelle je menacerais, si on ne me donnait pas satisfaction, d'informer le
premier ministre que partout grouillent les bons à rien bouffis de vanité et leurs
rejetons dégénérés,
— je nierais, je récidiverais, je serais délit, transgression de
gardechampêtre et continuité, à la vie, à la mort, recel de malfaiteur,
juridiction.
— je me souviendrais d'investissements bloqués qu'à l'époque, tout le
monde aurait jugés importants et judicieux, et même s'il y avait eu quelque
gigantomanie dans la direction, l'ambiance d'alors aurait été bonne, on aurait même
pu acheter du picksalami,
je me souviendrais de ma prim'adhésion à la KISZ ; en revanche,
aujourd'hui, ils sont trop sérieux, les jeunesses communistes font adultes, la fougue
enjouée des jeunes leur fait défaut,
— je ferais et ferais faire quelques gestes fortifiants, échauffant le
sang, rafraîchissants, de cela ni neige ni boue ni bruine ne me dégoûteraient ; je
ferais croître la cordialité entre camarades par des jeux comme la pelote,
saute-mouton, le pipeau, la charge, le dressage d'oreille, le saut à la corde, le
hand-ball, le volley-ball (mais nous nous bornerions à « volleyer »), le swing-ball;
je cultiverais la sérénité, mais j'éviterais la naïveté ; je goûterais fort les «
Levez les genoux ! Sautez ! ».
— mais si quelqu'un, au cours d'un pugilat effectué pour plaisanter,
tandis que vole le papier-calque, claque le carbone, crépite la machine à écrire,
explose le téléphone, serrait le cou de quelqu'un d'autre si fort que, suite à un
étouffement apoplectique, celui-ci mourait, je ne pourrais gratifier celui-là d'un
baiser au front,
— il en irait de même pour celui qui mènerait paître dans le troupeau
sa vache d'un naturel encorneur,
— j'aurais des problèmes, de sérieux problèmes, j'en aurais : à savoir
: des problèmes internes et des problèmes externes, à savoir pour les premiers, des
problèmes objectifs et des problèmes subjectifs,
— quoique je n'eusse pas pressenti ma perte, je ne serais pas content
si mes subordonnés jetaient, dans l'eau de la Sajó profonde de deux toises à peine,
mon corps privé de connaissance et par eux criblé de coups de couteau, néanmoins,
grâce à l'effet produit par l'eau froide, je reviendrais aussitôt à moi, et ma force
physique et ma concentration psychique seraient telles que je ne tarderais pas à me
délivrer du flot de la rivière ; mes subordonnés ne s'y attendraient tout de même
pas, quant à moi, je ferais la tête ;
— à mes oreilles pendraient des anneaux d'or, deux par deux, qui
tintinnabuleraient à chacun de mes pas,
— sur mon poste à galène, j'écouterais l'émission Fréquence Musique,
je serais content que Hédi Sálanki soit la réalisatrice, et c'est surtout dans les
mélodies du Stefanovitch-quartette que je puiserais des forces,
— je jurerais mes grands dieux (heures supplémentaires, libération du
plafond, masse salariale, objectif, samedi communiste, dimanche communiste,
quatre-jeudis),
— mais ensuite, avec d'effroyables « hourras », nous nous jetterions
les uns sur les autres (ici il faudrait vaincre ou mourir),
— pendant que je concocterais des coups de fil glaciaux, et que
j'observerais le vol de fiers faucons,
— nous ne serions qu'un corps et qu'une âme, et qui serait avec nous
ne serait pas contre nous, et qui ne serait pas avec nous serait contre nous, nix
pardon für jozef veverka (pas besoin d'apprendre au Hongrois à se bagarrer, il est né
bagarreur !),
— dans les tranchées zigzagantes de notre ordre de bataille, je
coltinerais des fagots, et je m'y retrouverais,
— incidemment je camouflerais, fallacieusement je ruserais (une
casquette posée de biais ! sans tête !),
— le goût de la dissimulation, je l'aurais dans le sang, nous
épouserions le terrain (c'est : temps et fatigue, mais : c'est
largement payant),
— la nuit, je verrais le secret de la réussite dans l'art de semer la
panique, en pareil cas nous ne tousserions pas, mais s'il y avait de la neige, nous
porterions une pèlerine qui serait blanche comme neige,
— j'exhorterais d'une voix forte, je me bagarrerais avec la bravoure
caractéristique de mon peuple, je me spécialiserais dans le coup droit au coeur et au
ventre, ainsi que dans l'attaque de taille à la tête (je serais « spécialiste », et
ce serait « ma spécialité »), je bougerais avec agilité, je marcherais, je romprais,
je parerais, j'esquiverais, je me camperais sur mes jambes, jour et nuit je
m'exercerais : à découvert, en garde, etc.,
— mais si bien sûr je m'éloignais sur mon cheval emballé au-delà du
seuil de visibilité, et que je fusse blessé, à dieu ne plaise que je tombe, c'est ce
que crieraient sans délai mes subordonnés à mon adjoint, qui d'un mot retentissant
aurait pris ma place, et nommé son propre adjoint.
— j'en aurais les nerfs tout retournés, d'abord on soupçonnerait une
thrombose, mais non : « seulement les nerfs »,
— je manderais la grosse caisse, l'euphoniste, les saxhorns, les
fifres (fifre « soprano », fifre « alto »), l'héliconiste, le tuba, les cornettistes,
la trompette basse, la fanfare, pour qu'ils jouent mon air, Viens-poupoule-viens,
— je ferais un esclandre en sourdine, sans conviction, afin que la
hampe du drapeau soit à l'oblique et bien droite,
— je reposerais sur mon lit austère, dont on ne pourrait approcher
qu'au « pas » ou au « pas de course » (longueur du « pas » : 75 cm, longueur du « pas
de course » : 90 cm),
— mon coeur, je le gagnerais au bien sans violence, je me traiterais
avec amour, je serais la prunelle des yeux apostoliques,
— les oraisons funèbres de mauvais goût, c'est d'une main ferme que je
les purgerais de la dégénérescence, de l'éloge des proches, de 1'énumération des
mérites ; à cela, lentement mais graduellement, j'éduquerais le peuple,
— deux choses encore me viendraient à l'esprit : l'une serait que la
position des chevaux offerts à la Division Informatique soit inclinée vers l'arrière
en vue de l'écoulement des eaux, et en outre j'interdirais, soit lors d'une débandade
à la manière de rats, soit parce que les heures de travail sont terminées, que les
subordonnés usent du perpetuum mobile, j'exigerais qu'ils circulent en bicyclette,
tenant le centre du guidon de la main droite en prise de
fourche, en assiette décontractée, les mains et la colonne vertébrale
souples, amortissant les oscillations de la bicyclette, ils dresseraient crânement
leur tête,
Chapitre VI, dans lequel
Le regard, s'il n'est pas pudique (et l'on ne saurait se permettre ce
luxe), tombe d'abord sur les fosses des chairs écroulées. Les bas de coton rose, qui
par endroits sont salement éraillés, montent jusqu'à micuisse; le puissant élastique
a causé une mince rainure circulaire. Cependant, cela n'est valable que pour une
jambe. Sur l'autre, le bas est roulé, on voit au creux du genou les deux forts
tendons caractéristiques et le lacis des varices.
Plus haut, les jambes débouchent sur un derrière d'une envergure
effroyable. C'est mamie Sári. Penchée en avant, la femme de ménage
4 lave le pavé avec des
mouvements réguliers. Tomcsányi s'adosse là, il ressent de légers remords à cause du
couloir; car celui-ci, eh oui, dégouline de sang, la suie s'est mêlée à la poussière
de brique en ruisselets de sang auxquels le carrelage défectueux a creusé un lit;
comme les bateaux en papier dans le conte d'Andersen, des membres humains flottent,
un nez, un cil, un pouce. La femme grommelle, mais fait son travail. Ils n'y sont pas
allés de main morte — elle désigne de la tête la Salle du Conseil, en rinçant
longuement la serpillière à grande eau. Non, dit Imre Tomcsányi, un peu amer. Alors,
ils vont augmenter les salaires ? Pourquoi ils les augmenteraient ? La question
étonne le garçon. La femme se redresse, fait craquer ses vertèbres. Parce qu'ils sont
bas, mon petit coeur. Le garçon tire une grande bouffée de sa cigarette. À ce que je
vois, vous avez eu du mal — mamie Sári
4 montre un lobe qui flotte par là. Il n'est plus resté camarade sur
camarade. Vous verrez, proteste le garçon. Si nous trouvons l'étude, si elle est
utilisable et si on l'applique, alors, l'année prochaine, on aura une prime que c'en
sera merveille.
La vieille femme, en guise de signal, se détourne, se gratte le devant
de la cuisse. Et qui l'aura, mon petit coeur. Qui, voilà la question. Avant de se
remettre au travail, elle regarde longuement le garçon. Celui-ci rougit. Vous voyez,
Imre. Ne croyez pas qu'on ne voie rien côté seau. On voit, et comment. (Elle fait
allusion aux faucons...) Elle se penche sur la serpillière, s'y appuie de tout son
poids, exprime de ses bords un jus sale, sanglant.
Sur ces entrefaites, le comte Albert Apponyi (1846-1933) s'ap-
proche d'Imre Tomcsányi, et lui demande quelle
heure il est. Plus exactement, il demande s'il est déjà une heure. J'ai réglé ma montre
avant-hier à dix heures vingt minutes sur l'horloge de l'Ecole Polytechnique, mais
hier matin à onze heures, elle présentait déjà neuf minutes de différence. Dans le
silence de tabernacle, sa belle voix de basse résonne comme une cloche. Sa tête, qui
ressemble à celle d'un cheval anglais renommé, couronne, paisible et majestueuse, son
long cou. Allez vous mettre plus loin, dit la femme de ménage, geignant fort. La
mince silhouette sylphidesque du comte s'efface délicatement. Tomcsányi, bien que les
possibilités de déterrer l'étude de mauvais augure ne soient pas optimales, sourit de
voir les actions et réactions de la femme de ménage et du comte, basées sur l'égalité
entre les hommes. Il se souvient d'une réunion mémorable de la cellule du Parti. Lui,
en vertu de son âge, se taisait et écoutait. Dans un profond silence, Miklós Horváth
s'était soudain écrié d'une voix de fausset : La démocratie à l'usine n'est pas
l'oeuvre du secrétaire du Parti, Dieu merci !
Tomcsányi tire sur sa cigarette, qui brasille une dernière fois. Où
estce que je la jette, demande-t-il, rusé, à la femme de ménage. En quoi ça me
regarde, dit la dame grincheuse, et sur la défensive, elle se penche vers son seau.
Le comte soupçonne quelque chose de la tension entre les deux êtres, tension qui
provient d'intérêts antagonistes : et il se retire en toute équité. C'est un bel
homme de haute taille, comme le sont généralement les gens de l'opposition. Marilyn
Monroe sort du bureau 903, un dossier sous le bras, et renverse presque le comte. Ses
sourcils — l'homme est étonné. Et comme est drue la toison de l'aisselle. De fait :
la tranche supérieure des feuilles disparaît par endroits, ce qui est l'indice d'un
certain manque de rigueur dans la sphère professionnelle ; il est peu vraisemblable
que cette sueur soit bénéfique pour le papier. Sans un sourire, Marilyn évite
l'homme, le chef de l'opposition. Celui-ci esquisse un pas incertain derrière la
blonde. Il est encore célibataire. Les petites têtes de la galerie des dames se
penchent avec curiosité lorsqu'il lève son visage fin, qui n'est pas beau, mais
inspire confiance. Les femmes, qu'y faire, sont toutes dans l'opposition. De temps à
autre se compose là-haut un tableau magnifique. Le riche éclat des coloris,
l'allégresse, la pétulance, les éventails éloquents perpétuellement en mouvement, et
toute une petite bourrasque s'amalgame à leur mouvement. En outre, le grand agrément
que le prince Gyula Odescalchy — l'ami des roses — et son parti trouvent à la galerie
des dames, a son utilité pratique. Durant certains longs discours, on peut chercher
hardiment chaussure à son pied. (Depuis des lustres, une ravissante épousée se
rendait régulièrement à la galerie. C'est une belle dame à la tournure élancée, au
noble visage empreint de majesté. D'espiègles députés la surnommèrent Hungaria. En
vingt ans, naturellement, la belle dame a vieilli, elle a beaucoup perdu de ses
charmes, mais aujourd'hui encore elle vient régulièrement à la galerie. Des députés
encore plus espiègles ajoutent désormais à son surnom : Hungaria, mais après
l'invasion tatare.)
La fille est arrivée à la porte du camarade Peck, elle s'est retournée
avec une moue pour jeter un regard complice à Imre Tomcsányi, qui n'a pas encore
trouvé comment terminer sa conversation avec mamie Sâri. Mamie Sári va trouver, elle : Allez, Imre, allez tranquillement { à vos affaires, pas la
peine de monter la garde ici. Tomcsányi se trouble sans raison, ce que même la dame
d'expérience interprète mal : Ou alors, vous êtes de l'inspection?
Marilyn Monroe rectifie sa jupe, la fait quasiment tourner sur sa
taille, prend une inspiration, et se passe la main le long des côtes. En visite, se
dit Apponyi, à plus ou moins bon escient. Il est assez proche de Tomcsányi : il prend
pour lui le coup d'oeil de la fille. À grandes enjambées vacillantes, tel un élégant
vaisseau, il se hâte le long du couloir.
Marilyn laisse tomber le dossier sur la table ; avec précaution, de
peur que la brise produite ne fasse s'envoler Gregory Peck au complet. Leur pesante
joute à deux recommence. Marilyn presse son genou contre le bras de son chef. Madame,
souffle Giacomo en grignotant à l'abri de son panier, madame, votre cul est semblable
à l'edelweiss. Marilyn feuillette nerveusement les documents. Voici, camarade Peck.
Merci, Marilyn, et il presse son bras velu contre la rotule. Halètements,
couinements.
C'est alors qu'entre Albert Apponyi. Qu'est-ce que vous voulez, hurle
le camarade Peck, cramoisi. Pardon, messieurs, dit le comte
avec son tact séculaire, et il sort dans le couloir à reculons. Le vent fait claquer
la porte chez vous, mecton, crie Giacomo à son adresse. Sa moustachette frémit d'un
emportement feint, le goujat.
Le comte, comme s'il avait reçu un coup sur le museau, a un
haut-lecorps.
Mais la vie continue. Les narines du comte frémissent. Son regard libre plane tel un autour, et il
est un tantinet manipulé. Micsoda finesz *
n
!
Jegyzet quelle finesse !
(hongrois)
Dehors, dehors, sortons ! Le Danube. Le soir et dans la matinée, le
brouillard est presque à couper au couteau sur le vieux Danube. Nous ne voyons pas
les bateaux sur le grand fleuve majestueux, nous ne faisons que les entendre.
Quantité de bateaux à hélice trépident, sifflent, égayent le public. Un faible rayon
de soleil tente d'assécher cette amère, grise, grande voile de Dieu. Le rayon de
soleil : une paillette, une promesse, un messager avant-coureur, qui souffle sur les
champs engourdis, réveille les coeurs engourdis, et s'évanouit comme un rêve.
Allons, le Danube est resté dans son ancien état, même le krach ne l'a
pas changé. Il coule lentement, majestueusement, comme » l'heure éternelle «, dont »
le temps n'est que l'apprenti «. Que deux nouveaux ponts suspendus l'enfourchent, et
que la Compagnie hongroise de la navigation à vapeur soit restée les quatre fers en
l'air, il n'en a cure. L'eau est un élément insensible. Sur les deux rives, de
somptueux palais se mirent dans le fleuve, et au loin, à perte de vue, partout des tours, des coupoles et des châteaux.
Quel grand tohu-bohu, quel va-et-vient produit ici l'humanité, cet
essaim toujours pressé dont les individus se croisent en étrangers, se frôlent comme
autant d'énigmes indéchiffrables. Où se hâtent-ils, vers quoi vont-ils, à quoi
s'appliquent-ils, qui saurait le dire. Un fiacre se faufile devant la maison du
garde-barrière des Chemins de fer autrichiens, les sabots des chevaux martèlent
fièrement les pavés en bois de l'avenue Sugár, les magasins de paletots pour dames
Simon Holzer sont déjà ouverts, des chiens disparaissent dans quelque cour
mystérieuse, les pépins tourbillonnent, tourbillonnent...
Au coin de la rue Petőfi, un vieux mendiant est assis par terre dans
un confort tout oriental, tendant son chapeau de la main droite à ces messieurs-dames
les piétons, en sorte que ceux-ci puissent lire même de loin l'écriteau qui s'y
trouve, sur lequel est imprimé ce qui suit : ein armer tauber
mann bittet 1 kr. (Un malheureux sourd vous demande 1 kreutzer) ; il semble
que cette inscription soit assez rémunératrice. Belle et réconfortante chose, certes,
que ce » grand village « prenne aussi rapidement les dimensions de New York — du
moins dans le domaine de l'esbroufe.
Mais c'est le bottier pour dames qui a sans doute la meilleure part.
Ce que les poètes contemplatifs, les amoureux transis n'imaginent que dans leur
délire : les petons minuscules, pas plus grands qu'un biscuit — cette réalité divine
se révèle à eux sans voile saisi. Ils peuvent les regarder, ils peuvent
s'émerveiller, ils peuvent, avec de longs, d'étroits rubans de papier, mesurer leur
longueur, leur largeur, leur circonférence. D'ordinaire, c'est le vieux maître qui
caresse les bas fins, tandis que le jeune apprenti doit se contenter de regarder — et
encore, seulement s'il y parvient. Il aimerait vérifier lui-même le 2πr de ce pied
gracile (pourtour du pied : double du rayon multiplié par le chiffre de Ludolf), que
le vieux traite avec tant d'indifférence, et que pourtant sa propriétaire dissimule
si craintivement ! Holà, quand il sera maître, lui aussi !
Les vitrines de Budapest sont de véritables boussoles de l'avenir
(c'est le monde mercantile qui figure toujours le plus fidèlement le présent) : des
aigrettes, des plumes d'aigle surgissent chez les fleuristes, de brillants cabochons,
des boucles de diamant, d'antiques chaînes à brandebourgs resplendissent dans les
étalages des joailliers !
Devant la vitrine Monaszterly, il y a un véritable attroupement, le
public contemple les toilettes des comtesses Károlyi, qui valent une fortune.
Les meilleures bretelles sont les Argosy-braces.
D'après les statistiques de l'hôpital Saint-Roch, en cas
d'arthrose, de goutte, d'élancements arthritiques à la tête, aux dents et aux
oreilles, d'entorse et d'hématomes, après traitement par le médicament
extraordinairement puissant Reparátor, sur 136 malades, 129
sont repartis guéris et 7 améliorés. Dans le cabinet de consultation équipé de tout
l'appareillage du Dr Leitner (18, rue Dob), les maladies honteuses, toutes les suites de l'onanisme, l'impuissance, les strictures, les pertes blanches et toutes les
maladies féminines sont soignées à coup sûr, à fond et rapidement, même par
correspondance, sans que le malade soit empêché dans ses fonctions, caoutchouc ! Authentiques » spécialités « parisiennes sous garantie en caoutchouc et vessie de poisson 3
forints-6 forints les douze. Bouts américains (Capotes) de 3 à 5
forints. Nouveau ! Préservatifs féminins porus Pely. Épongettes
parisiennes pour dames de 2 à 5 forints. Discrétion!!!
Oui : plaisanterie, gaieté, pétulance. Tous sont une grande famille,
qui ne soutient qu'un animal domestique. Pas l'aigle à deux têtes, mais le » Chat
Bleu «. Lentement — cependant — tout commence à changer (seul Aldzsi Beöthy ne change
pas). Parmi les savoureuses figures patriarcales commencent à s'établir de petits
messieurs à doublure moderne, qui n'ont pas le temps de dîner en ville, qui lisent
chez eux la nuit, à la douce lumière des lampes, Spencer et Bluntschilt, ou qui
courent de-ci de-là, font la chasse aux affaires, construisent des chemins de fer.
Viennent ensuite les arrivistes de formes et de genres divers. Et l'arriviste ne fait
que s'accrocher, il ne rit pas. L'arriviste a la bouche fermée et la main ouverte.
Partout du remue-ménage, dans les imprimeries on compose le texte des albums, les
poètes enfermés dans leurs cellules cisèlent des odes solennelles, les responsables
des groupes parlementaires rédigent leurs discours, les dames aiguisent leurs
langues.
Hahh : prenons le funiculaire pour le château ! Siffloter, badauder
sans souci sur les pavés silencieux du château, et fermer les yeux, de peur que notre
regard ne tombe sur la statue du méchant Hentzi... Allons, laissons la politique ; ne
nous créons pas de désagrément ; il est superflu d'écrire longuement là-dessus,
ennuyeux d'en parler longuement, et y réfléchir longuement donne la migraine.
Nostalgiques, nous nous rappelons ces temps où politique et littérature chauffaient
sur le même feu, près du même feu. Homme politique et écrivain étaient alors
miraculeusement constitués — pour ainsi dire d'un seul alliage, comme les pièces de
six et de vingt de l'époque ; en chacune on trouvait aussi bien du cuivre que de
l'argent, seulement dans l'une, c'était l'argent qui dominait, dans l'autre, c'était
le cuivre... Ce qui était poids jadis est aujourd'hui fardeau. Et les souvenirs
plongent la génération actuelle dans le marasme. Aujourd'hui, les barbus ne sont plus
suspects de sympathie pour Kossuth, les gendarmes ne nous arrêtent pas dans la rue,
et ne nous accompagnent pas au poste (sauf, parfois, les » porteurs « du préfet de
police Elek Thaisz ; mais cela perturbe davantage le malheureux lui-même que celui
qu'il fait accompagner), enfin les temps difficiles se sont adoucis : nous nous
tenons debout tout seuls, quant aux vitrines, nous l'avons dit, elles
resplendissent... Ce mot qu'on faisait tonner à la tête des troupes, sabre au clair,
ce mot — cet » en avant ! « — ne signifie plus aujourd'hui que progrès pacifique. Le
vent fait flotter le drapeau d'antan, librement déployé, les fusils de l'ennemi
d'antan ne crépitent plus désormais qu'à la chasse. Mais aujourd'hui, ma parole, ils
n'effraient plus personne ! Tout au plus le laboureur de Gödöllő, s'il les entend,
fait-il cette réflexion : — Le roi est rentré » au pays «.
