Notes de E.
n
Jegyzet * Eckermann, Johann Péter (1792-1854) :
écrivain allemand, secrétaire et collaborateur littéraire de Goethe. Il nota
fidèlement les « Conversations de Goethe », en tant que témoin de l'élaboration de
l'oeuvre, du déroulement de la vie, et enfin de la mort de son maître bien-aimé.
Buddy Glass, naturellement, n'est que mon nom de
plume. Mon véritable nom est : le major George
Fielding Suspense. (Salinger : Seymour : une introduction)
1. Par un « souriant mardi matin » de printemps, Péter Esterházy chercha
longuement son pantalon de gym, puis, d'une voix quelque peu irritée, il dit : « Je
ne le trouve pas. » Tant pour Esterházy que pour Mme Esterházy, il était clair qu'il
entendait par là : « Purée, où l'as-tu encore fourré ? » La dame répondit à sa
question par une question sans fioritures : « Tu es aveugle ? » Le lendemain.
Esterházy fit cette réplique : « Au royaume des aveugles, les mots sont rois. » —
C'est cette tranche de vie que le maître a distillée en cette illustre phrase
d'ouverture, que je fixe encore une fois pour sa manière représentative : Nous ne
trouvons pas de mots. (J'ose espérer que le maître ne blâme pas ma témérité. Car, eh
oui, il s'est déjà produit qu'il fulmine d'un air courroucé, comme si, eh bien, je «
disséquais » son roman, et surtout, ici, « au su et au vu de chacun ». Mais moi,
j'assume même cela : son exaspération envers moi.)
2. Voyant l'application zélée de l'auteur de ces lignes, le maître
esquissa un sourire indulgent. Tapotant le revers élégant de sa robe de chambre
d'écrivain en soie, il grommela : « Quelle est cette idée, lieber Freund ?! Alors, ça
ne suffisait pas ?! » Mais ensuite, il eut un geste de dédain, et formula cette
réponse définitive : « Pouah ! L'idée ! Les idées sont finies. Mais le coeur qui bat
en elles, lui, est infini ! » Il poursuivit sagement : « Tout ce qui est sage a été
déjà pensé ; il faut seulement essayer de le penser encore une fois. » Il leva ses
grands yeux perçants. « Qu'est-ce au juste ? Est-ce une trace d'oeuf, mon ami, ou de
colle de poisson? » (Pourquoi : colle de poisson? Eh bien, ce sont là les nuances
irrationnelles qui distinguent l'élu de nous autres.) Sur quoi, il épousseta derechef
la soie superbe. Sieur Csucsu (qui ce jour-là, selon ma maigre opinion, avait été
admirable : avec quel « délié» il avait subtilisé le ballon sur les 18 mètres... ! La
feinte, comme toujours, avait été un peu plus qu'il ne faut... et pourtant !) et le
Stoppeur (c'est un poste) lui enjoignirent, impatientés, de
cesser de jacasser comme ça, et de jouer. « Vous savez, mon
ami, dit-il sans se troubler le moins du monde, tout en posant sa boîte d'allumettes
sur la vilaine table de l'établissement hôtelier, ici, l'humour n'est ni du genre "
vitriol ", ni du genre " gemütlich ". » Il donna une chiquenaude à la boîte. Passe.
Mais à présent, pour que ce qui suit nous apparaisse dans toute sa clarté, je dois
rendre compte de sa conversation avec un certain sieur Péter (cf. planche p. 157),
qui s'était déroulée à un autre moment. À une heure matinale. Le maître s'était rendu
chez sieur Péter sans s'annoncer au préalable : sieur Péter avait l'air fort
ensommeillé. Ils burent du Nescafé, de l'exécrable. La conversation, lente à
s'établir, fut interrompue par un appel téléphonique. (Le maître aimait beaucoup les
lenteurs de ses rencontres avec sieur Péter.) Au bout du
fil, quelqu'un voulait se suicider. Le maître tendit l'oreille : « Naturellement, mon
ami, bien entendu. » Il commençait à s'émouvoir, contrairement à sieur Péter, qui
répondait d'un ton un tantinet résigné. « Ça dure depuis trois semaines », dit-il
ensuite au maître. Plus tard — tout en mangeant une tartine beurre-miel (un mot du maître) et en causant de quelques « affaires » qui
fleuraient bon le commérage — sieur Péter dit, à propos de l'ouvrage du maître : « Un
peu tarabiscoté. — Je sais. Hélas ! Un peu, oui... Il l'est devenu. Les clowns font
irruption, la musique retentit, on tape sur la caboche des enfants s'ils bronchent,
et arrivent quantité de marchands de bretzels. Tu comprends ? — Je comprends »,
acquiesça affectueusement sieur Péter, et l'on pouvait lire dans son acquiescement sa
reconnaissance du tarabiscotage, alors que celui-ci figurait auparavant dans des
interrelations négatives.
C'est bon enfant, remarquai-je à la table antipathique du bistrot. « Oh,
oui, fit-il à toute allure, mais le gemütlich a un Stich philosophique. » Oh là là,
eût dit à ma place un esprit plus libre. « Cinq trempé! »
s'exclama Esterházy, qui prit l'avantage, et ainsi réconforté, poursuivit. « Ce
serait bien, si tout cela était comme une blague de clown. Et voyez-vous, mon ami, il
y a des moments où nous croyons : le clown : est un homme : et nous l'aimons. Eh ben,
voilà le truc : le clown : est un clown : et nous l'aimons. » Sieur Icsi (qui ce
jour-là, selon ma maigre opinion, n'avait pas été à la hauteur, car il avait, certes,
exécuté quelques plongeons de parade, m'enfin les performances fournies... Encore
heureux que...) obtenant ce qu'on appelle un dix salé, trempé,
la manche prit fin. « N'est-ce pas, en ce qui, d'autre part, concerne ces
feuilletages, en arrière, en avant, etcétéra, il faut les imaginer comme de riants
sentiers où nous nous promenons, bras dessus, bras dessous... bah, oui... celui qui
s'y promène. Des ramifications, des raccordements, quelques fourmilières, au loin un
brame, les bruits que font de jeunes baigneuses et une sirène d'usine ; nous sommes
attentifs au panorama, et en général : nous prenons à coeur le sort du promeneur.
Nous nous y efforçons dans la mesure du possible. » Il parlait comme seuls peuvent le
faire ceux qui aspirent ardemment à la proximité des êtres. Ici, il éclata de rire. «
Encore une chose : le nombre de signets. Nous nous en préoccupons. » Il eut un geste
de dédain. « M'enfin, toute théorie est grise, mon ami. » Puis : « Oho, la théorie
est grise, mon ami, mais la couverture ! elle est violet
évêque ! » (Elle serait violet évêque, si l'austère Gallimard l'avait permis.
Cf. encore l'Aveu d'Eckermann, c'est-à-dire Mon Aveu, p. 306.)
Le maître offrit du vin à la ronde. Sieur Icsi secoua la tête, mais ses
yeux brillaient déjà. Sieur Csucsu prit la boîte d'allumettes dans sa main. À propos
de quelque chose, il dit : « À cette époque, je trahissais une
forme excellente. »
C'est alors qu'entra Gâbor Kacsoh, le secrétaire de la KISZ de l'usine,
encadré par deux femmes. Avec un large sourire, il dit : « C'est-à-dire : tu es un
traître » — et s'installa à la table. Sieur Csucsu sauta sur ses pieds, ses yeux
lancèrent des éclairs. « Assieds-toi, dit sieur Icsi. L'atmosphère devint glaciale.
Pourtant, peu de temps auparavant, comme ce petit collectif sportif était joyeux !
(Ils avaient gagné aux éliminatoires. La coupe du 1er
Mai. « Vé sur un », comme dit le maître.)
Esterházy expliqua ainsi ce changement subit : « Vous savez, lieber
Freund, ce secrétaire de la KISZ est un ver de terre. Un maudit parasite, un lombric,
une belladone, une jusquiame, un sale petit carriériste qui enfourche la KISZ, et de
là grimpe partout où il peut, même sur les femmes. » Ménageant l'équilibre
psychologique (valeur et richesse nationales !) labile du maître, je me risquai à
remarquer que c'était l'activité de Gâbor Kacsoh qui assurait les bases financières
de l'équipe, ce dont le maître aussi profitait. Il baissa la tête. « J'en profite. »
Puis, telle une furie : « Ne vous mêlez pas de ça. Ce n'est pas lui que cela qualifie
: c'est moi. C'est ma défaite à moi. Il n'y a point d'orgueil en moi — il sourit —,
celui-ci excepté : j'accepte l'argent même de lui, pour que nous puissions exister. »
(Chaussures, maillots, boissons, ce genre de choses.) « Il a vendu les questions du
concours Qui connaît le mieux l'Union soviétique », ajouta-t-il, malveillant. M'enfin
c'est une blague. « C'est ça, fit-il, sérieux, et chacun, comme de son visage, est
responsable de ses blagues. » Alors là ! Y aurait de quoi se montrer incrédule. Un
jour, il se tenait à l'intérieur des 18 mètres, justement il ne se passait rien, mais
ça, tout le monde ne le savait pas. « Voyez-vous, mon ami, tout intérieur des 18
mètres est en même temps extérieur des 18 mètres. Mais tout, et j'attire expressément
votre attention là-dessus, tout extérieur des 18 mètres n'est pas intérieur des 18
mètres. » On peut faire des milliers d'affirmations pareilles. « C'est vrai. Et alors
? » L'arbitre approchait à grands pas. Le maître baissa la voix, caressant son menton
hirsute. « Vous savez, c'est très intéressant. Que tout le monde se croie obligé de
me raconter ses mauvaises blagues réactionnaires. » L'arbitre arrivait. « Encore une
comme ça — et il montra ce à quoi il pensait —, et vous pouvez régler la douche. — Ça
va, ça va », fit-il selon l'usage pour calmer le détenteur du sifflet, qui — à
l'instar de ses collègues — ne se calma point.
« Je vois, seule une histoire vous calmera », fit-il. Il voulait tirer
l'affaire au clair au sujet du secrétaire de la KISZ. De sa voix grave et chaude, il
se mit à narrer.
« Je m'apprêtais à faire l'une de mes longues, vespérales, mélancoliques
promenades, tout l'après-midi l'importun vent du nord avait hurlé, les châssis des
fenêtres avaient sangloté, et moi, j'avais beau m'envelopper de plaids moelleux : je
maudissais froidement Icsi (sieur Icsi — E.), je le traitais
de tous les noms, quelle idée de fixer un match par un temps pareil. Mais je suis un
homme discipliné (quel message ! quel message direct !), je pris mon sac de gym et me
mis en chemin. Je ne tournerai pas autour du pot. À l'un des riants tournants de la
route, Kacsoh pétrissait une étoffe. Ils ne m'avaient pas aperçu, et je ne me sentis
pas disposé à les saluer. Comme je passais près d'eux, une main se coula sous un
pull-over, et au même moment j'entendis : D'après le camarade
Horváth, nous sommes solidaires avec eux. Pendant qu'il la tripote. » Le
maître cria, très ému : « Partout cette putain d'affectation ! Comme un prêche mal
ficelé ! » Mais sa fougue était déjà loin. Avec une profonde amertume, il proféra : «
Alors, moi, je devrai tout entendre ? Je serais à ce point asservi à notre situation
? Livré à ma merci? »
3. Esterházy dévala l'escalier de ses longues enjambées — selon la
rumeur publique : « chantantes ». Devant la maison, un colleur d'affiches
accomplissait son travail quotidien. Le maître ne se dérobait jamais devant une
occasion d'être touché par la réalité « multicolore ». (Comme il le dit : « Tel le
roi Mathias. » I.e. : se mêler au peuple. Et quelle fine autodérision à l'égard de ce
profil connu !) Comme il l'avait déjà fait souventes fois au cours de sa brève, mais
tumultueuse et trépidante existence, il dit simplement : « Bonjour ! » Pahh ! Qui
l'eût pensé ! À cette objectivité, etcétéra. Et il est révélateur que le « monde se
plie tellement à la main » du maître (c'est l'une de ses idées préférées) que,
justement... Vous avez certainement déjà deviné. L'ouvrier se retourna et fit un pas
de côté ; grâce à quoi fut dévoilé le spectacle de l'affiche. Le jeu des proportions
stupéfia le maître. Sur l'affiche, la figure de Luis Bunuel — car il y avait une
figure de Luis Bunuel sur l'affiche — était dessinée un rien agrandie. « Environ de
quatre à cinq... Effroyable. Tout est agrandi juste ce qu'il faut pour qu'on ne le
soupçonne pas ; tout peut encore paraître vrai. Renversant. » Le maître était
réellement frappé ; il loua, en quelques mots sans recherche, l'ouvrage de l'ouvrier,
puis, balançant pensivement son sac de gym, il alla (se mut) jusqu'à l'arrêt du
bus.
5. « Voyez-vous, mon ami, cette phrase — c'est moi qui l'ai faite ! —
est comme l'arc-en-ciel. Joliment double. » L'arc-en-ciel n'est pas double. C'est ce
qu'on appelle l'exagération artistique, qui, comme on le voit, se manifeste souvent
sous la forme d'un rapetissement.
Je fais un petit saut en avant dans le temps qui coule autour de nous,
puisqu'il le faut : mais peut-être n'en serai-je pas plus « moderne », et peut-être
même pourrai-je éviter les pièges de la mode contemporaine. Car je n'aimerais pas du
tout qu'on me taxe d'un quelconque enjouement, d'un manque de sérieux qui siérait mal
au sujet — Esterházy en personne ! — (cf. encore ci-dessous)... Des deux hommes qui
sonnèrent à la porte du maître par un soir d'été, un seul était sympathique, le
maigre grisonnant. Lorsqu'ils se présentèrent, à l'ouïe du nom de ce dernier, le
maître hocha respectueusement la tête (mais la sympathie existait déjà auparavant !).
« Et comment. De nom, bien entendu. » L'épouse du maître, la mârveilleuse dame Gitti,
les accueillit avec méfiance, et demanda s'ils voulaient du café. « Si ça ne dérange
pas, faites excuse », dit le moins sympathique. Quand la femme entra dans la pièce
avec le café, le grisonnant était en train de dire : « Et n'oubliez pas, cher Péter,
que nous pouvons tout arranger, tout, sur le plan politique. » Au mot « plan », il
décrivit avec la main un demi-cercle vers l'avant, comme s'il coupait du pain. («
Bon, mon ami. Vous savez, comme on mime : De l'autre côté, en Occident. Bon.
Maintenant, on reporte ça dans l'espace sur un axe vertical. » — Il eût fallu le voir
: penché sur ses notes, absorbé, mimant en silence pendant une demi-heure environ,
pour ensuite, déconcerté — ayant perdu la spontanéité —, se précipiter hors d'haleine
auprès de la fidèle femme et lui demander comment elle mimerait : de l'autre côté, en
Occident. Mais la réponse ne le satisfit point, tant s'en faut : dame Gitti brandit
le pouce vers l'arrière, comme si elle faisait de l'auto-stop. Et toc, dirait Dongo
Mititch.) « Sur le plan politique, acquiesça le maître. — Ça, c'est du café, faites
excuse », claironna l'autre. Peu après, les visiteurs partirent. Frau Gitti, en émoi,
se mit à ranger. « Ils ont tout ratiboisé. Il ne restait pas un rogaton sur la table.
» Soudain, elle glapit : « Regarde ! Là, la trace de sa langue sur la tasse ! — Ne
fais pas la bégueule », répondit l'homme, flegmatique, et il resta encore longtemps,
presque immobile, blotti dans son fauteuil géant (que son épouse avait acheté pour
quarante forints au dépôt-vente), et lécha pensivement sa main blessée.
Pour moi, c'est vraiment une rude épreuve que de fragmenter ainsi, de
cahoter en avant, en arrière dans le temps, comme une araignée souffrant du tournis,
parmi les scintillants tessons des histoires. Ma principale excuse : lui. C'est lui
que je sers avec tout mon amour et ce que j'ai d'esprit. Je suis conscient de ma
qualité, laquelle est l'application, et de mes limites, lesquelles sont illimitées,
et peut-être le lecteur ne sera-t-il pas dupe de ma rhétorique obséquieuse : moi
aussi, de même que le vaillant lecteur (« Vaillant, vaillant, vaillant... » avait
répété mille fois le maître au capitaine Andrâs, qui est « gothique comme une
cathédrale », donc, je crois que nous aspirons semblablement à la totalité : nous
nous rappelons encore le temps où les histoires commençaient au début (voire : à leur
début !), et se terminaient à la fin — et, oh, que dire de leur
milieu ! Mais restons-en là ! Nous avons vu précédemment le milieu de quelque
chose, par conséquent, maintenant, j'insère le début. Quelle vie, mon dieu, mon dieu
! « Mon ami, la forme veut être aussi bien digérée que le sujet ; elle est même
beaucoup plus difficile à digérer », éructerait sagement le maître, et il dirait,
plein de gratitude : « Ma Guittouche, quelles lentilles. Incomparables », car tout
cela se passerait à l'heure du déjeuner, je le sais bien. « Et encore une chose — il
se penche hors du tableau où figurait à l'instant un plat de lentilles bien tassé
avec du rôti de porc —, mon ami, n'oubliez pas : moi, notamment, j'indemnise le
lecteur des complexités présentées, des difficultés d'explication, tantôt par ma
jeunesse friponne, tantôt par mes aphorismes superficiels et ma vision désinvolte du
monde. Il reste encore un peu de lentilles? Un rien?! — Chausson aux pommes »,
répondrait trivialement la dame.
(Je ne m'étends pas ici sur les scrupules qui me tourmentent tandis que
je raconte — ou que je tais — certains faits. La vérité est un flambeau, mais un
flambeau formidable : c'est pourquoi nous cherchons tous à ne passer devant qu'en
clignant les yeux, et même avec la crainte de nous brûler. M'enfin... L'homme ne
comprend jamais combien il est anthropomorphe.) Ressaisissons-nous, au bas d'une
pente dont l'angle d'inclinaison — l'image est suggestive, hélas — est le maître
lui-même. Sieur Icsi regardait, avec une rude tendresse, son visage d'une pâleur
mortelle. Le maître, fortement incliné, les deux mains sur la fraîcheur bienfaisante
des carreaux. « Tu vois, vieux », fitil, absorbé dans la rêverie esthétique qui le
caractérise même dans les moments difficiles (et pour le coup, c'était un moment
difficile, le jour qui suivit le « souriant mardi matin » : tant du point de vue
collectif que personnel : ils avaient perdu la demi-finale, plus précisément 8 à 1,
c'est-à-dire qu'ils ne l'avaient pas gagnée dans les proportions souhaitables, quant
au maître, en un mot suave, il était ébouriffé), « tu vois comme ça mousse joliment.
» Il retira une main des carreaux. En haut, la photo artistique du viaduc de
Veszprém. « Ça mousse vraiment joliment. Comme une fleur, une fleur-de-hoquet. »
Sieur Icsi comptait probablement sur une sorte d'éveil de la culpabilité relativement
au maître ; qu'il abordât la chose sur un plan éthique, non esthétique. M'enfin le
maître... ! Nous le savons. La réplique du gardien de but n'avait pas été davantage
exempte de parti pris professionnel (algèbre), et un maître plus vigilant l'eût
certainement écrasé. Mais le maître, à ce moment-là, était blême. « Puis-je te
demander, dit d'un ton réservé l'individu aux réflexes de tigre, de centrer
symétriquement l'image du vomi ? » Hélas, c'était le creux de
la vague. Le maître leva les yeux sans comprendre : blessé et désorienté. Sieur Icsi
accourut à l'aide de son ami. « Pardon, tu as raison. En ce qui concerne
l'écoulement, naturellement. »
Mais éloignons-nous des débordements naturels, bien que je sache que le
maître pense : il existe des unités élémentaires que nous (nous les.êtres humains,
s'entend) avons en commun, et c'est la tâche de l'artiste que de les appréhender.
Plaisant. À moi du reste, pareille tâche n'a pas été assignée. Et l'aigre odeur de
lait, « d'une fraîcheur secondaire » (!), imprégna peu à peu sa peau, ses cheveux.
Peu de temps après, l'équipe était assise dehors, sur le talus longeant le terrain,
l'équipe battue gagnante. La brume se dissipait, le soleil arrivait en force, tout
cela, combiné avec les couleurs de l'herbe, du terrain et du ciel, se montrait plein
de santé. Comme sieur Icsi se penchait sur l'épaisse chevelure du maître — car
celui-ci renversait son visage vers le soleil —, il grimaça. « Ben tu sais », dit-il
à l'avant d'un ton réprobateur, mais ce fut la dernière fois. « Bon public. » Le
maître opina, comme quoi lui aussi voyait les filles.
L'Arrière-droit, qui était souvent la cible à cause de ses flopées
d'enfants, de son grand appétit et de sa femme autoritaire, abandonna le blues triste qu'il interprétait (en sifflant). « Bon public,
mais pas pour nous. »
Sa femme était belle, elle avait les longs cheveux noirs et le visage
d'une madone. « D'une madone affamée depuis des mois. » La peau blanche, les traits
aigus, durs. « La bouche en lame de couteau. » Un jour, l'Avant-centre, preux à la
taille bien prise et au tir puissant, après le match naturellement, avait dit : «
Allons boire une bière... Sneci, file-moi des ronds. » L'Arrière-droit ayant tâté
toutes ses poches, demanda deux forints à son épouse. La dame ouvrit son sac à main
d'un coup sec, ouvrit son porte-monnaie d'un coup sec, et tendit les deux spécimens
de monnaie. « Mais peut-être plutôt un Tonie pour moi », fit-il pendant que l'argent
était encore en suspens. L'Avantcentre se tordait de rire en racontant l'histoire.
(Je signale : que de transpositions d'un plan à un autre ! Un événement, un
observateur, un narrateur, un rapporteur, un rédacteur, un concepteur, un lecteur.)
Ici, on peut tout dire : 1. L'enfant se perd au milieu de toutes ces sagesfemmes. 2.
Comme c'est épuré. Comme la fioriture est à son tour délaissée, pour qu'étincelle
uniquement le contenu le plus secret ! Tel un diamant. Ou pour qu'il n'étincelle
surtout pas. Tel un noyau de cerise. « À quoi en arrivons-nous, allons ! » Alors,
donc, le rire syncopé de l'Avant-centre : « Si vous aviez vu le visage de Sneci :
comment il quémandait, la bouche en cul-de-poule! En cu-ul-depoule !... » Il s'essuya
les yeux. « Et en même temps, il rougissait. — Sneci ?! Pas possible. — Si. — Il
devait blaguer. — Ah non. Tel quel. » Le maître se borna à secouer la tête, et shoota
dans le muet Cosmos de tristes réflexions sur l'institution du mariage. « Vous savez,
mon ami, divagua-t-il dans le même ordre d'idées, le premier enfant de chaque membre
de la ligne des milieux de terrain a été prématuré. De chétifs prématurés de 4 kilos
», et il cligna de l'oeil avec humour. « C'est Jozef Veverka qui sait cligner comme
ça », avait-il dit une autre fois. « Un peu, hé-hé, prématuré, tu comprends, n'est-ce
pas. » La dame épouvantablement sévère était donc cette madone sculptée dans un bois
noir, mais : « Péter, elle répartit bien l'argent, pourtant on ne croule pas dessous,
et elle fait la cuisine ! Mon vieux ! Moi, j'adore bouffer. Surtout la viande. » Sur
son visage, à la femme, il y a un pli hargneux, amer : il commençe là où finit une
moustache moyenne, continue jusqu'à la hauteur de la bouche en une courbe légère, et
se termine en crochet vers la bouche. Le maître n'avait pas souvent rencontré cette
femme, mais il sentait qu'elle s'adressait aussi à lui, cette lassitude hargneuse.
Elle s'adresse aux hommes, pus-je dire, avec l'air bien informé d'une morale double,
aux hommes, parce que la femme, avant cela... Et je murmurai le mot qui désigne ce
métier disparu dans le meilleur des mondes, bien que ce soit un « métier archaïque »,
« l'un des plus anciens ». « Que cette madone sévère soit une putain ? » — il secoua
la tête, incrédule. (Ce que le maître a dans le coeur, il l'a sur les lèvres, on
pourra le voir.) J'observai, au cours de leurs rares rencontres ultérieures, qu'il
traitait la dame avec un tact si raffiné, une courtoisie si recherchée et une
tendresse si « dorloteuse » — que ça donnait carrément froid dans le dos. Nicht mein
Kafee.