Il ne nous est plus permis désormais de rien perdre, de peur que peu à
peu les conditions, jointes à notre propre étourderie, ne nous coupent définitivement
l'herbe sous le pied. La nation est revenue au bon sens, elle est lasse de courir
après les instants inaccessibles, à peine le dégel financier a-t-il commencé que de
nouvelles fondations sont apparues par centaines. Le peuple connaît ses vrais amis,
sinon en tout temps, du moins toujours aux moments critiques. La nation est à nouveau
maîtresse de sa propre volonté. Qu'elle le dise ouvertement, librement. Vive
l'opinion publique !
À nos artistes, à nos commerçants, nous souhaitons persévérance et
ambition stimulante, ainsi le temps leur apportera le fruit de cette persévérance et
de cette ambition stimulante.
Quant à tous les habitants de notre Hongrie, que Dieu leur donne en
bénédiction la concorde et l'entraide, car cela seul pourra sortir notre bien-aimée
patrie des troubles survenus au cours des temps bénis de notre vie
constitutionnelle.
Et enfin, que Dieu inspire ceux qui ont en charge de gouverner notre
pays, afin qu'ils ne se bornent pas à exiger que nous rendions à César ce qui est à
César, mais qu'eux aussi rendent au peuple ce qui est au peuple. Ainsi s'éloignera de
nous la coupe amère de la rétractation, et elle sera heureuse, elle s'épanouira dans
la liberté constitutionnelle, notre belle Hongrie !
(Il est naturel que nous soyons pour le Parti. Nous sommes liés à lui
par l'écoulement des années. Nous voulons ce qu'il arborait sur son drapeau. Et
existe-t-il sur cette terre un seul Hongrois qui n'ait pas le même désir? — Nous
n'avons que faire des individus. Nous ne regardons qu'aux actes et jugerons selon
ceux-ci. Rangeons-nous sous un seul drapeau ; le temps des plaisanteries et des
frivolités est passé, être dans l'opposition n'était vertu que contre les Allemands ;
aujourd'hui le monde a pris un grand tournant, et la vertu, c'est que chacun
accomplisse honnêtement ce que lui assigne son emploi civil : que l'instituteur
instruise, que l'artisan gère sa boutique, que l'avocat défende les droits, que le
juge rende la justice, et que nul n'intervienne dans les affaires d'autrui.
Le prix de l'abonnement pour un trimestre est de 1,50 forint, pour six
mois il est de 3 forints. Nous vous prions de renouveler votre abonnement le plus tôt
possible, afin que la distribution ne souffre aucun retard.)
Retournons dans le couloir avec le rayon de soleil. La lumière filtre
en larges bandes à travers les grandes vitres, danse, espiègle, sur l'épais tapis
gris, transperce d'un ruban d'or le nuage de fumée qui tourbillonne là-haut. Ici l'on
menait joyeuse vie autrefois. (Quand les gens n'étaient pas encore aussi las de la
Constitution.) Il y avait moins de vanité et plus de bonhomie. Jadis, il y avait une
grande différence entre la gauche et la droite du couloir. Pour rien au monde un »
tigre « ne serait allé de l'autre côté du couloir, car on l'aurait aussitôt suspecté
de passer dans l'autre camp, et même un » mamelouk « se hasardait très rarement sur
le côté gauche, seulement s'il y était obligé à cause de la » chambre rouge «. (Car
la chambre rouge, où les ministres déposent leurs hauts-de-forme et leurs pardessus,
où l'on donne des audiences et tient des conseils improvisés, se trouve sur la gauche
du couloir.)
Les gens ne savent plus ni se fâcher ni se réjouir aussi bien
qu'autrefois, ils ne sont ni chauds ni froids, à l'intérieur, même les bons amis sont
ennemis, à l'extérieur, même les ennemis sont bons amis ; pis, ici, au milieu
d'amicaux nuages de fumée, dans l'affable brouhaha, même les journalistes, ces types
échevelés, hirsutes, qui prétendent servir ici l'opinion publique, même eux se
rapprochent pour chuchoter confidentiellement. Et Csernátony passant par là leur dit
: C'est ça, c'est ça ! Aimez-vous les uns les autres, les enfants, puisque personne
d'autre ne vous aime !
De gais éclats de rire fusent çà et là. On entend galéjer jusqu'auprès
du buffet. Ce sera soit Gyula Odescalchy, soit Aldzsi. Té, v'ià le père Göndöcs qui
s'aboule par ici. Vaï, faut regarder sa main, des fois qu'il aurait le grand anneau
de diamants, c'est signe qu'il va parler. — Les brillants orateurs eux-mêmes sont
très sévèrement notés : on peut jeter des cigarettes à deux sous pour Horánszky,
Istóczy vaut un Cabanos, Grünwald un Cuba, pour Szilágyi j'ai vu jeter maintes fois
des Brittanica à demi consumés, pour Apponyi, pour Tisza, pour le grandiose romancier
Jókai, on jette des Regalitas au superbe tirage, mais l'époque marâtre n'a pas
enfanté d'orateur de la force d'un Bock.
— Là-bas Mór Jókai badine avec ceux de l'opposition. Vous avez la
partie belle, vous vous endormez toujours la conscience tranquille ; si vous faites
une bonne proposition, c'est parce que vous avez eu une bonne idée, si vous en faites
une mauvaise, c'est parce que de toute façon, il n'en sortira rien.
Dénes Pázmándy a apporté une curieuse vieillerie, une canne,
entièrement sculptée d'étonnants griffonnages ! Papa Pulszky l'examine d'un air
connaisseur. C'est du bambou ! Non, c'est du safranier, répond le propriétaire. Oui,
oui, en effet, concède Pulszky, toutefois ce sont des caractères indous. Non, ce sont
des lettres chinoises ! Entretemps arrive Pál Hoitsy, qui demande : Que faites-vous,
monsieur Feri? Je définissais cette canne pour ceux-là, dit le vieux d'un air
supérieur.
Et au-dessus des étroites banquettes tapissées de velours rouge, les
araignées tissaient à l'envi leurs toiles au plafond. Le naturaliste János Paczolay
aimait à contempler le travail d'une de ces araignées, et lorsqu'un jour le
domestique trouva moyen, on ne sait comment, de la balayer, il y eut une grande
mercuriale. Comment avez-vous osé toucher à cette araignée ? L'araignée de Paczolay !
Mais qu'est-ce que je vais dire à Paczolay maintenant, qu'est-elle devenue?
Je reconnais, s'esbaudit Apponyi, qu'aussi bien
la dénomination d'Opposition unifiée que celle d'Opposition modérée sont de toute
évidence déficientes, non seulement parce qu'elles sont insipides, mais parce
qu'elles ne désignent ni un principe ni une direction, simplement une situation. Un
parti sérieux ne peut être, de par sa nature, parti
gouvernemental ou opposition, mais soit l'un, soit
l'autre, selon que ses idées prévalent ou non au gouvernement.
Les députés présents se dispersent en groupes minuscules, ou deux par
deux, dans tel ou tel coin de la salle. Celui qui s'est assis là absolument ignorant,
au bout d'une heure sera au fait de tout, de ce qui s'est passé au théâtre, au
bureau, au club, à la rédaction, au boudoir et au » Chat Bleu «. Mais la bonhomie, la
gaieté, la franchise anciennes dont parlent les députés chenus, c'en est fini : il ne
reste plus que le tutoiement. Mais quel mot vide et stérile désormais ! Las ! les
temps modernes, ces vilains temps modernes ! — Tout se divise en atomes. Tout devient
pareil à la rue du Prince Héritier à midi, où tout le monde se montre, mais où l'on
ne doit pas remarquer tout le monde. De minuscules coteries naissent, qui se
soutiennent et considèrent les autres comme inexistantes. Les grands seigneurs se
rapprochent en aparté, et la bande des lettrés discourt en aparté, tissant des rêves
puérils sur l'état de droit.
Les ex-membres du Parti national se blottissent les uns contre les
autres avec une tendresse touchante, comme des canetons qu'une poule a conduits dans
le poulailler. La vieille garde mamelouke n'échange de propos sincères quasiment
qu'avec elle-même — non sans avoir jeté au préalable un regard circulaire. Jamais vu autant de vieux ensemble! Ça toussait tellement, le
soir, qu'on ne s'entendait plus parler. Ehh ! La génération actuelle croit qu'il en a
toujours été ainsi. Pourtant, sur combien d'écueils avons-nous échoué ! De quels
soins anxieux a-t-il fallu entourer les bonnes relations entre le roi et la nation,
surtout au début, quand rien n'avait encore pris, quand tout était encore pour ainsi
dire à l'état de gelée. Holà, c'est qu'il faut être très circonspect jusqu'à ce que
cela se pétrifie ! La génération actuelle ne sait rien de cela, et ne peut témoigner
de la reconnaissance à ces hommes qui ont veillé inlassablement sur le sort de la
patrie, ces hommes prévoyants, prudents, qui ont pataugé dans les affaires publiques
sur la base factice de cette fragile expérience.
Ah, comediante comediante ! En tout homme, il y a deux hommes. Quand
ils prennent une pose solennelle, ce sont des hommes modernes qui brûlent d'un
idéalisme sacré, sont imprégnés des idées du libéralisme, brandissent le flambeau de
la presse libre, de l'humanisme, capables de donner leur vie et leur sang pour que
triomphent les divines théories ; et quand ils sont chez eux, en robe de chambre, ils
sont les descendants des anciens magistrats à la Table royale! Les Klauzál, les
Gorov, les Mikó et tous, tous autant qu'ils étaient ! Le drapeau qu'ils brandissaient
était une grande duperie. Mais un saint mensonge, dans lequel chacun avait cru ! —
Quelque part à Padoue, à ce qu'on raconte, il y avait une tour dans laquelle étaient
sculptés quatre pigeons. La légende prétend que celui qui est le vrai fils de son
père y voit cinq pigeons. En conséquence, tout habitant de Padoue qui se respecte
soutient sans en vouloir démordre qu'il y voit cinq pigeons.
La moitié d'une vie humaine : c'est beaucoup ; même la mémoire fait
halte avant de retourner aussi loin en arrière ; les enfants qui, alors, ne
comprenaient pas, sont devenus des hommes, les hommes sont devenus soit des morts
silencieux, indifférents, soit des vieillards décrépits, qui désormais ne comprennent
plus ce qui faisait battre leur coeur à l'époque. Et puis, l'amour de la patrie
lui-même a changé, il a depuis lors inventé une nouvelle mode, et jette le » voile de
l'oubli « sur son corps ensanglanté. S'il l'a fait par pudeur, alors, c'est un
vêtement bien mince que ce voile, mais s'il l'a fait pour ne plus se souvenir du
temps où il était » le plus malheureux «, alors, il pourra tout aussi aisément
oublier le temps où il était » le plus grand «.
Au sombre croisement où l'on passe d'un couloir
à l'autre entre les rayonnages de livres, une veilleuse brûle d'une flamme sale,
sanguinolente. De là, on débouche dans la salle de lecture, déserte la plupart du
temps. La sombre ruelle se prête aux chuchotements. (De secrets, il n'y en a point.
Nous savons tout uniformément, car aucun de nous n'est initié à rien.) Si du moins
l'on n'est pas troublé par des pas qui approchent, tip-top, tip-top. Le brave Kőrössy
affectionne ces parages pour y manigancer. Il y a d'invétérés combinards qui croient
encore que, même derrière les paroles du candide Ervin Cseh, se tapit l'avenir. Les
spéculations vont bon train : qui sera ? que sera ? (Qui est un loup pour qui ?) De
prévenants galopins se précipitent, effarés. Les journaux sont pleins de
combinaisons. La » poigne « se prépare aux élections, dit-on, et se multiplie. Tant
de noms sont lancés. J'ai vu Wlasszics aujourd'hui, et je peux vous dire que son
front était sombre. Hum. Sapristi, c'est intéressant. Nous ne partageons pas ton
point de vue. Sur cette question, je ne suis pas en mesure de
soutenir le général. Szilágyi... ! Szilágyi va parler.
Szilágyi s'est fait rayer. Où est Szilágyi. Le général est en colère. De grandes
choses se préparent, le général bourre ses canons... les bourre jusqu'à la gueule.
Nous ne partageons pas ton point de vue. Je ne voterai pas ça. Ça biche, ça biche
!
Jamais plus, crient certains, jamais plus, jamais plus. (Oh,
l'effroyable gong, cela sonne comme le corbeau de Poe.) A notre oreille comme à celle
de Kálmán Thaly, l'héroïque général Bercsényi chuchote des vérités toutes crues (et
si nous apercevons Kolonics de l'autre côté, nos yeux furieux s'injectent de sang).
Nous savons vraiment porter des toasts à notre père Kossuth. Nous sommes insurgés
kouroutz jusqu'à la dernière goutte de notre sang, et c'est en vain qu'on nous lance
: ta culotte est trouée ! — on ne pourra jamais la rapiécer avec du Habsbourg !
Citoyens ! Ce sont de sombres jours qui se sont levés pour nous, ce sont des temps
ignominieux qu'il nous a fallu vivre ; nous sommes amoindris en nombre, et en foi
mutuelle, en amour, en espérance, mais faisons contre mauvaise fortune bon coeur ! Oh
! c'était le » courageux président *
n
"> « du » centre gauche
« ! Déposer les armes alors et aujourd'hui, l'acte est le même, seules les personnes
changent ! Vision ignominieuse, dont se détourne en rougissant tout vrai Hongrois,
qui n'a pas pour accoutumé d'interpréter selon la mode le
caractère sacré de la parole donnée.
Jegyzet i.e. : Kálmán Tisza
(1830-1902) — quoique ironiquement (» N.d.l.R. «)
Allons, allons. N'en faisons pas tout un plat. Puisque nous aussi,
nous disons que l'amour de la patrie est une belle chose. Qu'est bel et bon tout ce
que veut le Parti de 48. Mais si on ne peut l'obtenir ! Cette mère qui étouffe son
enfant d'un trop grand amour, si elle peut être sauvée devant Dieu, est quand même
coupable devant les hommes.
S'ils aiment la patrie, qu'ils cessent de chercher chicane à ceux qui
ont sacrifié leur point de vue à son bien-être : qu'ils les laissent travailler, et
ne rendent pas plus pénible leur oeuvre difficile, dont euxmêmes sont incapables.
Ayez la bonté de croire qu'en fait de liberté politique personnelle,
on ne peut imaginer liberté plus grande que celle que nous avons chez nous. Car que
ne nous permettons-nous ici? Tout. On peut traiter de fripouille n'importe quel homme
d'État, on n'a même pas besoin de cran, tout homme peut fanfaronner là où il sait que
pas un chien n'aboiera !
Et certes, dira celui qui réfléchit, là où même un homme capable de ce
genre de logique est en liberté, il y a vraiment une grande liberté.
J'ai vu Szilágyi aujourd'hui, et je peux vous dire que son front
n'était pas serein. Il va parler. — Szilágyi est en maillot de corps, dit-on en
pareil cas. — Il aura peu de fougue, de coloris ; mais il sera redoutable, celui qui
dispose d'une grande influence, car de sophismes il tirera des conclusions à sa
fantaisie. Il excite son parti, il brise l'adversaire ; vif et précis comme un
vautour. Il ne cesse de piquer ou de frapper du bec. Il attrape à la volée un poulet
mamelouk et le laisse retomber de haut. Holà, sa silhouette puissante, son torse
bombé, sa tête léonine ! Il est grand, indépendant, hardi et libre, lui, comme il
sied à la conscience de la nation. Et lorsque le soir, fatigué, en compagnie
amicale*
n
, la
conversation s'épuise et que survient le silence angoissant, bien connu, fréquent
dans les dîners en ville, tel un aigle guettant sa proie, il apostrophe Darányi : Mon cher Náczi, affirme quelque chose. (Ce qui signifie : mon
cher Nâczi, tu peux bien affirmer n'importe quoi au monde, ça m'est absolument égal,
je démolirai ton affirmation en un discours d'une heure, plein d'intérêt et
d'agrément.)
Jegyzet dans un salon privé de l'archiduc István
Tout là-haut, Apponyi réfléchit. Mon maintien est tranquille, mes
gestes sont mesurés et plastiques, mon exposé est fluide et transparent, je suis
expert en modulations, et je groupe mes idées de façon variée. Je me suis forgé une
langue élégante, raffinée, quoique un peu incorrecte. Je suis brillant, ganté,
distingué et cérémonieux; je suis aussi à la mode, un mot magique de moi déclenche
une avalanche de fleurs à la galerie, j'ai soigneusement préparé et ciselé mon
discours — dans l'opposition on a le temps pour ce genre de
choses —, les murmures flatteurs ne semblent pas m'échauffer si peu que ce
soit, je reste toujours calme, froid, mon long visage blême ne s'enflamme pas, mes
yeux ne jettent pas d'ardentes étincelles, seules mes vastes narines semblent
palpiter plus vite, et le crayon court plus rapidement dans ma main — pourtant la
génération d'orateurs imite mon grand et talentueux adversaire, Tisza...
Inconcevable.
Car il est aisé d'imaginer qu'une nombreuse société imite les atours,
gestes, port de voix, port de tête de la plus charmante, la plus raffinée des jeunes
femmes, rien d'étonnant à cela ; mais si une femme pas très jolie, voire passablement
fagotée, éveille à la ronde le désir de lui ressembler, alors il faut qu'elle ait un
tempérament extraordinaire et d'autres grandes qualités.
Le soleil entre en tintinnabulant par une fenêtre, s'enfuit par
l'autre comme une sorcière, pfuit, zouh, et nous, ses compagnons, ne sommes ni à
l'extérieur ni à l'intérieur ; vacillante, la voix de Kornél Ábrányi s'élève : Le
passé ne peut mourir, l'avenir ne peut naître. Nous avons déjà un pied dans les
allées qui convergent vers les bancs de la promenade Élisabeth, que nous parviennent
encore de petits branlebas, des chuchotements. Szilágyi intrigue. Szilágyi brigue la
présidence. Le regard bleu pur, catholique d'Apponyi cille, mais il dit avec
objectivité : Oh, non. Chez lui, la lumière est plus forte que l'ombre, les grandes
qualités l'emportent sur les petitesses. Le comte laisse traîner ses longs doigts »
pianistiques « le long du mur. Il les regarde, comme s'il y avait de la poussière
dessus. Jouant vivement de la prunelle, il cherche un auditoire. Vous savez, dit-il
non sans réserve, il aurait pu trouver en moi une véritable, profonde, durable
amitié. Peu avant sa mort, il a dit avec beaucoup d'émotion qu'il regrettait chacune
des années pendant lesquelles il n'avait pas été en bons termes avec moi. Ma foi, je
les regrette moi aussi. Dans une atmosphère contaminée prolifèrent nécessairement
insinuations et calomnies sans fondement. A cause de cette poussière supposée ou
réelle, il frotte son pouce contre son index, comme lorsqu'on fait le geste
signifiant » argent «. Tisza spécule sur les défauts de la nation, voilà pourquoi il
est si fort, alors que moi, j'aimerais aiguillonner ses qualités.
Mais déjà nous nous extasions sur la promenade Élisabeth ! Toutes ces
nounous ! Oui-da, il y a plus de grenadiers que de nounous ! Pfouh, parole, pour ce
qui est de s'extasier, c'est Tádé Prileszky le plus doué : son grand front rayonne,
et une lueur s'allume dans ses yeux — quand il veut.
Les murs sont peints aux couleurs nationales, au milieu de la salle,
les armes de Hongrie et de Transylvanie, à côté d'elles sont accrochés d'un côté le
portrait de Kossuth, de l'autre celui de Deák : ce dernier, peut-être pour qu'il
s'émerveille de ce dualisme heureusement réalisé. Aux tables, des serveurs hongrois
servent des mets hongrois, l'éther est rempli d'interjections hongroises. — On peut
voir les plus beaux préparatifs pour les illuminations à l'hôtel Hungaria, à l'Hôtel
de Ville et à la synagogue de la rue Dohány, où l'on peut lire en hébreu et en
hongrois » vive la patrie ! «. Une dame juive sort de la
synagogue. Oïvé, le corset la serre. Moritzel, du bist übertroffen. Où ça? Où ça? À
la Bourse. À cette heure? Eh oui : au bal de l'OEuvre des dames israélites... Qu'on
attache noeud gordien à ta cou ! Que ta femme, elle fasse grève pondont trois mois,
et te commonde vingt heures distraction ! Qu'on te donne titre et que ta devise, elle
soit : feu moi.
À quoi bon la morte-saison ! À quoi bon réduire les belles dames de la
haute aux visites ! Dès que la parure de la nuit, garnie d'étoiles de gaz, recouvre
les capitales jumelles, elles jettent la gourme diurne et montrent leur véritable
visage, qui est si ensorcelant, tellement enchanteur pour les ardents coeurs
patriotes.