L'Arrière-droit abandonna donc le blouse triste, retourna pour ainsi
dire parmi ses coéquipiers, et articula : « Ce n'est pas notre public à nous. » Ce
qui était vrai et de loin, car — à une évanescente exception près — le public est
pour les vainqueurs. Soudain ils lui devinrent très étrangers, et le maître se
demanda, chose qui ne lui arrivait pas souvent, mais il était alors d'autant plus
démuni, ce qu'il faisait ici en ce moment. Car c'est justement parce que la question
ne se pose pas qu'il joue au football ; c'est d'autant plus grave lorsqu'elle se
pose. « Un minuscule motif... »
Pour faire passer le temps, ils évoquèrent les instants les plus
palpitants du match tragique (les buts, telle ou telle action particulièrement belle
ou sotte, etc.). En pareil cas, le maître apprend beaucoup de choses intéressantes. «
On l'a expulsé ? s'enquit-il, une fois de plus ébahi. — À quel match as-tu joué, ma
colombe ? » demanda fielleusement sieur Csucsu. Oui : le maître n'use de ses facultés
de concentration que pour le jeu, il ne fait pas attention aux choses accessoires.
Naturellement, il enregistre, par exemple, un vide quelque part, parce que, par
exemple, on a expulsé quelqu'un — mais c'est une affaire professionnelle. Moi, je
crois qu'il a le jeu, cette forme d'action, dans le sang. Il ne bavarde pas avec son
ange gardien, autant d'assassins impitoyables, et il ne donne guère de coups de pied
intentionnels. Il commente la chose avec modestie : « Je suis trop bête pour ça. Je
ne peux pas faire attention et à ceci, et à cela. » Puis, sur sa face de kobold,
s'allume la « sérénité d'antan ». « Il suffit de s'enthousiasmer ; dans
l'enthousiasme, on fait suffisamment d'erreurs... » Qu'on me pardonne, mais ça, quand
même... « Mon petit ami, contentez-vous de veiller au texte, comme ça, ça collera...
En ce qui concerne l'expression de mon visage, elle n'est destinée qu'à éviter que
vous ne me preniez tout à fait pour un gaffeur... » Il resta songeur, la suite tourna
à l'âpre. « Ou plutôt, ce n'est pas tout à fait comme ça. Moi, je joue au foot depuis
trop longtemps pour être une belle âme. Deux points, c'est deux points. Si vous me
suivez. » Plaisant. (C'est ainsi qu'il détourna de lui le soupçon d'être un homo
aestheticus et sapiens.)
« Et pourquoi l'a-t-on expulsé ? » Évidemment, il ne savait même pas de
quoi il s'agissait. « Le mec a dit à Mala qu'il aille se faire voir. » Le maître eut
un geste de dédain. « C'est pour ça qu'il a été expulsé? — Oui. — Le pauvre. » Puis,
suivant l'essaim de ses pensées : « Connerie. De toute façon, Mala n'y serait pas
allé. — Spirituel », dit l'Arrière-droit d'un ton réservé — alors qu'enfin, le maître
est quand même diplômé de l'université—, et, détournant sa tête blonde, il reprit le
blouse bellement triste.
Oiseaux frileux, ils se pelotonnaient. Arriva une fille enthousiaste,
avec un panier de pommes. « C'est vous les meilleurs. » Sous leurs dents, les pommes
cédèrent. La fille les regardait manger férocement — car c'était féroce : le jus
dégoulinait aux coins de leurs lèvres, et le moment de la bouchée suivante n'était
pas encore venu que venait la bouchée suivante (l'acte, l'acte, l'acte !), ils se
gavaient à éclater —, la fille en tee-shirt jaune les regardait, les bras croisés
presque sous la poitrine, dans la pose classique de la mère regardant ses enfants
voraces, qui accessoirement la lorgnent pendant sa douche. « Qui estce? demanda le
maître sans tact. — Une de nos admiratrices. — Ce soir, discothèque », piailla en
s'éloignant la dame aux pommes. Sieur Csucsu baissa sa tête mince et plaisante. Le
maître aimait beaucoup son manque absolu d'opportunisme ; beaucoup.
Ils levèrent le camp pour réchauffement. Mais non. Ça n'allait pas. Ils
étaient sur le terrain d'entraînement, face au terrain principal (ce n'est pas une
blague : derrière ce dernier, il y a un talus, et dessus, une locomotive qui fume,
fume pour incommoder les amateurs de sport ; dans le feu de l'action, le maître ne
l'avait pas encore vue), où se déroulait la finale. « Quelle connerie que la finale
soit avant. » L'Ailier-droit râlait. « Il est très fort pour râler, mon ami. » « Qui
nous regardera encore après la finale. » Ah çà, les regards qu'il récolta ! Le
maître, selon sa bonne habitude, fit crisser son menton. « Des amateurs »,
proféra-t-il de mauvaise foi, visant les participants de la finale.
Sur ces entrefaites, quelqu'un à côté de lui prit la parole d'une voix
étouffée. C'était une voix masculine, grave, on sentait à cette voix sourde qu'on la
tenait bridée au prix d'une grande tension. « Comme un saint-bernard dans un saloon, vous imaginez. » « Pardon, vous êtes bien Péter
Esterházy ? — C'est moi », fit-il avec la simplicité des grands hommes. L'homme (car
faut-il le dire : il n'y a pas de miracle : la voix grave et masculine sortait d'un
gosier masculin, et ce gosier masculin était ceint par un cou masculin, et ainsi de
suite, d'une façon rassurante) regardait conspirativement devant lui, comme s'il
était un simple supporter. « Excusez-moi — son regard sautillait ici et là, de bas en
haut et sur les côtés, « comme s'il eût suivi des yeux un moineau
éméché » — excusez-moi, l'avant Péter Esterházy ? » «
Dites-moi, mon ami, vous qui avez une explication pour tout, expliquez-moi pourquoi
il faut saouler le pauvre moineau?! Hein?! » Moi, je n'avais qu'un souci : comment
peut-on tenir le compte de cette boisson ? Autant de
questions, mais les astres sont muets.
« Hoho, mon petit ami, voilà le hic! Il suffit d'une infime
inattention, laquelle abondait dans l'état, on peut dire, de choc, où nous nous
étions figés entre les deux matches, cela suffit, et l'on — alors que cet « on » est
le maître lui-même — écrase à moitié les mots entre ses dents, et l'attention
s'attarde, épouvantée, sur ce moineau. S'attarde. « Cher Péter, ne vous en faites
pas, on vous observe. Les choses concrètes, plus tard. » Comme le maître se
retournait, cette fois de toute sa personnalité, ouvertement, vulnérable, pour dire,
à demi furieux parce que humilié, à demi serviable parce que bien élevé : « Quoi? »,
alors... alors il dut constater qu'il n'y avait personne ; il se retourna
brusquement, comme un instituteur retors, mais là non plus... ! « Icsi, cher Icsi » —
il courut ventre à terre vers le gardien de but, pour recourir à sa vue impeccable.
(« Vous vous rappelez, mon ami, j'étais encore un écrivain débutant — ici, il
rectifia sa coiffure, telle une populaire Callas, et indépendamment de cela, nous
arrivions de Transylvanie ! Cette grande course avec l'Autobianchi ! Et Icsi qui ne cessait de repérer les chars à foin qui
venaient en sens inverse ! Sur Tatrus, pas un mot. » [Cf. planche p. 157.]) « Icsi,
mon cher — il s'adressait à la tête du gardien, qui suivait le match sans joie : il
semblait (toujours) taillé dans la pierre, une pierre noire (bien entendu, nous ne
pensons pas : noire de barbe ; la situation n'est pas à ce point bagatelle), je
signale une autre tête de ce genre : celle de l'auteur des jours du maître, mais ce
n'est pas une pierre noire, c'est une pierre blanche —, Icsi, regarde un peu de ce
côté, qu'est-ce que tu vois par là? » Sieur Icsi, avec un sang-froid qui vaut son
pesant d'or, baissa les yeux sur le maître. « Quoi ? » Dans ses yeux luisaient tant
de résignation, de désespoir, que l'avant eut grand-honte de l'avoir importuné avec
des affaires personnelles. « Scuse. » Puis, pour que le gardien au vaste cerveau
comprenne, il ajouta : « J'ai été circonvenu. »
Le triple — et précipité — coup de sifflet de l'arbitre mit fin à la
finale. Quelqu'un avait gagné. Une fraction conséquente du public s'en retourna chez
soi, ou si ce n'était chez soi, du moins quitta l'établissement sportif. Ils
restèrent sur le terrain ; l'adversaire tirait, sprintait, changeait de direction :
testait ses muscles.
Et que font au juste nos bons amis ? Ils glandaient aux alentours des
18 mètres, qui à l'intérieur, qui à l'extérieur, qui sur la ligne, comme il arrive
lors de telles répartitions, ils se tenaient sur le terrain, sur l'aire de jeu,
s'écroulant les uns sur les autres, fouillant la terre de leurs chaussures ou la
tassant de la pointe, qui regardant devant lui l'air ahuri, qui regardant quelque
part au loin, comme précédemment. Hoho, mais cette fois, la situation est justement
tout autre!!! Car l'extérieur est une chose, l'intérieur en est une autre ! À
l'extérieur, bayer aux corneilles est acceptable, si pénible que ce soit. (Nous le
savons : ça l'était.) Mais que va-t-il se passer ici, maintenant ! Il ne semblait pas
que la situation s'améliorât. Pour le maître, c'était bonnet blanc et blanc bonnet.
Il avait vu, comment n'eût-il pas vu le malheur qui approchait ; mais il n'y trouvait
pas de remède. « Vous savez, mon ami, philosophiquement parlant, la situation est
celle-ci : on a tué en nous les velléités de comportement romantique. » Tut, tut,
tut. Je pourrais demander, si j'étais dans une telle situation, qui les a tuées,
quand et pourquoi, et si au fond, c'est le comportement romantique qui nous fait le
plus défaut ? Mais je ne peux le demander, car comment goupiller ça.
Esterházy aime beaucoup le moment où ils font leur entrée sur le
terrain, arrivant presque chacun de son côté, les mains croisées dans le dos, ou
pendant gauchement le long du corps, comme une cravate mal nouée, et ils ont l'air si
empotés, si gauches, que le spectateur ne peut retenir un « oh » compatissant mêlé
d'agacement.
Comme les clowns musiciens, qui laissent le public s'esclaffer un
moment, se faisant des crocs-en-jambe avec d'habiles pas chassés, s'étalant dans la
sciure; un moment. Mais ensuite, de la poche bouffante de leur pantalon à damiers,
ils tirent un instrument et commencent à jouer, si bien que chacun y va de sa larme,
et qu'on tape sur la caboche des enfants, s'ils osent broncher. On goûtait fort ce
petit programme bon marché, naturellement on voyait bien qu'ils « en savaient trop
long » sur le foot pour que leur maillot fût déchiré et que leurs jambes semblassent
cagneuses. M'enfin depuis que le monde est monde, leur maillot est déchiré et leurs
jambes semblent cagneuses. De toute évidence, la question se pose de savoir si le
monde est monde ?! Mais la situation était encore plus lamentable que cela.
Le maître faisait de lamentables tentatives, et chose ô combien
instructive, c'est justement de cette médiocrité que naquit la solution. Car il y eut
une solution, magnifique. Pour commencer à accorder leurs violons sur l'événement
inévitable (« ah ; ce n'est qu'un jeu »), il dit ces mots classiques : « Quelles
nouvelles ? On se défend ou on attaque ? » Mais c'était comme s'il avait parlé à des
marionnettes : ils se bornaient à fouiller la terre, à bayer aux corneilles, comme
s'ils étaient encore..., à l'intérieur, à l'extérieur.
Quelqu'un eut pitié d'eux, et envoya la balle que les organisateurs
avaient pris soin de mettre à leur disposition ; si fait, ils n'en usèrent pas ; elle
reposait là, au milieu d'eux, morte, comme une boule rouillée.
Il n'est pas de vision plus désolante qu'une balle qui... Mais à présent, elle
s'ébranlait. Le bon Arrière-droit l'avait poussée distraitement, exactement vers le
maître. Sur quoi, tel un gramophone au ralenti, il dit avec des effets de graves : «
Aon aottaoque ! » Vous imaginez ? Comme si on réglait sur 33 tours au lieu de 45.
Et comme une publicité Coca-Cola en couleurs, il se lança ! C'est le
Schmetterling, c'est le Schmetterling ! Ses muscles étaient relâchés comme ceux d'un
papillon, et — fidèle à sa promesse — il se lança à l'attaque ; c'est ce qu'il avait
tramé. Il poussa le ballon, et pendant qu'il avançait balle au pied, ses deux ailes
battaient, lentement et solennellement, là-haut, là-haut vers le ciel, où seul Dieu
se trouve et les anges (se trouvent). Sa lente pantomime lui rapporta un petit
quelque chose de ce ciel... Il passa la balle à sieur Icsi avec de grands mouvements
ensommeillés, et comme il convenait à cette lenteur, dans l'optique proposée
ci-dessus, il dit : « Maon chaer Iucsiu, but. » Le gardien se retourna. Les deux amis
face à face ! Situation très délicate. Si le maître avait alors eu un alter ego,
celui-ci se serait jeté aux pieds du gardien : « Ma colombe. Écoute. Aide-moi. Je n'y
arriverai pas tout seul, seul, je n'arriverai à rien. » Mais l'intelligent garçon
connaissait son affaire même sans alter ego, avec une grimace désespérée, lentement,
comme une cheminée, il s'écroula juste dans la direction opposée à celle du maître
qui l'avait effacé (« il a encaissé la feinte de corps »), le maître se retourna, et
da capo.
Le film tournait au ralenti. Ensuite, comme une innovation essentielle,
l'Arrière-droit — juste à la limite de l'équité implicite touchant au ralentissement
délibérément assumé —, les pieds joints, plongea, plus exactement se laissa tomber
dans la surface de réparation. Et les autres, tour à tour : l'Autre Inter, le
Stoppeur, l'Ailier-droit, etcétéra, etcétéra ; et en dernier lieu, sieur Csucsu, qui
savait vivre avec une grande précision la vidange de la vie (d'où son classement bon
dernier). Ensuite, de ses longues, véhémentement parlant, jambes de coq, il ensorcela
la balle, la fit tourbillonner, faillit la laisser échapper, pour ensuite la faire
virer, valser et pirouetter, esquisser un dribble de la semelle, et l'équipe du
maître s'inclinait obligeamment dans un sens, dans l'autre, comme le blé battu par
l'orage. Les spectateurs, sous le charme, regardaient la scène qui pouvait passer
pour une scène de cirque, et lorsque le coup de sifflet d'appel de l'arbitre
retentit, les applaudissements éclatèrent. (Ceux des restants.) Cela, il est vrai,
pouvait mettre de mauvaise humeur tel ou tel de nos héros, mais ils ne sortirent pas
de leur élan — lequel, c'est un peu fort ! était cette fois un manque d'élan; si bien
que le maître, remplissant ses devoirs de capitaine d'équipe, tendit la main avec la
lenteur déjà dépeinte, de ce fait l'arbitre, qui devait par routine calculer la
situation dans l'espace de la main qui démarrait, étreignit d'abord l'air. « Il a
serré l'air. » L'un des juges de touche éclata de rire ; le maître craignit que cela
ne monte l'arbitre contre lui; mais celui-ci était si déconcerté par l'intermède, que
ce gai luron de maître aurait pu aisément voler la pièce de deux forints qui décide
du coup d'envoi. « Nigaud », dit sieur Csucsu avec un agacement incompréhensible pour
le maître.
Bien sûr, on n'a pas de happy-end gratuit, et l'on ne peut échapper à
une bévue professionnelle telle que le manque d'échauffement. « Passablement chiffes
molles » — le maître, tout en courant, pointa le doigt sur sieur Csucsu. Le piquant
de l'affaire est que l'adversaire, en 10 minutes de jeu, menait 3 à 0. Mais nerveux,
personne ne l'était vraiment. Pendant un temps, ce fut bien, parce que cela reflétait
une légitime assurance, mais au bout d'un temps (le même temps !), ce ne fut plus
bien, car cette assurance se transformait en inattention. « Faut en mettre un coup !»
— si l'on use de l'exacte définition de sieur Armand, et c'était ce qui manquait.
Alors le maître, poussant des gueulantes — dont je négligerai, ainsi que je l'ai
pratiqué jusqu'ici, la citation littérale —, fit une remarque. La remarque était
d'ordre critique ; quant à son objet, elle visait le jeu collectif négligent ; dans
sa conclusion, comme une sorte d'étincelle surréaliste, les parents de l'Ailier-droit
lançaient un éclair, dans une distribution négative des rôles. « J'avais commis une
erreur. Ce genre de choses, nous ne pouvons les dire qu'à ceux que nous aimons. »
C'était la version sérieuse. L'Ailier-droit n'accueillit pas l'apostrophe en personne
de sang-froid occupant une position responsable. Dans sa brève réplique, le maître
faisait figure d'expédié. Il demanda pardon en quelques mots rapides (« Voire, de ma
chère maman! »), l'Ailier-droit lui accorda son pardon. Ensuite, ils consacrèrent
leurs forces à l'épanouissement de l'équipe. — Ça, c'est le côté humoristique de
l'affaire.
Ils gagnèrent. Ils accrochèrent la médaille de bronze à leur cou : elle
pendait au bout d'un long ruban rouge-blanc-vert. On les applaudit, sieur Csucsu fut
sacré champion de buts, et ainsi, le fiasco cessa de paraître un fiasco.
Bon, ensuite la nuit tomba (la journée s'acheva). Sieur Csucsu et le
maître se détachèrent du groupe, dans une sorte de ruelle. Il faisait très noir, à
l'arrière-plan, de nouveaux immeubles poussaient comme des champignons. Sieur Csucsu
rompit le silence : « Moi, en ce qui me concerne, je vote pour nous aujourd'hui. » Le
maître ne le rompit pas. « Pourtant, d'ordinaire, nous sommes de vraies bûches », dit
encore l'autre avant, tandis que son beau visage pénétrait dans le rond lumineux
oscillant, mouvant d'un lampadaire minable. Ainsi qu'une auréole... « Eh oui »,
confirma le maître, songeur. Ils se rapprochaient des immeubles colossaux. « Horrible
», dit sieur Csucsu en faisant la lippe, ce qui était malgré tout caractéristique
chez lui. Le maître partit d'un plissement d'yeux orageux. Il ajouta les appartements
des étages inférieurs. « Effectivement, ce n'est pas très... Mais quand même, c'est
rassurant de pouvoir épier comme ça quelques appartements. » Il ricana. Sieur Csucsu
s'était à nouveau fondu dans l'obscurité. Dans l'un des appartements qu'ils avaient à
l'oeil, une famille dînait. Le père était assis avec un long adolescent, la mère
apportait une grande soupière. « Un genre de bouillon de poule à la Újházi... »
C'était une femme blonde. Derrière elle entra une femme identique. Mais absolument
identique. L'homme sauta sur ses pieds. Il dit quelque chose, furieux ou énervé. Mère
posa le bouillon. L'autre femme sourit à l'adolescent, (sur quoi) celui-ci ferma les
rideaux de mauvaise grâce. « Voilà » — le maître s'inclina d'un air las.
6. Un matin, le maître se rendit à cheval chez sieur Banga,
l'illustrateur à la main habile (Cf. planche p. 157). Rue du Roi Louisle- Grand, la
circulation vertigineuse empêcha le maître d'atteindre rapidement son but, mais il
finit par atteindre son but : sieur Banga. Dans une affaire d'imprimerie, ils eurent
grand-peine à trouver un terrain d'entente. Le maître dit à sieur Banga : attaquons
par les points de résistance les plus faibles. Sieur Banga supposa que le maître
plaisantait, et répondit : « Vendons (nous deux) notre talent pour de la monnaie de
singe. » Le maître fit comme s'il croyait que sieur Banga plaisantait, et dit,
mélancolique : « Quelle est l'unité de compte ? » (Le violet évêque vint au maître
comme une illumination. « Que la couverture soit violet évêque », proféra-t-il avec
une simplicité à la Pyrrhus, puis il se mit à fouiller à coeur joie, avec sieur
Banga, dans l'humus des souvenirs : se concentrant avant tout sur les messes
d'enterrement qu'ils avaient servies — « parfois pour vingt balles ! » —, évoquant
les teintes. Jusqu'à ce que le maître réalise que ce n'était sûrement pas un évêque
qui était au cimetière. « Espèce de bangal. » — En tout cas, les ouvriers du livre ne
les portaient pas dans leur coeur. « Ça finira bien par se tasser. »)
Il lampa l'un des célèbres cafés de sieur Banga, tout en rendant
justice aux citrons élevés au rang de créations artistiques qu'avait consommés la
femme de sieur Banga (vitamine C!) pendant son accouchement, et qui étaient «
magnifiques et tragiques comme des seins tourmentés par les nourrissons », il
inspecta à la va-vite le lustre composé de tibias (« plaisanterie »), puis : ni vu ni
connu, le voilà déjà auprès de son fidèle destrier. Chez ce cheval — car c'était là
le destrier ! — nous pouvons honorer l'excellente race d'Orlov, bête superbe, bien
coupée. Sa robe est d'un gris caractéristique ; la croupe serrée, le large poitrail
et la robuste ossature sautent immédiatement aux yeux du connaisseur. Même quand il
n'a que du foin à manger, il reste en forme, tire un bon parti du fourrage, et n'est
pas seulement apte à la course, mais aussi à la traction.
Derrière le cheval, un petit monceau fumant marquait l'écoulement du
temps. Quelqu'un (un passant) releva la chose. Le maître se mit en selle sans mot
dire, et partit au galop, la tête haute. (Combien de fois déjà a-t-il ressenti cette
crampe d'estomac lorsque, franchissant le porche de l'institut où il est un
intellectuel à l'emploi assuré, pour 2700 par mois, il s'aperçoit que le joint de
culasse du bloc-moteur ploie quasiment « sous le doux fardeau », et s'il pleut
par-dessus le marché : sur la surface légèrement incurvée coule quelque chose en
traînées jaunes, le tas lui-même est déjà réduit en bouillie,
quelques morceaux se sont détachés de l'original, et sont entraînés vers le bas ; à
Parrièreplan, la figure effrontément « heureuse » du cheval hennissant — et si, sur
ces entrefaites, une personne à rouge à lèvres s'approche de
lui et dit : « Péter, s'il vous plaît, venez. J'ai un parapluie. Vous pouvez le tenir
jusqu'à la place Marx » —, cette personne, à la vue de son visage, décampe, alarmée
!)
En arrivant au pont, il devint soucieux. Car c'était toujours un souci
de passer sur le pont : dans quelle file doit-on se ranger, « on », c'est-àdire le
maître. Car, s'il est vrai qu'on va plus vite à la fin de la file extérieure, de même
on va plus vite au début de la file intérieure, mais où commence — jour après jour —
le début de la fin, et où se termine la fin du début ; et si la fin du début de la
file intérieure prend fin, est-ce là que commence le début de la fin de la file
extérieure, n'est-ce pas plutôt là que commence, plaisamment parlant, le début du
milieu, là où tantôt un autobus à soufflet trottine depuis une éternité, tantôt non.
Ce n'est pas simple.
Le maître, pour le happy-end, choisit la file extérieure. « En pareil
cas, on peut déplorer, mon ami, qu'il n'y ait pas de mouche à proximité — sur la
croupe du cheval ou ailleurs —, pour que j'en attrape une d'un coup. » Il
s'enorgueillissait fort de sa science d'attrapeur de mouches, qu'il avait acquise
pendant son enfance, lors d'un séjour villageois. Un jour, il raconta à la reine
d'Angleterre, avec de l'esprit et du pittoresque, comment il avait un autre jour
attrapé 54 pièces de mouches. « Vous savez, Majesté, dit Esterházy à la reine ; ils
étaient cousins à la mode de Bretagne —, vous savez, il faut noter ici deux choses.
L'une, c'est qu'on n'a pas le droit de taper. » La reine le fixait, incrédule. «
Frapper. Surtout pas. Ça vaut peau de balle, Majesté, parce que l'appel d'air produit
par la main déporte la mouche ; appel de diptair. Donc — et ici, le visage du maître
se durcit —, le conquérant devient le libérateur de sa propre victime. » La reine
opina avec bienveillance, montrant par là qu'elle goûtait la phrase. « Et tout cela
est proportionnel à la surface, donc c'est désespéré. Il faut attraper la mouche
doucement, d'un geste enveloppant du poignet, comme si on ne lui faisait signe
qu'incidemment. Viens, commère la mouche, viens. » La reine regardait le maître. «
Viènes commeare la mooche viènes ?! — C'est ça, c'est ça », applaudit le maître tout
heureux. « Tu ferais mieux de t'exercer, toi aussi, dit Élisabeth en rougissant à
l'héritier du trône, au lieu de chouiner ! » — car celui-ci chouinait.
Sur le pont, avec des égards inhabituels, une Mercedes noire le doubla.
Le maître tenait la bride d'une main, de l'autre il calma sa serviette mal assujettie
à l'arçon. Il avait cru voir János Kádár dans la voiture. De ses éperons sonnants, il
talonna sa merveille d'étalon d'Orlov, et tout en rattrapant la voiture, il fit comme
s'il voulait ranger la revue porno qui dépassait de façon réellement risquée de la
serviette (Les mains habiles des filles perdues de Hong Kong; Comment accroître
l'appétit sexuel de votre femme ? ; Extase au coin du feu ; Filles avec petit défaut
; Quatre-vingts pour cent sans orgasme), dans ce but il se pencha, la crinière frôla
son visage ; il jeta un coup d'oeil dans la voiture, ce n'était pas János Kádár. Le
maître n'en conçut point de tristesse, puisqu'il n'y avait pas de quoi.
Je vous remercie beaucoup de votre dernier beau souvenir. C'est très
gentil de votre part Péter, de vous être souvenu de moi. Je peux dire que mon
anniversaire n'a jamais été célébré dans des cadres aussi solennels que ce 75e aujourd'hui. Le choral l'a relié à une soirée de fête
pascale. Les tables préparées avec des fleurs, des bougies, chargées de boissons et
de brioches tressées. La chorale en mon honneur a chanté mon chant préféré, et après
ça l'un après l'autre un par un ils m'ont félicitée — certains en m'embrassant — me
donnant des baisers. Particulièrement j'ai reçu une bouteille de champagne, glissé
sur son col un compliment et un grand bouquet! Je suis photographiée.
Particulièrement m'a félicitée le secrétaire d'État du Ministère, le préfet du
comitat (Landsrat) et le Maire de la Localité. J'aurais aimé que ma famille ait pu
voir ça, ça leur aurait appris beaucoup. Mais je suis toute seule, tout au plus je
n'ai que vous, cher Péter.
Mais Vous non plus. — Il y avait une foule d'invités. Ce Rubinstein
m'avait promis qu'il passerait le soir et jouerait du Rachmaninov. Mais il a joué des
études de Chopin, et je peux le dire : faux. En plus il s'est empiffré tous mes
sandwiches. Encore heureux qu'il y en avait largement, vous imaginez, cher Péter.
Voyez, voyez, plus je vieillis, plus je deviens malveillante. La bonté et la patience
s'écaillent de moi, je deviens une vieille dame de plus en plus maigre.
Transmettez mes salutations à votre père. Il pourrait écrire une fois
lui aussi, pas seulement la bonne maman.
P.-S. Je vous envoie cet intéressant arbre généalogique. La « chère
parente » a maintenant de grands ennuis à cause de tous ces grévistes. Par ailleurs
j'ai eu à dîner ici votre (ou notre? voyez, voyez...) grand poète. Il est arrivé avec
un veston prince-de-galles et une cravate rouge coquelicot. Peut-être pour me
contrarier? Ou il pensait qu'il était révolutionnaire comme ça ? C'est un bon
causeur.
Je vous remercie de votre amusant compte rendu de la Nouba Fottball —
je ne dis pas de continuer comme ça. Ça m'a distraite formidablement. Il y a ici un
Apponyi, il est très fier de son taureau de 18. Il n'y a plus de loutres, elles se
sont sauvées; mais davantage de canards sauvages barbotent sur les lacs. Le chien
Âgon existe encore, il est horriblement gros et aime aboyer.
Écrivez si je dois envoyer de l'estragon. Et si je le fais sécher, ou
vert ? Parce que votre chère maman le conserve salé d'habitude, et moi séché. —
Mais maintenant mon cher Péter je vous embrasse de tout coeur et
j'attends de vos nouvelles. Je salue bien votre estimée famille.
9. « Ne vous inquiétez pas, lieber Freund, vous avez un charme
grammatical, c'est tout. Et au fond : qu'est-ce que vous avez à vous aplatir toujours
derrière les choses ?! Vous savez, mon chou, l'essentiel serait : reconnaître que
tout fait est déjà théorie... Qu'avons-nous à fouiller derrière les phénomènes;
ceux-ci contiennent déjà en euxmêmes l'enseignement. Ne faites donc pas d'embarras.
»
10. « Vous savez, mon ami, toute la saison de printemps fut relâchée. Foutrelâchée. Parfois nous gagnions, parfois nous
perdions. » Oui : l'enjeu diminuait ; une défaite créait un bref chagrin, une
victoire créait une joie du même acabit. « Vous savez, mon ami, ça, on peut encore
l'admettre. Seulement, la boule dans la gorge, elle, manque... » (Je me rappelle bien
cette journée — cette lamentable journée, ainsi qu'elle le devint —, tandis qu'il
était accoudé à la main courante avant le match, les spectateurs affluaient déjà,
c'était le tour de la « bleusaille », et on lui lançait de temps à autre : « Péter,
vous allez gagner ? — Je ne peux pas me prononcer », répondait-il, facétieux et
distrait ; tout le monde se fiait à tout le monde ; jetant un coup d'oeil au visage
de sieur Csucsu qui traînait à côté de lui, étreignant le froid tube d'acier, il y
trouva une tension semblable à la sienne, et fit tendrement : « Mon Csucsu, dis-moi,
toi aussi tu es oppressé ici, comme moi?! » — et il montra un endroit entre le coeur
et l'estomac. Sieur Csucsu rit un peu, un peu.)
La situation était celle-ci : le soleil était déjà chaud, la lumière
frappait le visage comme une serviette de bain (« Adoncques, lieber Freund, il y
aurait bien des choses à dire sur les serviettes, les petites étoffes hydrophobes grandes comme des queues de lapin. — C'est
imperméabilisé », dit le Stoppeur, la bouche pâteuse.), les vents ne soufflaient pas,
mais les courants d'air étaient frais, vifs, animés : on pouvait en mettre un coup.
L'observateur pouvait croire : il n'y avait pas de quoi. Ils ne seraient pas
déclassés, ils ne seraient pas surclassés. « Vous êtes forts », disaient en passant
les supporters, et ils se demandaient les uns aux autres : « Collègue, vous avez des
graines de tournesol ? — Seulement des bonbons aux fruits. — Faites voir. Encore
heureux que ça ne soit pas des caramels. Ça colle complètement
aux dents. »
Même si la boule manquait dans la gorge du maître, c'est avec une
grande ardeur qu'il se jeta dans la lutte. « Dans le travail », comme il dit ;
signalant par là... — bien qu'il soit clairement conscient de l'utilité sociale de
son activité extra-footballistique. « Pas de quoi pavoiser, mec. Plutôt : vous savez,
mon ami, ces espèces de matches nuls typiques. De ceux qu'on peut facilement gagner
ou perdre. » Mais le manque foisonnant d'enjeu ne l'incitait jamais à la facilité ;
ou, si c'était le cas — car qui sait ce qui se joue dans les sombres replis intimes
du coeur et de l'âme : lui, il résistait.
Donc le soleil brillait, donc le vent ne soufflait pas. Comme il
descendait de l'express régional — avec ces façons alambiquées, courtoises, qui
agacent tellement les autres ; « et vous savez, mon ami, si c'est moi qui suis l'autre, alors il en va de même pour moi » —, il baissa la tête,
et se repérant bien dans l'étroit champ de vision ainsi déterminé — combien grotesque
est cette plaisanterie, quand on connaît ses principes généraux touchant aux affaires
du monde ! —, il fonça droit sur le terrain, sur l'entraînement. (Que signifiait se
repérer dans l'étroit champ de vision? Cela signifiait des inégalités de terrain, des
monticules, des buttes, des flaques connus, des empreintes de semelle séchées et
pétrifiées, des rainures surtout, cela signifiait des arbres, des inscriptions sur
ceux-ci, une vision fugitivement élargie lorsqu'il levait les yeux, cela signifiait
des voix, une école, une maternelle, le gros qui ricane, tout de suite après la
petite maman hystérique, et l'homme apparemment calme et bon époux avec l'affûteuse.
Etcétéra. « La géométrie balourde, mon ami, au coin de l'oeil. Secondaire, mais
éternelle. » Le maître est un bon patriote.)
Le fait qu'Esterházy baissait la tête, était-ce un acte gratuit? Que
nenni. C'était pour des raisons purement pratiques. Mais ne faisons pas de mystères :
la myopie tout à fait minime du maître ouvrait les vannes à quantité d'ennuis
transitoires. Un regard flânant librement aurait déjà peine à déterminer de loin, au
sujet de cette main qui s'agite, si c'est — ce geste — un salut, et si c'est un
salut, à qui il s'adresse. Le chemin de la gare du èreuère jusqu'au terrain était
l'une de ces parties du monde où le danger subsiste; après chaque victoire, défaite
ou match nul, s'ouvre une porte de jardin, et quelqu'un se tient là — pour le maître
—, tel un tableau de Renoir, et lui, il ne sait pas à quoi s'en tenir. Ce peut être
un admirateur inconnu, mais ce peut être sieur Pék lui-même et en personne,
l'archéo-supporter le plus persévérant («Mon ami, l'ultra Pék! Vous n'en avez jamais
entendu parler? L'ultra Pék ? »), qui est là à tous les matches (il n'est pas rare
qu'on soit obligé de le reconduire hors du terrain ; en pareil cas les joueurs, le
maître compris, sont furieux contre lui), avant les affrontements susceptibles d'être
difficiles, il promet une prime de bière, promesse qu'il faut ensuite, avec tact, lui
rappeler, et à laquelle le vieux roué se dérobe avec un sourire entendu, recourant à
des offres « double enchère ou rien » concernant le prochain match décisif ; ce peut
être le bon sieur Holubka, qui a pendant longtemps approvisionné le maître en graines
de tournesol gratuites, après certaine production footballistique de parade ou
réputée de parade, puis, toutefois, la carrière sportive de sieur György d'abord, de
sieur Marci ensuite (également de véritables Esterházy) culminant dans les hauteurs,
le droit aux graines de tournesol fut transmis aux frères, et bien que, d'une part,
ceux-ci ayant bon coeur, d'autre part, les graines étant amères, ils ne fussent pas
en reste de lui en filer à l'oeil, leur goût était quand même différent (au-delà de
l'amertume commune — qui relie le passé au présent) — ce peut donc être n'importe
qui, lequel par ce geste lointain assure le maître de ses bonnes ou de ses mauvaises
intentions, et lui, le pauvre, ne fait que plisser les yeux, hébété. Pardon.
Mais, cette fois, il eut de la chance. Lorsqu'il arriva au coin, toute
la ligne des avants était là, à côté de lui ! Si fait. Bien sûr, ce n'est pas ça qui
rend le coin célèbre. C'est ici que la vieille Benjamin Malatinszky vendait des
graines de courge et de tournesol, qu'il pleuve ou qu'il vente. Le petit Ailier-droit
brun flamme cracha. « Les enfants, les enfants ! » Sa voix grelottait d'excitation.
(« Combien de fois, juste ciel, combien de fois ! ») « Les enfants, ce n'est pas
possible. Benjamin, c'est un nom d'homme. » Sieur Csucsu leva les yeux au ciel et
émit un rire caractéristique (que l'on peut approximativement transcrire ainsi :
hi-hi-hi ; mais la blague, c'est que l'air entre au lieu de sortir !), rire dont on
ne pouvait jamais savoir à quoi il se rapportait ; ce qu'on pouvait savoir, c'est
que, dans l'âme de l'avant, quelque chose était entré en résonance avec autre chose,
une chose que chacun pouvait voir, et c'est une nouvelle chose qui était
irrésistiblement drôle. « Vous savez, mon ami, c'était un rire agaçant, donnant à
réfléchir, voire salutaire. » Quant à sieur Csucsu, il fit : « Version sérieuse.
»
Le Meilleur Remplaçant secoua ses mèches bouclées, sceptique. Ces
derniers temps, il avait forci, « il avait arrondi les angles » ; il avait mis de
l'eau dans son vin — et cela ne signifiait pas seulement qu'il avait grossi, mais
qu'il avait renoncé à son rôle d'intrigant. Le maître observait avec intérêt ces
changements négatifs et positifs. « Sa femme est belle. » (Unter uns gesagt : De qui
la femme n'est-elle pas belle. « Y en a quand même. Celles dont il est bovin, le
regard. » — ???) Le bon vieux temps ! Lorsque l'entraîneur dudit adversaire attirait
particulièrement l'attention sur lui. « Le bouclé, là-bas. Rapide, résistant, bonnes
feintes. C'est toi qui le marqueras, Grande-hécatombe. » « Ensuite ledit arrière, mon
ami, faut-il le dire, passe le samedi soir à se retourner dans son lit à côté de sa
maigre épouse, saute sur ses pieds, va regarder par la fenêtre. La fenêtre de la cité
HLM. On a démoli leur maison et ils ont eu ça en échange, plus 60000, de quoi acheter
une Moscovitch, mais dans le fond, on les a roulés, et
l'argent a fondu. Il regarde par la fenêtre. En bas, des ivrognes tapent sur le
couvercle des poubelles. Lui, il se prépare sportivement. C'est lui, l'arrière qui
marquera 1'(actuel) Meilleur Remplaçant. On ne peut pas dire que son mode de vie soit
tel (il faut voir les éminences et les dépressions qui tourbillonnent sur son
visage), mais le samedi, il se prépare. Qu'est-ce que tu fais,
demande sa femme maigrichonne, ivre de sommeil. Bon dieu,
pense le consciencieux arrière, celle-là, on ne peut jamais l'empoigner, nulle part.
On ne peut plus jamais s'y accrocher. — Elles défilent devant
lui en pensée, lieber Freund, les femmes d'autrefois. Mais la parade, qu'il prévoyait
éclatante, avec la buraliste blonde làdevant, et tout au bout la fille de cuisine
très grosse, mais aux chairs fermes, ne le comble pas totalement. Entre les femmes
s'insinue, encore et toujours, le Meilleur Remplaçant, d'une feinte de corps il
renverse la Buraliste, elle est là, étendue par terre, ses cheveux épars, déployés
comme un éventail ancien, à travers lequel transparaît la route poussiéreuse et
huileuse, pis, ses cheveux s'y impriment, s'imprégnent d'huile ; elle rit, le
Meilleur Remplaçant ralentit, soulève mollement le ballon, comme... euh... peu savent
le faire, le ballon va rouler entre les seins de la buraliste qui glousse, le
Meilleur Remplaçant met le pied sur le ballon, lui aussi il rit. Qu'est-ce qu'il y a,
Grande-hécatombe. Tu es vieux. L'arrière ne bouge pas, et déjà l'avant va galoper
plus loin, frôlant les cuisses de la fille de cuisine, quand l'autre reprend enfin
ses esprits, et se met à faire des signes désespérés. Hors-jeu! Hors-jeu d'un mètre!
Il doit siffler. Il dit, devant la fenêtre : Canari ! La dame s'est accoudée dans le
lit. Couchetoi, ou va avec tes copains de merde, mais ne glande pas comme ça, nom de
dieu. Ta gueule. » Ça, le maître n'a fait que l'imaginer, en virtuose. Comme c'est
magnifique. (Ce qui est de mon ressort, c'est-àdire ce qui participe des faits et des
données — cela paraîtra encore à propos du maître et dudit arrière. « Mon ami : le
sang-froid des données : c'est ridicule. Les données, je devrais le savoir, c'est
avec elles que je gagne mon pain, les données : avec lesquelles nous voulons
accomplir quelque chose dans l'intérêt d'un but que nous
avons fixé. Notions d'Organisation III-IV . chiffres 1972.
» Ben voilà. Et toc; il fait tout aller de guingois.)
De nos jours, ledit défenseur peut dormir tranquille, le Meilleur
Remplaçant mange le pain noir des remplaçants, toutes proportions gardées. « Bravo, lieber Freund, chez vous, les mots gagnent leur
récompense. » Il fit tournoyer sa canne d'écrivain à la vitesse du vent. « Je citerai
un cas, qui est instructif. Ma fille de deux ans dit tout le temps : idiot. Par
exemple : Papa idiot. Alors je lui ai dit : Pas idiot : mignon. Pour qu'elle ne dise
pas cela, mais ceci. Ainsi, j'ai dressé
un barrage. Alors s'est produit un retournement comique, cela ne mérite pas de
gaspiller beaucoup de temps. Papa pas idiot, mais mignon. Ce qui n'a pas diminué le
nombre d'occurrences d'idiot. Je lui dis, mieux, pas mignon, mais adorable, et je me
suis frotté les mains. J'ai attendu fièrement. Papa adorable, a dit ma fille ; et sur
mon visage, le sourire s'est figé. Car j'ai vu, à la contraction de sa bouche, à sa
crainte — papa, faut pas tape Dora, non, non ! —, j'ai vu que adorable signifiait : idiot. Comme on pouvait s'y attendre. J'ai donc
commandé : halte, idiot est redevenu idiot, etcétéra. Ainsi, aujourd'hui, c'est avec une joie relative que j'entends : Papa idiot, et
après une brève dénégation, pendant laquelle je réfléchis superficiellement à
l'affirmation de ma fille, je me défends bec et ongles. Casimir Mitovitch, lui dis-je
donc, je ne suis pas idiot. Non et non. » Bonne petite histoire. Quant au défenseur,
il peut dormir tranquille, si tant est qu'il ne se retrouve pas lui-même parmi les
remplaçants.
Mais il y a trop de « si »... Ce qui est un fait multiple («
c'est-à-dire unique ! ça suffit, ho-ho, ce que ça peut suffire »), c'est cet
incertain poireautage devant l'éventaire de mamie Benjamin Malatinszky. Il y avait la
ligne des avants au complet ! L'un à côté de l'autre, en rang, comme pour une mise en
jeu. L'Ailier-droit, le maître, sieur Csucsu, l'Autre Inter, l'Étalon-moustique ; et
: l'Ailier-gauche Blessé (un petit rat infect, avec sa moustache blonde, ses
ponctions de synovie et son art génial du ballon, tout le monde était content que ce
soit lui, l'Ailiergauche Blessé ; — « ah, sûrement pas, blabla de belle âme ; il nous
manquait ») et le Meilleur Remplaçant, le pied sur une borne kilométrique, le
pantalon retroussé, et, comme des vers de terre après une pluie bénie, il en sortait
en rampant des varices, effroyables. « Ces varices ! Ah ! là là, vous savez... ! Mais
il dit qu'il n'a pas mal. Alors... »
Bref, c'est la position d'engagement. Car il se peut que, de temps à
autre, les jambes soient de plomb, que la tenue soit relâchée, que les poumons
halètent, que l'on rate son tir depuis la ligne de but, que l'on tape à côté sur
balle arrêtée, que d'une tête on envoie le ballon par terre, cela se peut : mais le
fleuron de l'équipe, c'est incontestablement la ligne des avants. Sur l'équipe, on
l'a vu, il y a beaucoup à dire, mais cette beauté, c'est indestructible. Les boucles
romaines du Meilleur Remplaçant, la chevelure du petit Ailier-droit d'un brun simple,
flamboyant, la « maigreur éthique » de sieur Csucsu, la véhémence tzigane de l'Autre
Inter, la silhouette fragile de l'Étalon-moustique, la moustache de l'Ailier-gauche
Blessé... Et le maître.
« Benjamin, c'est un nom d'homme. » Le Meilleur Remplaçant n'en
démordait pas. Mamie Benjamin était une petite mémé ratatinée, des milliers de rides
au visage (tel le col d'un sac serré par une ficelle). Elle touchait des
dommages-intérêts de l'État. Car, à ce qu'on dit, « l'État avait fait une petite
gaffe avec le mari de mamie Benja ». Le maître dit, pondéré : « Benjamin? Mais bien
sûr que c'est une femme! » Ça, personne ne le contestait ; chacun avait déjà fait des emplettes.
Selon son habitude, le maître enfouit deux
sachets en papier dans la poche de son veston, dans la poche de son veston à
chevrons. (Un jour, une dame avait dit : « Un veston avec un jean ? » Sur le moment
ça l'avait fait rigoler, mais ensuite, il avait longtemps harcelé Frau Gitti : « À
quoi pouvait-elle bien penser, à ton avis ? ! ») Cette habitude à lui — à savoir le
sachet — ne l'avait pas rendu populaire dans le milieu des croqueurs de graines. Et
la raison de cette extravagance ne doit pas être recherchée dans quelque bégueulerie,
car cela ne l'a jamais caractérisé (déjà chez ses parents, on peut détecter le manque
de cette qualité, dans leur affairement), ce n'était pas davantage quelque
excentricité de gourmet, puisque, quelle n'est pas sa noble surprise lorsque, plus tard, sa main fouillant éperdument dans la symbiose de la
clé et du mouchoir gluant, démêle inopinément une graine de courge croquante et
grillée, pour, après avoir adroitement fait craquer la coquille d'un coup de dents,
que le corps, le corps de la graine de courge choie presque de lui-même, et repose
longuement sur sa langue sensuelle. (« Pouah. ») Il n'y a pas de telle
imprévisibilité avec le sachet de papier : soit il y a des graines, soit il n'y en a
pas. (Éventuellement, il peut se déchirer : mais alors, la contrariété et la joie
décrite ci-dessus se regardent en chiens de faïence.) Alors, qu'y at- il donc qui
l'incite à accepter le négatif, sans le positif ?
Dame Gitti est une bonne dame, tüchtig. Mais, eh oui, ces vestons, ces
pardessus auront bientôt une décennie ! C'est le maître qui les a rapportés de
l'autre moitié de la Monarchie avant le verrouillage, mais ensuite, n'est-ce pas, le
recrutement, la décision de sieur Mihály : restait le bloc socialiste ! Un veston,
bien sûr, il aurait pu en acheter un ici aussi, notre pays compris ! Mais il ne
voulait pas. Ainsi donc les poches s'effilochaient, tombaient en lambeaux, la pauvre
dame n'arrivait pas à les rapetasser. Le trou, dans sa propre totalité, dans sa
démontrabilité, ne se rencontrait pas souvent, voire rarement. Mais le risque
promenait perpétuellement sa tête de dragon. (« La monnaie pêchée dans sa doublure!
L'affaire est claire... Et pourquoi est-ce la plupart du temps une pièce de deux
forints ? ! ») Voilà pourquoi il devait accepter l'inconvénient, à cause de la chance
perpétuelle. Il n'en faisait pas grief à sa femme, non, non, jamais. « Le monde
appartient aux pochés », préférait-il dire sans se fâcher, tournant « érotiquement »
son index dans le trou, si bien qu'il l'élargissait : c'est alors qu'il peut être sûr
que c'est un trou. Car c'est un problème continuel : qui sait si ce n'est pas
seulement la couture qui s'est un peu défaite ? Qui sait. Au sujet de ces graines
grillées, il déplorait bien davantage la maladresse barbouilleuse que la dame, de
temps à autre, mettait en oeuvre de la langue et des lèvres sous couvert de croquer
des graines. « Ne les massacre pas, pour l'amour de dieu », proférait le maître,
désespéré. M'enfin, le mariage, ce n'est qu'être surpris, s'en tirer, s'incurver,
rentrer le ventre et bien sûr voûter le dos, voûter le dos (« cerner notre estomac
»)...
Après le tournant, une ombre trapue s'abattit pour ainsi dire à côté
d'eux : sieur Armand, l'entraîneur. « Bonjour, messieurs ! » Il serra la main à tout
le monde. À cette époque, le maître était le seul à le tutoyer : « Salut, grand chef
», dit-il, ainsi que nous avons déjà pu le voir ailleurs. « Ces messieurs grignotent?