On danse à coeur joie la polka, le galop; les philistins, les pères
conscrits et les demi-mondaines, en un tourbillon compact, les exécutent à une
vitesse vertigineuse. Oh, les demi-mondaines ! Il y a là Miss Turtin, Lillancs
Mányoki, il y a là Anne Pépita, Tilli Fehér, qu'il est de bon ton d'embrasser une fois, à n'importe quel prix ! Voilez-vous la face, vierges
pudiques, et détournez vos yeux de ces lignes. J'écris sur les femmes, mais non pour
les femmes.
Non, car que s'est-il passé ? Vilma, la belle brune, a décousu sa robe
et ses jupons sur un côté, Dieu seul sait jusqu'où, et celui qui lui a donné son
bulletin (car chaque homme a reçu un bulletin de vote avec le billet d'entrée) a eu
le droit de plonger sa main dans la poche magique. Le bruit de cette astucieuse
invention a couru comme une traînée de poudre parmi les nobles légions masculines,
faisant naître des chuchotements. Comment, la Vilma? On peut donc y plonger la main
tout entière? Adorable trouvaille. Et les hommes, qui étaient aussi expérimentés que
les femmes chez Balzac, coururent s'en remettre à Vilma. Cela créa une véritable
bousculade autour d'elle. Fi donc, quel goût, ce Budapest.
Andrássy le vieux aime à dire avec son débit heurté, mi-plaisant,
misérieux : Il n'est pas rare qu'une femme de chambre blonde vaille mieux qu'une
reine brune ; et de tapoter la joue de la jolie servante. Gyula, Gyula,
l'admonestons-nous révérencieusement.
Des démons au visage angélique bondissent autour de toi, boivent du
rhum, du vin, des yeux flamboyants te font des clins d'oeil, des lèvres tentatrices,
fardées de rouge, t'envoient des baisers, dans la salle de bal résonne une musique
frivole, les dames sautent sur leurs pieds, et se ruent dans la danse qui étourdit
l'âme et les yeux. En avant ! Vivent l'ivresse et la damnation ! Ta danseuse se colle
à toi, dans le grand tourbillon sa jupe s'envole jusqu'à ton épaule, et les jambes de
ta danseuse te parlent, prometteuses, de ces joies dont tu t'es fait l'esclave.
Encore une étreinte, et puis tu la lâches n'importe où, tout alanguie, sans la
reconduire à sa place. Grand nigaud, Mistvieh ! Au moins, qu'il me paie le fard qu'il
a léché sur ma figure
Ah, et puis le cirque Renz ! (Je le fréquente assidûment.) Ici, le
bruit et le martèlement des sabots sont assourdissants. Sonne la musique et résonnent
les cors — et les femmes ne sont belles que nues. Retentissent les applaudissements
et les acclamations. Flóra galope sur un fougueux destrier,
telle une déesse sur la piste. Les yeux de la foule enivrée s'attachent à ses appas.
Que d'attraits, que d'agréments! Lorsqu'elle s'incline sur l'encolure de son
destrier, et que sa jupe d'or en s'ouvrant se transforme en ailes, je sais que les
anges aimeraient changer leur apparence pour la sienne. La pompe fastueuse que
déploie le corps de ballet ravirait les Parisiens eux-mêmes ! Que dire de nous,
humbles Budapestois? Elle nous fait perdre l'esprit.
La belle Katinka Renz — hélas — n'est plus ; et Óceánia non plus n'est
pas revenue. Pourtant, jadis, elle a connu de beaux jours ici. Le comte E. B., pour
un sourire d'elle, lui avait envoyé une parure de vingt mille forints. Et l'on dit
que l'affaire en resta au sourire. Le comte ne lui suffisait pas. C'était un prince
qu'elle attendait. Et de fait, elle eut un prince. Naturellement, c'était un prince
russe. Il l'a quittée. Les princes russes sont comme ça. Pauvre Óceánia. Aujourd'hui,
elle est la maîtresse de quelque pauvre marchand en Amérique, et porte des bracelets
en toc.
Mais passons à une autre curiosité : la fille de quatre quintaux, née
en Alsace, qu'on montre à Buda pour deux sous et un pourboire équivalent. Un vrai
spécimen de choix. Son mollet est aussi épais que la taille du père Sramkó. Excellent
parti! Chaque jour, elle rapporte 50 forints. Je la recommande au fils Béla ! Au
fait, combien d'impôts peut-elle payer ? Je dirai à Bakcsi d'interpeller le ministre
des Finances à ce sujet. Maintenant qu'il est dans le » bain «. Je veux dire, pas le
ministre des Finances, Bakcsi.
Quant à l'officine de Sáfrány, dans la rue Úri, c'est toujours le lieu
favori de badaudage du public mi-élégant que nous formons. Un bon mot ! Charmant ! Ce
Pepi est spirituel. C'est la cohue devant la vitrine où les dames aux plus beaux
visages sont exposées aux regards — bien sûr, pas les originaux, seulement les
photographies. Un homme un peu sérieux, bien sûr, ne trouve nul amusement dans ces
choses. (Moi, par exemple, je peux voir un million de visages, je persiste à tenir
Laura
Helvey pour la plus belle.)
Ah, charmant! les faubouriennes me plaisent... ces deux-là, comment
déjà, quels noms, mon ami, quels noms! Aha, Erzsi Fluck, Malvin Kelemen, Gizella
Abafi... Vivent les faubouriennes ! Oh, ah ! Après tout, ce ne sont que des filles !
Des yeux de Szegedine *
n
! Gaillardes histoires de Zoulous. Ah, mes chers
amis... mon Dieu ! Les plus grandes inventions du siècle sont le foulard à pois et
les bas mouchetés ! Aujourd'hui, j'en ai acheté une douzaine chez Brachfeld...
Jegyzet des yeux de Szeged ! (= les yeux des
filles de Szeged !)
Quant à Maître Sramkó, il a fait accrocher dans son bureau une grande
peinture à l'huile représentant une femme nue (au grand dam de toute la morale
déclinante, car la morale déclinante aime à se couvrir devant autrui de la mantille
virginale).
On peut voir — même si ce n'est pas chez le père Sramkó — le nouveau
tableau de Zichy. Le gouvernement a vraiment bien fait les choses, lorsqu'il s'est
fixé pour but la création d'un tel tableau. Pour imputer cela à notre propre parti,
nous sommes assez indépendants. Cette scène triste, mais d'un effet sublime, ne
perdra certainement jamais son intérêt tant que les Hongrois seront hongrois..., mais
nous pensons que Zichy a eu grand tort de se soumettre à la vision artistique au
détriment de la vérité, car il aurait fallu fonder l'effet du tableau non pas tant
sur la conception artistique que sur la réalité suffisamment extraordinaire en
soi.
En dépit de cette conviction, nous ne sommes pas de ceux qui trouvent
judicieux de restreindre la licence artistique, car si Zichy avait dû peindre la
vérité toute sèche, alors, à la place des deux anges, il aurait fait don de deux
tendres (!) gardes du corps à la brillante assemblée.
Mais qu'il nous soit quand même permis de regretter, dans l'intérêt de
toute la littérature, que les pamphlets des jeunes écrivains ne représentent pas
autre chose, par leur ton et leur rudesse, que » l'enlisement dans le bourbier «.
(Grimm et Horovicz.)
Puisse la nation n'avoir qu'une oreille et qu'un coeur. Et puissé-je
être la voix qui s'insinue dans ce coeur et cette oreille, et s'y enracine. N'ayons
pas peur des mots : une instinctive attirance lie les Hongrois à Kálmán Tisza), même alors qu'ils le soupçonnent d'avoir abandonné
ses
principes, manqué à ses promesses, et pensent que son compromis avec l'Autriche est
un coup sensible porté au bien-être matériel du pays. Ils l'insultent, peut-être même
le haïssent-ils — et pourtant ils lui sont attachés.
Ils lui sont attachés. Et la nation préfère demeurer dans sa réserve
indifférente ; elle se garde bien de se laisser prendre dans le flot de la vie
politique, elle se tait, et ce n'est que chez soi, dans le cercle des siens, ou au
casino, qu'elle insulte le premier ministre et son parti. Elle lit les journaux,
acquiesce ici et là, quand » le Journal «, » l'Opinion publique « ou » le Peuple de
l'Est « déchirent à belles dents l'honneur de Kálmán Tisza, ou quand Samu Róth écrit
un article spécialisé sur » La modification de la répartition des océans « ;
pourtant, la nation ne se comporte pas avec cette franchise qu'elle met d'habitude à
porter des jugements réprobateurs. En cela se manifeste le sobre instinct politique
de la nation hongroise, qu'on ne peut lui retirer.
Nous pratiquons une politique sentimentale : nous croyons aveuglément
et soupçonnons aveuglément ceux en qui nous croyons. Car notre âme est semblable à un
lac de montagne. Notre confiance est d'une
profondeur sans limites, nos soupçons
faciles se déchaînent en tempête, et le lac s'apaise ensuite, le miroir de l'eau
redevient uni, sa profondeur est de nouveau insondable.
Aujourd'hui, les flots de calomnie se sont apaisés, le lac de montagne
est de nouveau pur. Car tel est le sort de toute politique sentimentale. Souvent, un
poncif suffit à nous jeter dans l'ouragan. Il est vrai qu'avec le temps, les soupçons
s'endorment, l'ancienne confiance revient, et celui qui avait des soupçons ne rougit même plus, car il se persuade qu'il ne fait que
redire ce qu'il a entendu d'un autre, sans avoir cru à ce qu'il disait.
Personne ne rejette Tisza du coeur de la nation, de même, lui ne
rejette jamais la nation de son coeur. Car enfin, la politique de Kálmán Tisza,
malgré tout, n'est que la politique de la nation hongroise, et s'il s'en trouve pour
refuser de marcher à ses côtés, ceux-là ne pourraient pas davantage rallier l'une des
oppositions existantes, car seule la politique de la nation hongroise peut forger une
opposition à la politique de la nation hongroise.
Nous ne sommes pas partisans des poncifs, ni des discours vides,
brillants, nous n'aimons la liberté que si elle suit sagement son propre cours, et ne
se permet pas de vagabonder comme un fleuve torrentueux, dont les flots, certes,
coulent hardiment et majestueusement, mais menacent à tout moment de rompre les
digues. Les nations, si elles n'ont pas le droit d'être outrecuidantes, doivent avoir
de l'amourpropre, de la dignité et une certaine mesure : car
c'est de leur combinaison que naît la force. Il est vrai qu'une telle force nationale
n'est souvent, pour ainsi dire, qu'une illusion d'optique, une apparence : mais, dans
certaines circonstances, l'apparence n'est pas à dédaigner, car elle est l'ombre de la réalité. Et là où beaucoup voient l'ombre, il
faut bien, ma foi, qu'il y ait aussi le corps.
Le pape calviniste, passé maître en logique à faire dresser les
cheveux sur la tête, le sphinx, le Grand Moghol, le tartufe, l'écolier déluré, le
Méphisto hongrois, le cabotin à la » conscience de fange «, sort de la Salle du
Conseil, sur le seuil, il tire une cigarette de son étui, et s'empresse de demander
du feu au premier fumeur de cigare venu, chemin faisant, il s'occupe des affaires du
pays ; il aperçoit Csávolszky. Où avez-vous pris l'information, monsieur le
rédacteur, qu'on fortifie Budapest, je puis vous dire qu'elle est tout à fait dénuée
de fondement.
Il boitille dans le couloir avec sa cigarette qui jette des
étincelles, il cherche Csernátony des yeux. Et en se promenant *
n
, il a parlé
chemin faisant à six ou sept personnes, qui semblent toutes entrer en action après
avoir pris langue avec le premier ministre. Comme si, où qu'il aille, partout il
relançait d'un mot ou deux des affaires en suspens et des embrouilles. Il a du temps
pour tout, il remarque tout. Quelque vieux mamelouk affamé se faufile-t-il avec
précaution au vestiaire ? Tu ne vas tout de même pas t'en aller, Pali ? dit Tisza
avec sa simple, sèche amabilité (à supposer, bien sûr, que le mamelouk s'appelle
Pali). Le mamelouk s'incline devant cette amabilité, et il s'assoit dans quelque
fauteuil de couloir avec la ferme intention, s'il le faut, de n'en plus bouger
jusqu'à Pâques. Il serre la main à Helfy, dans ses moments d'insouciance, il envoie
des piques même à Imre Szalay, il demande aux galants si le bal de l'Opéra a été un
succès hier, il interroge Wahrmann sur la situation du jour à la Bourse.
Jegyzet *
Aldzsi Beöthy raconte : Sous Tisza, le terrain était si glissant que, quand il
faisait un pas en avant, il en faisait toujours deux en arrière. En pareil cas,
étant diplomate (?), il devait s'arranger pour faire demi-tour et se diriger du
côté qu'il ne voulait pas, afin d'arriver là où il voulait.
Boldizsár Horváth (» mademoiselle Bódi «, comme l'appelait dans le
temps le cynique Lónyai), Boldizsár Horváth — que nous serions tentés d'imaginer en
homme triste, solennel, dont l'âme arpenterait sans cesse des régions élevées —,
peut, à notre surprise, être le plus aimable causeur qui se puisse imaginer, et il
n'est point de vieux marquis français égrillard qui sache divertir ses hôtes
masculins de façon plus raffinée, plus leste ; Boldizsár Horváth — dont la carrière,
du reste, forme un tout harmonieux —, tandis qu'une larme perle à ses yeux d'un bleu
encore pur, répète à plusieurs reprises : L'essentiel, c'est le vent de libéralisme.
L'essentiel, c'est le vent de libéralisme. L'essentiel, c'est le vent de libéralisme.
Ce qu'on insuffle. Le reste est accessoire. Finalement, Tisza cherche Csernátony
jusqu'à ce qu'il finisse par tomber sur lui, d'autant plus que Csernátony, lui aussi,
le cherche. Les deux hauts-de-forme disparaissent dans une confiante proximité...
Irányi va parler (il crée une société de vertu et déclame ses nobles
chria), Ugron va parler (il fait de violentes sorties, par hygiène, pour transpirer
un peu), Szilágyi va parler (il analyse, dégage, argumente,
relie, rompt, brise), Apponyi va parler (sérieux, majestueux,
de ses enjambées puissantes et régulières, il parcourt sa » promenade des Anglais «,
il trouve sur sa route des fleurs, mais en quantité modique, aussi bien que des
épines, mais seulement pour la décoration), Tisza parle, casse les oeufs de
l'adversaire, mais n'en fait ni oeufs brouillés ni omelette pour en garnir son rôti.
Il se contente de les casser. (Mathurin Laglande dit : c'est un mensonge. Nous aussi,
nous disons la même chose que Mathurin Laglande. Et toute la Chambre, petits et
grands, sait bien que c'est un mensonge... mais l'a quand même voté. Et personne n'en
rougit. Que faire? Déposons la plume.)
Honorables députés ! (On vous écoute ! On vous écoute !) Prenant la
parole après les débats qui ont épuisé l'important sujet mis sur le tapis, et après
les attaques venues de tous côtés, je juge nécessaire de faire avant tout deux
remarques préliminaires.
La première, c'est que je ne puis accepter l'accusation que plusieurs
ont portée à l'encontre de ceux qui défendent les propositions à la Chambre, à savoir
que ce qu'on dit ici pour défendre les propositions n'est pas opportun, car cela sert
non les intérêts des Hongrois, mais ceux des Autrichiens. Je ne puis l'accepter parce
que, d'une part, du point de vue de l'alliance conclue, je considère qu'il existe un
intérêt réel des deux côtés, et je ne puis l'accepter, d'autre part, parce qu'il est
impossible d'exiger en toute équité que — alors qu'on attaque certaines propositions
: en ce moment même, pendant qu'elles sont soumises à la Chambre — ce qui doit et
peut être dit pour les défendre ne puisse être dit ; bien plus, je considère que,
quels que soient les points de vue, la nation elle-même a pleinement droit à ce que
la question soit traitée sous tous les éclairages. Et le gouvernement aussi doit
avoir le droit de le faire, car si, par malheur, une fois les propositions
repoussées, le pays se retrouvait dans une situation désagréable, ce serait justement
le gouvernement qu'on accuserait d'en être cause, parce qu'il aurait manqué d'avertir
la Chambre et la nation des conséquences possibles. (Approbation au centre.)
Et justement parce que je suis convaincu de ces choses, je ne puis pas
davantage accepter que, si pour notre part nous indiquons les conséquences possibles
du rejet des propositions, cela soit pris comme des menaces, de l'intimidation ; car
si ce n'est ni des menaces ni de l'intimidation, mais la légitime justification d'une
opinion que vous, bien qu'à tort, mais je le crois, selon votre conviction, exprimez
chaque jour, à savoir qu'avec ces propositions, la Hongrie court à sa perte
matérielle, spirituelle, politique (agitation à gauche), alors, de la part de ceux
qui voient les choses autrement, qui ne peuvent les voir comme vous, ce n'est de fait
ni des menaces ni des pressions, mais c'est l'arme de la légitime justification que
d'indiquer en retour les périls que nous pensons devoir survenir en cas de
non-acceptation. (Agitation à gauche.)
J'irai plus loin, honorables députés, je me prive d'une tâche fort
aisée et fort distrayante (Dites toujours !), je me prive, dis-je, du plaisir de
confronter une des thèses d'une opinion minoritaire avec une autre (Dites toujours! à
gauche). Pourtant, daignez croire que ce serait facile, profitable et distrayant
(Dites toujours ! à gauche), car trouver autant de contradictions dans un travail
remis en une seule et même journée, je ne crois pas que cela puisse se reproduire
avant longtemps (Dites toujours ! à gauche). Si vous le souhaitez, je le ferai une
autre fois ; à présent, je voudrais parler d'autre chose.
En ce qui concerne les attaques personnelles, je n'y répondrai pas.
(Vive ovation au centre.) Je ferai cependant remarquer à ceux qui, au cours de ces
attaques personnelles, ont souligné à plusieurs reprises combien valait mieux
l'absolutisme, ledit système Bach *
n
, je leur ferai
remarquer que quant à moi, j'espère, mieux, je suis convaincu que notre patrie — et
peut-être eux-mêmes ne soupirent-ils après elle que parce qu'ils pensent de même — ne
connaîtra plus jamais pareille période ; mais si elle revenait, nous verrions des
modifications fort curieuses dans les positions ! (Rires et ovation au centre.) En
1850 et pendant ces années-là, la plupart de ceux à qui aujourd'hui aucune liberté ne
suffit — il y a quelques exceptions — ont séjourné soit dans le Numerosicher, à
l'étranger, soit ici, au pays, mais si bien cachés qu'on ne pouvait même pas entendre
prononcer leur nom (ovation au centre, agitation à gauche), pendant que nous, eh oui,
nous qui aujourd'hui préconisons la modération, qui conseillons de nous contenter
d'une liberté proportionnelle au degré possible de réalisation, nous, eh oui, en ces
temps où cela nous exposait, nous ne vivions pas si discrètement cachés (C'est vrai!
parfaitement! au centre), et croyez que si ces temps revenaient — qu'ils ne
reviennent pas, et ils ne reviendront pas —, tout se passerait à nouveau de la même
façon pour vous et pour nous. (Agitation à gauche, approbation au centre.)
Jegyzet Johann Sébastian Bach
(1685-1750), pardon, Alexander Anton Bach (1813-1893).
Cela aussi se paie, que nous construisions dans une conjoncture de
paix. Nous progressons facilement, quasiment sur des rails. C'est sur ce terrain qu'a
germé la thèse que, chez nous, tout marche comme sur des roulettes. Ces succès, nous
les avons nous-mêmes exagérément soulignés plus d'une fois, nous nous sommes vantés,
et ainsi, nous avons nous aussi contribué à créer l'impression que maintenant,
partout on tue le veau gras, que chez nous, maintenant, tout marche comme sur des
roulettes, et que dorénavant nous pourrons mener une vie de pachas.
(Applaudissements.) Pourquoi une telle atmosphère est-elle dangereuse ? Une telle
atmosphère est dangereuse parce qu'on brouille la vue du peuple, on l'empêche de
reconnaître ses ennemis, on le berce de discours trompeurs sur la faiblesse de nos
ennemis, et l'on diminue la combativité du peuple. Je fustige énergiquement toute
manifestation d'autosatisfaction, d'émerveillement béat, tout étalage de résultats
fictifs ! (Applaudissements rythmés.)
Moi, j'en tiens pour la démocratie, le progrès démocratique graduel,
et rien ne peut me détourner de cette voie, pas même ce que j'ai entendu hier dans la
bouche d'un député, sur quoi je reviens encore, et que je considère non comme
l'exposé des conséquences de la démocratie, mais comme une diffamation de la
démocratie (vive approbation). Je ne m'engagerai pas dans des débats théoriques sur
des principes, je me bornerai à soumettre à monsieur le député une seule citation,
une citation que je tire d'une lettre d'un grand écrivain politique connu dans le
monde entier : Tocqueville : Mon ami — Tocqueville écrit à l'un de ses amis —, ne
discutons pas là-dessus : la démocratie peut-elle être dangereuse pour la liberté, ou
est-elle souhaitable? Ce n'est plus un principe théorique, il est vain d'en discuter,
c'est un fait ; notre tâche n'est plus désormais d'examiner s'il est mieux, dans
l'intérêt de la liberté et de l'État, que la démocratie ait été instaurée, mais notre
tâche est de diriger la démocratie de sorte qu'elle tourne à l'avantage de la liberté
et de l'État. (Ovation vive, prolongée.)
Cela dit, en ce qui concerne notre sujet : moi, je ne regarderais pas
comme un échange satisfaisant de risquer un préjudice financier concret contre un
gain espéré. Mais qu'il y ait une relation logique entre les choses, en témoigne le
discours de ces messieurs les députés, qui connaissant les prémisses, connaissant les
conditions, ont été conduits par la logique même à provoquer 40 à 42 % au lieu de 30
% de quota.
Il en ressort d'une part qu'en ce qui nous concerne, la compensation
n'est pas totale, mais n'existe qu'en partie dans les conditions que je viens de
mentionner, et d'autre part, je l'affirme tout à fait résolument, il en ressort aussi
qu'est sans aucun fondement le bruit qui a de nouveau couru de l'autre côté, à savoir
que la Hongrie paie 30 % et jouit de 50 % des droits, alors que la Hongrie paie 30 %
en numéraire, et le complément en avantages procurés par le territoire douanier
commun.
Je m'empresse d'ajouter que nous considérons comme incomparablement
plus important que les réglementations le fait que se développe et se renforce
l'atmosphère de conscience et de discipline, qui par elle-même stigmatise les
négligents, les paresseux, les tire-au-flanc, et dans laquelle les manquements à la
discipline, les absences injustifiées, la production de médiocre qualité sont une
honte et une infamie.
Monsieur le député Nándor Horánszky a encore eu l'amabilité de dire
que le premier ministre avait traîné la nation dans l'humiliation. En effet, notre
rapport ne serait pas complet, si nous passions nos difficultés sous silence. Le
chemin qui mène à la victoire n'est pas bordé que de succès, mais aussi de
difficultés. Chez nous, à la suite de la sécheresse de l'année dernière, la récolte
de fourrage a été mauvaise, ce qui s'est répercuté sur tout notre ravitaillement.
L'ennemi de classe, le koulak, le spéculateur montent aussitôt à l'assaut dans ce
domaine (nous avons pu en faire l'expérience, par exemple, quand une partie du pain a
bruni — sans que sa qualité en ait été altérée...), et comme nous n'avons pas été
assez vigilants à temps, cela a accentué nos difficultés qui, nous le savons, sont
transitoires, et que nous résoudrons immédiatement et durablement. De même que le
succès ne nous a pas grisés, de même, les difficultés ne nous effraient pas.
Je vais vous raconter un événement concret qui m'est arrivé. Il y a
quelques jours, à Dorog, un quidam m'a dit que si l'on obtenait deux fois autant de
saindoux et de lard, on doublerait la production, autrement dit celle-ci serait
multipliée par deux. J'ai tout de suite pensé qu'il faudrait prendre au mot (rires)
ce camarade (rires).
Les camarades savent déjà par expérience que, si nous concentrons nos
forces sur une tâche, nous en viendrons à bout. Cela concerne la pénurie de viande et
de saindoux survenue à la suite de la sécheresse de l'année dernière. Les camarades
peuvent contribuer à résoudre ce problème en endurant dans la discipline la brève
période au terme de laquelle ce problème sera résolu.
Ce sont des difficultés transitoires. C'est comme quand quelqu'un
quitte un vieil appartement pour emménager dans un appartement neuf. Bien que le
nouvel appartement soit infiniment mieux, le temps que son locataire s'y habitue ou
range son mobilier, qu'il s'habitue à ce que le nouveau seuil soit différent de
l'ancien — il trébuche une ou deux fois (rires), et la vaisselle se casse plus
facilement. Ça, tout le monde le comprend. Embarquez les hésitants, bavardez moins,
travaillez plus, et vos affaires seront couronnées d'un succès assuré (tempête
d'applaudissements rythmés, vive cannibale, à bas les éléphan- ants !).
Il y a quelques jours, à Zala, une jeune tractoriste m'a raconté
comment on avait voulu la dégoûter de conduire un tracteur. Tu tomberas et tu te
rompras les os, lui disait sa mère. Tu te tueras au travail, lui prédisait-on. Mais
elle, elle disait : Avant, quand j'étais javeleuse ou que je binais, le soir, j'en
avais les reins quasi rompus, alors que maintenant, quand je descends du tracteur
après le travail, je sens à peine la fatigue. Dans le socialisme, je le répète, enfin
la machine n'est plus l'exploiteur, mais l'aide, la servante du travailleur.
J'ajouterai qu'il en est de même partout dans le monde où l'on
construit le socialisme. J'ai lu l'histoire de Bortkevitch, le jeune tourneur sur
métaux à coupe rapide qui a reçu le prix Staline. Quand un nouveau tour est arrivé à
leur usine, les jeunes ouvriers l'ont entouré, les yeux brillants, et l'ont regardé
comme l'artiste regarde le nouvel instrument dont il va tirer de nouveaux sons et de
nouvelles mélodies... Quand Bortkevitch a obtenu ses premiers succès en coupe rapide,
les meilleurs ingénieurs de l'usine sont immédiatement venus à son aide. Ils l'ont
aidé à établir sous quel angle placer la lame, lui ont donné des conseils pour
l'affûtage, ont cherché pour lui la documentation adéquate, ont intéressé à la
discussion les professeurs de l'École Polytechnique de Leningrad. Même à eux, il a
appris des choses.
Plus d'un camarade a soulevé ici la question d'augmenter l'actuelle
moyenne obligatoire non de 80 à 120, mais de 80 à 150. Quelques bonnes que soient les
intentions qui suggèrent cette proposition, les camarades ne doivent quand même pas
perdre de vue qu'il n'y a pas que des forts, mais aussi des faibles. C'est pourquoi
je proposerai d'en rester pour le moment à 120, ou plutôt de passer à 120. Cela
n'exclut naturellement pas que, là où la discipline, l'esprit de coopération sont
bons, la moyenne monte jusqu'à 180, mais sur l'obligatoire, restons-en à 120. Je
crois que c'est plus sain.
Notre croissance industrielle montre que la croissance de notre plan
est réaliste, et qu'en dépit de tout le scepticisme et les récriminations de nos
ennemis, elle est réalisable. Mais nous ne devons pas oublier le retard de 0,7 %, ni
qu'en décembre, il y a sept jours fériés et vingtquatre jours ouvrables.
L'exacte réalisation des mesures prises continuera de consolider, de
resserrer davantage encore les liens de l'union ouvriers-paysans à l'intérieur de
notre démocratie populaire, et continuera de consolider le front de la paix, dont
nous sommes les fidèles défenseurs, et auquel chacun de nos succès confère une force
nouvelle. (Applaudissements.)
En ce qui (rumeur à gauche) — ce ne sera plus très long — (Au fait !
Venez-en au fait!) — concerne les conséquences politiques, j'ai l'intention d'en
parler très brièvement. Cependant, on doit bien s'étonner, lorsque mon honorable
collègue Jókai démontre que, si ces questions ne sont pas résolues, et s'il en
résulte par conséquent une situation incertaine, cela pourra influencer, ô combien,
les sentiments mutuels des peuples de la monarchie —, je dis que j'étais fort étonné
lorsqu'à cela, il fut répondu que c'était du roman.
Dezső Szilágyi : Ce n'est pas à propos de cela que je l'ai dit, c'est
à propos d'autre chose ! (Protestations au centre.)
Je vous demande pardon, je l'ai noté, c'est bien à ce sujet que vous
l'avez dit. Du reste, il se peut que j'aie mauvaise mémoire, c'est-à-dire que ce ne
soit pas du roman, mais que vous ne considériez pas la chose comme vraisemblable et
ne pensiez pas qu'il ait raison.
Du reste, je remarque en passant qu'on ne peut, du déficit ou de
l'excédent de la balance commerciale, tirer des conclusions sur l'appauvrissement ou
l'enrichissement du pays (approbation au centre), mais de très nombreux facteurs
entrent également en jeu, et il se peut que le pays s'enrichisse avec une balance
commerciale déficitaire, comme il se peut qu'il s'appauvrisse avec une balance
commerciale apparemment excédentaire.
Monsieur le comte Albert Apponyi — je le reconnais en toute franchise
: dans un discours fort beau et fort puissant — a déclaré — et en cela je suis
parfaitement d'accord avec lui — qu'il était très ardu de tracer des frontières
théoriques. Mais si vous souhaitez aller dans le sens du libre-échange (interruption
de János Paczolay : Ce n'est pas cela !) — je vous demande pardon, c'est ce qu'une
partie d'entre vous préconise, j'admets que ce n'est pas ce que souhaite monsieur le
député János Paczolay. (Rires.)
Non seulement Nándor Horánszky, mais si j'ai bonne mémoire, monsieur
Dezső Szilágyi aussi a parlé, mais pas dans ce sens, des facteurs de la législation
ici et là-bas.
Soit, de tous les facteurs. Justement, j'ai grand besoin de ce mot »
tous «. (Rires.) La législation a ici 3 facteurs, là-bas 3 facteurs. Selon les
mathématiques, 2 fois 3 = 6; mais chez nous, l'histoire veut que 2 fois 3 = 5; cela
posé, si les trois facteurs de la législation hongroise l'ont admis, alors l'un des
facteurs de l'autre législation l'a admis. Je ne commenterai pas davantage, mais on
peut voir qu'en ce sens, nous sommes avantagés politiquement. (Vive approbation et
ovation au centre.)
Honorables députés ! La chose a été convenablement discutée,
chacun, je crois, a pu se former une opinion.
Mais si survenaient alors les maux que d'aucuns nient, mais que je
prévois — qu'ils ne surviennent pas, une fois le pays engagé sur cette voie, personne
parmi nous ne le souhaite plus ardemment que moi —, mais s'ils survenaient malgré
tout, nous partagerions leur douleur ; pesez donc quel fut le sort de toute lutte
fratricide dans la patrie, songez que celui qui dans cette patrie nous nuit, nuit à
la liberté même, et que celui qui forge nos chaînes se jette lui-même dans les fers.
(Un tonnerre d'applaudissements accueille la conclusion de Kálmán Tisza. Tous les
participants de la réunion se lèvent. Des vivats retentissent de toutes parts. Un
jeune ouvrier s'écrie : Hourra pour Kálmán Tisza ! Tous les participants de la
réunion crient trois fois, le poing levé, un hourra enthousiaste. Vive cannibale, à
bas les éléphan-ants !)
Tisza est assis dans la lumière qui filtre dans le couloir. Il se
contente de battre des paupières, renversé sur son siège, tel un gigantesque serpent
à sonnette qui digère. Penchant un peu d'un côté, il semble éternellement prêt à
bondir, et quand il se lève ou s'assoit, il ressemble à un canif qui s'ouvre ou se
ferme. Il ôte ses besicles fraîches *
n
, sefrotte l'arête du nez — comme font les intellectuels. Il
est assis. (Asseyezvous donc avec vos mauvaises jambes, lieber Tisza, lui dit un jour
l'empereur et roi.) Tel un lion superbe et généreux, l'éminent Szilágyi se rue par
l'embrasure d'une aimable porte. Apponyi s'arrête court. L'astre double de
l'opposition échange un salut mutuel, fougueux.
Jegyzet C'est que le premier
ministre a toujours deux paires de besicles sur lui, et pose tantôt l'une, tantôt
l'autre sur son nez. Un jour, il en avait oublié une chez lui (» elle est au
lavage «, plaisantèrent les persifleurs), et pendant toute la séance, il n'eut pas
une seule idée, et s'agita sur son siège, troublé, mal à l'aise.
Deux hoquets bizarres; dans cette pause d'une seconde où l'on cherche
l'air et le mot suivant, s'insinuent et le doute et la méfiance. Mais il n'y paraît
pas, les mains donnent des tapes aux épaules.
Après l'intervention importante et indispensable de kálmántisza mon
intervention hélas est complètement déficiente incertaine obscure pseudo-scientifique
discréditée sa vision géniale décisive et sage qui fait date qui tel un immense
réflecteur éclaire la voie incite des milliers de gens à une oeuvre indubitablement
nouvelle et énergique suivre indéfectiblement les directives de ce guide est l'unique
moyen de sortir de la stagnation niaise (fortwursteln, ainsi que le dit Taaffe).
Lorsqu'ils se penchent l'un vers l'autre, les poils frisés, bouclés,
espiègles de la barbe des deux hommes — soyeuse chez Apponyi, épineuse chez Szilágyi
— s'enchevêtrent intimement, si bien que, quand leurs visages s'écartent, ils
tiraillent sur leur peau d'un air pitoyable et douloureux. Ouille, font-ils. Le comte
sourit avec douceur. Le camarade Brandhuber court le long du couloir. Un vent noir se
lève. Apponyi s'apprête à une étreinte fraternelle ; tempérament liant, comme le sont
généralement ceux de l'opposition. Niet, niet, lui lance Brandhuber. (Avec qui le
comte confond-il le camarade Brandhuber? Peut-être avec Imre Hódossy, ou avec le
comte Sándor Károlyi?) La main encore en suspens, à mi-chemin, il baisse la voix
jusqu'au chuchotement : Il est des personnalités qui ressentent tellement la
difficulté de gouverner, que cela les empêche d'être sévères pour les hommes qui sont
aux prises avec celle-ci, au contraire, ils éprouvent toujours pour eux quelque
secrète attirance : il en est en revanche qui ne peuvent être que des opposants; les
deux types indiquent une tare personnelle. Apponyi se dirige vers l'ascenseur, il
cherche la chapelle. Mamie Sári regarde Tomcsányi. Ou alors, vous 4 êtes de l'inspection? Le jeune technicien
ne comprend pas la question, c'est avec une étourderie naïve qu'il dit ce qu'il dit ;
aussi bien à la dame qu'au comte errant : L'ascenseur est en panne.
Dezső Szilágyi saute impétueusement par-dessus la serpillière, fait
irruption dans le bureau du camarade Peck. Holà, la menotte du camarade Peck vient
juste de défaire un bouton du chemisier de Marilyn Monroe, et la paume ouverte a déjà
dépassé la taille de la jupe dégrafée. Copain Beverly lève les yeux entre les
feuilles de chou. Oui — il branle du chef comme un vieillard, on voit que le pauvre a
encore compris quelque chose. Oui. La mode des dames françaises, qui supplée à leurs
appas, là où quelque manque se fait sentir, avec des articles postiches. Les feuilles
de chou craquent sous les dents de Giacomo. Eh oui, celles que la nature a dotées de
ces appas tentateurs sont bien au-dessus des rondeurs artificielles et des platitudes
naturelles.
Les doigts menus rampent, plaqués, et n'ont pas encore atteint le
fourreau du slip, lorsqu'ils tombent sur un avant-poste piquant : quelques spécimens
durs — frisés, bouclés, espiègles — de poils. Pendant que leur regard s'attarde,
austère, sur les documents techniques, et que leur halètement s'intensifie, sous
l'infime, mais judicieuse ondulation des doigts, la petite culotte s'écarte du ventre
pas précisément plat. Par la percée ainsi opérée, avec la panique des hommes mûrs,
zoups, la menotte s'engouffre. Elle recouvre la collinette citrouvée. Comme un tertre
funéraire, invente Giacomo. Et copain Beverly, avec une technicité de mauvais goût :
Mais où est la croix en bois? La main tâte l'humidité un peu éventée, toutefois
brûlante. Enfin, Gregory Peck tourne et retourne Marilyn Monroe, tant et si bien que
le voile tombe : et sont-ce là ses hanches, cette sauvage effervescence, sans
transposition? Et peut-être Marilyn va-t-elle faire — de la seule façon qu'autorisent
les rapports de force — ce qu'à si peu d'hommes...
C'est alors qu'entre Szilâgyi. Szilâgyi in floribus. Marilyn bronche
paresseusement, quant à Gregory Peck, il reste sans voix ; il voudrait bien retirer
sa main, mais elle reste prise dans l'élastique du slip serré comme un collet. Il
tire. Tel est pris, dit l'un des conseillers économiques. Qui croyait prendre,
poursuit l'autre. Âneries — Szilágyi tape du pied, et disparaît.
Et la porte, mecton? tonne Giacomo à l'adresse de Dezső Szilágyi
(1840-1901), homme politique, criminaliste, brillant orateur. Le petit hamster hoche
la tête, insatisfait. Oh, si seulement j'attrapais le tour de
main. Sans doute savait-il dès le début ce qui suivrait, le cabotin. Allons,
retournons la chose : ce que j'attrape, que ce soit le tour de main...
Arrive la chic Marilyn Monroe. Son diplôme d'économie ne pointe plus
le nez : sa bouche rougit : fard et sang riches. Tomcsányi, retranché derrière la
littérature spécialisée, les coudes sur la table, chantonne mélancoliquement. Ne
soupçonne-t-il même pas que le chemin de la fille la conduit ailleurs ? En haut. Le
garçon, apathique, se met à griffonner un bloc-diagramme. Dehors, l'air de
l'après-midi frémit au-dessus de la gare de l'Ouest. Le peuple libéré qui construit
son pays apprend et aime à chanter. La voix d'airain d'Imre s'élève. Il a commencé
par une description de la nature :
Un immense printemps des eaux une débâcle
Qui va dans tous les sens s'égare et se confond.
Reprend sa route on ne sait trop par quel miracle
Puis s'arrête à nouveau dans les terrains profonds.
Le Bureau fait silence. En suspens, ils sentent la sincère douleur du
jeune homme. Ils s'ennuient un peu. (Est-il possible d'éviter que les moments de
stagnation alternent si brutalement avec ceux du travail de choc, et tout cela : dans
l'ambiance panique de l'avalanche menaçante : la pénurie de matière première?) Mais
tout cela n'est que l'arrière-plan du tableau, d'où se détache la travailleuse fière
de son travail :
Il dit que l'ouvrière n'est pas solitaire
Elle qu'on n'a jamais vue se lever en chantant
Sans que cela fît aussitôt sur la terre
Les avalanches d'un printemps.
Marilyn Monroe en a le souffle coupé. Allons donc ! Tomcsányi, cet
être qui vivait exclusivement pour son travail, dont la vie, pour ainsi dire, roulait
entre deux instructions vides et un cycle infini, à présent, ce Tomcsányi aurait
ouvert les yeux? Et c'est elle qu'il aurait vue, Marilyn ? Mais dans la chanson
apparaissent ceux qui ont créé la vie nouvelle :
Les lèvres et les blés d'un même chant vont bruire
Oh le piétinement des foules au matin
Choisis peuple choisis ceux qui vont te conduire
Et la juste parole et le geste certain.
Il se fait des chantiers des villes de baraques
Y viennent de partout main-d'oeuvre à bon marché
Bunuel l'Espagnol Bezerédj le Magyar
Les gens on ne sait d'où comme ceux du clocher.
Le chant, parti du grave, est monté jusqu'à l'aigu, plein de tension
intérieure, d'un mouvement calme, mesuré — jusqu'à la rapide envolée. Les accords
sonnent de plus en plus pleins, pour s'épanouir largement à la fin de la strophe. Il
faut réellement interpréter ce chant comme indiqué au début de la partition : « Avec
dignité. »
Le temps de partir et de revenir, Marilyn tend à Imre un bon morceau
de tourte aux pommes. C'est maman qui l'a faite. Les fortes, jeunes dents blanches du
garçon jettent un éclair railleur. Sigma i va de un à ène, dit-il à voix basse en
déchiquetant la tourte. (Une personne d'esprit vif pourrait intervenir ici : toute
tâche maximale peut être ramenée à une tâche minimale ! C'est vrai. Mais enfin,
l'amour et la haine poussent sur le même arbre, comme Laurel et Hardy. I va de un...
Brrr ! Les femmes en ont la chair de poule.) Va voir là-bas si j'y suis, dit le
garçon pour mettre les points sur les i. La fille croit que le garçon plaisante, et
d'un mouvement des hanches fait voler le bord de sa jupe, répond avec coquetterie.
Allons, gamin, regarder la feuille à l'envers. Et elle montre l'endroit auquel elle
pense. Imre fait comme s'il croyait que Marilyn plaisantait.
Pendant qu'il fait cela, justement, entre Janka
Dorogi. Ses petites nattes pendulent, blessées. Ses yeux sur Imre. Marilyn saute sur
ses pieds. Oh, ma biche! Petite raclure, pense-t-elle. Mais en Imre, soudain, c'est
l'illumination. Il n'est plus le type hésitant, mélancolique, flasque qu'il semblait
être auparavant. Qu'est-ce qui a pu changer cela? Quelque chose de complexe. Sa voix
s'élève.
Comment notre Parti c'est demain face à face
Et l'université marchante où se marient
Dans le laboratoire énorme de la classe
La pratique et la théorie
Lentement, les têtes se dressent. La pratique et la théorie, grommelle
papy Tibor Tóth, mais a-t-on la permission. Janka Dorogi secoue muettement la tête.
Mais rien n'arrête Tomcsányi ! Un véritable petit diable ! Trop de précaution nuit.
Nous, cependant, nous construisons le socialisme. Il est déjà devant le tableau, une
craie à la main. De temps à autre — pour atténuer la tension née de la joie et de la
confiance, et de la jalousie qui met ses pas dans les leurs —, il porte la craie à sa
bouche et tire une grande bouffée, comme si c'était un cigare, un Cuba. Sa voix est
solennelle.
Notre pays, notre économie nationale sont de plus en plus beaux, de
plus en plus riches. Plus imposants. Là où, jadis, régnaient marais, steppe ou sable,
aujourd'hui jaunit le blé, verdit le maïs, s'étire le tournesol et blanchit le coton.
Le ruban d'une route bétonnée serpente. Là où, autrefois, le peuple était triste, en
haillons, malade et affamé, aujourd'hui, les éclats de rire et de gaieté rompent le
silence de l'aube, les joues s'arrondissent, se colorent, et les gens sont gais.
Mais concrètement, dit András Békési, le secrétaire de la KISZ,
impatient, concrètement, Imre. Imre opine, parfaitement, et voici qu'au tableau
dansent les flèches, les signes sigma, voici que patinent les plus et les moins, les
epsilon et les bêta. Lajos Ádám, incrédule, souffle à Tibor Tóth : Pour ça, il faut
perforer 20 000 cartes. Si ça, ça ne les fait pas grimper aux murs, je ne sais pas ce
qui le fera. Bunuel se balance sur un bissenlit, ajoute-t-il avec un (éphémère)
cynisme (car, en petite quantité, il s'en trouve aussi). Je voudrais bien voir ça,
dit le vieux en hochant la tête.