» Il plissait les yeux, comme s'il était éternellement de bonne humeur ; alors que
c'était plutôt le contraire qui était vrai; il ployait sous le faix des
responsabilités. « Aujourd'hui, on s'entraîne ! » fit un peu aigrement
l'Ailier-droit. Car sieur Armand leur avait mille fois recommandé de déjeuner tôt et
léger, et fermement interdit de grignoter avant le match, disant que cela les
déshydratait complètement. « Les huiles volatiles, menaça-t-il, à demi sérieux. —
Mais la tension, dit alors peut-être le maître justement, au nom des autres. — Si tu
es nerveux, fiston, bouffe du mastic », dit amicalement l'entraîneur, dans la
chevelure de qui se pressaient déjà des fils blancs, tels de mornes étrangers, puis
il regarda sa montre et articula, comme toujours quand le match commençait à l'heure
juste : « Graissage de patte à vingt passées. » Chez sieur Armand, il y avait de la «
chaleur humaine
n
». Cette absence
de ménagements, cet esprit de suite acharné, comment, par exemple, il forçait à
courir jusqu'au bout certain « quatre cents mètres nasal » ! (Celui qui prononçait
négligemment les consonnes nasales du nom de certain joueur
devait courir un tour moyen. Fait célèbre dans les environs.) Il avait la réputation
d'être sévère mais juste ; il n'était pas aimé de tout le monde. « C'est pas Ajax !
Qu'est-ce qu'il nous veut ? ! »
Jegyzet
volé puisé chez sieur Örkény
Sieur Armand faisait partie des meubles du terrain. Ils avaient grandi
ensemble. L'équipe du maître était incapable d'arriver plus tôt que lui (d'habitude,
il faisait déjà des tirs au but avec le gardien junior ; « vu, mon gars! ça, c'est à
l'ancienne! »), et ils trottaient déjà vers des affaires qui ne souffraient aucun
retard, que sieur Armand essuyait encore la « bouche faite pour le baiser » d'une
canette fraîche (verte). « Et que dit ta petite femme ? » demanda le maître quand il
put le demander (enfant, service militaire, renommée, savoir professionnel et
situation). « Elle grogne. C'est une bonne femme... Il n'y a que le match des seniors
qu'elle a du mal à avaler. Tu es un vieux décati branlant, tu vas attraper un mauvais
coup, elle dit. Mais en vain. Tu sais comment c'est. Moi,
c'est du terrain que je partirai à la retraite. »
« Bien sûr », dit le maître, et il repensa à la saison à la fin de
laquelle sieur Armand avait pris congé de la carrière active. Sieur Armand
connaissait tout : le maniement de la balle, le tir, etcétéra. Et même sa
musculature. Seulement, on ne sait comment, les balles lui échappaient. Il avait la
poisse, ou plutôt, il l'avait systématiquement. « C'était très
intéressant. Il savait encore tout bien mieux que nous. Et il était moins productif
qu'aucun de nous. » Ç'avait été une triste saison. Sieur Armand reçut un ballon en
souvenir ; le maître aussi y avait écrit son nom. On lui avait même dit : « Comment
que t'écris ? Regardez-moi ça. Il a de l'instruction, et quel gribouillage. » À
l'époque, il n'avait pas encore, il ne pouvait pas encore avoir le droit de répondre
: « Mec. Mon écriture n'est pas laide, mais intéressante. »
(De même, lorsque aujourd'hui, dans un exercice d'entraînement, il faut tirer du pied
droit dans le long, et que bien sûr, les gardiens feignants
vont se placer là d'avance, et que lui, par hasard il est vrai, tire un boulet de
canon dans le court, et qu'on lui demande des comptes, alors
il peut dire, le coeur tranquille, en guise d'explication : « Didactique ! » Pour
qu'à la suite de cela, si quelqu'un tire en plein dans la lucarne, imparable, ce
quelqu'un s'écrie : « Bloque ça, mon vieux, c'est didactique !
»)
« M'enfin, à l'époque, il s'écrasait encore », il se tenait en
équilibre au bout du banc des vestiaires, les mains emprisonnées entre les genoux,
inhibé. Sieur Armand se montrait fort bienveillant à son égard dès cette époque. «
Mets-en un coup, bon dieu ! » Ça, il s'en souvient très bien : « Mets-en un coup, bon
dieu ! » Alors qu'il croyait : il avait tout fait. Plus tard, il sut ce qui avait été
visé ici : la petitesse triviale de ce tout ! Et la grande tête de sieur Armand,
comme elle grandissait et rougissait : Little red balloon, aurions-nous pu fredonner,
si nous avions eu un fondement éthique.
L'organisation du premier fléchissement aussi
était attachée au nom de sieur Armand. « Peut-être au Sept de Trèfle. C'était mon
premier match en première division. » Le fait est qu'il se sentait très orphelin. «
Alors, vous pensez. Une tournée de bière, une tournée de champagne. Ou plutôt de
mousseux. C'est une période, vous pensez. » Le visage d'Armand
était redevenu rubicond sous l'empire des émotions. Il chantait résolument : « On ne
peut lui on ne peut lui courir sur l'ha ri cot ! » Le maître était dans un état qui
lui permettait encore de rire de temps à autre, « le pauvre ne serait triste que plus
tard » (parole de sieur Csucsu). Ce qui, effectivement, arriva à la suite d'une
secousse à l'arrière du 55 à soufflet. (Alors que le maître encore junior, qui jouait
avec une dispense d'âge, avait l'impression qu'il parvenait fort bien à s'accrocher !
Du coup, c'est là qu'il devint subitement triste. À sieur Feri, alors pilier de la
défense, qui était gentleman jusqu'au bout des ongles, cela coûta vingt forints. —
Depuis, le maître a tenté en vain de le dédommager. « Mais cette fois, mon ami, cette
fois, il ne pourra pas se dérober!» S'il avait fallu payer à
un receveur ou à un agent, impossible de s'en souvenir. Mais on ne peut oublier cette
secousse soulageante dans un nouveau — si du moins le précédent était : l'« ancien »
— bus à soufflet, où le « jeune sportif » pouvait à nouveau bien s'accrocher : cette
petite secousse légère, qui pourtant est mémorable en ce
qu'elle ne voulait pas prendre fin. « Le grand soufflet allait, allait et geignait,
pendant que par une déchirure de la partie soufflet, le ciel apparaissait et
disparaissait. »
Là, sieur Armand, par-dessus la table du bistrot, avait fait signe au
maître. Le soleil transperçait le feuillage, en même temps que les feuilles
frémissantes, les ombres bougeaient sur la grande table en bois, et les tranches d'or
se modifiaient dans les bocks. « Alors, mon garçon. Viens. Assieds-toi ici, à l'ombre
du vieux chêne. » Après cela, une fois par semestre, toujours dans quelque à-propos
critique, il suffisait que sieur Feri dise : « Hou-hou, à l'ombre du vieux chêne,
hou-hou. » Et tous de s'écrouler de rire.
Sieur Armand avait commencé grand espoir, à 17 ans, on l'avait appelé
au Honvéd, l'équipe financée par l'armée, mais juste pendant cet été, ou plutôt au
début de l'été, car l'appel devait tomber en septembre, mais juste à ce moment-là, il
s'était cassé la jambe. C'est Öcsi Puskás qui l'avait taclé pendant le match
préparatoire. « Mais Öcsi n'a pas fait exprès. C'était un type réglo. Il m'avait
passé des balles en or pendant la première mi-temps, et moi, je filais comme
l'éclair. Pendant la deuxième mi-temps, nous avons joué l'un contre l'autre. Et c'est
alors. Öcsi a beaucoup regretté. — Il est allé te voir? — Ah, on n'allait quand même
pas en faire tout un plat. Et peut-être qu'ils étaient déjà partis aux Olympiques.
Mais il a beaucoup regretté. C'est lui qui m'a porté hors du terrain, il a fait signe
à deux supporters. Hé, pépé, portez le gosse aux vestiaires. Comme un roi. D'ailleurs
Öcsi, c'était un roi. »
Et puis, c'était quand même autre chose à l'époque. Déjà, rien que ça :
ces matches. Cent balles. C'était le tarif. « C'était de vrais temps de merde, mon
vieux, mais nous enthousiasmer, ça, nous savions très bien. — Ça oui, dit le maître,
sceptique. — Si seulement vous en aviez fait moitié autant, vous n'auriez pas ramé
comme ça dimanche, contre le Goli. — Nous avons gagné. — Ah, ce n'est pas de ça que
je parle. Tu sais, toi, comment nous étions ensemble?! Pas juste une petite demiheure
avant le match, comme vous, et après, filer à des tas de rendezvous... Mon vieux,
nous, on séchait les derniers cours avec les potes, pour avoir une bonne place au
marché et déballer, le fric en commun, ensuite au Béton jouer
jusqu'au soir pour de l'argent. Entre deux murs pare-feu, quatre contre quatre.
C'était de grands matches harakiri. Aux murs, les foutues grandes inscriptions, tu
sais, vive la, à bas le, tout ce qu'il fallait. » Le maître — tandis qu'il pensait
avec une amère nostalgie à l'esprit communautaire d'antan — se rappela un rêve. Sur
le mur de l'usine qu'on longe, quand on se dirige du terrain
vers le bistrot, il est écrit en lettres rouges : vive la classe
ouvrière, et dans le rêve du maître, sous cette inscription, il y avait : de tristesse chère tiri mon sang s'est coagulé. « Mais vous
savez, mon ami, moi, je n'aime pas qu'à côté d'une laiterie ou autre, il y ait : Mort à ceci ou cela! Surtout, ce qui est répugnant, c'est
la façon dont quelques lettres bavent. » Oui, il préfère de
loin que de gigantesques organes sexuels soient dessinés sur le mur, idiote d'erzsi pisti t'adore, des plâtras se détachent, et
les briques crient d'un « rouge salace », comme si elles faisaient partie des
dessins.
Un jour, l'équipe de sieur Armand avait même battu celle de Puskâs ! «
C'était sûrement combiné d'avance, dit le maître goguenard. — Tu crois ça ? Eux, ils
se sont défoncés comme en finale de coupe du monde. Là, il n'y avait pas de
différence entre les matches, il y avait l'amour du jeu. —
Allons, allons — le maître continuait à faire le malin ainsi que le voulait sa
vitalité (qui, on le voit bien, se matérialisait sous une forme profitable à la
société) —, et à petit fric, petit foot ? — C'est encore autre chose », dit sieur
Armand, et il n'éclata pas de rire, en dépit du fait que le maître s'y attendait.
Pourtant sieur Armand n'était pas dépourvu d'autodérision. « Le football, c'est une
exception. »
Mais la façon dont, après cela, il dépeignit dans un but pédagogique le
benêt au grand appétit qu'il avait été jadis, le taureau de village qu'il avait cru
être jadis, le maître du monde, ce fut vraiment un fastueux morceau d'humanité ! « Ce
que je pouvais bouffer ! Je ne faisais que m'asseoir et manger. » Et le tram 33, le
long du pont Staline ! Un vent froid soufflait. « Ah ! ça, le petit casse-cou sur la
plate-forme, les mains dans les poches, le col relevé, ouh là ! » Tout cela, sieur
Armand le disait à propos de : pendant la préparation de fond,
vous êtes priés de mettre un bonnet pour courir. « Vous attraperez une telle
sinusite, vous vous en mordrez les doigts. » Car le bonnet — récupéré dans un vieux
survêt' : cousu dans l'une des extrémités — n'a pas une bonne cote de popularité. («
La cote? Que peut être la cote? ») La plupart avaient été poussés à
l'irresponsabilité par les ricanements des vendeuses de l'ABC. Le maître, en quelque
sorte vis-à-vis de cela, affirme, et nous n'avons aucune raison d'en douter, que
c'est la houppe qui l'énerve. « Le pompon. La façon dont il
pendouille. » S'il vous plaît : les sinus sont les sinus.
L'entraîneur et la ligne des avants entrèrent par le portail donnant
sur la gare de l'Est. « Vous savez, mon ami, on compare tous les stades au
Népstadion. Et ils ont tous son orientation; on peut dire sans équivoque quel est le
portail de la rue Verseny et quel est celui de l'institut de Géologie... Quoiqu'il y
en ait quelques-uns, peu, mais il y en a, qui soient de
travers. (Le stade Gamma est comme ça. — E.) ... Quoique, et cela aussi
arrive, pendant le match, l'orientation puisse changer. À ce moment-là, on ne peut
voir qu'une petite tranche du terrain. Cela ne trouble nullement les ailiers droits
routiniers, mais, hum, donne une légère sensation d'étrangeté, comme si l'on était
tombé dans un terrain étranger, et qu'on se trouve d'une certaine façon seul. Pour
l'essentiel, ça n'est pas gênant ; seulement ça rend le souvenir
difficile. » L'éblouissant soleil printanier pouvait embrasser un homme
mécontent. Une graine était restée coincée entre ses dents. « Un état qui attire tous
les jours de nouveaux chagrins n'est pas l'état normal », dit-il, et il cassa une
brindille sur quelque arbre en fleur avec une brutalité compréhensible, pour curer ce
qu'il avait à curer.
Une fois dans les vestiaires, le Meilleur Remplaçant montra les murs en
se rengorgeant. « Je les ai passés à la chaux. » Le maître examina avec certain air
de reproche les survêtements, mouchetés de milliers de petits pois blancs. Le
Meilleur Remplaçant haussa les épaules avec bonne humeur. « Mais le chaulage, Péter,
le chaulage ! — Écoute, dit sérieusement le très réputé numéro 8, ce n'est pas
simple. Une peinture de ce genre. Car sans doute — et ici, il regarda autour de lui
d'un air compétent —, ça, unser Adolf l'aurait mieux fait. Il part avec des points
d'avance, c'est un fait — il hocha la tête —, c'est sa spécialité. D'autre part — il
leva un doigt doctoral, et sur cet index, quelqu'un jeta un caleçon en manière de
plaisanterie lourde, hop !, mais le maître s'en tira habilement, il fit tournoyer le
caleçon (« Mon ami, un caleçon au crochet ! il faudra se
renseigner »), puis, ruse, il retira son doigt, tel un axe, de l'élastique, hop là et
alors, seule la force centrifuge s'exerça ! —, d'autre part, d'autres événements
grèvent le budget de ton concurrent. Il est difficile de trancher. » (C'en est trop
pour mon goût conservateur. Et au fond, sur le goût du maître, on pourrait écrire des
romans, oui, des romans entiers... Il leva son grand regard perçant, comme, je pense,
depuis des siècles les Esterházy lèvent leur regard sur un valet d'écurie, un
huissier ou Haydn, quand ils font quelque chose qu'ils n'auraient pas dû faire. « Tu
sais, mec, je ne peux pas blairer cette démarche cérébrale humanitaire, ça non. ») Le
silence se fit dans les vestiaires, quelqu'un ricana, gêné. Le maître lui-même se
troubla. Mais ensuite, il apparut que ce qui était en jeu, c'était : pourquoi
fallait-il qu'il introduise ce morceau d'histoire douloureux de façon si frivole. « À
quoi bon peindre ça? Ça s'effrite tout de suite. » Et, conformément à son intention,
il introduisit en fraude la mauvaise humeur chez eux. Il y avait trop de signes
infimes et prétendus : extérieurs qui les rendaient conscients de leur place et de
leur situation. « Vous savez, mon ami, il est de plus en plus difficile de ne penser,
sans tricher, qu'à ceci : ici aussi, le ballon est pareillement rond. Ici. Aussi.
Pareillement. Rond. — C'est important. »
Peu à peu, les garçons étaient sortis, seul le maître « farfouillait »
selon son habitude. «Purée, où est la chevillière? » Mais ici, de nouveau, l'âme
provoque un important retournement. Je lui, pour ainsi dire, demandai s'il avait lu
ce qu'avait dit sieur Joyce ? Sieur Joyce a dit qu'il donnait pour 300 ans de travail
aux critiques... Eh bien, n'est-ce pas, en ce qui le concerne, le maître aussi en
donne. Parce que, n'est-ce pas, les allusions, les démarquages, le dépistage de ces
derniers, et tout ce mic-mac comme genre littéraire... « Il en donne. Pour deux
jours. Purée ! La voilà ! » Il était aussi content d'avoir trouvé la chevillière que
s'il n'y en avait pas eu cinq dans le sac, parmi lesquelles il aurait pu choisir,
mais lui, c'était la vieille qu'il aimait ; car elle tient,
mais ne serre pas. Il passa le pouce le long du short : c'est
le geste habituel, comme si on étirait l'élastique. Il le tint écarté pardevant, et
regarda dans le tunnel ainsi formé, car il s'en était formé un, et dit là-dedans : «
Bien sûr, même deux jours, c'est du temps. » Hoho, et comment. Deux jours, c'est deux
jours. Ce sont de tels aveux qu'il nous faut avant tout épingler, que diantre.
(Pendant la rédaction, le maître, grand honneur, se penche par-dessus mon épaule :
son long profil d'écrivain projette une ombre sur le papier, ses cheveux pendent dans
mon cou. Sapienti sat. « Pour les débutants et les théoriciens, voir plus loin. » Il
raconte qu'il a besoin de ce qu'il appelle un espace grammatical [c'est un de ses
chers, jolis mots], et qu'ensuite il n'a qu'à vivre. « Ma vie. » L'auteur de ces
lignes incline tristement la tête, et grâce à une subtile
articulation, dit : L'espace grammatical, c'est moi.)
Mais sortons à l'air libre, pleins de santé sous le ciel frais. Le
maître jonglait avec un ballon en arpentant le terrain. Sieur Armand attendait,
sévère. Quelques-uns faisaient des passes, il y en avait qui s'exerçaient en douce à
tirer au but, mais là, l'interdiction de sieur Armand tenait la bride à la bonne
humeur prête à éclater. (« Les tirs au but engendrent toujours la bonne humeur. » «
Vous voyez, mon ami, c'est de platitudes de ce genre que je gratifie la couche
cultivée rebelle à la véritable catharsis. » Puis il imprima un petit effet au ballon
: « Hihi- hi, ricana-t-il, méphistophélique, et il frotta ses petites pattes-fleurs,
hi-hi-hi, je leur ai rendu la monnaie de leur pièce. »)
Le maître musait autour de sieur Armand. L'aurait-il embobiné? Non, il
n'en avait pas besoin dans le rapport de forces donné ! Au contraire, il avait pris
en affection cet homme juste, anguleux. Sieur Armand avait quatre enfants. Cela aussi
attachait le maître d'une certaine manière, du fait de la situation analogue qui lui
était échue — seulement sous l'angle des enfants. « Aujourd'hui je bétonne les
chiottes. » « Aujourd'hui je bêche le potager. » « Aujourd'hui je démonte la remise.
» « Aujourd'hui. » De telles phrases voltigeaient avant chaque entraînement, comme
des papillons multicolores qu'on prend pour des mouches à merde. « Ou inversement. De
façon bien plus rassurante, mon ami. » De ces choses, il était question le vendredi
plutôt que le mercredi, parce que le mercredi, la blessure causée par la défaite ou
la victoire etc. du dimanche était encore fraîche. Ils se tenaient là, sur le
rectangle vert et magique.
« Aujourd'hui je vais fermailler. » Le maître arrêta son ballon qui se
mouvait de façon pratiquement autonome, le maintint un bref instant en équilibre,
puis celui-ci — tel un mort — tomba de son pied, piteusement. (« Pour moi c'est
facile, disait jadis sieur Armand, car cela ne lui arrivait pas, à lui, pour moi c'est facile : le ballon est collé. ») « Il n'est pas
collé », grogna le maître, et il regarda d'un air interrogateur le forgeron des
tactiques et des stratégies : « Des fermoirs sur des sacs. — Quel genre de fermoirs
sur quel genre de sacs?» demanda le grand homme, logique. «C 'était une belle
question. La plus dépourvue d'intérêt. Mais même pour ça, il
faut être doué, moutard. » Puis il fit une autre passe, avec sagesse : « Il est
beaucoup plus aisé de reconnaître l'erreur que de découvrir la vérité. » « Des
fermoirs de sacs à main comme ça. — Bien moches, hein? — Non. Ça se vend bien. Moi
aussi, j'en ai acheté un pour ma femme, ou plutôt je l'ai reçu de Martinkô, parce que
c'est pour lui que je travaille. Martinkó ; il a son magasin à côté de la
boulangerie, là où autrefois le vieux Farkas avait son écurie. » « Des croissants
comme ça, mon ami, on pouvait encore en trouver dans un
endroit. Avant les travaux d'assainissement, dans la rue Pal Harrer, avant le
dispensaire antituberculeux. Ou après, si c'est de la ville que... Il fallait aller
au vaccin Mantoux. Grâce à ces croissants, c'était presque une vraie joie... Je demandais souvent à l'auteur de
mes jours, qui a de l'instruction, car je ne comprenais pas, comment il se faisait
que si le test était négatif) alors c'était bien. »
« Et ça paie bien ? » C'était la question pertinente : si ça paie bien.
« Oui. J'y suis quatre soirs. Parfois cinq. Ça complète bien. Seulement c'est très
fatigant. » Le maître fit un geste indéterminé. « Vous savez, mon ami, c'était un
geste d'utilisation-rationnelle-du-temps-libre. » Ils passèrent outre. Cela, on put
le savoir à coup sûr lorsque sieur Armand lui retourna courtoisement la question : «
Et toi, combien tu gagnes ? » Le maître resta coi devant cette attitude, il croyait
leur conversation plus spontanée, pensait que sieur Armand ne serait pas obligé
d'user de ce genre de réciprocité. Ils se tenaient avec leur
grande affection près du drapeau de touche — car je peux dire à juste titre que sieur
Armand aussi éprouvait de la sympathie pour le maître : il devait aimer son caractère
ouvert et droit, son enthousiasme, son bon pied droit ; et il observait un
garde-à-vous respectueux face à sa renommée —, pourtant leurs paroles étaient de plus
en plus cérémonieuses. Ils étaient dans leurs petits souliers. Quoique le maître eût
peut-être « pu s'échapper », tirer au but. Mais non : c'était quand même sieur Armand
qui commandait. Et une exception : le maître lui-même ne l'était pas.
« Vous savez, mon ami, l'amitié ne peut se développer, elle ne peut
durer, que d'une manière pratique. L'inclination et même l'amour ne sauraient
produire l'amitié. L'amitié véritable, active, efficace, tient à ce que nous marchons
du même pas dans la vie ; que mon ami approuve mes vues, moi les siennes, et que nous
avançons ensemble constamment, si différentes que soient d'ailleurs nos manières de
vivre et de penser. » Et il poursuivit avec une très belle image poétique : « Vous
savez, mon ami, je n'ai pas de cercle d'amis. Mais je vois mes
amis comme des bornes kilométriques à moitié enfoncées sur les bas-côtés... Au fond,
y fait-on attention?! » Il eut un geste de dédain. « Oui, quand même. Vous, lieber
Freund, vous écrivez comme les femmes. Comme le dit Heine, lorsqu'une femme écrit,
elle ne regarde le papier que d'un oeil, de l'autre, elle tient un homme à l'oeil ;
sauf la comtesse Hahn-Hahn, qui est borgne. »
« Et toi, combien tu gagnes ? — Tu sais, l'argent ne m'intéresse pas
tellement. » Et alors, définitivement, ce qui avait commencé auparavant se poursuivit
: les deux hommes restèrent debout en silence : parce qu'ils n'avaient rien à se
dire. La tête de sieur Armand fendait en deux la voûte céleste, la voûte céleste d'un
bleu merveilleux (la tente de Dieu). Sur son front perlait la sueur, sur la voûte
passait à tire-d'aile une hirondelle. Le maître, pour tempérer, dit quelque chose
comme : pour lui, l'argent n'est qu'un instrument, et il lui en faut juste ce qui est
indispensable. « Et toc. » Il appert que cet esprit pur était très perturbé. « Le
soir, ça me pompait encore. D'avoir pris cette question si scolairement. » Eh oui : à ce moment-là, il avait eu l'impression d'être
encore un enfant (malgré service militaire, enfant, renommée). « C'était une approche
tout à fait amateur » — et il n'aurait pu s'accabler d'un mot plus dur que celui-ci,
lui dont le métier est : la connaissance de la vie.
Tout ce temps prit fin : les retardataires étaient arrivés, ceux qui
lambinaient à s'habiller étaient prêts, les ballons tirés malgré l'interdiction
étaient récupérés. Ils couraient les tours d'échauffement. « Combien ? » Mais sieur
Armand se taisait mystérieusement, il inscrivait les présents
dans son petit carnet. Le maître était déjà passablement essoufflé, lorsqu'il
s'adressa à ses compagnons : « L'un des coins du terrain est replié, et il est écrit
dessus : mystère. » Ils continuèrent à s'essouffler.