Tomcsányi ébauche l'avenir. Et si c'est ça l'avenir, alors l'avenir
est merveilleux ! Mémoires, convertisseurs, unités périphériques s'alignant dans la
salle des machines d'une propreté de pharmacie. L'éclairage aveuglant — comme si nous
étions dans une salle de bal. Marilyn Monroe, émue, regarde les hommes autour d'elle.
Une tranche de sa vie touche à sa fin. Békési se méprend, et lui dit combien la vie
est belle et multicolore ! Néanmoins, les sages paroles du secrétaire de la KISZ sont
vaines : les yeux larmoyants sont restés yeux larmoyants... Mais attention ! Il est
dangereux de rêver. Le chariot du télex SL K4 s'emballe. Mains, tête, pieds de
èsselkakatre ! — tel est le chant sanguinaire. Et Marilyn, .juste devant ! L'accident
semble inévitable. Mais János Tóbiás surgit, sa blouse blanche s'élance, il agrippe
le chariot du télex, le stoppe effroyablement. (Tomcsányi peut être content : c'est
lui qui a fait la meilleure affaire : il n'a eu à s'occuper que de la tourte !)
Tóbiás regarde la fille comme Roméo regarda Juliette à la soirée chez
les Capulet. Janka Dorogi aussi jette un coup d'oeil à Tomcsányi, pendant qu'il
gesticule avec enthousiasme dans l'air chargé de poussière de craie. Jânos remarque
que le chariot a quand même blessé l'auriculaire de la fille.
Ce n'est pas grave — une égratignure —, mais dieu la préserve d'être pansée ici avec
la trousse de secours ! La maman de János habite à deux pas de l'entrée de
l'institut, que Marilyn l'accompagne, et la maman lui fera un de ces pansements... Et
il aimerait bien ravir à la compagnie Marilyn qui se fait gentiment prier, l'emmener
dans leur petit pavillon une pièce tout confort (+4 pièces), la présenter à sa maman.
János Tóbiás est tout excité, il susurre dans le lobe de la fille, qui ouvre sur le
monde de grands yeux de génisse. Tomcsányi dessine déjà des doubles intégrales (!).
Tu verras, Marilyn, auprès de ma chère maman, dans l'atmosphère d'affection dont ma
famille t'entourera, dans l'atmosphère de gloire et de célébrité professionnelle
qu'attestent les diplômes accrochés au mur, l'armada de décorations de la brigade
socialiste, ainsi que le certificat de martyre de feu mon père, tu verras, tu seras
heureuse. Cette vie-là : est belle. Marilyn Monroe est heureuse. Toi ! Toi... souffle
Békési, qui ne peut pas sentir Tóbiás, et peut-être aussi Marilyn le fait-elle
souffrir. Mais enfin — Tomcsányi excepté, dans un certain sens — qui Marilyn Monroe
ne fait-elle pas souffrir ?
Tomcsányi est entré dans la phase descendante de la courbe de sa
pensée. Résoudre un problème d'algèbre est généralement une chose simple. Écrire une
rédaction sur ses expériences de colonies de vacances est une tâche sérieuse, mais
nullement difficile. Cependant, si tu joues au foot, si tu te perds en bavardages,
alors — merveille des merveilles —, même le problème d'algèbre le plus simple devient
insoluble, même la « rédac » la plus aisée reste impossible à écrire. Ça ne va pas
tout seul. Rien ne va tout seul. Advienne : que pourra. Moi, en tout cas, je tente.
Un murmure approbateur parcourt le collectif, ventre à terre, comme les cosaques le
long de la Bérézina. Sans autorisation écrite ? Le visage de Tomcsányi est sérieux.
Allons-y ! La main de János Tóbiás posée sur Marilyn, il psalmodie :
Ô l'aurore Vaurore
Belle et rouge aurore
Et l'homme s'il respire et l'homme s'il existe
C'est donc qu'il vous résiste
Toi ! Toi... communiste de la deuxième génération ! souffle à nouveau
le secrétaire de la KISZ, puritain. Imre acquiesce. D'accord. Voilà qui est parler.
Alors, en avant ! Les deux amis, Imre et András, disparaissent dans l'obscurité, se
dirigent vers la littérature spécialisée. La porte du bureau est ouverte. La nouvelle
de la grande tentative s'est répandue. Même l'épouse enceinte de Békési est venue de
la Compta. Comme si elle avait les premières douleurs, elle a jeté un fichu sur ses
épaules, et s'est rendue là où son mari se trouve à présent. À présent, elle aussi se
trouve là où son mari se trouve à présent.
Tomcsányi tombe en arrêt devant une armoire qui est comme les autres.
Il fait signe : forez ici. Le temps coule, ils marchent toujours dans des documents
sans valeur. Pour une fois, ne les nommons pas par leur nom. Ça devrait pourtant être
ici ! Ils travaillent désespérément...
Alors, brusquement, la pointe du foret — une main se tend, tâtonne
sans espoir — ripe-rape, et Tomcsányi crie un tel stop que le foret s'arrête. Il se
penche dans l'armoire ! Il l'avait bien senti ! Là, dans sa main! Sur le merveilleux
papier pur chiffon, de minces lettres : l'étude. Tomcsânyi
saisit la première feuille, court sur le palier. Les curieux la regardent, la
tournent et la retournent. Franchement, il faut le dire : ils y croient sans y
croire, l'étude. Marilyn, confuse, entonne une
chansonnette, mais ensuite, certains se joignent à elle, et comment !
Salut enfant du feu que les flammes enfantent
Salut à toi Parti ma famille nouvelle
Salut à toi Parti mon père désormais
J'entre dans ta demeure où la lumière est belle
Comme un matin de 1er Mai
Salut enfant du feu que les flammes enfantent
Imre repart en courant, Békési se retourne, aperçoit sa femme. La
jeune femme aperçoit son mari. À présent, Tomcsányi écarte une étude stérile, il a
déjà bourré le trou d'explosif, et a allumé la mèche.
Mais en attendant — en attendant, interdit de s'approcher de
l'explosion. Attention, feu !!! Mais à ce moment-là, un dossier frémit sur l'étagère
supérieure !
Un énorme jet de papier jaillit. Le flot entraîne à l'extérieur
Tomcsânyi et la femme enceinte, d'autres — tels le secrétaire de la KISZ, papy Tibor,
etc. — à l'intérieur. Le flot de papier torrentiel, en une fraction de seconde,
sépare le mari de sa femme, etc. Le papier se déverse en vrombissant, croît,
tourbillonne.
À l'extérieur, Tomcsányi s'efforce encore et encore de fendre le flot.
On veut le retenir. Impossible. Il brandit le flambeau de l'informatique, le papier
lui monte jusqu'à la taille, puis jusqu'au cou. Il peut encore voir les gens à
l'intérieur ! Peut-être Marilyn Monroe, justement, ou Békési. Mais ensuite, le papier
monte encore plus haut, atteint le plafond. La main de Tomcsânyi, qui tient la lampe,
décline.
Chapitre VIII,
dans lequel nous faisons comme quand nous attirons
quelqu'un à nous sous prétexte de lui souffler quelque secret à Voreille, et
quand nous nous sommes insinués jusqu'à son oreille, alors nous lui soufflons à
l'oreille; pendant tout ce temps, nous pensons à tort que le public hongrois ne
demande pas mieux que de gober tout ce qui est cru, épaisy fruste
Les éléments se déchaînent, la masse de papier ne fait que croître,
croître. Émergent des rescriptions, des inscriptions, des notes, de légers duplicatas
de pétitions, telles des vagues moutonnantes, des études, des autorisations, des
projets, des projets. Bientôt, ils grimpent sur les chaises, puis sur la table, puis
étireront leurs cous (les vertèbres s'éloigneront les unes des autres — de même que
les étoiles dans l'univers). Pas d'issue. À présent, plus personne ne parle. Tout à
coup, quelqu'un formule la pensée informulée de beaucoup. Nous allons périr.
Pas de réponse. Mais on voit sur les visages, sur les visages de
nombreux informaticiens vieux et jeunes, que c'est certainement ce que redoutent la
plupart.
Le secrétaire de la KISZ. Cependant, Békési en ce moment n'est pas
secrétaire de la KISZ — c'est un homme accablé de douleur, diminué de sa moitié. Il
baisse lentement la tête. Il ne sait que dire, ne sait qua faire. Sortir d'ici.
Passer dans la solitude les ultimes minutes de sa vie...
En Marilyn Monroe sévit le désir de vivre. Et ceux-là qui parlent de
mourir. Non, ce ne peut être vrai. La vie attend, là, dehors. Ils ne
peuvent mourir, ils doivent
vivre ! Elle se lance à la suite du secrétaire. Elle voit son dos courbé, sa
tristesse. Le secrétaire, triste? Voyons, Marilyn n'y avait même pas pensé... Que le
secrétaire aussi fût un homme... Un mari — un ami — une âme sensible.
Elle rejoint l'homme. (Berk : Marilyn Monroe
rejoint l'homme.) Et maintenant, sans contenir davantage sa terreur, sa peine, son
angoisse, elle s'effondre sur l'épaule de Békési, et se met à pleurer. Békési
s'étonne. Ils atteignent la rive du menaçant flot de papier. Quand la fille se trouve
nez à nez avec le papier, elle pousse un cri strident : Oh ! que ta quille éclate,
camarade secrétaire. C'est une très bonne chose qu'à présent Marilyn ait appelé
Békési camarade secrétaire, il commence à se ressaisir. (Il puise de l'énergie dans
la confiance qui rayonne de la fille vers lui.)
Ils s'assoient. Demain, commence-t-il, désinvolte... Mais la fille le
coupe. Où serons-nous demain? Si nous sommes intelligents : nous serons dehors. Il
suffit que nous soyons intelligents. Comprends-tu, fillette ?... Intelligents...
Intelligents. Il faut que nous « parlions politique » intelligemment.
Tout cela, j'aurais aimé te... En d'autres circonstances... Mais à ce que je vois...
Bah... Par où commencer...
Papy Tibor arrive. Dès qu'il aperçoit l'armoire ouverte, il hurle.
Doux Jésus, c'en est fait de nous ! Marilyn l'apaise maladroitement. Pourquoi c'en
serait fait de nous? Tais-toi ! Elle approche ! Tu sais ce qui approche ? C'est la
mort qui approche. On va nous sauver. Nous? On ne sait même pas si nous sommes
vivants ou morts. Nous serons noyés comme des rats.
Békési. Tu me passes tout de suite la clé du hangar à dynamite. Papy
Tibor, cher papy Tibor..., pleurniche Marilyn. Békési lui fait signe de se taire.
Chut, chut. Ils tendent l'oreille. On entend la même chose que jusqu'à présent :
cataracte de papier et, au loin, émission musicale les Amateurs de beat. Békési
sourit. Marilyn, tu entends? Marilyn n'entend rien. Ou... Oui. J'entends. Chut. On
entend nettement. Chut. Oui. Nettement, camarade secrétaire. Quoi? De quoi
parlezvous? Janis Joplin? Chut, répète Békési. Les pompes. Et... chut... les
perceuses?... chut... les perceuses? Les perceuses, crie Marilyn Monroe, heureuse.
Ses cheveux blonds flamboient. (Même) le vieil informaticien balance entre le doute
et l'espérance. Il est pris d'un soupçon. Je n'entends rien.
La fille, dans son désespoir, rit aux éclats. Bien sûr que non. Papy
Tibor, vous avez toujours été un peu dur d'oreille. Quoi? Hum... Et après? Je suis
dur d'oreille... L'informaticien reste quand même un informaticien. J'entends s'il le
faut. Békési. Sur ton âme. Tu entends ? J'entends. Pouh-chi, pouh-chi, fait la pompe.
Et la perceuse fait : iou, iou, iou. Quelque chose comme ça, n'est-ce pas, Marilyn?
Non. Plutôt comme ça : fou-fou-fou. Papy Tibor rit maintenant. Békési cligne de
l'oeil à l'adresse de la « gent féminine ». Tu « parles très bien politique »,
fillette.
Bonnes gens, le sauvetage a commencé — le vieux se précipite. Les
premières, timides lueurs d'espoir poignent sur les visages. Ce n'est pas possible.
Ce n'est pas ?! Papy Tibor gesticule avec ardeur. La perceuse, elle fait : chrrr !
chrrr ! Lajos Âdâm lui jette un regard narquois. Mais pap' Tibor, puisque vous êtes
sourd comme un pot ! Tout le monde regarde Békési. Que dit le secrétaire. Eh bien
moi, je dis, dit-il, que c'est papy Tibor qui, de nous tous, a la meilleure oreille.
Ils réagissent.
La meilleure. Lajos respire avec difficulté. Son père aussi était
informaticien. Et un jour, il y a longtemps... Mais laissons cela, c'est une vieille
histoire. À l'époque, le propriétaire d'alors — le peuple, pour la forme — laissa son
père, le laissa... Et cela rendit Lajos sceptique. Il marche sur Békési. Frappe. Vous
avez menti, crie-t-il en plein visage à Békési. Vous avez menti !! Ça se déverse de
toutes parts. Âdâm empoigne le col du manteau de Békési.
Mais la mesure est comble. Marilyn Monroe arrache l'un des hommes au corps de l'autre homme, et le
tournant face à elle, gifle Âdâm à la volée.
Tu veux périr? Pas nous! Un cri jaillit des gorges. Vivre... Nous
voulons vivre ! Bonnes gensses. Nous vivrons, dit Békési.
Le visage du camarade P-DG Gaspardmelchiorbalthazar est paisible,
équilibré. Il se hâte à larges enjambées vers le toit en terrasse de l'institut, pour
y prendre des mesures encore plus efficaces. Il arpente les sentiers bien battus des
couloirs connus, derrière lui sa suite : les dirigeants du Parti et les directeurs
économiques, la hiérarchie familière ; les travailleurs — les cadres manuels, les
cadres techniques, les cadres administratifs, ainsi que les nombreux fachmann —
bordent la route, chapeau bas. En guise de salutation, les pèlerines, les larges
chapeaux mous, quelques borsalinos se déploient.
Ils voient, ils sentent la force responsable. Allez, ouste, au
travail, leur crie dans la suite Péter Baittrok, dont se révèlent en pareil cas les
façons à l'ancienne. Il chasse les gens comme un capitaliste — c'est le bruit qui
court à son sujet. La double haie — avec un rien d'exagération : pour ainsi dire
exprès — entonne un chant.
Bercsényi s'en va-t-en conseil,
Mironton, mironton, mirontaine,
A sa droite une paysanne,
A sa gauche un ouvrier,
On voit voler son âme
À travers les lauriers
Effectivement, un pigeon valseur d'Orlov décrit des cercles (corps
allongé, étiré, mince, bas sur pattes). Un noyau mieux renseigné lance en aparté à la
couche dirigeante, qui fait mine de disparaître au tournant du couloir.
Or donné par don
Ordonne pardon
À cil qui le donne
Et très bien guerdonne
Tout mortel preud'hom
Or donné par don.
Le camarade Gaspardmelchiorbalthazar se retourne. L'escorte s'arrête
court. Dans sa haie, un juron étranglé retentit... ta mère !
Envers le filz de la Vierge Marie,
Que sa grâce ne soit pour nous tarie,
Nous préservant de Vinfernale fouldre.
Nous sommes mors, ame ne nous harie;
Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre!
Les gens reprennent leur souffle, battent en retraite dans leurs
bureaux, la tête haute, selon l'usage. Devant le défilé, le couloir s'évase, une
sorte d'entrée, ou plutôt de cour intérieure se forme. Dans les coins ténébreux, des
surplus d'emballages : caisses de quelques ordinateurs (computers!), énormes lattes
rugueuses, là-dedans, ces temps-ci, un groupe populeux de chinchillas rumifle. Plus
haut, les couloirs circulaires offrent leurs belles proportions à ciel ouvert.
Quelques jarres antiques. L'escalier impétueux s'est fissuré en un endroit, le
terreau qui s'y est déposé s'est avéré fertile : un arbuste feuillu tranche sur
l'aride géométrie. La compagnie, hors d'haleine, arrive à la trappe rouillée. Le
camarade Brandhuber joue des coudes et, prévenant, pousse du front la plaque d'acier,
puis s'écarte, et débarrasse son front de la limaille à l'aide de son minuscule
mouchoir rouge cerise. Les alentours de la rampe sont décorés de jasmins résistants
aux gelées, à l'odeur de fraise. Là-haut l'air lourd, musqué, les frappe. Imre
Tomcsânyi se tient modestement au bord du toit en terrasse. Il se penche par-dessus
la belle haie de buis touffus, voit en bas le tramway 33 rouler vers l'arrêt du pont
du Travailleur d'Élite. Un appel de trompe sonne.
Mais à quoi bon l'enthousiasme, si l'air est rare, ou bien pas rare,
mais de mauvaise qualité ! Toutefois, ceci ne se révélera que par la suite. Pour
l'heure, c'est la prudence qui les caractérise. Ils s'étendent sur le linoléum, pour
améliorer leurs chances en respirant dans la discipline. Ils se serrent contre la
grande baie panoramique.
Maintenant, vivre est très difficile. Chacun est étendu, suit le fil
de ses rêves éveillés. Békési en est le porte-parole. Ensuite... ce sera comme... Je
vais vous le dire. Comme ç'a toujours été. Nous serons en cercle autour de lui... et
puis... il s'adressera à nous... Alors, vous autres... c'est ce qu'il dira... vous
avez rendu de bons services... dirat- il... à la patrie.
Marilyn Monroe l'interrompt, excitée. (Que sont devenus le rouge et la
fraîcheur de la jupette rouge?) Sur quoi nous dirons... ce n'est rien... camarade
Gaspardmelchiorbalthazar... rien... c'était notre devoir... camarade
Gaspardmelchiorbalthazar. Non, non, dira le camarade Gaspardmelchiorbalthazar... En
la découvrant et en la sortant de sa tombe de papier... vous avez fait beaucoup de
bien... au peuple. Alors il commencera à prendre congé, et... Attends un peu. Avant,
ce qu'il dit sur la nourriture... Oui, oui. En un mot, le camarade
Gaspardmelchiorbalthazar dit... vous avez bien tenu le coup sans manger.
Ce n'est absolument pas sûr qu'il le dise... Lui, en prison... deux
semaines, même... il a tenu sans manger. (Eh oui : ici, tôt ou tard, tout le monde se
retrouvait à l'ombre : il fallait seulement être communiste, ou bien il fallait
seulement être non-communiste. Ou même pas : il suffisait d'être communiste.)
Il peut le dire... le pâté de chevreuil, messeigneurs, le pâté de
chevreuil... c'est ce que dira le camarade P-DG, fait Békési. Eh ben, tu vois, dit
Marilyn. Et alors... après, il serrera la main à tout le monde... le camarade
Gaspardmelchiorbalthazar. Tout d'abord à papy Tibor, tente de rire la fille, et le
vieux tente de répondre à son rire. Touchante, la façon dont la fille Monroe guette
le moment où viendra son tour à elle. Et moi, alors? Et moi? Toi aussi, Marilyn.
Chacun... son tour. La fille se détourne pudiquement. C'est alors qu'Âdâm halète,
trempapié jusqu'aux os. La peste soit de... Je ne veux pas me noyer. Aussi bien,
personne ne répond...
Békési se lève. Ce n'est pas son tour, en ce qui concerne la
permanence téléphonique. Si vous le permettez, dit-il modestement, maintenant...
exceptionnellement je... Il y va. Il entre en pataugeant dans le papier, un dossier
dur, nervuré, frappe ses tibias de plein fouet. Ça fait mal. Il déniche le combiné,
le secoue, dit allô. Allô, allô, allô. Soudain, il se pétrifie. Oui !! Nous sommes en
vie, hurle-t-il. Puis il se ressaisit. Du combiné sort une voix élégante. Are you camarade Kovâcs? Dans sa joie, Békési ne sait plus ce
qu'il dit. Yèssayème. Alors qu'il n'est pas le camarade Kovâcs
! Hulloh, mon cher Kovâcs ? Tu m'entends ? Hulloh, je suis à Visegrâd, en stageation
! Je cherche le dôme de Szeged... Rassure-toi, cher Kovâcs, je ne le trouve
pas...
Déjà ils tanguent tous autour de l'appareil. Du papier jusqu'à la
taille, ils s'embrassent, sanglotent. Jamais pleurs et espérance ne s'allièrent de la
sorte dans le bassin des Carpates. Békési aussi pleure, il regarde ses hommes. Bonnes
gensses. Que fait-on avec l'air. Marilyn Monroe répond. Nous votons un mètre cube
d'air pour fêter ça!
Le temps, aujourd'hui, est idéal. On ne peut pas dire que ce soit l'un
des plus beaux, des plus chauds jours de l'automne, m'enfin par temps sec et chaud,
on ne trouve pas de bon fumet ; et il n'y a ni ce brouillard épais ni cette rosée
givrante en présence desquels le Soleil, venant à percer soudain, fait s'évaporer
immédiatement l'humidité de surface,
et le fumet avec elle. C'est le
fameux temps frais et calme, avec une température de 4 à 10 degrés au ras du sol humide, lorsque la voie
est « chaude », la meute la suit comme si on la tirait par un cordon, il n'arrive
guère qu'elle perde la trace, et la plupart des kills sont
réalisés par un temps de ce genre.
La meute se compose de 15
n
«
couples ». Ce qui, encore une fois, est idéal. Moins de 10 font pauvre, plus de 20
sont difficiles à conduire. Le maître d'équipage est Péter Baittrok, l'ingénieur
réputé. Un gentilhomme indépendant et très estimé : c'est une condition nécessaire
pour devenir master. Baittrok possède également les conditions
suffisantes : excellent cavalier, il connaît toutes les finesses de la chasse à
courre. Un homme de sang-froid, mais qui ne met pas son opinion sous le boisseau.