Signalant ainsi qu'il ne parlait pas en l'air, devant la ligne d'arrivée, il pointa
encore le doigt : « Là. Ça. » Que je le dise carrément, ce n'était pas vrai, en ce
sens que le coin n'était pas replié, et qu'il n'était pas écrit dessus : mystère; on ne peut même pas tout à fait comprendre comment
il avait conçu la chose techniquement, peutêtre comme tapis de
gazon ? — mais quoi qu'il en soit : de sa part, c'était encore une sorte d'élément
poétique, un minuscule détail de cette vision du monde poétique et homogène qui est
la sienne. Moi, je crois que c'est une chose très honorable.
Ils se mirent en place, l'entraînement commença. Le jeu — comme lors
des matches de championnat — ondulait, la balle rebondissait tantôt sur l'une, tantôt
sur l'autre moitié de terrain. Mais la plupart du temps sur la moitié de terrain «
mixte », car les joueurs de la première équipe — conformément aux directives de
l'entraîneur — sortaient rapidement la balle de leur propre surface de but. Quant aux
défenseurs, par de longs dégagements, ils s'efforçaient d'atteindre soit les milieux
de terrain, soit les ailiers. La balle tombait souvent au bon endroit. En pareil cas,
l'entraîneur condescendait à commenter. « C'était beau, Lajos... Belle action, Sanyi.
» Si au contraire la balle ratait son but, le chef entraîneur disait : « Pas grave,
ça sera mieux la prochaine fois. » « L'erreur n'est pas dans la conception, mais dans
la réalisation. » C'était surtout dans l'espace aérien que les fils de sieur Armand
restaient inférieurs. « Frappez hardiment, bien sûr sans utiliser les mains »,
martelait la voix de l'entraîneur. Le temps passait si vite qu'ils ne s'en
apercevaient pas, sauf lorsque sieur Armand consulta sa montre et siffla trois fois.
« Un pour tous, tous pour un. » (Comme les dreï mousketeïres.) (Mon Dieu, que de
vagabondages d'un pic sur l'autre. M'enfin le maître est comme ça : il fait un pas
après l'autre.)
Le maître avait dérobé les pantoufles de sieur
Icsi, espérant que sa vengeance serait modérée. Il était assis sur le banc, les pieds
posés sur le short et le maillot froissés. Quelle vision ! Peut-être est-il superflu
que je m'étende sur les avantages que représente pour le footballeur une (ou : la)
troisième jambe ! Or doncques, Esterházy en avait une à sa disposition ! Cela me
rendait fort proche du maître : que de fois nous étions restés assis dans des recoins
sales et sombres des vestiaires abandonnés, tandis qu'il contemplait, en extase, une
chaussure droite et une chaussure gauche. «Est-ce que...?» — et il haussait les
épaules, désemparé. Grand honneur. (Que Dieu me préserve de cancaner, mais je note
que cette hésitation rendait le maître fort populaire dans les milieux féminins.)
Le maître était en train de se savonner dans les douches — quelqu'un
avait apporté de chez lui du savon parfumé, et il s'était jeté
dessus, alors que... —, lorsque le malingre inter gauche, l'Étalon-moustique, dit que
les bras... lui en tombaient. (À propos des trois points, ici : ce n'est pas l'absence de quelque chose que j'ai voulu signaler, je ne
suis pas si demi-mondain, bien que la littérature du hiatus ne
soit pas négligeable, et qu'elle prolifère. M'enfin, moi,
c'est sur le maître que j'écris, et mon but ne peut pas être
littéraire. — Les italiques : autodérision. — Ce nonobstant, si je ne souhaite pas
perdre la bienveillance méritée des dames lectrices et des « tempéraments »
sensibles, ou plutôt, en général, celle de ceux dont le respect, la déférence et le
reste à l'égard des valeurs véritables ne se sont pas encore éteints ; et si, ma
méthode assumée, je désire rester fidèle — pour user d'un jeu de mots — à la fidélité
même, or doncques [!], en ce cas, un conflit s'embrase. De
quoi s'agit-il? Voici : là, dans les douches, un magnétophone aurait enregistré ce
qui suit : les bras, bordel, m'entombent. Doux Jésus...
M'enfin la routine, l'expérience, l'entourage propice — le maître — ne sont pas
vains, dans ces ornières les problèmes finissent toujours par s'aplanir. Je ne veux
pas poser des bases théoriques, ce n'est pas mon truc, mais ne gardons cidessous que la réalisation, le résultat, pour lesquels la vérité
artistique sera appliquée.)
Reprenons plus haut : le maître, donc, après s'être jeté sur la douche
du fond (la meilleure), ayant éjecté avec toute sa considération un junior débarqué
cette année des juniors, s'empara d'un savon privé, se gratta le dos avec une lente
volupté, et se mit en devoir de se savonner la poitrine. « Vous savez, mon ami,
combien et combien de personnes ont là-devant, vous savez,
cette belle moumoute? » Moumoutéton, disons-nous
culturellement. Sur ces entrefaites, l'Étalon-moustique dit à l'Ailier-droit : « Les
bras, cornouiller, m'en tombent. » (On le voit donc. Lorsque « cornouiller » figurera
dans un sens déviant de celui cidessus, nous le signalerons.)
L'eau ruisselait le long du corps — reflétant les proportions
géométriques — du maître, et pendant ce temps, il tendait l'oreille. (C'est aux
concerts de l'Académie de Musique qu'il sait le mieux tendre l'oreille, à l'entracte.
Il se tourne en tous sens, s'intéresse sincèrement au couple marié qui se dispute
dans la discipline, par sa mimique les assure de son incompréhension, et déjà tisse
le matériau ouï avec un artifice inouï; mais il affectionne particulièrement les
milieux cultivés. Là, il n'y va pas par quatre chemins, il crie à Guittouche, car il
s'arrange pour avoir à crier à Guittouche : « Bibiche, ce Mozart est assez tarte »,
ou quelque chose de ce genre, et il se carapate, fier de lui.) « Ben, cornouiller,
j'ai coché Rome. — Cornouiller, la dernière fois, ils ont même pilé la Juve, c'est
juste, le un. — Bon, mais cornouiller, que l'Inter, cornouiller : l'Inter, sûrement
pas la Générale Électrique, cornouiller : Tinter... » L'Étalonmoustique s'essuyait
déjà, il était très énervé. Il gesticulait terriblement, surtout aux mots
cornouiller, inter, sûrement pas, etc., et bien que ses mouvements eussent pu faire
partie d'une « véritable gesticulation furieuse », en même temps ils s'adaptaient à
l'essuyage, ce qui amusait beaucoup le maître. « Sehr praktisch. » « Que,
cornouiller, l'Inter ne puisse pas gagner depuis des semaines
! » À la sincère surprise du maître, cette phrase qui, pour l'essentiel, ne
comportait pas d'information nouvelle, mobilisa l'ailier droit aux jambes rapides.
Celui-ci arracha la serviette de sa tête ; le geste, cette modification subite de la
luminosité, fit vaciller légèrement l'ailier, il chancela et fit un pas en avant, et
comme s'il était fou de rage, il dit à l'autre, en plein visage : « Cornouiller, et
la Kómó qui passe devant. Cornouiller, si on m'avait dit ça la semaine dernière...
Mais, cornouiller, que Tinter ne le sache pas... — Cornouiller?! — Cornouiller !?
»
C'est alors que le maître sortit de la douche, déchira l'épais rideau
de vapeur, et s'avança, telle une apparition. « Eh ben, cornouiller, proféra-t-il tel
le fracas d'une cataracte, car dans les douches exiguës, les voix prenaient de
l'ampleur, eh ben, cornouiller, qu'ici, en Hongrie, sous la douche, en 28e de la Fédération de Football de Budapest, avec un
salaire de 13,20 de l'heure, la prestation prometteuse de la Kómó vous affecte à ce
point... » « Vous savez, mon ami, pendant un instant j'ai craint qu'il ne se produise
rien, et que nous resterions là jusqu'à la fin des temps, car je ne pouvais même plus
retourner sous la douche. Mais ensuite, on s'est esclaffé un bon coup tous les trois.
»
Ils rigolèrent un bon coup tous les trois là-dedans, mieux, que je
signale combien sa chance le protège, le maître réussit même à éviter un balai
traîtreusement appuyé là. Il s'était encore retourné sur le seuil, et comme il
reculait ainsi, il accrocha l'objet dangereux. « Mon ami — dans ses yeux, solitude
et isolement —, se peut-il qu'alors déjà, ils riaient de
cela? Par avance. Las. » Voyez, le maître connaît déjà le « las » ; ce sont les
douleurs, les déceptions et les fourberies qui permettent à son art de s'épanouir
ainsi. « Oh, mon ami, pour que l'homme puisse accomplir tout ce qu'on exige de lui,
il faut qu'il se croie plus — ou moins — qu'il n'est. » Pourtant, ce balai lui aurait cornouillé le nez...
11. Lorsque je passe en revue certains
...-s/-es
, je peux être content de ce double
guide-âne, lequel, même s'il nous serre, même s'il marque nos heurts de mouchetures
bleu-vert : nous montre la voie. « La spécificité, mon ami, engendre la spécificité.
» Le maître et son romansssic est ce Grand Guide. Aussi bien,
même ainsi, combien de fois je me vois, chroniqueur fiable et dégonflé, comme un
étincelant miroir, sur lequel — il suffit d'un mauvais ou d'un bon (pas mauvais)
mouvement, et déjà... Peut-être ne sont-ils pas inconnus du Lecteur, ces magazines
étrangers (occidentaux) sur lesquels, quand on les fait basculer, une femme, un genre
d'hétaïre, cligne de l'oeil, suite à l'altération des trajectoires de la lumière...
Dans les heures difficiles que me procurent ces notes, je me dis souvent : nous ne
sommes pas autre chose que ce clin d'oeil, pour les siècles des siècles...
« Pâques est la première date. » Le dimanche
matin, le maître empaqueta sa petite famille sur son cheval, et partit au galop vers
la maison de ses parents. Les petites routes sinueuses, qui oscillaient à flanc de
colline comme les muscles sur un dos, mettaient à l'épreuve cheval et cavalier. Le
maître avait mesuré chichement le temps, si bien qu'il se borna à débarquer sa
famille, déposa un baiser sur le merveilleux cou fané de sa mère, puis, sentimental,
prit dans sa main la main maternelle. Les doigts débouchaient sur une surface fine,
sillonnée d'os. Sur la partie qui atteignait le visage au
temps des gifles reçues de revers, les veines dessinaient une géographie
effrayante. Des taches hépatiques et des dyschromies pourpres, voire violacées,
rendaient cette dernière image encore plus vraisemblable. La peau : comme un gant pas
tout a fait ajusté. Un peu de chair s'était coulée sur le gras du pouce, à cet
endroit la paume était plus brillante. Les gants mentionnés à l'instant sont un
ouvrage délicat, soyeux, léger, mais des crevasses aggravaient (ici et là) les
plis.
(En une occurrence antérieure, sieur Icsi avait mis en doute la
fidélité à la réalité de cette description et l'avait taxée d'un certain pathos
littéraire. — Cela se passe ainsi : dans les marges du manuscrit mis à sa
disposition, à l'aide d'un crayon dur à mine H, il traçait une marque onduleuse aux
passages incriminés. « Un vrai cauchemar que ces serpenteaux de merde ! » — car
ceux-ci annonçaient toujours un dur travail. — Dans ce cas, le maître recourut à une
trouvaille originale. Il manda courtoisement la mère du gardien sylphidesque, car le
destin de ses mains présentait une ressemblance avec celui des mains de la mère du
maître. Il les prit dans ses mains, puis lut en lorgnant sur le manuscrit, et ce
qu'il lisait, il le montrait. « Les doigts, voici » — il montrait les doigts —, «
débouchaient sur une surface fine, sillonnée d'os » — il montrait la surface fine,
sillonnée d'os. Etc. Cette scène donnait froid dans le dos. Les deux footballeurs
échangèrent un regard honteux; la mère retourna à la cuisine. Du reste, on peut faire
l'expérience. Il faut : au moins quatre enfants, et un certain dénuement dans les
conditions de vie ; l'expérimentateur assistera à l'apothéose des paroles du
maître.)
Prenant les mains de sa mère, il se pencha de nouveau sur son cou, et
murmura : « Maman-poule, tu es très belle aujourd'hui. Tu es belle comme une
maquerelle ! » La sainte femme, habituée aux excentricités de ses fils, donna une
petite tape au maître, qui cependant n'était déjà presque plus là ; il fallait qu'il
soit sur le terrain au plus tard au quart.
Quand il rentra, les participants du déjeuner se mettaient déjà en
rang. Mais le maître attira Frau Gitti hors de l'assemblée afin d'épancher son coeur.
Il grognait sec, tandis qu'ils faisaient l'important détour dans le jardin. Il
marchait avec sa femme sur le sentier dominical, et à chaque pas plus accentué, leurs
cuisses se frôlaient, provoquant des étincelles. (Dans ce but, le maître marchait un
peu comme s'il eût été rachitique. Mais moi, je suis sûr que, si quelqu'un avait
déboulé sans crier gare de l'abri d'un peuplier, ou de la confusion d'un arrêt de bus
provisoire, et avait braqué sur lui la question d'usage en pareil cas, il aurait
donné la bonne réponse. « Elle s'est réveillée, mec, ma blessure obstinée » — ou quelque chose de ce genre.) « Ma Gitti chérie, je te jure,
je n'ai encore jamais vu un arrière aussi stupide. » Ici, il s'éclaircit la voix
entre deux grommellements. « Pourtant, je peux dire que j'en ai déjà vu quelques-uns
dans ma vie tumultueuse. » Frau Gitti semblait un point d'interrogation. « Mon ami !
Deux points d'interrogation ! » Ah bon :
« Il était tellement stupide qu'il n'a pas enregistré la feinte. — La
feinte ? Oui. — Et qu'est-ce qui est arrivé ?» — la femme se blottit. « Qu'est-ce qui
est arrivé, qu'est-ce qui est arrivé. On l'a remplacé. » Ça lui arrive rarement ; il
n'a pas l'habitude de se réjouir de ce genre de choses. « Ces
vestiaires vides ! Et la façon dont on fouille dans ce tas de pantoufles et de
serviettes ! Répugnante, cette abondance, ma parole ! »
Alors, les feuilles vert tendre s'étaient déjà faufilées dans le
jardin, et les bourgeons et les fleurs aile-de-papillon avaient escaladé les arbres.
Personne ne se balançait sur le jaune d'une pâquerette, et personne ne s'allongeait à
plat ventre dans l'herbe pour reluquer les cuisses des filles. « Mais lieber Freund !
Il y a là celle de Guittouche ! Voire : celles de Guittouche ! » Bon, c'est vrai :
les cuisses de Frau Gitti sont de première classe ; si l'on
aborde la dame sous l'angle de la psyché : elles sont l'incarnation des fantasmes
adolescents les plus audacieux du maître !
Pâques s'était lourdement étalé sur le jardin : déjà après la
résurrection, il est vrai, mais encore si près du Vendredi Saint. Chez le maître — en
dépit de tout — la bellis perennis se prolongeait (à ce moment, naturellement, elle
avait cessé d'être bellis perennis), et il ne disait rien. Sa main était entre de
bonnes mains. Ils étaient tous deux, foulant la végétation du jardin, comme une
action de grâces. Le maître roula (avec le fracas des rochers — Tu es Petrus, etc.)
au côté de Gitti vers les appels qui leur parvenaient du déjeuner. La bellis
perennis, lentement, comme si elle avait des muscles, et les simples, ce nonobstant,
non moins mystérieux brins d'herbe aux alentours, se redressèrent ensemble après le
passage de leurs pieds. « Vous savez, comme ça, par saccades, comme dans un film ;
vous savez, ces films sur les sciences naturelles. » Et la bellis perennis fut.
Mais avant le déjeuner de fête, quel vaudeville
se déroula par la faute des cadets du maître ! Dame Gitti s'était dépêchée pour aller
donner un coup de main, quant au maître, il flânait Inotichalamment en direction de
la maison, butinant parmi ses pensées ; « quand Totô a débordé sur l'aile », il
aurait quand même dû feinter, hop, éviter le pied qui tirait, encore un, puis feinte
de tir, le center-half osseux et désagréable par terre, son visage
dans l'herbe, il lève les yeux, « leurs regards se croisent », éviter aussi
le gardien, ralentir devant la ligne de but, tchac, inutile de l'envoyer au fond des
filets. « Aaaah. » Un hurlement à s'arracher la gorge, à fendre le coeur, à faire
frémir jusqu'aux moelles traversa la maison, tous ses coins et recoins; le maître,
comme le hurlement avait jailli dans son voisinage direct, de terreur fut presque
fendu en deux. « On m'a terrorisé », dit-il en une occurrence ultérieure en
feuilletant des lettres. « Si fait — alors, il secouait une enveloppe conséquente —, si fait, mais celle-là a bien atteint son but.
»
Il frappa. « Tellement j'avais eu peur. » Car il vagabondait dans les
parages de l'âme, et quelle hâte pour en revenir! L'ombre dressée devant lui pivota,
après que le petit poing rapide du maître eut déferlé comme un coup de maillet. Il
sentit la rencontre de la chair et de l'os avec son poing. Sieur György — car c'était
lui, l'ombre dressée — poussa un han ! sous l'impact du coup donné sur sa colonne
vertébrale, puis le grand corps bovin, comme si on l'avait assommé, s'écroula en
avant au pied du radiateur. Le maître, qui entre-temps s'était ressaisi moralement,
ayant vu que son cadet ne daignait pas l'honorer d'un regard, entra en fulminant dans
la pièce du fond. Il était fort énervé. « Quel boeuf. »
Les teintes mystérieuses et profondes de la pièce du fond, les rais
d'or du soleil filtrant dégageaient un effet très rassérénant ; les bruns, les verts,
les jaunes estompés — énumération bâclée. Le maître salua les parents proches et
éloignés qui se faufilaient vers la table, puis se rua dans la salle de bains, disant
qu'il allait se laver les mains. Il croyait entendre Jozef Veverka le poursuivre de
paroles mielleuses : « Va, Péter, va créer de belles, de nobles choses. » Il dit
toujours ça, et il est un peu vexé. (Tu sais, ma Guittouche, une sorte de peine
virile l'inonde. » La dame haussait les épaules. (Jozef
Veverka avait des liens de parenté plus étroits avec Frau Gitti qu'avec le maître.)
Jozef Veverka, on peut le dire, empiétait jour après jour sur le « présent » de la
(petite) famille du maître, il apportait un paneton d'oeufs, parfois des radis, bien
que le maître eût dit qu'ils « en avaient des tapées », eh bien, s'il y en a,
donnes-en mon fils, dans notre ménage les radis peuvent jouer un grand rôle, il
rectifiait la nappe sur la table, et s'incrustait dans le fauteuil préféré du maître,
de là, il les informait des petites histoires de famille, ou extrayait illico un
tournevis de sa pochepoitrine, et se mettait à bricoler quelque chose qui ou bien
était en mauvais état, ou bien réclamait justement, à son avis, les soins d'une main
compétente ; au début, il fumait des cigarettes puantes, ensuite il donnait lecture —
accompagnée de toux, de raclements de gorge soidisant involontaires — de journaux
spécialisés, qu'il tirait froissés comme un Sport de sa veste en simili-cuir luisant,
sur le cancer du larynx, les symptômes, les risques, etc. « Ma Guittouche,
cornouiller, encore heureux qu'il ne nous pose pas des colles ensuite ! — Ne parle
pas comme ça de mon... » Quand il commençait à lever le camp — en hâte —, chaque fois
il accablait de reproches les dirigeants du pays et dame Gitti, les premiers parce
qu'ils avaient vendu le pays pour un mégot, la dernière pour
qu'elle arrose enfin la pandanus veïtchi.
« Mais, en réalité, je ne me lavais pas les mains, je pissais. » En
sortant de la salle de bains, il tomba sur sa mère, qui partait justement à sa
recherche. «Tu t'es lavé les mains?» demanda la matrone grisonnante avec une
suspicion aspergée d'inquiétude. Eh oui : cette noble dame avait été capable de
transmettre à ses fils toute son expérience, mais le lavage des mains, dans le monde
bacillaire d'aujourd'hui, n'en faisait sûrement pas partie. (Parfois, quand le maître
sent que ses mains sont déjà poisseuses, ou ne le sent pas,
mais que, lors d'une friction résolue des doigts contre la paume ou des doigts entre
eux, de noirs alluvions se détachent, alors, oui. — Cela aussi
est un petit détail qui fait tellement humain.) « Naturellement, je les ai lavées »,
répondit le grand garçon, et il prit sa mère par le bras. « Imagine-toi, mon fils —
sa mère déballait ce qu'elle avait sur le coeur —, que ton ami, ce feignant de
footballeur, est venu ici. — Franz ? » La dame acquiesça ; rien que d'y penser la
mettait hors d'elle. « Il entre, car, n'est-ce pas, je lui avais demandé de m'aider,
il me salue à peine, et pendant que je le suis en trottinant avec mes vieilles jambes
délabrées, le voilà déjà devant le carrelage, à secouer la tête, et il me dit : Faites excuse, faut creuser ici! » Le maître eut un
haut-le-corps, et narra une anecdote : « Il travaillait dans l'Entreprise d'Entretien
de l'immobilier. Tu sais combien il gagnait avec ce faites-excuse-fautcreuser- ici?
Il faisait le tour d'un immeuble de dix étages, là-haut, au dixième, faites excuse le
locataire d'en dessous, faites excuse, et il présentait un genre de papier-carbone,
indiquant que c'était officiel, hop, et le voilà déjà, chagriné, devant le carrelage,
mesurant l'intervention. Faites excuse, faut creuser ici. La maîtresse de maison
rajustait son petit peignoir coquet, regardait Franz au fond des yeux, et demandait
si on ne pourrait pas. On pourrait, disait Franz dans l'expectative. Vingt balles au
minimum. — Ben moi, je lui ai dit tout de suite de sortir de là, c'est le robinet qui
ne marchait pas. — Le joint ? — Tu en sais des choses. Avant, tu ne savais pas tout
ça... Mais, mon fils, cet ami à toi ! Il répare, comme tu dis, le joint, ensuite on
s'assoit, je lui apporte un verre de vin, et alors cet ami à toi commence à me dire
qu'il a toujours préféré les femmes âgées ; moi, évidemment, je ne pensais à rien,
seulement lui, tu sais, il commençait à regarder ma poitrine comme
ça, ridicule. » La merveilleuse femme rougit. « Ensuite, il a mis sa main
dans la poche de son pantalon... alors là, je n'avais jamais vu un pantalon aussi
sale..., et il en a sorti une horreur, comme quoi c'était une perle authentique,
qu'il aurait trouvée dans la tuyauterie d'un vécé. » Sur ce, sans crier gare, la dame
tendit sa paume ouverte — et la perle, là-dessus ! Le maître rigola haut et fort,
prit, étreignit dans sa main celle de sa mère, et de l'extérieur, avec la sienne
comme une coque, la referma en poing. Donc, dans l'ordre, de l'extérieur vers
l'intérieur : sa main, la main de sa mère, et au centre la perle trouvée dans la
tuyauterie. Les gens qui, selon les instructions de Frau Gitti et du diligent père du
maître, s'étaient apprêtés, à vrai dire n'attendaient plus qu'eux : la mère, son fils
; excepté Jozef Veverka, qui reniflait déjà autour de la table d'un nez aquilin et
taciturne. Mais eux continuèrent à susurrer.
« Écoute un peu, mon fils, le rêve que j'ai fait. Nous étions ici,
dans cette chambre. Comme s'il faisait jour, mais toutes les lampes étaient allumées.
— Elle montra les lampes. — Et il y avait quantité de lits. Tous en cuivre. Des lits
en cuivre étincelant, les fauteuils entassés entre eux. Mais tous recouverts d'un
voile blanc. — Pour ne pas salir ! siffla le maître avec un emportement inattendu.
Comme Jozef Veverka. Celui-là aussi. Il les recouvre toujours. — Mais tellement
entassés, tu comprends, qu'on pouvait à peine se déplacer. Seulement en se dépêtrant
comme ça, de côté. Dans un des fauteuils était assis Mátyás Rákosi. Sa tête luisait,
nous bavardions. Vous aussi, n'est-ce pas, Mâtyâs, vous faites autant de traductions
que mon Mâtyâs, lui demandai-je. J'étais assise sur un lit en cuivre, les genoux
serrés. Oh oui, répondit Rákosi, seulement moi, n'est-ce pas..., et il haussa les
épaules. Oui, bien sûr, nous l'avons lu dans le journal. J'ai froid, dit Rákosi, et
il se couvrit d'un imperméable brun, bruissant. C'est alors que je me suis rendu
compte, je me suis faufilée entre les lits. J'apporte tout de suite le café, ai-je
crié. Pendant ce temps, vous, les hommes, vous n'avez qu'à bavarder. — Quoi, le pater
était là aussi ? — Oui. Et ne dis pas : le pater. Bon, alors je suis allée dans la
salle de bains pour allumer le poêle, puisque l'invité avait froid. Mais devant le
poêle, un grand chien noir était couché, avec un petit agneau sur son dos. Dès que je
suis entrée, le chien s'est glissé dehors, les deux Mátyás ont aussitôt construit une
barricade avec les lits, et se sont cachés dessous. La
barricade a pris si bonne tournure qu'ils se sont enhardis, et pour blaguer, ils ont
aboyé sous le lit. Et moi, j'avais peur même de l'agneau ! Mais de quoi leurs
chemises avaient l'air ensuite ! Celle de ton père, ça allait encore, m'enfin celle
du pauvre Rákosi ! »
« Et moi, j'ai rêvé — le maître fonça brutalement sur sa mère qui
attendait sa réaction — que Laci Nádai montrait son cartable à bretelles. Dessus il
est écrit : Moscou 1980. En riant, il montre dedans une merveilleuse pagode faite
d'éléments de jeu de construction Märklin. Qu'est-ce que c'est? Il rit comme un
enfant. Comme je la donne toujours à la maîtresse de maison,
dit-il, et il s'incline comme le prince Kerouac, cette pagode, et si par la suite je demande l'hospitalité, on me l'offre de bon
coeur, on sait que je ne vais pas décaniller avant le temps, la pagode est ici. Laci,
mon chéri, qu'est-ce que c'est que cette sottise ? — Voilà ce que j'ai rêvé. »
La dame écoutait, un peu vexée qu'on ait sauté à une telle allure
pardessus son rêve. Le maître réalisa (de multiples façons). « Chère Lilkó, dit-il
avec la fermeté d'un homme qui a pris une décision, assez de ce rythme de vie
nonchalant (ici, la dame fit une grimace amère), tu vas noter chaque matin ce que tu
as rêvé. — Mais il arrive que je ne rêve pas, et il arrive que j'oublie. —
Maman-poule, alors ne note pas. Mais n'ajoute rien, n'enlève rien. Qu'en dis-tu ?
Avec ça, nous écrirons un livre, moi, je lui donnerai une forme artistique, et
l'argent pleuvra ! » Le maître enlaça sa mère, et allait la faire tourbillonner au
rythme d'une valse fictive, mais sa mère ne le laissa pas faire. « Tu es complètement
fou, mon fils » — elle riait, honteuse, fière. « Voyez, mon ami, c'est plus fort que
moi, je ne pense que littérature. Quelqu'un dit quelque chose innocemment, et moi,
telle une épeire diadème : donne-lui ! Quel clopinage ! » Mais moi, je sais très bien
ce qu'il cache par cette tournure autocritique.
Son coeur ! Car, eh oui, à cette époque, la mère du maître avait fort
mauvaise mine. Ce n'était pas tant ses maux concrets, mais plutôt qu'elle n'avait pas
envie de guérir. « Les choses vont si bien maintenant, moi, je
ne peux plus rien supporter », avait-elle dit, soutenue par
force oreillers, et ses magnifiques yeux de chat s'étaient emplis de larmes. « Ça va,
petite maman », avaient dit les garçons, et ils avaient caressé la main affaiblie, et
s'en étaient allés à leurs affaires. Ensuite, quand le médecin avait voulu parler
d'homme à homme avec le maître, il fallait faire quelque chose ; alors était
intervenue la bizarre offre de collaboration du maître. C'est donc ainsi qu'il faut
la voir.
« Tu as bonne mine, mon minou » — Esterházy donna une tape à sa mère,
là où il est d'usage d'en donner aux mauvaises filles, la dame eut un geste de
dédain, et s'appuyant sur son fils, elle clopina (angiosténose?) jusqu'à la table de
fête, qui croulait sous quantité de biens terrestres. Le géniteur du maître — le
publiciste grisonnant — cria, impatienté : « György ! » Sieur Marci, qui avait fait
son apparition l'air ensommeillé, donna un coup de coude à son frère plus âgé : « La
pommette bouge. » C'était un signe bien connu de la nervosité paternelle, qui en son
temps avait été suivi de tant et tant de gifles propres à remettre dans le droit
chemin, de paires, pour user du mot de sieur Mihâly (peut-être
parce que, dans la praxis, le mot gifle émergeait toujours au cas duel?). Depuis
lors, les rapports de forces se sont réorganisés, mais encore aujourd'hui, un pesant
respect enveloppe les âmes lorsqu'ils aperçoivent les muscles du visage de leur
géniteur, ce qui n'est possible que si les fibres se sont contractées, et ont soulevé
la surface hirsute de la peau (chose qui, quant à sa cause, signifie qu'il a serré
violemment les mâchoires), comme si des câbles secrets erraient tout autour de sa
tête ; les forures de la fureur (en d'autres termes). Les rapports du père du maître
et de sieur György, à ce que je vois, n'étaient pas sans nuages, et en tant que
porte-parole non requis (« le cornouiller de son père, lieber Freund », je peux juger
que la cause en est l'embrasement mutuel de la souveraineté du caractère de sieur
György ainsi que de la soif d'autorité de son géniteur.
Für aile Fälle, ce cri exaspéré : György ! « recelait les déchirements
de longues années ». « La pommette bouge » — sieur Marci répéta le mot d'alerte des
temps anciens. À ce moment le maître, mû par une intuition, quitta au galop la
compagnie festive. « Doux Jésus », s'écriat- il par anticipation. De fait, comme il
ouvrait une porte — revenu sur les lieux de l'acte —, il aperçut une jambe qui
dépassait. « Mon ami, une jambe en sanglots ! » Sieur György
était agenouillé près du radiateur, sa main glissait lentement, très lentement le
long des nervures, et les pleurs secouaient le géant tout entier. Sur la surface
poussiéreuse du radiateur dégringolaient les stries fatales des doigts. « Qu'est-ce
qu'il y a, mon vieux?! » Le maître se pencha, effrayé, il souleva le poids et le tira
à lui, fort essoufflé. « Ne déconne pas, moi, vraiment..., mais Georgeounet, ne pleure pas, allons, allons, il ne faut pas, là : mon petit
chéri. — Tu es complètement con », hoqueta sieur Gyôrgy. Le maître soutenait son
cadet sanglotant, il pencha son visage tout près de l'autre visage, que de véritables
larmes trempaient jusqu'au marécageux. « Mon Dieu, que ta tête est grande », dit le
maître inconsciemment, et il caressa sieur György. (Malheureusement, dans l'effroi
auquel l'avait réduit le hurlement de bête, il avait oublié les douleurs lombaires de
sieur György. L'infortuné était déjà allé voir le rebouteux en Slovaquie.) Le grand
corps — évitant les convives — se traîna à la salle de bains. Le maître piétina tout
le long à sa suite ; il tâchait de se rendre utile ; mais n'y arrivait pas.
Sieur György baigna longuement à l'eau froide son visage rougi par les
pleurs. Mais, peu à peu, le doute s'empara du maître : sieur György, ayant ôté la
serviette de son visage, se planta devant le miroir, pressa un point noir, demanda le
peigne que le maître, serviable, dénicha. N'ayons pas peur des mots, le frère se
pavanait devant le miroir, qui pis est, tout en arrangeant sa coiffure — de la main
—, il dit : « Va te faire mettre la Milo dans l'oreille, artiste de mes deux ! —
Salaud ! » siffla le maître, réalisant que son cadet tombait le masque précédent,
mais aussitôt sieur György poussa un aïe, et se plia audessus du lavabo. Le maître ne
savait que penser : « Allons-y », dit-il à sieur György plié en deux, confondu, qui —
ayant jeté un dernier coup d'oeil au miroir — le suivit d'un pas élastique. Sieur
György savait fort bien se comporter en jars de charme. Les autres n'avaient pas
attendu les traînards, ils en étaient à la soupe. « Quel con, celui-là » — sieur
György montra le maître, et s'assit avec un bref aïe, pour rattraper son retard.
Mais le vaudeville que j'avais promis ne prit
pas fin à la façon d'une brève ondée printanière, mais fila bon train — non plus au
galop, il est vrai. Les « tantines » et les « tontons » pantelaient de délice.
Onc'Ôdôn, qui avait conservé jusque dans ses vieux jours sa moustache et sa barbe
dans une forme excellente, chantait les louanges en alternance avec Jozef Veverka : «
Ma Lilkó, cette soupe est un poème délectable. » Veverka fit un petit discours, et
Mme Veverka, ce petit bout de femme mince, le poussa du coude : « Bien parlé, le
père. » Sur ces entrefaites — probablement dans sa hâte — la cuillère chavira dans la
main de sieur György, heurta son assiette et d'autres choses encore. Sieur Marci
tonitrua : « Qu'est-ce qu'il y a, mec ? Enlève donc la sauterelle de ton couvert. »
Ce qui s'ensuivit ! En préambule, il faut ajouter qu'une soupe merveilleuse clapotait
là, devant eux ! « Des restes, mon ami, des restes. Mais accommodés par une vraie pro
! » Et comme, sur le plan flou du jus brun, bougeaient des ronds gras tels des
miroirs obscurs, le maître penché sur l'assiette coquetait (un peu). C'est ainsi que
put se produire ceci : le maître, au trait d'esprit sauterelle, éternua dans la
soupe, dont les éléments (cumin ? poivre ? pois ?), à la manière de moucherons
sympathiques, froufroutèrent au-dessus de la table.
(Pourtant, quelles grandes précautions le maître prenait à l'égard des
soupes. Il y a une histoire à ce sujet. Les amis de la littérature savent bien que
les rapports entre le maître et les serveurs sont ô combien sans nuages ; des
douzaines de droits d'auteur en sont la preuve. — Sur le mandat de ses premiers
droits d'auteur, il y avait : droits d'horreur. Et toc. — Or doncques, malgré tout,
il y eut un cas. Au Petit Coucou, le maître était en train de faire le connaisseur. «
Lieber Freund, observez comment se tiennent les connaisseurs, armés jusqu'aux dents,
ils tireront au moindre mouvement suspect, et pendant ce temps, ils picorent
décemment dans le beefsteak à la Chateaubriand. » Bouillon de viande avec gnocchis de
semoule, c'était la première partie du jugement, de notre point de vue la seule qui
mérite d'être mentionnée. Avec sa cuillère, le maître coupait en deux les gnocchis
dans le sens de la largeur [c'est important : dans le sens de la largeur !], et les
avalait de sorte que la partie conique, à savoir non la partie coupée, tombât dans le
sens du mouvement [lèvres, cavité buccale, épiglotte, et ainsi de suite]. Mais au
fond ! Au fond, tout à coup, alors que personne, mais alors personne ne s'y
attendait, au fond se diffusa la chaleur bouillante qui était emmagasinée à
l'intérieur de l'énorme gnocchi ; se diffusa, se répandit, et il crut qu'il allait
mourir sur-le-champ. La brûlure ne faisait que croître, et le maître ne pouvait rien faire. Littéralement : il ne pouvait ni cracher ni avaler.
C'est alors qu'approcha le serveur — fort serviable —, mais lui, le visage cramoisi,
ne savait vraiment que faire, pis : avait honte d'être asservi au gnocchi. Et c'est
ainsi qu'il fit un signe de la main : « Allez. » Le serveur — conformément au souhait
du client — déguerpit ; à la fin, le maître voulut réparer par un pourboire élevé,
injustifié, ce qui bien sûr ne fit qu'aggraver.)
Les invités usaient de leur cuillère avec tact, la mère du maître
piqua une colère. « Ça, c'est quand même un peu fort. Des adultes ! » Sieur György —
ne se sentant plus de joie d'avoir retrouvé sa cuillère — dit, goguenard : « Sans
compter que Péter a des diplômes. — La pommette bouge », souffla sieur Marci le grand
guetteur, mais ensuite, il rappela à l'ordre le maître sur le point de s'exalter : «
Tu ne peux pas te contrôler?! Que madame Achecéel t'embrasse!
» Le maître eut un clappement de langue appréciateur, et sauta sur ses pieds pour
noter cela ; comme on peut voir. « Voyez, mon ami, apparaissent les difficultés
(celles de la rédaction du roman — E.), qui sont transitoires. » « Quelle
inconvenance, se lever de table ! » — de nouveau, la mère trouvait à redire. « Ne
bougonne pas comme ça, maman-poule ! — Eh bien, eh bien », grogna le chef de
famille.
Les assiettes furent changées (grâce aux bons soins de dame Gitti
s'affairant à l'arrière-plan, qui tel un honorable médecin de dispensaire, gardait
les doigts posés sur le pouls des choses), et voici que déjà resplendissait la
côtelette à la Lilkó : fondante, tendre, incroyablement. « Mais ma chère Lilkó!
Comment fais-tu ? » La préparatrice sourit mystérieusement. « Mangez, mangez. » À ce
moment-là, le père du maître s'esclaffa allusivement. « Il eût fallu voir, mon ami,
comment ma mère cloua mon père du regard ! Comme quand un enfant se met dans une
colère infernale ! Et va sur-le-champ trépigner de rage. » Je n'exagère pas ; la
solution de ces foudres, c'est que la côtelette est simplement : de la viande hachée
!!! « Mais bien accommodée. » Voilà pourquoi elle fond comme du beurre, etc. « Ma
Lilkó ! Ça fond ! — Chère Lilkó, ma parole, ce n'est même pas la peine de mâcher, ça
se mâche quasiment tout seul. »
Dans l'assiette de sieur Marci restait un tout petit morceau, dernier
rescapé de la variété légèrement plus grillée à laquelle, d'ailleurs, le maître donne
la préférence sur ses parentes plus falotes. Il essaya de le choper. « Bas les pattes
devant le Vietnam ! » (Ici, c'est une erreur de traduction, ou plutôt une trouvaille
de traduction, nos erreurs correspondant d'ordinaire à nos vertus.), s'écria
fougueusement sieur Marci, et il donna un énorme coup sur la main qui tient la plume
pendant une partie notable de la vie. Le maître, chagrin, allait se retirer, lorsque
les traits de sieur Marci s'adoucirent, et après avoir enfilé le morceau sur la
fourchette, il le présenta au maître, à peu près à mi-chemin. « C'était une version
significative. » « Vieux, dit-il tendrement, la viande est ici », et il bougea la
fourchette en direction du maître. Celui-ci rampa de joie. (« Il faut bien ça. »)
Servilement, il happa l'appât ; il tendit les lèvres vers la viande, celle-ci était
tout près. Sieur Marci recula d'un pouce. « La viande est ici, mec. — Son visage se
durcit. — Et elle y reste. » Sur quoi, hamm, il la goba. Quand au maître ainsi
humilié, il fit glisser son assiette vide vers dame Gitti, qui le gratifia d'une
caresse de consolation.
« Nous boirons le café à l'intérieur », dit la maîtresse de maison, et
elle ajouta en riant : « Nous allons le dire à la bonne. » Ce qui, naturellement, fut
compris comme de l'autodérision ; cette fois néanmoins, cela se retourna contre elle,
dame Gitti, qui pouvait se sentir visée, étant présente, et cela créa une sorte de
situation classique bellemère- bru, alors que si jamais belle-mère s'entendit avec sa
bru : ce fut bien la mère du maître et l'épouse du maître. À cause du lien douxamer,
sans doute ! La principale attraction du café : sieur Marci, qui boit le jus
originellement amer avec 6 sucres, soutient qu'il faut construire une tour de 6
sucres, et que dans le café, la seule chose qui compte, c'est la façon dont la tour
s'écroule. Personne ne put se soustraire à l'effet, les diverses générations
attendirent, retenant leur souffle, de voir le café « mordre brutalement dans » la
construction, un cube craquer, la tour vaciller, et sombrer dans la noirceur... «
Regarde la façon dont, comme un ivrogne, elle glisse lentement sous
la direction du mur salpêtré. » La cuillère, comme un membre démis, pendait
hors de la tasse de sieur Marci. La mère (branlant du chef) la posa sans ostentation
sur la soucoupe.
Jozef Veverka se coula dans les pièces à pas de loup, et lorsqu'il
trouvait une pandanus veïtchi — il en trouva une —, il la tournait vers le soleil. Le
maître le suivit du regard. Onc'Ödön prit le père du maître par le bras. « Tu
permets, il faut que je te parle d'une affaire de confiance. » Il caressait sa
barbichette. Le maître goûtait fort son humour : « Vous savez, mon ami, on avait pu
suivre cela, ce processus, avec le vieillissement d'onc'Ödön. Ç'avait été un bel
homme, les femmes lui tournaient autour. Der schöne Ödön. Eh ben maintenant, son
humour enjôleur, maigrelet, s'approfondissait au fur et à mesure qu'il perdait son
sens. » Avec emportement : « Peuh, la didactique. » (Un jour qu'il allait à Vienne en
même temps que la sélection de handball — l'oeuvre du hasard —, ayant reconnu «
l'attirante tireuse », il avait dit à la femme : « Vous savez, Amálka, il suffit que
je vous aperçoive, et je sens expressément l'odeur du but. —
Oh, vous êtes très aimable », aurait dit la femme en rougissant. Onc'Ödön avait même
eu un billet gratis.) « Tu permets, il faut que je te parle d'une affaire de
confiance. » Onc'Ödön était un gentleman. « Je t'en prie, fais donc. » Le publiciste
grisonnant, résigné, tira une bouffée de son cigare. Le père du maître — à ce qu'il
semblait au maître — était fatigué de sa classe. Mais n'en disons pas plus : « On
peut mettre tout ce qu'on veut à l'actif des pères, puisqu'ils vivent depuis si
longtemps. » « Ecoute, tu permets, l'affaire est fort délicate. » Le maître prêta
l'oreille, se glissa à plat ventre derrière le rideau, grimpa sur la table vernie («
qui cloque si joliment »), et imperceptiblement, « se fit couvert, fourchette ».
Selon son habitude, il se pliait à toutes les exigences de sa profession en matière
de sacrifices : il s'appliquait.
« Je suis à ta disposition, oncle Ödön. » Mais l'homme affairé couvrit
à nouveau son sourire d'un voile de fumée. « Tu permets, Jolánka a écrit une carte,
dans laquelle elle relate quelle grande émotion a suscitée là-bas notre voyage en
Bretagne. » Les deux sourcils se haussèrent asymétriquement — héritage paternel —,
interrogateurs. « Écoute, notre ami commun, je ne veux pas citer son nom tout haut —
et ici, il jeta un coup d'oeil au téléphone —, le comte français, n'est-ce pas, s'est
retiré dans ses domaines de Bretagne, n'estce pas. » Le père du maître acquiesça. «
De toute évidence, il n'avait pas la moindre idée de ce dont parlait le brave Ödön.
Vous savez, mon ami, un jour, j'ai écouté entièrement une de ses discussions sur un
livre qu'il défendait fort violemment, et son adversaire finit par abandonner, pris
dans l'étau de ses pressants arguments. Et alors, le vieux, sans se conformer
strictement au fair-play, porta l'estocade : il n'avait même pas lu le livre. Also,
weisst du, Matthias... ! Le quidam en eut le souffle coupé. C'est réellement un
retournement culotté, non? »
« Tu permets, lorsque nous lui avons rendu visite avec ma femme, nous
avons rencontré là-bas une très nombreuse société, comment dirai-je : royaliste,
venue des environs pour une belle garden-party, au cours de laquelle le " général ",
avec ses manières vives et spirituelles, s'est montré le plus charmant des hôtes. »
Le père acquiesça d'un air las. « Le soir venu, dès que la dernière note de violon
eut retenti, il conduisit ma femme sur une hauteur qui se trouvait sur la grande
pelouse du château, rassembla autour de lui tous les danseurs et danseuses, donna le
signal à l'Orchestre, et le patriarche de 75 ans conduisit la société en " farandole
", avec un cortège déférent, jusqu'à ma femme. »
« Extraordinaire », fit le père du maître, et, comme une part de tarte
se montrait sur l'assiette en faïence, il s'empara d'une fourchette. (Le maître se
recroquevilla, craintif, comme on pense.) « Certainement, tu permets, seulement tu
sais, la réputation du comte! — Eh oui, évidemment, dit le publiciste grisonnant, de
plus en plus renseigné. — Tu permets, par exemple le comte, dans la chapelle de son
château de Bretagne, conservait très pieusement le linge avec lequel, dit-on — ici le
narrateur baissa la voix (le maître, quant à lui, éclatait presque en sanglots ; à
chaque 64 baisse " de ce genre) —, dit-on, le chef du mouvement s'était essuyé le
front. » Onc'Ödön gloussa. « Vous savez, mon ami, on a peu d'occasions d'entendre un homme glousser. » Ce fut pour le maître une expérience
précieuse, dommage qu'onc'Ödön se situât déjà sur la branche descendante, et non dans
la force de l'âge. « Tu sais, tu permets, c'est une sorte de, hi-hi-hi, linge de
Véronique communiste. » Le père du maître rit à gorge déployée. « Très bon, oncle
Ödön, c'est excellent. » Mais il se rembrunit aussitôt, comme dans un film comique
muet. (« Le vieux cavaleur a mis le paquet ! ») « Et quel est le problème ? — Tout de
même, tu permets, tu as, n'estce pas, un droit de regard... »
Onc'Ödön se tut, et lança un regard implorant au père du maître. Celui-ci soutint
longuement son regard. « La canaille. » Après un long silence, du moins en ce qui
concernait les deux interlocuteurs, car plus loin, les voix sans mots des caquetages
allaient bon train — il parla sérieusement. Il posa sa main sur l'épaule de l'autre.
« Je te remercie, oncle Ödön, de m'avoir averti. Et j'irai plus loin. » La fourchette
à tarte dégringola sous la table. « J'irai plus loin et je te remercie et je te prie
de m'informer sans faute, si à tout moment tu viens à apprendre des détails pouvant
te paraître insignifiants. C'est à l'aide de telles mosaïques que se compose et
s'éclaire le tableau. » Il devait avoir atteint la limite de ses forces, et
s'empressa de planter là onc'Ödön.
Sieur György jeta la confusion avec sa vulgaire modalité de recherche
du Sport. « On n'a pas d'autre plaisir après le repas que le sport, et même ça, on nous l'enlève. » La flèche de
la critique visait sans nul doute sa mère. Le père du maître, fatigué et rafraîchi
par la précédente discussion familiale, poussé en outre par le trait fondamental de
sa nature, auquel se mêlait aussi un peu de remords, accourut à l'aide de son épouse,
en ceci qu'il se mit à chercher le journal. « Il n'est pas à côté de la pandanus
veïtchi, intervint Jozef Veverka. Vous savez, ma chère Lilkó — il poursuivait la
conversation commencée —, un pareil choix de viande ! » Le père du maître sortit
chercher parmi les fleurs, mais cela ne fit qu'exaspérer sieur György. « Encore
heureux que tu n'ailles pas chercher au grenier, vieux lombroso ! » — ainsi retentit la voix irrespectueuse. Le père grisonnant
leva la main, et articula l'une des sentences qui, pour ainsi dire, donnaient des
boutons à sieur György. « Mon fils, puisqu'il n'est pas là où il est, c'est qu'il
faut chercher là où il n'est pas. » Les garçons, tous ensemble, eurent un geste
agacé, tel un corps de ballet féminin (sauf qu'elles le font avec leurs jambes). « À
l'homme droit, l'instinct montre le droit chemin », fit le maître.
« Un pareil choix de viande ! — Vous vous souvenez de J. P. Látkal » Jozef Veverka hocha la tête, confirmant la chose. «
Mon Dieu : jipélâtka ! Quel traiteur ! » La mère du maître, pour la première fois
peut-être, regarda Veverka avec respect. Elle ne disait jamais aucun mal de lui,
parfois même elle le plaignait. « Ah, Péter, ce pauvre Jozef Veverka est tellement
malheureux... Il a l'air si fatigué, le pauvre ! » Mais à présent, peut-être ce
jipélâtka avait-il imprimé une bonne direction aux relations des deux êtres.