Jegyzet
Un jour, il a perdu son self-control. Lors d'une petite réunion
intime, organisée à l'occasion de sa nomination au poste d'ingénieur en chef, Jânos
Tôbiâs a demandé à voix basse pourquoi il avait fallu que le camarade ingénieur en
chef décommande les nouvelles armoires et le palmier pleureur, alors que se
procurer les deux avait été nécessaire et compliqué. Baittrok, dans cette situation
apparemment innocente, accessoire, a tortillé sa moustache,
s'est mis à hurler, ses yeux ont lancé des éclairs, son visage s'est empourpré, sa
tête bien proportionnée a tremblé. Toi, crépuscule des dieux, toi ! C'est toi qui
m'engueules sur ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, toi, petit faquin coquin,
sur ce qu'exige le pouvoir, moi qui, à ton âge, avais le grade de sergent dans un
trou perdu, même qu'il n'y avait pas de crucifix sur le mur, vu que je suis
protestant?! Monsieur l'ingénieur Baittrok mugissait. Mon vieux, raconta-t-il à son
neveu, les cam'rades ont honte de moi ; pour eux, je fais
fagoté. Le bras droit du maître d'équipage est le premier piqueur, qui vit pour ainsi
dire jour et nuit avec les limiers, connaît chacun d'eux par son nom — et eux de
même. (Bah, la tâche des chiens est plus aisée !) Il est au courant du tempérament,
des coutumes du gibier : c'est un homme sensé, agile, en outre il est léger, et bon
cavalier. Les deux ou trois valets de limiers qui se tiennent également près du
chenil connaissent la meute et s'y entendent en chiens et en chevaux, ils veilleront
ici à ce que certains limiers ne se débandent pas, ne mettent pas bas, etc., etc.
Incidemment : il est clair que tous ces techniciens sont passablement
exigeants tant du point de vue du salaire que de celui du niveau de vie, si bien que
les débours individuels sont d'ordinaire plus concentrés que l'alimentation de la
meute, la pâtée, la viande de cheval.
À l'appel de trompe, le premier piqueur se met en route avec l'un des
valets de limiers ; l'autre longe un peu les halliers, pour enlever les limiers qui
ont mis bas, le maître d'équipage, le camarade Baittrok, ne se met en route qu'après
— et seulement derrière lui, les autres cavaliers : donc, ni ventre à terre ni
compétition, je vous prie !
Ici, personne n'est mal élevé : personne ne dépasserait le maître
d'équipage; personne ne commet le genre de faute dont le digne châtiment serait
l'exclusion de la chasse : personne ne devancerait les limiers ; personne n'est
discourtois : personne ne « surallerait la voie », chacun tient bien son cheval
(tableau déplaisant qu'un destrier emportant le cavalier comme le loup l'agneau).
À l'intérieur, un muet silence de mort succède au fracas grondant. C'est la fin? Car maintenant, on ne peut plus
respirer. Jânos, qui jusqu'ici était assis en silence au pied du mur, pousse un cri
rauque. Non... Je n'en peux plus. Békési va à lui. Il n'y a rien à dire — les mots
sont impuissants à insuffler la foi. Il emplit — d'une main calme, qui ne tremble pas
— un demi-gobelet d'eau belle, pure, fraîche, potable, merveilleuse. Il le lui tend.
Jânos Tôbiâs se détourne pour boire l'eau. Andrâs Békési aussi se détourne pendant
que Tôbiâs boit.
L'animal s'est forlongé, ce qu'il exploite de la belle manière ; mais
la meute entraînée dans ce but est plus endurante, et gagne progressivement du
terrain sur l'animal qui peu à peu se fatigue, s'essouffle. Toutefois, les limiers à
présent tombent en défaut, ce qui aboutit à un bref check. Les
malheureux chevaux en sont très reconnaissants. Leur dos fume, leurs naseaux
contractés frémissent.
Un geste de bon augure, et fort prometteur, du camarade
Gaspardmelchiorbalthazar, c'est qu'il se met en route comme simple cavalier. Ici, il
n'est point de privilèges (armoiries, fidéicommis, etc.) ; une sorte de classement se
fait quand même, bien sûr, c'est inévitable. L'énorme jument jaune du camarade
Brandhuber fait des coups en douce au minuscule poney de Gregory Peck. Les chevaux
piaffent, hennissent. Félicitations, siffle Brandhuber à Peck. J'ose dire que tout
marche à merveille. Quelques heures encore, et ils seront dehors. Le camarade Peck
sourit. Quelques heures, n'exagérons rien. Mais la situation s'améliore sans cesse.
Le sourire persiste sur les lèvres de Peck. Sans cesse aussi est une exagération.
L'autre regarde le visage du chef de service.
Mais seulement en second lieu ! Oui-da ! Seulement en second lieu,
gesticule le cher homme bronzé. Tu pourrais avoir davantage de respect, camarade
Brandhuber, pour la science. J'ai fabriqué un de ces obstacles... Un obstacle? Le
camarade Peck rit. Le maître d'équipage jette à ce duo un regard étrangement
long.
Le rapprocheur glapit, et tout à coup les limiers se récrient à la vue
de compère le renard retrouvé. Les étriers cliquettent. Tomcsânyi, de nouveau en
selle, sent sous lui le cheval presque rafraîchi. — Il a habitué son cheval, en temps
voulu et avec soin, à rester calme pendant qu'il se met en selle, même lorsqu'il y a
du mouvement, du galop autour de lui, chose qui, bien sûr, n'est pas aussi simple à
faire qu'à décrire; pensons à la place Marx, aux heures de pointe! Imre Tomcsânyi
sait que, s'il veut arriver parmi les premiers au kill, il doit ménager ses forces au
début du courre, chevaucher modestement en « arrière-garde », même quand on peut
couper une bonne partie des tournants, choisir les terrains plus légers (par ex. au
lieu des labours, le chaume qui les borde). Le cheval de Baittrok voudrait s'écarter
de celui de Tomcsânyi. Le jeune homme demande, les yeux baissés. Cela se fera ?
Baittrok, en homme d'expérience, se tait. Il faut percer ? Ils se mettent en route.
Sur la colline, il ne presse pas trop le cheval, aussi bien la montée le prive déjà
de souffle.
Il le faut. Rappelez-vous les faucons, mon jeune ami. Et du reste, ce
sera une contre-percée. Tomcsânyi lève son regard pur. Les rayons de soleil dansent,
il tient la bride courte. Mais la contre-percée d'une contre-percée — c'est une percée simple, dit-il. Assez de philo, mon vieux;
c'est une question de vie ou de mort, allons-y. Tomcsânyi descend bravement la
colline : le terrain est bon, les jambes du cheval sont bonnes, quant à son coeur, il
est à sa place, il sait bien qu'assurément, il est glorieux de chevaucher en
permanence sur les talons de la meute (« up to hounds »), mais il se dit : Pour cela,
il faut un cheval de tout premier ordre, le cas échéant, il faut en changer pendant
le courre ; s'il n'y a pas moyen, je préfère être devant en fin de courre, plutôt que
d'épuiser dès le début le meilleur des forces de mon cheval.
Tout en galopant, Gregory Peck tire un petit livre de la tige de sa
botte. Ce n'est pas une séquence d'un quelconque degré de difficulté. Peck sourit de
nouveau. Il note quelque chose dans le livre. C'est ma petite bible à moi.
L'Exploitation des Mines de P. J. Proby. Il sourit,
sûr de lui. Le
camarade Brandhuber jette un regard méprisant sur le directeur économique penché sur le livre. Monsieur le savant, crachet- il entre ses dents, comme
vous êtes bizarre... Berk. Le regard du maître d'équipage balaie le paysage. Sa
moustache est caractéristique.
Le terrain n'est pas gelé, mais les traces de sabots restent
apparentes. Si l'on galope sur les domaines d'un chasseur, il n'y aura aucune
plainte. Aujourd'hui c'est toi, demain c'est moi. Mais quand on traverse au trot les
petites cultures des brigades socialistes, les rangées de poivriers, haricots,
paprikas, de scorsonères et consoudes, les plants de crambé marin, les feuilles
jaunes du pourpier, les réclamations de dédommagement (parfois trop sonores et pas
tout à fait équitables) ne sont pas rares. Les brigades socialistes touchent un
forint par trace de sabot. Avec l'argent ainsi obtenu, elles vivent et se cultivent
de manière socialiste : elles vont au cinéma, achètent des billets de théâtre, et
s'offrent des livres en cadeau (par ex. : Vasarely — d'origine hongroise). Nous
aussi, nous sommes des cultivateurs, dit souvent le camarade Gaspardmelchiorbalthazar
entre amis, et nous sommes du côté du peuple travailleur, bien sûr, mais à ce
compte-là, chaque automne je ferais chevaucher en long, en large et en travers des
armées entières de cavaliers sur mes cultures ; une source de revenus plus sûre que
les moissons d'aujourd'hui, agrémentées de la conjoncture actuelle. (Les traces de
sabots de l'automne ne se voient même plus au printemps.)
La meute achève l'animal : kill! Le maître
d'équipage enlève un instant aux chiens le renard étranglé, coupe la grande queue
pourpre, broussailleuse, après quoi il la lance en l'air, et « donne en curée » le
compère à la meute, et celle-ci le déchire et le consomme en quelques instants.
C'était beau. Beau. Des tables de chêne sont dressées avec des bancs
rustiques : des couverts de bon goût — et, chose à ne pas négliger : un excellent
petit vin de terroir léger. Tomcsânyi, anxieux, est assis à l'extrémité du banc. Le
camarade Brandhuber raconte. Et vous savez à quel endroit je l'ai touché ? Tout le
monde est curieux de le savoir. Le camarade Baittrok caresse sa moustache de bourreau
des coeurs, et avec une hostilité mal déguisée, se tourne vers le narrateur. Mais
crache-le donc, que c'est juste là où Tania a son grain de beauté! Comme ça, tout le
monde le saura ! Les voisins, écroulés, se donnent encore des tapes dans le dos
lorsque Tomcsânyi saute sur le banc, très excité, comme le sont généralement les
jeunes gens, il place sa cravache devant lui pour parler. À ce moment, une voix très
calme, celle de Miklôs Horvâth, intervient. Parle, mon fils. Nous avons besoin de la
clairvoyance d'une voix virginale. Cela déclenche de nouveaux éclats de rire, mais
rien ne peut plus arrêter Tomcsânyi.
Camarades ! On dit dans les Contrées Boréales que le renne est
l'animal le plus utile, car chacune de ses particules peut être utilisée à quelque
chose : sa chair, sa peau, ainsi que ses os. Camarades ! La
programmation linéaire : c'est le renne de l'informatique. — Le camarade
Gaspardmelchiorbalthazar se lève, turbulent, donne quelques instructions résolues, à
bon et à mauvais escient. Le personnel s'affaire avec empressement, sur la tête de
ses membres, un casque à pompon doré (tous appartiennent à la brigade décorée des
lauriers d'or), seuls les restes de brioche s'émiettent encore dans les fentes
immenses de la table. Tomcsânyi esquisse plastiquement la nécessité du sauvetage et
sa grandeur morale. En ce qui concerne la brioche, le fameux Wendler lui-même n'a
jamais dû en confectionner de meilleure. Sa pâte est délicatement fondante et sa
garniture est
excellente, en particulier celle dans laquelle les noix, la citronnelle, les 4 dattes,
pommes, raisins secs, chocolat, pâte de coing, confiture d'abricots, vanille, oeufs
en neige et le lait au sucre ou au miel créent une combinaison magnifique. Un peu
cher, il est vrai, mais insurpassable.
Camarades ! Le sauvetage se déroulerait à une vitesse prodigieuse, de
façon organisée, au prix de grands efforts. Les données concernant le sauvetage — la
situation des papiers, l'atmosphère dans le service, les percées, en fractionnant par
individus, etc. — seraient transmises au camarade P-DG, en
display. Pas en display, chuchote quelqu'un. Le camarade P-DG veillerait et,
soucieux, arpenterait son bureau de long en large. Sur sa
table, quantité de livres, de papiers, de tables des logarithmes. Sur le dessus,
l'Exploitation des Mines de P.J. Proby. La radio diffuserait, exhalerait de la
musique, tendre comme la brise sur les landes au pays, et vigoureuse comme le sang
dans le coeur ardent des ouvriers hongrois. Le camarade Gaspardmelchiorbalthazar
travaillerait. ..
Sur les bancs, des applaudissements éclatent, des sifflets fusent.
Miklós Horváth hoche la tête, encourageant. Camarades ! Ensuite, le camarade Horváth
filerait dans l'escalier. Il croiserait des camions, des jeeps, le moteur vrombirait
« en tout-terrain ». Une jeune fille crottée, barbouillée se tiendrait à l'un des
tournants — là où nous, jeunes de la KISZ, bien entendu rigoureusement en dehors des
heures de travail, avons l'habitude de jouer au ping-pong —, et agitant le poing,
injurierait quelqu'un. Je suis fumace, dirait l'employée de bureau, ingénieuse jusque
dans les situations difficiles ; elle raconterait qu'elle est furieuse, parce qu'on a
apporté pour le sauvetage une petite machine italienne nulle et faiblarde. Pourquoi
ne pas apporter sa puissante machine soviétique? Pourtant, elle pourrait le faire en
l'espace de cinq heures. Et en l'espace de quatre heures? Vous pourriez? La fille,
surprise, regarderait le camarade Horváth. Oh pardon. Elle réfléchirait. Je pourrais,
s'écrierait-elle enfin. Restez sur le pied de guerre. La fille, stupéfaite, suivrait
du regard le camarade Horváth sautant maintenant les marches deux à trois.
Holà, toi! Tu vas pas nous faire chialer, nous autres, hommes éprouvés
du régime. Malgré cela, un homme au regard sombre se lève pour prendre la parole. Une
cicatrice coupe son visage en deux, son discours est visqueux, soyeux, telle
l'aisselle du serpent. Pêcher en eau trouble, sans permis de pêche : voilà le
camarade Brandhuber. Ho-ho, mon petit ami. N'est-ce pas. Que coule la sueur, ou que
coule le sang, c'est tout un. Pressurer davantage encore l'ouvrier ! Que les gens,
que les ouvriers s'usent?! On s'en fiche, hein?
Calmos, József. Gregory Peck est à sa place accoutumée, adossé au
cendrier. Calmos, souffle-t-il tranquillement à Brandhuber. Il y a 240 rapports dans
la galerie principale. Renversés, embourbés — inextricablement. Et ça, personne
d'autre ne le sait : seulement toi et moi. Ah oui, pardon : et le « livre de la
science avancée », le P.J. Proby. Le camarade Brandhuber, les genoux crissecliquant,
se rassoit sur le banc. Tu es sûr? Un peu plus de respect pour la science, camarade
Brandhuber! La science?! Berk.
Miklós Horváth fait signe au jeune homme de poursuivre. Le camarade
P-DG aussi lui fait signe. (L'un de lui, comme d'habitude, proteste durant un bref
intervalle.) Camarades ! La situation de ceux
de l'intérieur serait de
plus en plus difficile. Un muet silence de mort succéderait au fracas grondant. Serait-ce
la fin de Vespoir ? Serait-ce la fin? Le sauvetage se déroulerait au prix de
grands efforts. On n'aurait pas le temps de rester les bras ballants ! La machine
soviétique serait là ! Le camarade Brandhuber a un haut-le-corps. Mon coeur, et il le
montre. Gregory Peck met la main sur l'annulaire de l'autre homme. Un peu de
sang-froid. L'intermède n'échappe pas à l'attention de Baittrok. Camarades ! Le
camarade Horváth téléphonerait à ceux de l'intérieur. Il raconterait que le dernier
chapitre de la libération a commencé. Tout ça ne sera plus qu'un mauvais rêve, la vie
reprendra là où elle s'est interrompue si douloureusement et si effroyablement. Il
dirait un mot à chacun. À Marilyn Monroe aussi. Il lui raconterait qu'il a beaucoup
pensé à elle. Une fille — voilà une grande, une glorieuse chose. De quoi a-t-elle
l'air, au fait ? Est-elle belle ? Jeune ? De quelle couleur sont ses yeux? Bleus? Et
ses cheveux? Ceux de l'intérieur seraient en grande détresse. À cause de l'atmosphère
; et eux aussi — bavarderaient. Que ce brave et dévoué directeur ne croie pas qu'eux,
à l'article de la mort, s'impatientent. Marilyn lui dirait la couleur de ses cheveux
: ils seraient blonds. Moi, je serais incroyablement énervé, j'arracherais presque le
combiné au camarade Horváth. Mais lui ne ferait que parler, sourire, sourire, comme
une minuscule actrice. Puis il masquerait le combiné. Va aux ventilateurs géants !
J'irais. Fillette, vous ne sentez pas une odeur bizarre ? Marilyn se mettrait à
tousser. Quelque chose... un rien. Pas grave, dirait le camarade Horvâth, accentuant
la gaieté de sa voix. Rien de grave. Nitchevo. D'après mes calculs, le vent parcourt
la galerie au galop en 2 minutes. Dans 2 minutes et 1 seconde, un ouragan arrachera
votre jupette, ébouriffera vos beaux cheveux blonds. Deux minutes. Dites-moi quand,
ici le camarade Horváth se mettrait à rire, quand l'ouragan se déclenchera.
Camarades ! À présent, tous ceux qui seraient en vie : tendraient
l'oreille et attendraient. Le camarade Horváth attendrait : le souci siégerait dans
les rides serrées de son front, l'espoir flamboierait dans ses yeux. J'attendrais,
moi aussi, tel un ressort d'acier bandé. Et Gregory Peck attendrait — abominablement
excité. Et quelqu'un d'autre attendrait, un « sauveteur » bizarre, au visage très
familier. Ne serait-ce pas le camarade Brandhuber
n
, cet homme au visage
noir de
suie? Toooi! Si, dit le garçon avec une détermination pure. Et
quelqu'un d'autre attendrait ici. Crispé, il tendrait l'oreille. Le camarade
Baittrok. Il verrait tout le monde — il regarderait tout le monde. Il semblerait que
ce ne soit pas seulement le coup de téléphone qui l'intéresse. Quelque chose d'autre
aussi.
Jegyzet http://digiphil.hu/o:ep-termelesi-jegyzet-fr.tei#d.44
Il y a du remue-ménage, quelques visages sont pourpres, quelques-
uns sont pâles. Tous ceux qui sont en vie tendent l'oreille et attendent. Horváth attend : le souci siège dans les
rides serrées de son front, l'espoir flamboie dans ses yeux. Tomcsânyi attend, tel un
ressort d'acier bandé. Et Gregory Peck attend — abominablement calme. Et le camarade
Brandhuber attend, qui ne quitte des yeux ni Gregory Peck ni Tomcsányi. Le camarade Baittrok trahit un soupçon de trouble
: mais lui aussi attend, bien entendu.
Oïvé, le camarade Gaspardmelchiorbalthazar saute sur ses pieds. La
queue du renard, le brush à la main ; il l'agite. Mes amis !
Nous autres, chasseurs hongrois, avons de quoi nous souvenir. J'entends, ma
génération à moi, les gens autour de cinquante ans... Nous sommes déjà « tontons »,
mais pas encore vieux ; lorsque le cerf brame au sommet de l'arête abrupte, eh bien,
nous sommes là-haut en moins de deux, nous montons encore le poulain fougueux — et
par ailleurs, nous ne méprisons pas les biens de ce monde. Mais que faire, nos
cheveux sont déjà poivre et sel, la nouvelle génération de chasseurs a déjà grandi,
et parfois, en particulier les jours sombres, humides de novembre, eh oui, nous
pensons : jusqu'à quand tiendrons-nous encore. Les temps changent, mes frères, et
nous changeons en eux.
Le camarade Gregory Peck se retire de l'autre côté du cendrier. De la
tige de sa botte, il tire la rareté bibliophilique, le mini P.J. Proby. Et
maintenant, que va-t-il arriver? C'est alors qu'on entend un vacarme du côté de la
rampe d'accès. Laissez-moi monter ! Tout de suite ! Fi donc! Et voici que vole un
casque à pompon doré. Là, parmi les jasmins résistants aux gelées, belliqueuse,
craintive, se tient Janka Dorogi avec ses nattes. Imre Tomcsányi la regarde. Il est
calme. Pourtant, quelque chose lancine en lui. Pourquoi ? Pardon, et il bondit. Le
regard de Baittrok ne lâche pas Gregory Peck. Ses soupçons seraient-ils erronés? Et
s'agit-il de probi-té? Le chef de service feuillette
fiévreusement le « pidjeïprobi ». Il trouve la bonne page, que d'un seul geste
il...
Baittrok s'empare de sa main. Que me veux-tu?! Je ne sais pas encore
ce que je veux... Mais que je veuille quelque chose, cela est certain.
La fille se tait, les yeux baissés. Imre lui jette un regard
pénétrant. Jusqu'à présent, il était aveugle, si fait ! Les cheveux de lin, dorés par
un rayon de soleil, flambent, balayant ses épaules. Son visage est maigre et pâlot,
mais ses yeux bleus luisent hardiment. Sa blouse blanche comme neige étincelle dans
le soleil, retenue par une mince ceinture. Janka est sérieuse, et soucieuse à un
degré qui ne sied nullement à son âge. Voilà, elle est donc ainsi, cette fille, cette
Janka, pense Imre. C'est avec une fille comme ça qu'il faudrait me lier d'amitié.
Elle en a beaucoup vu, elle en sait long. Il regarde le visage de la jeune fille, qui
présente des traces d'engelure, regarde la veine qui se détache, plus sombre, sous le
duvet doré de sa tempe gauche, et son regard exprime respect et tendresse. Tant de
sentiments et de pensées nouveaux essaiment dans la tête du garçon qu'il a peine à
discerner ce qui domine. Comme bien souvent, cette fois encore c'est la musique, le
chant, la romance qui lui vient en aide, ce genre plus pudique des sentiments.
(tango)Il est heureux,
celui qui peut t'aime-er,
qui peut rire avec toi,
qui peut être avec toi.
Il est heureux,
celui qui peut vivre avec toi,
qui peut travailler pour toi,
celui que ton coeur ai-aime.
avant de parvenir au bonheur.
Ne m'en veuille pas
si je te parle comme ça maintena-ant,
mais je regarde dans mon coeur,
et c'est toi que je vois.
La main dans la main. Dans les hauteurs, lentement, presque
imperceptiblement, les rares nuages blancs moutonnants flottent, lumineux, purs,
telles des piles de linges défaits, et voilent délicatement le soleil. Dans la brume
rare et frémissante scintillent les sinueuses avenues Váci et Lehel. Dans les petites
prairies, devant l'église, ondoie une mer de boutons-d'or. Une brise légère apporte
la senteur de miel des herbes. Les monticules et les vallons s'étendent, comme abîmés
dans un rêve. Au loin, la gare de l'Ouest ajuste une coiffe gris-blanc façonnée par
la fumée des locomotives. Le pont du Travailleur d'Élite enlace la large voie ferrée
comme une ceinture de dentelle.
Imre, soudain, sent qu'il aime tout ici, qu'il est content de tout :
de la proximité de Janka, des herbes, de la place, des passages cloutés élimés, de
l'accès sale aux vécés, des pompiers déteints, de la défaite de Mohács, de la
bataille de Kápolna, des cabines téléphoniques solitaires, de la morosité des
exercices et des blancs nuages moutonnants à
l'horizon.
Avec tact, Janka rappelle le garçon à l'ordre. Ils ont à faire, c'est
pour cela qu'elle est venue. Le garçon sent qu'ici, en haut, il a accompli sa tâche,
son rôle revigorant est achevé. Ils se précipitent à perdre haleine, repassent la
trappe de fer, dévalent les escaliers mémorables.
Dans le couloir, ils
tombent sur mamie Sári. Ses épouvantables bas de coton sautent aux yeux. Je me dépêche, fiston. Il
faut traire, et mon train va partir. Les variantes que je vous ai promises, je les
apporterai quand ce sera la quille. Vous pourrez garder le bocal. Alors vous
partez, mamie Sári? Je pars . Je gagnerai 300 de plus, et je serai toujours de matinée. Et un dispensaire,
c'est quand même un endroit propre. C'est là que vous allez ? Oui. La femme demande
au garçon de suspendre les clés chez le gardien, et lui fourre quelques clés dans la
main. Les plaquettes d'aluminium sont graisseuses à faire frémir. Parmi elles se
trouvent les clés du 906, et aussi du 609. C'est renversant, dit Tomcsányi à la
fille, pour blaguer. Allons-y !
Les voilà haletants, cherchant l'air, devant le papier qui reflue. Ils
regardent le reflux. Quelqu'un dit qu'il faut 12 centimètres de reflux, et qu'on
pourra y aller. Imre souffle à Janka : Cinq centimètres me suffiront... (Mais cela
suffira-t-il à la fille?) Tomcsányi rit, optimiste : il est jeune, fort. Janka ne rit
pas, elle sourit silencieusement, regarde Imre. Jamais je ne t'oublierai,
souffle-t-elle. Moi non plus. Nous deux...
Tomcsányi fend le flot de papier. Va, dit-il à la fille, prends soin
de la femme de Békési. Elle en a besoin. Janka court à la Compta, se tordant les
mains, rêvassant. Avant d'entrer, elle se compose un air tranquille. Elle arrive même
à sourire ! La femme en mal d'enfant est allongée là, le carbone est son oreiller, le
papier calque est sa couverture, TIPP-EX est sa gourmandise ; elle aussi arrive
encore à sourire, elle rend donc son sourire à Janka. Celle-ci bondit auprès de la
camarade inconnue, souffrante, écarte doucement de son visage les cheveux trempés, et
prononce le mot qui brûle irrésistiblement ses lèvres depuis longtemps : Ma chérie...
(C'est ce mot qu'elle réservait à Tomcsányi de longue date.) Mme Békési — s'efforce
de continuer à sourire. Janka — la caresse. Ma chérie... Quelques minutes encore...
seulement quelques minutes...
Mais seulement quelques minutes, c'est aussi la vie des autres.
Tomcsányi approche à toute allure. Réussira-t-il? Il doit réussir!!! Sans un mot, il
continue. C'est alors qu'il aperçoit quelque chose, une étrange masse sombre. Mais ce
sont les rapports ! Tout le monde sur le pont! Il tire, traîne les rapports, aisément
pour ceux qui sont en bordure, à grand-peine pour ceux qui sont au centre. A l'aide
d'une longue perche, il fait sauter les trombones. Il en reste trois ou quatre,
pêle-mêle. Le bâton ne peut les atteindre. Que faire? Il faut plonger. Tomcsányi
plonge. Le voilà au milieu de force rapports, chiffres, mots, diagrammes, formules,
concernant les hommes, les machines — nous concernant. Il tend la main. Mais la
portée de la main, la portée de la main humaine est courte. Le trombone — est loin.
Tomcsányi ajoute à sa courte main une enjambée décisive, sublime. Il atteint le dossier
du dessus, l'abat.
Le camarade Baittrok se détourne du camarade Peck, et va au camarade
Horváth. Le camarade Horváth s'empare benoîtement du mini P.J. Proby. Il regarde les
chiffres griffonnés. 240... 240... Mais ce sont les rapports — il se frappe le front.
Dans la galerie principale ! Gregory Peck tremble comme une feuille. Baittrok, entre
deux doigts, comme s'il pinçait l'anse d'une tasse à café, saisit le camarade Peck
par le col de sa chemise. Misérable engeance ! Le camarade Gaspardmelchiorbalthazar
prête son concours à la scène. Un refuge-et-rocher, voyez-vous ça, se transformer en
traître! Malgré tout, il demande au ^ chef de service, à propos de la chemise qu'ils
viennent d'empoigner : made in India ? Et où l'as-tu achetée ?
Toutefois, Horváth ne permet pas à la responsabilité de se détourner
de son cours. Il regarde sa montre, branle du chef d'un air plein de ressentiment, et
peu à peu chacun l'adopte, ce branle. Il lève la main, sa main répand la lumière, les
ténèbres font place à la clarté. Cet éclairage est judicieux,
car :
— le faisceau de lumière se répartit convenablement dans l'espace
(orientation judicieuse de la lumière, bons effets d'ombre),
Miklós Horváth secoue invariablement la tête, raconte : Le pied est
une partie importante du corps. Il faut en prendre soin. Qu'il ne se luxe pas,
etcétéra. Mais, si le pied est important, que dire des yeux ? Johann Sébastian Bach,
l'un des plus grands génies de la musique, au crépuscule de sa vie devint
complètement aveugle. Mais si Bach et ses contemporains ont dû s'user les yeux, nous
n'y sommes plus obligés aujourd'hui. J'ai suggéré à l'un de mes amis d'acheter pour
6,50 un abat-jour opaque, il y verrait mieux. Pourquoi y verrais-je mieux, dit mon
ami. Parce que, comme ça, la lumière te brûle les yeux, dis-je. Ça ne veut rien dire,
dit mon ami. Permets-moi d'insister, dis-je un peu vivement, pourquoi t'abrites-tu
les yeux de la main, lorsque tu marches en plein soleil ?
La lumière se répand. Les têtes inclinées se redressent, on entend une
rumeur joyeuse. Nos amis se lèvent du linoléum poisseux, Tomcsányi s'extirpe des
dossiers. Le secrétaire de la KISZ remercie chacun de son obligeance, des multiples
idées neuves, des initiatives spontanées qui ont rendu possible l'activité qui modèle
le milieu, qui est autoformatrice, et qui, face à l'égoïsme, au matérialisme, au
repli sur soi, ont donné l'exemple d'une mentalité soc. Tomcsányi se penche sur son
bureau. Il cherche quelque chose dans la documentation
Software.
Quatre-heures-moins-le-quart! Tout le monde s'en va : qui de chercher les enfants à la maternelle, qui de
jouer aux cartes, qui chez son bon ami, qui de se procurer un billet pour le film Le
bon vieux temps du rock'n roll, et qui de s'en aller simplement, et puis (une fois)
tard le soir, quand il échoue à la maison, mort de fatigue, et s'écroule dans le
grand fauteuil (d'où la tache de sirop de framboise est partie, il
y a longtemps déjà), et sirote un whisky sans glace, car il est incapable de
se trimbaler jusqu'au frigo, chez le voisin la télé ronronne, quelqu'un éclate de
rire, et lui a envoyé bouler ses chaussures d'un coup de pied, et il est en train de
faire de la gymnastique avec ses orteils, lorsque, malgré l'obscurité considérable,
il s'aperçoit que ses chaussettes sont trouées, et tout à coup, il en est tout
retourné, et s'étant demandé : est-ce bien ainsi? il répond non, et se blâme pour
cela.
János Tóbiás se brosse les dents, papy Tibor Tóth aide Marilyn Monroe
à enfiler son manteau. La fille dégage une odeur de café frais. Music Boy ou Konzert
Boy, poursuit Lajos Âdâm, persévérant. Ils sont très minets ; sûr que c'est Music Boy
ou Konzert Boy. Papy Tibor flaire les cheveux de Marilyn. Il fait la moue, tel un
play-boy ; devant lui, bien sûr, Marilyn fait la moue. Un pote à moi, polak, dit papy
Tibor à Lajos, d'ailleurs il est né sur le Lusitania, il n'est pas citoyen hongrois,
ils ont raté le Titanic, sacré veinard, lui, il dit à ce sujet que le monde est
vraiment sens dessus dessous, vu que les Juifs font la
guerre et les Allemands du business.
Hitler a perdu la guerre, mais il a gagné la paix. Tour à tour, ils signent la
Feuille de Présence. La feuille est cachée au pied d'un edelweiss, pour des raisons ergonomiques. (Cela rehausse l'humeur des
travailleurs. Marilyn Monroe pratique la pollinisation artificielle de l'edelweiss, avec des rougeurs de fillette.) Mes enfants, le lieu
de travail n'est pas un bistrot, pour que nous y restions à demeure, dit Ádám, et il
a déjà franchi la porte. Il court chercher ses filles à la maternelle ; des jumelles
homozygotes. Il les habille tout à fait uniformément. András Békési pousse la feuille
devant Imre. Allons, dépêche-toi. Tomcsányi regarde le papier, puis le visage amical
d'András, et véhément, dit à Békési de replier immédiatement cette maudite Feuille de
Présence, car elle ressemble à un ventre ouvert, et lorsque le secrétaire de la KISZ
hausse des sourcils bienveillants et asymétriques pour avoir une explication, il
ajoute : Les signatures font les tripes
.
Chapitre IX (ou Dernier Chapitre), dans lequel le camarade P-DG
promène son regard
Nous sommes sur un lit de roses. (Nous sommes sur un lit de roses.
Nous sommes sur un lit de roses.) Il y a un premier plan, et il y a un arrière-plan.
En outre, il est venu à notre connaissance que le carrelage des commodités était
excellent, son atmosphère pure, saine; l'eau bouillonne, la chaîne composée de fins
maillons est conforme, par conséquent, à sa destination, son cliquetis ne peut
troubler nos nerfs d'acier bien constitués. Le mouvement de notre noeud papillon
anime notre présentation : notre double menton disparaît ou surgit sans crier gare,
tel un espion industriel. Rien d'étonnant donc à ce que l'un des serveurs, un serveur
soit entraîné jusqu'à nous. Il arrive en courant à petites foulées. (Il n'essaie pas
de haleter « mieux ».) Nous l'envoyons paître, et dans le même temps nous demandons
et obtenons son pardon.
Il est amusant qu'il ait lui aussi un noeud papillon. Nous le lui
disons, sans façon. Oh, monsieur, soupire-t-il, sérieux, indiscipliné. Prenez donc du
vin rouge, un millésime extraordinaire. Le Vâg-Üjhely rouge grenade bat tous les vins
de Bourgogne. Ça fait du sang, disons-nous d'un ton neutre. Le serveur se méprend sur
notre réserve qui prête à méprise. Ne craignez rien, et il fait un geste de dédain.
Il y a de la place pour ça. Nous demandons un Volnay-Clos des
Chênes de 73. De 1'emplacement de notre pochette, nous tirons notre
thermomètre. Celui-ci indique 20 degrés. Il devrait être à 16 degrés, par conséquent
nous le renvoyons. Nous expérimentons. On nous sert un Moët &
Chandon comme champagne, le majestueux bouquet du Chablis vert pâle recouvre tout d'une brume féerique, le blond Château-Yquem donne l'impression de boire de la braise.
Nous reposons le dernier verre vide sur le grand plateau d'argent.
L'angle qu'intercepte notre petit doigt avec notre annulaire est rassurant. Notre
apaisement fait naître un sourire. Nous avons de la chance : le visage accompagnant
le sourire est introuvable. — À un autre niveau de pouvoir, on formule ainsi la chose
: ce visage a de la chance, nous claquons des doigts : quelle chance il a! Mais si, à
ce moment-là, nous considérons notre main, l'annulaire qui dégouline du pouce, nous
oublions de quoi il était question, ne reste que l'absence de motif, l'irritation.
Cela mérite réflexion ; ce qui ne veut pas dire grandchose.
Nous nous réunissons pour une fête. Hourra. Nous avons pris en main
personnellement le sublime travail des préparatifs. Nous nous
procurons du vin, du blé, la paix, et nous faisons
une petite nouba. Dès cette phase, nous aurions aimé que la crème de l'entreprise
soit présente sur les lieux, les responsables du Parti et les directeurs économiques,
tous jusqu'au dernier, s'acquittant de leur impôt de reconnaissance. Nous aurions
aimé que les discours inauguraux fassent monter les larmes aux yeux de la future
assistance, et qu'à la suite de cela, quelque buste bien réussi soit dévoilé. Nous
aurions aimé que le dévoilement soit suivi d'un copieux festin se déroulant dans une
ambiance de camaraderie simple et amicale, où les toasts ne manqueraient pas, tandis
que les gars basanés attaqueraient des mélodies belles entre les belles.
En donnant une tape sur la croupe de notre secrétaire qui fait son
entrée, Marilyn, nous avons mandé le camarade Peck. Écoute, camarade Peck. Nous te
parlons de camarade à camarade. De camarade à camarade? Oui. Marilyn a gloussé. Elle
a chanté gaiement :
Ainsi font, font, font,
Les petits camarades.
Voyons, mais nous sommes indulgent. L'attention s'est attardée sur le
visage de Gregory Peck. Moi, je suis partisan du franc-parler, camarade Peck !
Tu seras le mixer ! Le camarade Peck a sauté sur ses pieds, nous
l'avons posé sur l'une de nos paumes, nous avons enlacé sa taille avec l'index de
notre autre main, et nous avons ainsi tourbillonné !
Oh! le mixer,
quel impair
extraordinaire y
extraordinaire!
Le camarade Gregory Peck est sorti de ses gonds. Il s'est levé, a
fourré les mains dans ses poches, et s'est adossé au cendrier sur le bureau. Un
instant, il a baissé la tête, puis l'ayant relevée, sur un tout autre ton, doucement
et très sérieusement, il a dit : Je ne sais pas qui a inventé ça, et surtout je ne
sais pas à qui cela profite et à qui cela profitera ! En particulier, à qui cela
profitera! Je sais seulement une chose... J'étais bon pour faire le partage des
terres, j'étais bon pour organiser le Parti, organiser les kolkhozes, faire souscrire
l'emprunt obligatoire, aller à pied qu'il pleuve ou qu'il vente, attraper un ulcère à
force de manger
froid — j'étais bon. Aujourd'hui — je ne suis plus
bon.
Nous te comprenons, camarade Peck. Mais les temps changent, et nous
changeons en eux. Camarade Peck, je t'en prie, ne crois pas que ta tâche ne soit pas
importante. Elle est importante. Nous étions sur la pointe des pieds, puis nous
sommes retombé sur nos talons. Nous avons pincé nos lèvres redoutables : le sentiment
de notre pouvoir perce parfois, nous le savons. Et surtout, tiens-toi tranquille
après ce qui s'est passé ! Ne pleure pas. Allons, allons, il ne faut pas, là : mon
petit chéri.
Camarade Peck. Ne te rebiffe pas. La révolution ne consiste pas
seulement à chasser les beaux messieurs, bien plutôt à expulser de nous-mêmes la
paresse, la négligence, l'inch'allah. Toi, chère vieille branche, tu exécuteras les
commandes des serveurs sur l'aile droite ou gauche du zinc, tu auras l'air résolu
avec cette petite cravate rouge ! Tu accompliras ton travail en toute sécurité. Sur
le zinc, dont l'extérieur imposant, plaisant, est fondamentalement
important, un ordre impeccable régnera. Ton maquillage sera discret, mon ami,
tu éviteras de porter des bijoux en toc. Nous espérons que ton maintien distingué, ta
conversation spirituelle feront bonne impression aux hôtes. On suivra attentivement
chaque phrase de toi, attention. C'est avec patience, avec sang-froid que tu devras
supporter les réclamations légitimes de l'hôte, parce qu'il y a toutes sortes de gens.
Il y aura la plongeuse. Et il y aura des glaçons, un bol-mixeur en
trois pièces, un verre-shaker, une cuillère-shaker à long manche, un chinois, une
écumoire, une pince à glace, une grille à glace, une pelle à glace, un pilon à glace,
un presse-citron, un couteau inoxydable à lame mince, une planche à découper, un
compte-gouttes, des mesures homologuées, un moulin à poivre, un pot à paprika, une
burette d'huile, un sucrier, un bac à glaçons, un limonadier universel (!), des
bouchonsdoseurs à clapet, un entonnoir, un fouet, un mixeur, un siphon, une carte des
tarifs, un programme.
Pour l'instant, nous déambulons sans ostentation sur le toit en
terrasse de notre Institut. Nous respirons une grande bouffée d'air lourd, musqué.
Nos festivités sont d'envergure. Nous levons notre regard. Les formations en terrasse
des contrées bocagères, les sentiers sinueux des sous-bois luxuriants, les cyprès
oblongs et les chênes, lesquels représentent le naturel, les cactus et les tamaris,
les feuilles grasses et charnues — sont comme toujours. Il y a un grand remueménage,
on a monté des baraques, de longues tables, des manèges, des stands de tir.
Les gendarmes font gentiment le salut. Ils rigolent, dirigent le
reflet de leurs lunettes de soleil sur les femmes. Si quelqu'un s'égare, ils
s'arrangent pour lui dire où il est ; ou, si le quidam le sait, mais ne sait pas dans
quelle direction aller, alors c'est à cela qu'ils remédient. Ils tiennent la tête des
gens pris de boisson, pour qu'ils se soulagent, et s'ils voient que quelqu'un ne se
sent pas bien — nous disons la vérité comme elle est au peuple hongrois : il existe
de pareilles gens ; mais ils sont peu nombreux à exister —, ils vont à lui, et le
divertissent agréablement. Tels sont nos ordres. Pour blaguer, nous leur rendons le
salut.
Tout le monde est là; il y a là les ouvriers, les paysans, les
intellectuels, comme il convient. Il y a là — last but not least —, en tout premier
lieu, le camarade Gregory Peck. Les boissons sont fantastiques, le zinc trône.
L'éclairage est amical. Avec à-propos, il a tout à fait évité la lumière froide, car
celle-ci influence désagréablement l'état d'esprit, et modifie à leur désavantage la
teinte et le caractère des visages de l'assistance.
Il y a là Jânos Tôbiâs, qui a usé, et non abusé de la confiance, qui a
des allures si dégagées dans son complet en jean. À notre goût, son pantalon est un
peu étroit, à sa place, nous nous plaindrions de nos testicules. M'enfin, c'est son
problème. Nous n'avons pas à intervenir dans toutes les questions de détail. Il nous
salue, et nous le saluons en retour, grâce à lui, certains indices ont été remplis.
Les jeunes! L'avenir leur appartient, et notre coeur leur appartient! Nous n'en avons
pas honte !
Il y a là le camarade Horvâth, salut, mon cher. Il est en train de
tirer du coca à la rocaille pour quelqu'un d'assoiffé. Nos collègues directs et le
service fêté, celui de Tôbiâs, se regroupent peu à peu autour de nous.
Les événements du service funèbre s'intégrent organiquement à nos
festivités. Nous ne cachons pas que nous avons aussi des pertes. C'est notre défaite
à nous tous. (D'une main ferme, nous avons purgé les oraisons funèbres de mauvais
goût de la dégénérescence, de l'éloge des proches, de l'énumération des mérites, de
toute fioriture.) La petite employée de bureau laisse échapper des sanglots. Dorogi?
Courageusement... oui, dit-elle. Les autres l'embrassent, la consolent. La scène
traîne un peu en longueur. Nous approchons du catafalque. C'est donc là que gît Imre
Tomcsânyi. Son sang, dans le soleil, peint des taches pourpre clair. Dans la poche de
son veston, deux rameaux bourgeonnants : un tremble et un peuplier. Nous respirons
les bourgeons odorants du tremble, et en regardant le bourgeon argenté du peuplier,
nous disons : Le camarade Tomcsânyi aimait la vie. La voix de la petite employée de
bureau est désagréable, perçante. Qu'il soit l'informaticien de Lajos Kossuth. Ainsi
soit-il, gronde la brigade. Qu'il nous regarde de là-haut, où il veille sur la
nation. Si j'avais dix amants, criet- elle, à aucun je ne souhaiterais quelque chose
de plus beau. Chantons. Les pieds au garde-à-vous, les mains sur la couture du
pantalon. Notre chant retentit.