Cependant Jozef Veverka, comme d'habitude, perdit la mesure. « Et alors, Stayitch ! Chez Stayitch il y avait 25 sortes de charcuterie.
Farcie aux rillettes, farcie au foie... » La dame donnait la réplique. « Dans la rue
Kigyó aussi, il y avait un boucher fantastique, mais son nom... — Le filet coûtait 96
fillérs, et pas 100 forints ! 96 fillérs ! Une paire de cochons de lait coûtait 3
pengős, de bons godillots coûtaient 4 pengős, et un terrassier prenait un pengő ! De
nos jours, vous pensez ! Et alors ces... » Jozef Veverka se tut, et il y eut soudain
un grand silence. « Sans doute, personne ne l'écoutait plus », fit le maître
malveillant. « Eh ben, qu'est-ce qui se passe, plus de sujet de conversation ? »
lança sieur Marci de l'autre pièce, où le center performant, quoique un peu pataud,
pignochait. (Sieur Marci mange plus que sieur György, si incroyable que cela puisse
paraître.)
Le grand cadet (sieur György, pour qui ne le saurait pas), une
Marlboro courte à la main, quémandait de la compagnie. Il s'enveloppait de grands
ronds de fumée bleuâtre. Sieur György aime et sait papoter, trinquer. Dans sa petite
enfance, il se sentait déjà à l'aise parmi les adultes, ce causeur excellent,
spirituel. « Ce n'est pas une mince affaire, mon ami. Moi, parfois, je suis tout
simplement incapable de parler. » Oui : eh bien, le maître est différent. Son grand
respect à l'égard de la langue, qui est pour lui un outil de travail, lui donne
aisément des inhibitions. Eh bien, là encore : il ne rompit qu'une fois « son
blottissement mortel ». Il demanda à une « femme à rouge à lèvres » si elle pensait vraiment que la cantatrice Sylvia Sass était tellement bien? Pourtant, pour ce que le maître s'y connaît en
musique... ! (Quoique : le maître et la musique ! Son effet sur lui ! « Je suis
inculte, lieber Freund. Mais ne vous y trompez pas. Je suis fichu d'écouter. ») «
Elle est bien. Et elle présente très bien. Sur scène, ce n'est pas rien. » « Comme
l'heure du téléfilm de la soirée avait fini par arriver », les invités s'apprêtèrent
à plier bagage. Le maître consulta sa montre, cette astucieuse petite machine, pour
savoir si la messe du soir était commencée.
Sur ces entrefaites déboula sieur Kisteleki, un milieu de terrain, on
échangea des bourrades amicales ; sortant de son coin, le petit ballon de caoutchouc
jaune roula vers eux ; « le flasque ». (« Peut-être parce que nous étions tous du
même côté, la maison donnait de la gîte? ») Sieur Kisteleki ramassa ce cadeau
inattendu, de joie ses belles dents chevalines jetèrent un éclair, et il se mit à
jongler; après quelques hauts et bas sans faute, il passa à sieur György (qui, bien
qu'arrière, jonglait supérieurement, parmi les frères il était le plus fort en temps
limité, peut-être grâce à la grande superficie de son pied ; un jour, le maître avait
raconté à ses compagnons que sieur György savait même faire certain truc — en
courant, au-dessus de la tête, d'arrière en avant — avec une canette de bière. « Vide
? — Bien sûr. Il n'est pas con : il est virtuose. » Ils avaient bien ri.), puis à
sieur Marci, et à l'extrémité de la chaîne, au maître. Cela leur donna une idée, de
toutes parts retentirent des cris excités : « Concours de jonglerie ! Allons-y !
Jonglerie ! » Aussi sec, ils établirent les règles. « Der ! Avant-der ! Deuze !
Preume ! » — et l'ordre aussi fut trouvé. Les trois frères étaient à égalité, quand
vint le tour de sieur Kisteleki. Il se mit à l'ouvrage, très sûr de lui, ses dents
reflétant les nombreuses lumières pascales. Si fait, quand il atteignit le score des
Esterházy, ceux-ci — sans s'être concertés —, avec de grands éclats de rire, «
pilèrent » sieur Kisteleki. « Vous savez, entre-temps nous avions bien sournoisé tous les trois. » « Match nul ! s'écria aussitôt le
maître. — Ène ! — Les quatre à égalité », telle fut la proclamation officielle des
résultats. Mais sieur Kisteleki bouda. (Eh oui, chose compréhensible du point de vue
privé, personnel, mesquin !) « Vous n'êtes pas des gentlemen », dit-il gravement.
Cependant, après une brève hilarité, ils rembarrèrent le pauvre garçon sans
équivoque. « Mecton, ici il ne s'agit pas de gentlemen, mais de jonglerie. » Et ils
clignèrent de l'oeil. Ce fut un bel exemple de la solidarité et des liens
fraternels.
Le maître fit dire son habituelle messe d'action de grâces dominicale
dans la cathédrale locale. Il s'y prélassa plus ou moins comme un propre-à-rien, son
attention vagabondait; elle se concentrait sur quelques points mémorables, parmi
lesquels, cette fois encore, il s'en trouvait d'indignes. Tout de suite, le premier.
Il en était de nouveau au moment où Totó avait débordé... peut-être aurait-il quand
même fallu lui passer la balle, si Totô la renvoie, alors : l'affaire est dans le sac
: le gardien dans les choux ; s'il l'évite, il fait peut-être une bonne passe, et le
maître arrive, et sur la ligne de but, en plein dans le mille !
Soudain, il prit conscience du silence. Le froissement de plus en plus
sonore des feuilles de papier : le prêtre feuilletait. « Mais il feuilletait fort. »
En avant, en arrière, on voyait qu'il n'avait pas de système, il se fiait à sa bonne
étoile. Pourtant, celle-ci semblait tarder. Le maître guettait. (Il y avait eu une
période durant laquelle il avait porté un jugement très dur sur les bévues commises
lors des cérémonies ; oh, même aujourd'hui il ne s'en réjouit pas, mais elles ne le
consternent plus !) Soudain le feuillettement cessa. « Voici », dit le prêtre, et
quoique le maître sût que c'était lu, et continuerait ainsi :
(voici), Jésus dit, malgré cela, l'humour insoutenable de la scène, né de cette
actualisation profane du texte saint, l'atteignit lui aussi : « il dribbla dans la
jambe de Guittouche ».
Devant lui étaient assis un homme et un garçon. « Père et fils. » Le
père était le plus petit, tous deux avaient les cheveux fraîchement (« dégoûtant, mon
ami ») coupés : ils s'interrompaient brusquement au milieu du cou — on pouvait
presque sentir encore le bruissement métallique des ciseaux, « comme les ailes d'un
ange diabolique » —, pour faire place aux marques pourpres de la peau meurtrie.
Lorsque le garçon se tourna vers son père, le maître surprit le profil austère, les
fortes lunettes — le garçon était assis de telle façon que le regard du maître
traversait de temps à autre ces lunettes —, les épaules tombantes, toutes choses qui
reflétaient l'obstination qu'il avait connue lui-même pendant son adolescence : la
dureté autodestructrice, la terreur, la confiance et le manque de confiance. Voyant
cette force, une pensée vint à l'esprit de l'homme responsable : « Comment
m'entendrai-je avec mon fils, alors? !» Et : « C'est ce
regard-là qu'il faudra soutenir, peut-être qu'alors, ça ira. »
Et à ce moment-là survint un événement bouleversant. Le garçon se leva
— en soi, cela avait déjà quelque chose d'effrayant, ce qui n'est pas uniquement une
explication après coup —, il se rejeta en arrière vers son père, puis sans crier
gare, mais si tendrement que cela toucha même le maître, il posa la tête sur l'épaule
de son père. Le maître avait vu bien à l'avance comment le garçon commençait à
courber précautionneusement la tête, de sorte qu'il avait eu le temps d'être saisi,
bercé par l'émotion. Il fut d'autant plus choqué quand la tête — atteignant au même
instant l'épaule et le cou ou l'oreille, c'était difficile à établir à cause de la
mèche qui tombait devant — toucha le père, et que celui-ci, comme s'il était effrayé,
sursauta et gronda, furieux contre son fils : « Allons. » Chez le maître, le sens de
la composition crut saisir le conflit. « Cas tristement simple. » Mais ce n'était pas
tout. Ce n'était rien encore. Le fils eut un haut-le-corps, il projeta violemment le
menton en avant — premier indice —, sa tête s'enfonça presque entre ses épaules
tombantes, et de sa voix grave, grognonne, tandis qu'il arrondissait la bouche comme
s'il était en train de gonfler un ballon, et que ses yeux se rapprochaient
craintivement l'un de l'autre, il émit une sorte de chuchotement inarticulé, qui
était pourtant si sonore que les coeurs frémirent. Celui du maître, en tout cas. Dans
les yeux du garçon, l'effroi et le bonheur alternaient si rapidement qu'ils se
mêlaient presque. Comme le sacristain approchait, le père, à qui le maître avait
pardonné depuis longtemps, sortit une pièce de deux forints, et comme le garçon,
d'une main tremblante, s'y reprenant à trois fois, tirant la langue, avait enfin
trouvé la fente, le garçon fut alors la reconnaissance et la joie incarnées.
Longuement, ardemment, il regarda son père. « C'est bien, c'est bien », dit
brièvement celui-ci.
Et à ce moment-là — voyant l'éternelle pureté archéo-adolescente qui
l'avait, tout à l'heure encore, incité avec la force d'un symbole à l'examen de
conscience, pureté dont il était à présent revenu —, à ce moment-là, les larmes lui
montèrent aux yeux ; et le maître s'agenouilla pour prier pour le garçon. « Mon petit
frère, mon petit frère, mon petit frère. »
12. Le sachet de lait est un produit intellectuel d'Europe de l'Est.
Dans ces pages il apparaîtra à plusieurs reprises, car il résume avec une concision
épigrammatique l'essence de la région. À savoir : le sachet de lait est un sachet en
plastique dans lequel il y a du lait. Donc, il y a du lait. C'est d'ailleurs, eh oui,
une chose très démocratique. En revanche, accéder au lait, plus exactement libérer le
lait, le doter de liberté, car disons c'est le matin, et faudrait bien tremper notre
croissant rassis dans quelque chose, d'une part, on va le voir, est un processus très
compliqué, nécessitant de la ruse, de la force et quelque résignation, d'autre part,
est complètement superflu, car du sachet s'échappe en coulée continue le lait. Tout
barbote! Le filet à provisions, la cuisine, le magasin, barbote, barbote, barbote !
Comme je le hais. — Pardon. Je me suis laissé emporter. Inutilement : les Hongrois,
nous le savons, sont des buveurs de vin... Cette note, cher Lecteur françois, je l'ai
taillée spécialement sur Tes mesures. Cordialement :
13. Sieur Ferenc, le prosateur de Ternes, proposa au maître, et le
maître à sieur Ferenc, d'écrire une nouvelle-jumelle. « Nous fournissons quelques
paramètres, et ça y est », dit le maître, aux anges. « Et ça y est », acquiesça
l'homme de Ternes. « Stefanovitch est l'homme de l'avenir », ajouta-t-il, et il jeta
un coup d'oeil à Esterházy, pour voir s'il avait compris. Ce fut au tour du maître
d'acquiescer. « On va combiner une fraction d'espace avec une personne. » « Monsieur
Ferenc, dit-il en une occurrence ultérieure, car le maître veille toujours à saluer
ses confrères plus âgés avec un profond et respectueux respect, monsieur Ferenc, j'ai
taillé dans un texte plus long, si bien qu'en ce moment, l'affaire est en sommeil. —
En sommeil », acquiesça sieur Ferenc, et son énorme crinière chut, affligée, sur ses
épaules.
14. Dans la « panoplie des outils d'écriture que le maître possédait
supérieurement », il eut ici recours à l'outil de la caractérisation complémentaire
(il lui était arrivé, n'est-ce pas, une manifestation de vie, et ensuite il l'avait
projetée sur le point d'origine — ceci, pour ceux qui veulent l'utiliser dans leur
pratique — E.). « Vous savez, mon ami », et en soupirant, il donna une chiquenaude à
la boîte d'allumettes. Celle-ci monta dans l'atmosphère peu esthétique du bistrot,
puis redescendit. Passe. C'était sieur Icsi qui gagnait. Le gardien gloussait de
satisfaction. Cependant sieur Csucsu, avec une résolution inattendue et inaccoutumée
chez lui (c'est plutôt l'entêtement qui caractérise ce sportif calé), déclara alors
que le précédent concours avait été le début de saison, et que 1. maintenant venait
la pleine saison; 2. c'était lui qui commençait; 3. et il remaniait la disposition
des bocks (et des verres — E.). Car en disposant ingénieusement les bocks et en
général les récipients, on pouvait obtenir que la boîte d'allumettes reste debout sur
une « face valable » plus souvent que ne le garantissaient les lois de la
statistique, quasiment coincée entre les bocks. (« Trempé » était le résultat lorsque
la boîte, ayant atterri dans le jus clapotant au fond du bock, « se remettait sur
pied » ; dans toute l'acception, « salé, trempé ». Ici, nous rappelons aussi que 13
sphères de taille égale, dans le plus petit espace possible, se regroupent de sorte
que 12 entourent et cachent juste la treizième. Les centres des 12 sphères tangentes
à la treizième sphère centrale correspondent aux pointes d'un icosaèdre. Cf. : Jésus et les 12 apôtres, Jacob et les 12 tribus d'Israël,
le Soleil et les 12 signes du Zodiaque, la « Jérusalem céleste » et les 12 anges, la
croix et ses 12 angles droits, etc. — On trouve la représentation artistique du
symbole de l'icosaèdre dans les lithographies de Sulamith Wülfing, animées par une
spiritualité toute pure.)
Comme le maître mettait une sourdine à ses pensées, le monde luimême
se ressentit de ce silence intérieur. Le bistrot baissa le ton, seuls tintaient les
bocks de sieur Csucsu. Il avait trouvé un nouveau système formidable. Le patron, un
verre à demi lavé à la main, sur le dos de celle-ci de la mousse rétractée, fit signe
aux nouveaux venus de rester silencieux : le maître réfléchissait. « Vous savez, mon
ami — les clients : ouvriers, paysans, intellectuels, tendirent l'oreille —, vous
savez, j'ai attaché beaucoup d'importance à ce que, dans l'ouvrage, le secrétaire de
la KISZ soit sympathique. Et je crois que ce gars (András Békési) est sympathique. »
Le visage du bistrot s'éclaira, les gens dansèrent de joie, des étrangers se
sautèrent au cou. Le maître monta d'un bond sur la table souillée avec sa pureté à
lui, et prit la direction. Auteur et lecteur chantèrent dans une miraculeuse
communion.
Un kisss, rien d'autre,
c'est mon unique désir,
et continuer en silence
à végéte-e-er.
(« Mon chou, mon chou, vous divaguez ! » sourit-il innocemment. Eh,
ça, c'est vrai : il n'a aucune illusion sur cette communion. Nostalgie, ça oui.
Quoique une fois... Ils venaient d'étriller quelqu'un, le maître avait joué avec
légèreté et intelligence. « Il s'est appliqué », avait dit sieur Icsi à sieur Csucsu
dans les douches, et ils l'avaient poussé sous l'eau froide. Bon, et alors, le
gardien de but de l'adversaire, d'une voix que le respect rendait artificieuse, avait
demandé au maître s'il était bien cet Esterházy-là. Le maître, connaissant l'ordre
des vanités de ce monde, avait dit que non, qu'il était son frère aîné. I. e. qu'il
était le frère aîné de sieur Marci. À cette époque, peut-être sieur Marci était-il
encore fabricant de buts à Budafok. Et justice fut rendue par l'adversaire cultivé :
« Oui ? Le frère aîné de l'écrivain ? » « Plaisant. »)
Sieur Csucsu donna une poussée à l'un des bocks, se renversa,
satisfait. « Moi, en ce qui me concerne, je vote pour les milieux de terrain. » Le
maître baissa la tête : ce qui pouvait signifier aussi bien son adhésion que sa
douloureuse protestation. Sieur Csucsu promena une fois de plus son regard sur la
construction. Il hocha la tête, et fit signe à sieur Icsi : commence. Sieur Icsi
plissa les yeux d'un air rusé : il avait remarqué : celui qui commençait perdait, il
fit signe à sieur Csucsu : commence. Sieur Csucsu se tourna immédiatement vers le
maître (« grande sournoiserie ! »), tandis qu'il faisait glisser la boîte, comme un
animal, vers sieur Icsi. « Ça se passait du temps des cadets. » Le maître indiqua des
yeux : il écoutait. Il versa une tournée de vin rouge. Sieur Icsi secoua la tête,
mais ses yeux brillaient déjà. « Ça se passait du temps des cadets. Ça, je le raconte
à ce propos : il y a tellement de géants inconnus. » (Sieur
Csucsu est grand amateur d'inconnu. Là, disons qu'ils s'appuient de nouveau à la main
courante d'acier. La rouille s'effrite. « C'est la bleusaille qui joue, ou les
juniors. » Alors, sieur Csucsu se tourne vers le maître, pathétique — ce qui les rend
ô combien vulnérables —, et dit : « Je suis grand amateur d'inconnu. » Le maître
pointe le doigt sur quelqu'un : « Il est capable. Balèze. » Sieur Csucsu poursuit : «
Tu as déjà mis le nez dans le Bulletin Philatélique ou la Revue Cynégétique? »
Question véritable. « La dernière fois, elle est arrivée avec un mois de retard, dit
le maître renseigné, le rédacteur en chef l'avait laissée dans le bus ou autre. — Ou
est-ce que tu es déjà allé à un championnat de judo ? » Le maître détourne pour la
première fois son regard du rectangle vert et magique. « Moi, j'y suis allé la
dernière fois, révèle sieur Csucsu. — Et comment c'est? — Intéressant. Comme quand j'ai mis le nez dans la Revue Cynégétique. »)
« Chez les cadets, l'Échalas était l'entraîneur. À chaque
entraînement, il racontait les deux mêmes blagues et riait toujours très fort des
blagues. — De toutes les blagues? — Toutes. Après réchauffement court, quoique approfondi (ils s'esclaffèrent), il divisait l'équipe
en deux camps, et comme les maillots étaient pareils, il disait à l'un des groupes :
Voilà. Vous autres, ébouriffez-vous. C'était la première blague. Et tout de suite
après, la deuxième ; il y en avaient qui riaient encore quand il disait : Le
vainqueur aura du soda avec double bulle. » Comme on voit, il était très important
pour sieur Csucsu de ne pas commencer, pour qu'il se fasse le narrateur d'aussi
piètres facéties. Néanmoins, le maître dit que cette blague lui plaisait. Dans son
hilarité, il se tapait sur les cuisses. « L'Échalas était un véritable géant, il
buvait du champagne dans la chaussure de ma mère, tout en criant : C'est moi le
meilleur demi gauche de l'équipe de Győr. Mon père lui tapotait l'épaule. Le meilleur
demi maladroit. — Ça aussi, c'est bon, s'esbaudit le maître : le meilleur demi
maladroit. » Sieur Csucsu jeta un regard de reproche au gardien de but, dégoûté, il
redressa la boîte. « À cette époque, je trahissais une forme
excellente. » Il opina gravement, et personne n'en doutait.
C'est alors qu'entra Gábor Kacsoh, le secrétaire de la KISZ de
l'usine, encadré par deux femmes (dont une à lunettes). Avec un large sourire, il dit
: « C'est-à-dire : tu es un traître. » Comme il s'installait à la table, sieur Csucsu
sauta sur ses pieds. « Assieds-toi », dit sieur Icsi, mais ses yeux n'avaient pas
quitté les bocks de bière. « Vous savez, mon ami, ce Kacsoh était une bête fort
nuisible. » Combien étrange est son animosité partiale, alors que le salutaire
pouvoir du secrétaire de la KISZ saute ô combien aux yeux : rafraîchissements,
chaussures de gym, ballons. Et plus ou moins désintéressé, sous l'impulsion donnée
par le Mouvement. Moi, c'est comme ça que je le vois. « Mon ami. Oh ! combien de
réunions, combien de délibérations, de discussions, de sessions, d'embrigadements, de
conférences ont tourné au caquetage vide, et sont devenus l'enthousiaste apparence de
la démocratie, ou, si les participants étaient avisés, sont devenus du cynisme
appliqué, oh ! combien, à cause de ce type?! Et après de pareils cuisinages
syntaxiques — car voilà ce que c'est ! et c'est putassier ! voilà ! —, combien ont
laissé tomber d'un geste las : cela aussi, nous l'avons avalé. À côté de cela, est-ce
que ça compte si, grâce à un adroit regroupement des factures, la problématique des
rafraîchissements... Je suis injuste. » Oui ; pardon, pardon.
M'enfin l'atmosphère était devenue glaciale, la soirée était cassée.
Un tantinet plus tard, ils cheminaient vers l'école, où l'équipe avait élu domicile.
Ils rentraient (chez eux) fort mélancoliques. Leur âme était lourde comme la nuit
(elle-même). Sieur Csucsu s'acharnait, impuissant. « Tu n'as pas remarqué comme cette
ordure de jusquiame, ce champignon vénéneux, cet ectoplasme, ce maudit parasite était
aux anges quand tu as maté sa gonzesse. » Le maître répondit, résigné : « Je ne l'ai
pas matée. » (La vérité est que le maître avait jeté un coup
d'oeil à la fille à lunettes, celle-ci lui avait rendu son coup d'oeil, puis
pareillement, mais en sens inverse, ils avaient échangé un sourire. C'était ce qui
avait déclenché les foudres.) L'Ailier-droit soutenait le maître et réciproquement.
Celui-là sifflait un blouse haché. Ensuite, longtemps on n'entendit plus que le bruit
des semelles. « Quand même, celle à lunettes était correcte. — Correcte », dit sieur
Csucsu, prêt à faire la paix. Le maître ne fit que se replier davantage.
L'auteur de ces lignes se sent troublé ; est-ce qu'il agit
judicieusement, lorsqu'il lève le voile ? « Vous savez, mon
ami, il est difficile de s'accommoder des erreurs de l'époque : qui leur résiste se
trouve seul ; qui s'y laisse prendre n'en retire ni gloire ni plaisir. » Ha-ha-ha :
mais aujourd'hui, il se trouve justement que c'est lui, « l'époque »... Ne faisons de
personne un soldat d'opérette à paillettes, aux lèvres peintes, mais l'objectivité
est-elle judicieuse si cette personne n'est pas typique ? Malgré tout : je décris les
choses comme elles étaient, peutêtre à présent ne font-elles
plus honte à quiconque. Bon, et dans le cas du maître, du reste, il s'agit de quelque
chose de diamétralement opposé : car qui sait quelle subtile métaphore une nuit de
divertissements triviaux peut éventuellement engendrer. Mais dans le cas du maître,
du reste, il ne s'agissait pas de cela : simplement, le soir, il faisait la noce avec
ses amis pour fêter la victoire (le lendemain matin, ils n'étaient pas à la
noce).
Dans le bâtiment de l'école, la chaleur bloquée à l'intérieur les
frappa. De temps à autre, les radiateurs pleins de mystère claquaient, ils étaient,
dirais-je, en activité, la saison de chauffage se prolongeait de façon superflue. Les
sportifs se dispersèrent dans les salles. Le scribe fidèle, assiégé par des légions
d'expériences vécues, ne pouvait dormir. Il s'égara dans la salle de gymnastique, où
l'accueillit une vision terrifiante. Des vêtements, dépouillés progressivement, et
une flaque de vomi (dont le nettoyage sans récrimination signifiait 20 forints pour
la femme de ménage) montraient le chemin. Le formidable parfum de la mort emplissait
la pièce. Je dénichai le maître dans le toit renversé d'un cheval-arçons. Étendu sur
le dos, il reposait comme un homme endormi ; la fermeté, et une paix profonde (mon
dieu, on peut l'imaginer !) se lisaient sur les traits pleins d'élévation de son
noble visage. Son puissant front semblait encore garder des pensées. J'aurais désiré
une boucle de ses cheveux, mais le respect m'empêcha de la couper. Le corps, mis à
nu, était enseveli dans un drap blanc. J'écartai le drap, et la divine beauté de ces
membres me remplit d'étonnement. Sa poitrine était extrêmement développée, large et
arrondie ; les muscles des bras et des cuisses étaient pleins et doux ; les pieds
magnifiques et de la forme la plus pure ; il n'y avait nulle part sur le corps trace
d'embonpoint (sauf peut-être le double menton familial...), de maigreur ou de
détérioration. J'avais là devant moi un homme parfait dans sa pleine beauté, et mon
enthousiasme à cette vue me fit un instant oublier que l'esprit immortel — le vin, le
rouge ! — avait abandonné une pareille enveloppe. Je mis la main sur son coeur — aux
alentours le silence était profond —, et je me détournai pour laisser libre cours à
mes larmes.