Pétrouchka, Pétrouchka,
qu'il est bon sur la Volga
dans une petite troïka
de voler oh,
lorsque tombe la neige,
holà ! Brodsky, Tchaïkovsky,
ici, la vie est fantastikovsky,
en deux mots,
x 'est beau.
Sur le visage de notre secrétaire de la KISZ ruissellent les larmes.
Ce sont des larmes tout à la fois de joie et de peine. Il lève à bout de bras son
minuscule enfant. Lui aussi sera informaticien ! La voix rauque, incertaine de Békési
entonne la nouvelle strophe.
Je ne vais nulle part,
ni moi ni la Tchekhova,
nous restons chez nous à pincer la balalaïka.
Tandis que bout, bout, bout le samovar,
la Tchekhova se blottit dans tes bras,
et un baiser claque sur sa bouche.
Lorsque je bois une petite vodki,
aïe, aïe, ouille aïe,
il n'est pas de femme qui
aïe, aïe, ouille aïe,
s'échappe de mes bras.
Je ne vais, etc.
La petite employée de bureau, hélas, hélas, ne peut dominer son deuil.
Elle se jette aux pieds de Miklôs. On entend ses pleurs hoquetants ; de mauvais goût.
Camarade Horvâth, va et récite pour elle :
Que retourne au chaudron
La chair avec la chair
Le sang avec le sang,
L 'os avec l'os.
Nous jetons un regard au secrétaire du Parti. Son visage morose ne
nous est pas favorable. Pas possible, il caresse la minable chevelure blonde.
Nous faisons notre travail, dans l'étau des indices. Nous nous sommes
réunis pour une fête. Il peut y avoir des pertes, mais notre entreprise est
bénéficiaire. Notre voix se fait décidée et décisive. Nos félicitations, bonnes gens.
Le secrétaire de la KISZ répond durement. Il n'y a pas de quoi, nous n'avons pas
trouvé la mine d'or. Les bonnes gens approuvent. Nous sourions, nous ne sommes pas
aussi content que nous le montrons. Hum. Vous dites que vous ne l'avez pas trouvée.
Quant à nous, nous disons : que le diable emporte cette « étude miracle ». C'est un
trésor plus précieux que vous avez trouvé là-dedans pendant ce temps. Vous avez
découvert en vous-mêmes le courage, la foi — vous êtes devenus une nouvelle race
d'informaticiens hongrois, les hommes de l'avenir. Ce sont de pareils trésors qu'il
nous faut, voilà nos plus chers trésors, voilà notre véritable mine d'or.
Nos hommes nous regardent avec l'émotion adéquate. Ils sont debout les
uns à côté des autres, et maintenant ils se tiennent par la main. Un collectif. Nous
sommes satisfait. Voyez comme vous êtes, jeunes gens, disons-nous, serein et songeur.
Nous glissons la main dans la poche intérieure de notre veston, nous en sortons un
papier froissé. Nous attendons l'effet. Vous voyez, nous avons trouvé ça dans une
autre armoire. Une étude. Ces gens-là ne sont pas nés de la dernière pluie, ils
regardent le papier, le tournent et le retournent, la suspicion affleure même chez
d'aucuns. Mais le secrétaire de la KISZ, suivant notre index, trouve le petit signe «
traître ». Au bas de la feuille, on lit : page 57.
Békési s'en empare, la froisse distraitement et passionnément. Son
visage hardi, plein de désir et de triomphe, par-delà collines, arrêts de tramway,
fumées et nuages, regarde l'horizon lointain. C'est bien, disons-nous, nous vous
souhaitons de continuer à vous distraire agréablement, mangez et buvez — le pâté de
chevreuil, messeigneurs, le pâté de chevreuil —, et nous espérons que notre ami Imre,
dans son nouvel état, fera aussi ses preuves. À la place du catafalque apparaît un
éventaire de barbe à papa, les ballons s'élancent au-dessus du quartier ouvrier.
Travailleurs, travailleuses, femmes de Râkospalota ! Nous ne voulons pas de résultats
spectaculaires, de statistiques tape-à-l'oeil, bien que nous ne prétendions pas qu'il
n'en existe pas chez nous, mais nous fondons le succès sur les durs jours ordinaires.
En avant donc, jeunes gens! Jeunes gens et jeunes filles aux poings durcis, aux
muscles bandés, courageux, prêts à l'action. Entre leurs mains, que le terminal,
l'arme de l'informatique, crépite triomphalement, qu'ils se penchent avec un soin
vigilant sur les imprimantes, qu'à la suite de leur travail impétueux, enthousiaste,
le pesant chargement d'informations innombrables bourre jusqu'à la gueule les bandes
perforées qui courent inlassablement.
Que gonfle le dossier et gonfle le classeur, qu'affluent promptement
les données dans chaque coin du pays en construction, en consolidation, avec les
mille et mille tonnes des munitions de la paix. Travailleurs, travailleuses, femmes
de Râkospalota ! Aujourd'hui, en maints endroits, la terre brûle, et la vie est
réduite en cendres! Unissons-nous, et ne permettons pas à la flamme dévastatrice de
se propager, traçons devant elle le fossé de l'amour, et fions-nous à Dieu pour
éteindre aussi ce feu-là !
Le tourbillon reprend de plus belle, et nous nous mêlons
démocratiquement à la foule. (Nous forçons la démocratie.) Il y en a qui mangeraient
bien du cochon de lait rôti, il y en a qui préfèrent les champignons à la grecque et
la macédoine mayonnaise ; il y en a qui voudraient les deux ensemble, quant à nous,
nous n'avons pas faim. Des équipages enrubannés roulent, des bouquets volent comme
des oiseaux ; il est difficile d'imaginer que l'un des jeunes gens en blue-jean qui
sont debout sur le char sera celui qui, de la lame de son couteau, fera jaillir le
sang animal. Difficile. Pourtant, c'est ainsi. Agneaux, boeufs, porcs rôtissent sur
le gril, à la broche, de blancs bouchers les tournent et retournent.
À côté du manège, c'est la cohue. Nous demandons à
Miklôs Csâki, ouvrier spécialisé à Szeged, de tirer le premier numéro. Près
de la roue de la fortune se trouve un piano au sommier de fer. Les deux conseillers
économiques s'affairent, Giacomo et copain Beverly jouent à quatre mains.
Exécrablement. Des sons en fleurs artificielles, et un rythme ventripotent!
Qu'était-ce, et où? Sur le piano, deux grands plateaux d'argent : sur l'un, des
sandwiches — au salami, au saumon, au rôti froid, au caviar, à la sardine, aux oeufs,
au jambon et au beurre —, et sur l'autre, des verres vides. Copain Beverly se penche
hors de la mélodie, il rend compte du recrutement des ouvriers qualifiés. D'accord,
l'affaire est dans le sac. Merci, mon chou. Nos horaires de travail sont souples,
comme vous voyez.
Nous reniflons avec intérêt parmi les plats. Grésille le gras,
sautille le lard. Nous le constatons avec joie : le ragoût de boeuf : est un ragoût
de boeuf. Car souvent, pour ce qui est du boeuf, c'est du boeuf, mais pour ce qui est
du ragoût, ce n'est en aucune façon du ragoût. Avec du jarret — qui a beau être le
morceau le plus cher —, jamais on n'aura de ragoût savoureux, consistant, si
n'accourent à son aide un petit morceau de poitrine, de tête, de pied, tendineux,
nerveux, cartilagineux, osseux, un morceau de coeur et la crosse du coeur.
Car, par exemple, il se produit bien des abus dans nos cuisines en ce
qui concerne les condiments. C'est ahurissant, le nombre d'oignons
qu'on peut mettre pour le ragoût dans
certaines marmites. Ahurissant.
Il est là, ce boeuf gras, richement brodé de fins tendons, rouge
clair, élastique au toucher, qu'on ne se fait pas faute de conserver 5 à 6 jours dans
la glace avant la mise en vente, pour qu'il soit tendre lorsque nous le piquons sur
notre fourchette et le portons à nos bouches avides.
Quelqu'un pousse une exclamation d'enthousiasme. Camarade PDG, que
manges-tu ? Tu ne manges sûrement pas ce genre de choses ! Nous salivons cordialement
: le poulet pané désigné est un poulet de ferme hongrois, et non styrien. Car le
poulet styrien, en chapon rôti styrien, est excellent ; pané, en revanche : il n'est
que la parodie saignante, dure, insipide du véritable. Nous rions beaucoup de la
plaisanterie : nous, intellectuel ex-ouvrier, et eux, ouvriers exouvriers. Nous
pensons, disons-nous en désignant un faisan, lequel, c'est bien connu, est l'un des
oiseaux les plus stupides, nous pensons, et nous nous sommes d'ailleurs exprimé
là-dessus à divers forums sociaux, que ce serait une faute de goût d'attendre jusqu'à
la dissolution du faisan : c'est dans ce sens qu'incline aujourd'hui le gourmet
français le plus raffiné (Marchais, etc.) ; il suffit que l'odeur du faisan (le haut goût) devienne un peu plus forte, et que sa poitrine
s'irise un peu.
Quelqu'un sort en courant des vertes tonnelles touffues. De grands
rires l'accompagnent. Au-dessus de sa tête, il tient les bois du cerf que nous avons
tué l'autre jour. Voyons, voyons. Il crie à gorge déployée. Ça aussi, on l'a secoué
au vieux connard ! Ça aussi, on l'a secoué au vieux connard ! Ce serait nous. Autour
de nous, beaucoup sont effarés, que va-t-il se passer, mes frères-ouvriers
huilecrasseux s'esclaffent entre les buffets champêtres. Nous nous esclaffons avec
eux, mais tout de même, nous convoquons le maître-farceur. Nous posons amicalement
notre main sur son visage vermeil d'ouvrier, prenant garde à ce que nos chevalières
ne heurtent pas les os malaires volontaires : nous sommes le sang de votre sang!
Une boîte d'acajou est ouverte sur la console près du pommier, et dedans se blottissent quelques
Virginie, en la triste compagnie d'un ou deux Specialitas bon marché. Ils ne sont pas
conformes aux desiderata. Nous qui étions fort ami des Virginie tant que nos médecins
nous les permettaient, nous allumons à présent un Porto-Rico léger, et nous abordons
le cercle, accompagné d'une suite disposée en hémicycle. Dur
métier. (Madame votre mère, n'est-ce pas, était négresse? En effet, monsieur le
Président, je suis mulâtre. Fort bien, monsieur; continuez.) Mais nous sommes plein
de sagesse. Nous nous retranchons derrière les bastions des clichés éprouvés, et ne
nous laissons pas attirer hors de ceux-ci, comme s'ils étaient des forteresses,
quelque habilement qu'assemble ses mots celui avec qui nous nous entretenons.
La douce lumière rêveuse, notre visage affable, la fumée bleuâtre qui
tourbillonne amicalement, laquelle se mêle au parfum fleuri de ce fragment d'espace,
comblent quasiment le vide effroyable qui bée entre eux et nous, si bien que la
conversation est passablement détendue, audacieuse ; mais, comme il se doit, elle
n'est quand même pas ce qui sera reproduit le lendemain dans les journaux. De petits
compliments pittoresques, de piquantes épigrammes, de sages propos politiques
naissent dans les cerveaux — après coup ! Alors que les véritables questions, mais
surtout les réponses : ne sont pas intéressantes. Car nous sommes prudent.
S'il se trouve malgré tout quelqu'un qui, électrisé dans le brouillard
rose qui s'exhale du charme de circonstance, sous l'influence des taquins kobolds
sortis des ceps miraculeux de Noé, oriente habilement ses réponses vers la politique
ou vers certain dilemme intéressant, si bien que cette fois, notre discours devrait
passer aux domaines essentiels — alors, nous nous tournons vers la personne suivante,
et ainsi, nous coupons court.
Ah, ah, camarade Brandhuber, ainsi nous tournons-nous, faute de mieux,
vers la personne suivante. Le camarade Brandhuber est un camarade à toute épreuve, à
l'âme pure, à la conscience dure. Les abus des années cinquante — abstraction faite
des quelques cas de décès —, c'est lui qu'ils ont le plus éprouvé. Le camarade
Brandhuber grelotte de tant d'honneur. Einen Mantel für Tisza, lançons-nous du bout
des lèvres. Le personnel rôde professionnellement. Uniquement de vieux serviteurs
bien nourris, musclés, farouches, soigneusement triés selon leur taille, leur mine,
comme les grands gaillards de Friedrich.
Nous enflons la voix. Notre époque est l'époque de la lumière et de la
clarté. Le directeur hongrois d'aujourd'hui peut regarder le présent des hauteurs de
l'avenir : partout, il voit la grandeur, l'invincible force du nouveau. Il doit, par
conséquent, livrer bataille d'autant plus passionnément contre tout ce qui est
dépassé, pour cet avenir projeté. Il doit assiéger d'autant plus passionnément les
barrages qui voudraient freiner le cours de l'histoire. Il doit savoir d'autant mieux
que le véritable directeur économique ne fait pas l'inventaire des événements
révolus, mais aide le peuple à s'élever à de grandes tâches.
Le peuple, chuchote le camarade Brandhuber. Ce qui — logiquement ! —
nous rappelle quelques forfaits du dénommé. Nous lui tirons les oreilles.
La bonne humeur s'épanouit grâce au vin de Bucska. Nous prenons part
au défilé multicolore. Les tresses et les robes des employées administratives sont
garnies de pièces d'argent, et elles font du tintamarre sur de simples instruments —
populaires. Ensuite, le Stefanovitch-quartette joue des morceaux de beat-prop
(chanson actuelle), très grand-publiquement. Stefanovitch est l'homme de
l'avenir. D'ahurissants chapeaux à bords blancs frémissent, ornés de splendides marguerites
artificielles. Pour nous détendre, nous nous tournons vers la nature, l'ancestrale,
candide nature. À perte de vue s'alignent les cultures des brigades socialistes. Il y
a des gens qui y consacrent même leurs samedis libres.
Et que de plantes vivaces ! Comme l'étoile lilas de l'anémone de la
brigade socialiste décorée des palmes d'or Luis Bunuel pointe de surprenante façon
entre les feuilles velues comme des oreilles de lapin ! Le glaïeul accompagne de ses
accords lilas la musique des clochettes blanches du perce-neige ; même les frisons
ensommeillés des fougères éclosent, jaillissant de leurs pousses en volutes, et,
semblable à une plante exotique, le bourgeon gros comme le poing des
lances-decléopâtre explose en sortant de terre : qui croirait que cette merveilleuse
création est née dans la froide Sibérie. Les doronics tue-panthère ressemblent de
loin à une nappe jaune. Les fourreaux d'or de l'aconit tue-loup montent la garde
auprès d'elles. Les superbes disques des campanules japonaises font des courbettes,
et dans la pénombre, les coqueluchons leur répondent.
On va combiner une fraction d'espace avec une personne : tiens, v'ià
le jardinier. Il s'éclaircit la gorge, s'apprête lentement.
Par ce temps, c'est le sarcloir qui est vraiment à l'honneur, dit-il prudemment. Le sarcloir et le marteau,
répondons-nous sereinement. Maintenant, il dit ce qu'il a sur le coeur. Las ! le mal
est grand, cher camarade P-DG.
Ce n'est pas du tout ça, camarade P-DG, mais les cléonesmendiants.
Notre bouche se fend jusqu'aux oreilles. Pour combattre les cléones-mendiants, nous
proposons un moyen fort simple, mais qui repose sur des bases théoriques solides, et
découle des rapports antagonistes complexes entre les espèces animales. Utilisons les
poules. En effet, les poules, notre index oscille comme un
roseau, en effet, les poules mangent les cléones-mendiants. Nous accueillons d'un
hochement de tête le baisemain reconnaissant du jardinier.
Les marchands de gaufres nous font signe du côté des baraques. Nous
lisons une inscription en rouge :
Le peuple souverain s'avance,
Tyrans, descendez sur la Côte d'Azur.
À ce propos nous disons, provoquant l'hilarité générale, si tu n'as
pas 100 roubles, aie donc 100 amis. Le chef du stand de tir est un camarade au type
italien, en marcel. Assis sur une simple chaise, il joue de la
trompette, il silencio. Il joue, dit quelqu'un, comme s'il n'avait pas de bon Dieu.
Sur quoi ils en viennent aux mains, mais le tournoi n'est pas de mise. Nous pouvons
voir là-bas un intéressant concours. Ce sont les brig. soc. qui concourent. Entrée
permanente, entrée permanente. Le visage de l'aboyeur est rouge. Le grand concours !
Premier prix, 2 jours de congé ! Tentez votre chance ! Vous n'avez rien à craindre !
Vous ? Vous, que mijotez-vous ? Vous, que mijoteriez-vous ?
Vous, que mijoteriez-vous pour les dirigeants de notre Parti et de
notre gouvernement, si vous pouviez les avoir à dîner?
C'est la bousculade, beaucoup tentent leur chance, la légère amertume
des olives se répand, des champignons aux artichauts roulent dans la base béchamel.
Entrée permanente. Qui ne rrisque rrien n'a rrien. Si. Nous attirons l'attention des
concurrents sur ceci : le sens de l'humour du Pouvoir est labbbile et impénétrable,
ainsi donc, veuillez vous abstenir de tout trait impertinent ! Cuisinez, mijotez,
mais ne blaguez pas. Il y a assez de travail! Donc, par exemple, dans vos réponses au concours, ne vous appuyez pas sur les résultats de la
cuisine -----------------
n
!
Jegyzet autocensure
Nous sommes occupé à humer les variantes, lorsque Baittrok, d'humeur
gaillarde, se présente dans la cour à une jeune fille, la prend par la taille, et se
lance dans une csârdâs endiablée, à la façon juvénile et fringante que « Dieu nous a
enseignée ». Aussitôt s'élève un grand charivari, à la faveur duquel nous donnons un
coup de pied dans les couilles de quelqu'un. Millepardons.
Nous faisons signe à Marilyn Monroe que nous voudrions ôter nos
chaussures. On pousse un siège pliant sous nos fesses, nous levons un pied, Marilyn
Monroe le prend entre ses cuisses fermes, saisit la chaussure, l'habitude met de
l'huile dans l'opération, de l'autre pied nous imprimons une grande poussée à sa
hanche, comme le veut l'image séculaire. La frêle petite femme se retrouve dans le
gazon, disloquée, notre chaussure dans son giron. Nous te remercions, mon petit
ange.
Mais Marilyn Monroe fait la moue. Nous sommes contraint de nous
consoler avec Tania, la grutière. Les charmes de Tania, ses yeux vifs et intelligents
ont conquis non seulement les amis, mais aussi les ennemis. — Cette jeune épousée au
sang bouillant a souvent croqué la pomme avec les chefs de service, les tourneurs,
les ingénieurs, les bergers. Le balancier du puits remonté, le pot au lait posé sur
l'appui de la fenêtre, le carbone ou le jupon sur la clôture signalaient que la voie
était libre, le prudent chef de service alla tout d'abord au puits. L'homme assoiffé
passa inaperçu. L'usage veut qu'on donne à boire de bon coeur à n'importe qui. Debout
sur le seuil avec un paneton et un balai, la jeune épousée accentuait sa solitude.
L'homme, en s'éloignant, dit seulement à son compagnon : Je m'enverrais bien un petit
coup d'eau dans la tanière de Tania la teigneuse. L'autre se
contentait en pareil cas de cligner de l'oeil d'un air entendu ; graissage de patte à
vingt passées ! Perfide femme à taille de guêpe !
Lorsque nous l'apercevons, elle transporte de l'avoine dans une toile
de tente, et de temps à autre, elle chasse avec un fouet les pintades enragées. Que
d'attraits, que d'agréments ! Les yeux de la foule enivrée s'attachent à ses appas.
Retentissent les applaudissements et les acclamations. Sonne la musique et résonnent
les cors — et les femmes ne sont belles que nues. Comme elle sait se balancer, se
tortiller, bon dieu ! Chacun de ses muscles bouge, et titille les yeux des hommes.
Elle est grande, droite comme un lis, et pourtant ronde et bien faite, comme si un
peintre l'avait brossée. Sa taille ploie comme celle d'un serpent, peut-être
siffle-t-elle aussi; sa poitrine halète, si bien que l'oeillet rouge qui y est piqué
en tremble presque, entre les deux pommes.
Mais il ne tremble pas longtemps, elle le retire, et le glisse avec
coquetterie à notre boutonnière. Puis, se détachant de nous, elle fait osciller ses
hanches d'un air mutin, s'emballe fougueusement, tourne comme un cerceau, et ses
cotillons de soie bruissante font alors un tel vent que celui qu'il effleure en est
troublé, enivré ; et elle lance en l'air ses chaussons dorés qui, avec un rien
d'illusionnisme, en retombant, glissent à nouveau sur ses pieds minuscules.
Nous la conduisons au buffet froid ; et, après avoir rassemblé autour
de nous tous les danseurs et danseuses, nous donnons le signal au
Stefanovitch-quartette, et nous conduisons la société en « farandole », avec un
cortège déférent, jusqu'à Tania. Nous prenons des truffes et du filet de boeuf. Nous
ourdissons un plan diabolique. Les truffes en soi mériteraient bien des choses, mais
pour nous, en ce moment, ce sont les deux fourchettes couchées l'une sur l'autre qui
comptent. Voyez, disons-nous à la grutière en désignant l'argenterie, ce qui, vu de
là, est angle obtus, vu d'ici est angle aigu. Oui, dit Tania avec un sourire las,
oui, et leur somme fait 180 degrés.