La matinée fut triste ; c'est compréhensible. Péter Esterházy, le
visage renfrogné et l'estomac en feu, vira dans une large rue qu'on avait défoncée de
part en part, on posait de nouvelles canalisations de gaz. (Trait caractéristique de
l'état du maître à ce moment-là : lui chez qui la sensibilité sociale et überhaupt le
sens des responsabilités sont si grands, lui, face à ces tuyaux étincelants qui
serpentaient avec un tel dévouement vers les immeubles neufs, il ne pouvait se
montrer content que par transposition, en grommelant : « Quel bordel. ») Il grimpa
sur de grands tertres fragiles, puis traversa des fosses sur des passerelles ! Il
ferma ses paupières frémissantes, les rouvrit. « Je ne supporte pas l'obscurité »,
dit-il à sieur Icsi. Sieur Icsi opina, et dit d'un ton de reproche : « J'ai donné
vingt balles à la femme de ménage. » Le maître lui lança un regard contrit, le regard
pur et dur de sieur Icsi le rafraîchit. Mais son estomac grelottait. Il faisait
froid, une matinée grise. Il entra dans le libre-service pour acheter du lait et un
croissant géant. Il délibéra : un demi-litre ? un litre ? La femme du libre-service
le reçut aimablement, et le maître remarqua séance tenante qu'il manquait un bouton à
la blouse de la femme, au niveau du ventre. Le tissu blanc s'écartait de son pendant,
formant une sorte de fente propice au lorgnage. Le maître inclina la tête sur le
côté, mais il ne put établir si c'était le ventre qu'il voyait ou la combinaison. «
Voici votre grand croissant et votre lait, quoi d'autre ? » Lorsque ensuite, le
maître se retourna pour regarder à travers la vitrine, entre deux canettes de bière,
la femme ne souriait plus ; elle comptait. « Vous savez, mon ami, regarder entre deux
canettes de bière sans qu'aucune bascule — ce n'est pas chose facile. » Il pria le
gardien de but aux réflexes de tigre de bien vouloir ouvrir le sachet de lait, car
lui, même avec des quenottes aussi pointues, c'est en vain qu'il avait déjà mâchonné
deux coins. Sieur Icsi porta dédaigneusement la main à sa veste, et avec son mignon
canif, cric! il tailla le coin du sachet que le maître avait brutalement mâchonné.
Après quoi, ce dernier lampa le lait entre deux enjambées (une goutte ou deux
s'échappaient parfois des lèvres, tombaient sur le menton et ainsi de suite), il
sentait des mains soyeuses lui caresser l'estomac.
Ils arrivèrent au stade et jouèrent le match qui devait décider de la
finale. Sur le terrain se déroula une « boucherie » répugnante, les buts giclaient de
partout ; il fallait 8 buts pour gagner, et le résultat fut 8 à 1. « Quelle
perversion ! On n'a même pas eu le temps de se réjouir ! » Pendant le match, le
maître avait déjà pensé, de plus en plus fréquemment, à la petite fraction d'espace
carrelée, dont les deux murs opposés s'ornaient d'images : le viaduc de Veszprém
(anciennement viaduc de Veszprém) et le château de Fertőd (anciennement château des
Esterházy). (Deux photos artistiques.)
« Je vais vomir, tellement on a marqué de buts », dit le maître dans
les vestiaires, où l'air éventé l'avait pour ainsi dire giflé, et on n'eut pas
longtemps à attendre pour qu'il courût aux lieux, que le contenu de son estomac — le
lait — fût évacué, et qu'il pressât la tête contre le carreau froid, dont le contact,
telle une médication, telle une médication ! — et que, se ressaisissant, regardant
dans la cuvette, il s'exclamât : « Comme ça mousse joliment blanc ! Comme une fleur
de givre ! — Quand même, n'oublions pas le vin rouge », fit sieur Csucsu, acerbe.
Gábor Kacsoh — qui, comme il sentait que les avants ne l'aimaient pas vraiment, ne
les aimait pas non plus — siffla : « Pas terrible. (I.e. : pas terrible, les 8 buts
marqués !) Pas de quoi pavoiser ! » Sieur Csucsu, comme d'habitude, « bisquait », il
envoya le secrétaire de la KISZ se faire. Le maître aussi pâlit (bien que chez lui,
pendant cet intervalle, la cause en fût à tout le moins double), mais il gardait
encore assez de présence d'esprit pour enlacer sieur Csucsu, et, d'un geste tel qu'il
se trouve des gens qui y répugnent, il lui caressa le visage : « T'inquiète, ma
colombe. C'est vrai que c'est pas terrible. » Sieur Icsi se tut, l'air sombre.
Quand ils laissèrent derrière eux les immeubles qui poussaient comme
des champignons, c'était largement le crépuscule; telle une crue, sournoisement,
irrépressiblement, l'obscurité s'étendait, et le maître, à la main son sac de gym, au
coeur une tristesse qui se dissipait lentement, descendit de l'autobus (un arrêt plus
tôt qu'il n'est « nécessaire » et « recommandé » — si l'on s'approche
géométriquement), et prenait la direction de la rue A., lorsqu'il rencontra sieur
Sândor, le poète. Le poète fumait, et avec sa cordialité accoutumée il offrit des
bonbons soviétiques au maître, des caramels sévérianka, que
cependant le jeune maître, invoquant l'état de ses dents, repoussa en remerciant.
(Quelle rage de dents il avait eue ! Comme si, ma foi, c'était le nez du maître qui
lui faisait mal. Pendant des jours il avait tourné en rond dans la chambre, telle une
mouche automnale. Pourtant, c'était le printemps, un
merveilleux printemps : des verts naissaient, des jaunes s'insinuaient parmi eux, et
des violets, des rouges. Tout cela est ô combien poétique. [À mon avis tout au moins.
— E.] Mais le maître ne fit que tourner en rond pendant des jours. Pis. Il s'asseyait
sur une chaise, se penchait en avant, enfouissait une joue dans sa paume, et lisait.
Et qu'est-ce qu'il lisait! En trois jours, 17 pages des articles de presse de sieur
Csáth. 17 ! Mais ça lui plaisait tellement... !) Ils cheminèrent ensemble! Le maître
étant d'humeur pensive, sensible, ils n'échangèrent pas un mot ; ce qui est
extraordinairement regrettable, si nous l'envisageons du strict point de vue de
l'hist. litt. ; aussi le regrettai-je. Néanmoins, quelque temps plus tard, un
aboiement féroce les tira de leur promenade béate. Le maître prit peur, contrairement
à sieur Sândor, qui affronta les deux molosses. C'était de superbes bêtes, musclées,
puissantes, le blanc de leurs dents étincelait de manière provocante. Le maître, avec
une mélancolie mâtinée d'irritation, dit : « Quels Prussiens !
» Sieur Sándor regarda les chiens, peu à peu ceux-ci se turent ; pour bouger, ça, ils
bougeaient, mais leur gueule restait fermée. Sieur Sándor tripotait son
fumecigarette. Il le considérait de son regard extraterrestre, et c'est ainsi qu'il
dit : « Quand serons-nous d'aussi beaux chiens ? » Alors le maître regarda mieux les
chiens, et là-dessus lui aussi pensa : « Quand seronsnous d'aussi beaux chiens ? »
C'est en s'écoutant mutuellement en silence qu'ils poursuivirent leur chemin, et
lorsqu'ils arrivèrent à un carrefour — la rue A. débouchait dans l'avenue T. qui
tournait juste là —, sieur Sándor prit à droite, et le maître à gauche.
Naturellement nous aimerions, c'est-à-dire j'aimerais éviter les
mensonges, l'idylle grossière des descriptions du « grand homme en pantoufles » :
mais la façon dont le maître, fatigué, sonna en s'effondrant contre le chambranle, et
dont Frau Gitti ouvrit la porte, et dont la clarté de la lampe les enveloppa de son
rayonnement invraisemblablement mais profondément vrai, et dont la dame, enlaçant le
maestro, dit de sa merveilleuse voix d'alto : « Mon chéri » — cela ne peut être
tu.
Mais le maître était vraiment fatigué. « Il y a de la bière? » Il
s'écroula dans l'énorme fauteuil brun qui occupait la moitié de la pièce, ne jeta
même pas son sac de gym, se borna à le laisser choir, allongea les jambes, laissa
pendre vers le parquet ses mains jetées en travers des accoudoirs. C'est alors qu'il
dit : « Ma chérie. » Le visage de la dame s'illumina, sa peau redevint lisse,
elle-même s'accroupit, saisit la main du maître, et y posa la joue. « Mon chéri »,
dit-elle, mais comme elle regardait le maître dans les yeux, elle ajouta : « Tu n'es
pas ici. » Le maître releva la tête brusquement, gêné, et marmonna quelque chose.
(Voyez, de cela aussi il appert, eh oui, que les artistes ne sont pas des gens
ordinaires. Ce geste, comme il avait relevé la tête ! Et ce regard ! Qui à la façon
d'un petit oiseau effarouché, volette ici et là ! Comme il se découvre !) La dame ne
se fâcha pas, mais s'attrista. « Vous avez perdu? demanda-t-elle enfin. — Ç'a été un
carnage », dit avec une noble ambiguïté le maître ès paroles, et il ajouta : « Les
hommes à serviette se sont montrés » — sur quoi il sauta
sur ses pieds, se rua sans aucune explication dans la salle de bains, et se mit à
tailler avec des ciseaux inadéquats l'ongle de son gros orteil qui, eh oui, était
assez incarné, et en outre, ébréché par endroits. (« Au royaume des aveugles, les
mots sont rois. »)
15. «Mon ami! Nous vivons tous du passé, et le passé nous engloutit »,
dit sagement le maître, prenant son élan. Les conditions objectives avaient beaucoup
changé : le copieux déjeuner avait alangui l'après-midi pascal. Le maître, oubliant
la sainteté du jour (mais se gardant de la torpeur rassasiée), rôdait parmi les
membres présents de la vieille génération (Jozef Veverka, onc'Ödön, le père) comme un
limier affamé. « Mon ami : là où la compassion s'arrête, la mémoire s'arrête » — il
hocha la tête pour rassurer les esprits inquiets. Ensuite, non sans un brin de
hâblerie, il enchaîna : « Voyez-vous, mon ami, les pierres des papotages ? Tu es
Petrus, et sur cette pierre je bâtirai mon Église. » Il se faufila en silence.
« Tu sais, Péter — onc'Ödöôn s'adressait à lui après un persévérant
furetage —, moi, tu permets, j'aime de beaucoup la messe en
musique. Parce que ça me met dans un tel état d'âme. » Le regard du vieux monsieur se
faisait tantôt vague, tantôt perçant : il oubliait quelque chose, et se rappelait
quelque chose. Le maître, excellent connaisseur de l'âme et de l'homme, sut le
discerner illico (il ne se laissa pas entraîner dans cette grossière impasse : à
savoir que le « vieux piquait un roupillon » ou « aimerait piquer un roupillon »), et
comme il était fachmann des hommes et de ce qui leur arrive : des histoires, il entra
en action. Il dit à voix basse : « Ça ne devait pas être facile. »
Onc'Ödön releva brusquement la tête, et posant son regard clair sur le
maître, il sembla que l'opportunité s'effondrait, et que le vieux allait aussitôt
demander, un peu ahuri : « Quoi ? De quoi tu parles ? Qu'estce qui ne devait pas être
facile ?» — mais au bout d'un moment qui sembla à la fois trop court et trop long, il
cligna platement les yeux, tel un crapaud paresseux, le long de sa paupière roula
pour ainsi dire une loupe de bonne taille, « s'arrêtant court » dans la haie fournie
des cils : « Ce n'était pas facile. — Nous autres, nous n'en avons même pas idée, fit
le maître, effronté. — Eh oui, aujourd'hui, c'est devenu inimaginable. Disons, 1000
kilomètres à pied. — Fichu auto-stop », dit sieur György, une Marlboro courte à la
main, avec cette arrogance désabusée qui, quoique pure et — insistons, insistons,
insistons — bien intentionnée, néanmoins, avec ses nécessaires partis pris et
exagérations, favorise l'affrontement des générations, l'édification de cloisons, et
de ce fait est problématique. Alors que le maître, avec sa discrète exigence
d'absolu, était en plein effort de communication. « Ne capitonnez pas, lieber Freund,
surtout pas. » Le grand cadet s'enveloppait de grands ronds de fumée bleuâtre. Sieur
György aime et sait trinquer. Le maître se souvient que sieur György, dans sa petite
enfance, se sentait déjà à l'aise parmi les adultes.
« 1000 kilomètres, mais tu ne pouvais pas te reposer. Celui qui
s'arrêtait une seule fois était fini. Là-bas, nous passions à côté d'hommes gelés. Il
y en avait, tu permets, qui vivaient encore. Mais làbas, il n'y avait plus de
secours. C'était déjà assez de nous trimbaler nous-mêmes. C'était un devoir de
survie, tu permets, on peut le dire à bon droit. Nous mangions
l'écorce des arbres : bouleau, platane, acacia. Le meilleur, c'est le bouleau,
l'acacia est sec. Pendant que nous nous repliions, nous avions pris un partisan. Je
suis là, dans la grande plaine, avec un unique partisan. » Onc'Ödön eut un rire
chevrotant. « Nous avions besoin de ça là-bas comme, à toi n'est-ce pas je peux le
dire hardiment, en fin de compte tu es déjà père, nous sommes entre hommes, comme
Juliette du plat. (De nouveau la « chèvre ».) Mon commandant s'approche de moi, un
gars solide, de Somogy. Enseigne ! Qui est-ce? Je lui dis que c'est un partisan. Un
partisa-han?! Et il est encore en vie ? Oui. Liquide-le immédiatement, veux-tu. »
Onc'Ödön tendit le bras. Le maître, obligeant, leva le verre pour lui, et sieur
György prit soin du contenu d'icelui en grand seigneur. (Oui, oui !) La pointe de la
moustache trempa dans le vin. « Le partisan, à votre santé, bon petit pinard ! de
Budafok ?, le partisan savait de quoi il retournait. Je l'ai regardé au fond des
yeux, dedans il n'y avait aucune haine, et luimême a senti que je voulais le sauver.
— Et... — le maître s'agita sur son siège moelleux —, vous
avez réussi ? » « Vous savez, mon ami, j'avais mis le vieux tout à fait en confiance.
Moi, je savais... Moi, à sa place, je me serais menti à moi-même, enfin plutôt... à
lui. » Onc'Ödön eut un geste très humain d'impuissance. « Tu permets, n'est-ce pas,
en lâcher un comme ça, là-bas, c'était impossible. Et n'oublions pas : si je le
lâchais, sans tarder il se remettrait à tirer sur des Hongrois... Il me regardait, il se fiait à moi. Moi aussi, je
respectais son courage. Nous étions des soldats. Sur ce le sergent s'amène, je lui
demande de s'en charger. Il s'en est chargé, bien entendu. Ils se sont éloignés de la
route de quelques pas. Il a tiré. Le partisan était toujours debout dans la neige.
Espèce d'âne, ai-je hurlé, hors de moi. Tu permets, en un tel moment, en une telle
situation, se tromper : c'est un crime capital contre la peur de la mort. » Cette
fois il reposa le verre : aussitôt, sieur György combla le manque. « Je lui ai passé
mon pistolet, avec celui-là, il a réussi à en finir avec lui. »
Le maître s'enfonça dans son fauteuil, à cet instant il ressentait
fortement : lui et le monde : ça fait deux. Jozef Veverka les rejoignit, l'air sombre
et mystérieux. « Comme une pandanus veïtchi crevée, haha- ha », avait ricané le
maître en une autre occurrence. Ça n'arrêtait plus. Les sons parvenaient de loin au
maître, de très loin. Jozef Veverka, dans une brève introduction, avait cru se
souvenir de la mère du maître, avec qui il avait peut-être été en captivité, après le
conflit mondial affecté de tel ou tel numéro (« Quelle gaffe,
Péter ! Ce pauvre Veverka ! Et l'autre fois, il me raconte qu'il a du sable dans les
urines, est-ce que j'en ai, moi ? »), puis, choisissant le maître comme auditeur
représentatif, il poursuivit (« il renchérit ») : « Ce froid, mon fils, ça, c'était
du froid, mon défunt frère cadet Lexi, tu as peut-être vu la photo, grand-père aussi
est dessus, eh ben même là-bas, sa moustache était aussi longue, et comme nous
faisions la queue pour le petit déjeuner, la fille de cuisine avait jeté son dévolu
sur Lexi, et celui-là, du reste un fier garçon, comme tu as pu voir sur la photo, il
retrousse sa moustache, et la fille éclate d'un rire infernal, eh oui, la moustache
était restée dans la main de Lexi, elle s'était cassée, tellement il faisait froid,
plus tard, bien sûr, Lexi a coincé la fille dans les fourrés, car enfin ce n'est pas
la moustache qui compte, on a même eu du pain en rab, on arrivait à peine à le
planquer, il faisait un de ces froids, un froid de loup comme on dit, et les
Russkoffs sont arrivés comme des sauterelles, plus les poux, aujourd'hui encore je me
réveille en sursaut à côté de ma moitié, et je les vois défiler lentement dans la
pièce, et même que ça me gratte pour de bon, peut-être un genre d'eczéma, Lexi bien
sûr n'a pas attrapé d'eczéma, parce que la fille de cuisine le cachait chez elle... —
Allons, le père », geignit Mme Veverka. Jozef Veverka ne broncha même pas. « ...
seulement l'ancien commandant, qui avait également des histoires de coeur avec la
fille, a ouvert la porte juste sur eux, il s'est mis en colère, ça, n'est-ce pas, on
le comprend, il a chassé Lexi, ce n'était pas encore un grand mal, car tu connais le
dicton, n'estce pas : vous trépasserez d'ici peu, mais ne vous tourmentez pas, votre
bien-aimée est fidèle, seulement comme la fille était bien avec le magasinier, il lui
a procuré de l'eau-de-vie, ensuite Lexi, éméché, n'a rien trouvé de mieux que de dire
au commandant : La médaille d'argent aussi est brillante, grand chef, sur quoi
l'autre l'a abattu, pourtant Lexi était un bon garçon, et moi, je me suis enfui, les
paroles du vieux Pedro m'ont beaucoup aidé, Pedro qui était mort dans mes bras, parce
que je l'avais abattu, la guerre est si cruelle, mais enfin soit c'était moi, soit
aucun de nous deux, car à l'époque ça marchait encore comme ça, nous savions encore
que, si nous utilisions la porte d'une maison paysanne comme planche à lit, alors il
fallait que nous remettions la porte à sa place avant de quitter le village, sûrement
pas de magot, mais oui et non, il n'était même pas vraiment fâché contre moi, le cher
vieux, eh ben c'est lui qui m'a dit : Retenez bien ça, mon fils, où que le soldat se
trouve, le nord est devant lui!, aussi suis-je revenu, aujourd'hui encore j'ai ma
gamelle, elle m'a sauvé la vie, à chaque anniversaire de mon retour, aujourd'hui
encore, elle est là sur la table, on ne peut plus manger dedans parce que la balle
l'a transpercée, mais nous y gardons les gâteaux, si vous venez il y aura des roulés
au fromage, que tu aimes tant. »
Jozef Veverka détonnait un peu. « Il ne fait pas dans la dentelle »,
marmotta sieur György, et il versa. « C'était bien, le père. » Mme Veverka caressa la
main de sa moitié. « Ça, mon ami, c'était bête à pleurer. Seulement, à ce moment-là,
j'étais déjà anesthésié. » Onc'Ödön, vexé, s'était tu un court instant. « Chez les
aviateurs, parce qu'on m'avait muté chez les aviateurs, on disait toujours : lever
matinal : à cheval ! Sous le cheval, faut-il le dire, on n'entendait pas par là un
vrai cheval, mais l'appareil. Le zinc, tu permets. Pauvre fils du pauvre Horthy. Tu
permets, c'était juste mon centième décollage à 45 degrés. » Onc'Ödön but une gorgée.
« Sans aucun doute, ç'a été un grand combat avec l'Anglais. Tantôt c'était lui qui me
culbutait, tantôt c'était moi qui le culbutais. Tu permets, j'appuie sur le bouton de
la mitrailleuse, et puis rien, je bourdonne au-dessus de l'Anglais et rien. Et
l'autre, tu permets, lève les yeux, l'air complètement ébahi, que se passe-t-il. Je
lui montre que les munitions sont épuisées. Tu permets, nous étions là à hausser les
épaules, quand finalement, j'ai pris la caisse à outils, et avec ça... ! Dans le
mille! » Veverka se borna à dire : « Moi, à l'époque, je faisais mes classes chez
maître Santelli... » Les deux anciens combattants, selon la bonne
habitude hongroise, se montrèrent d'abord de sensibilités opposées, ensuite
ils identifièrent les lieux (par ex. Dobrudja), les dates, les commandants communs
(par ex. le jeune capitaine Mányoky), puis ils unirent leurs forces pour vider les
Russes du pays, en tout cas du château de Buda, reconquirent la Hongrie
septentrionale et une partie considérable de la Transylvanie, Dieu soit loué.
Entre-temps tant' Lila, cette femme élégante, fanée, enrichissait elle
aussi la palette. Elle parlait à Jozef Veverka, d'un air un peu supérieur. « Il est
absolument certain que le jardinier voulait la dévorer. » Veverka écoutait
puissamment. « Il n'écoute jamais quand je lui parle », s'était plaint plus d'une
fois le maître à sa femme. « En effet, alors qu'elle se promenait dans le Parc de la
Ville pour prendre un peu l'air, je crois qu'à vous justement (??? — E.), je n'ai pas
besoin d'expliquer ce que signifie un après-midi entier passé au milieu de tous ces
abrutis dans cette fumée de cigarette compacte, elle venait de
tourner dans le sentier qui longe le bassin à poissons, ah, comme elle sait bien
raconter ce qui lui est arrivé, par exemple elle a dit : charmant sentier, je lui demande, pourquoi tu n'écris pas, mais elle se
contente de faire un geste de dédain, mais que cela, Péter, ne t'influence pas, bien
que je ne comprenne pas toujours tes histoires à première lecture, donc elle longe le
bassin à poissons, elle jouit du crissement des pierres sous
ses pieds, lorsque, mais vraiment tout près d'elle, un outil de
jardinage a atterri, elle a eu un haut-le-corps, et alors elle a remarqué que
dans les buissons, par là il faut imaginer des broussailles à la
méridionale, il y avait le jardinier, et qu'il la regardait férocement... Même indépendamment de cela, sa situation est très pénible. Et
le garçon qu'on lui a donné pour l'aider, c'est aussi un Noir ! Et le climat ! Et
puis, seule... pour une femme... vous me comprenez certainement! »
« Ah ! çà, et votre oncle Ödön. Il vaut son pesant d'or. — Qui l'eût
cru, dit aimablement le maître. — Son pesant d'or? demanda sieur György, comme s'il
n'était vraiment pas au courant. — Ma parole. Quelle trouille nous avons eue. Il
arrivait que des officiers de l'étatmajor allemand se rencontrent chez nous... pour
discuter les détails avec Horthy. Le vieux, remarquez, s'est
comporté très loyalement. Bien sûr. M'enfin, qu'est-ce que vous en savez, vous
autres. Donc, les officiers de l'état-major... j'avais beau essayer de détendre
l'atmosphère, Bacardi, un disque, mais alors, ces gueules steif... j'avais à cette époque un pêcheur des marais, le vieux
père Feri, de Râckeve, qui avait apporté une carpe et un silure magnifiques,
tellement exquis... n'est-ce pas, Ödön ? — Quoi ?! — Les silures ! — Ah ! oui. Ces
petits silures ridicules, et aussi ces carpes de rien du tout, je crois. » Tant' Lila
fit un geste de dédain. « Au demeurant, des hommes grands, cultivés. — Et des soldats
! C'était quand même des officiers, ça se voyait. — Alors, je peux continuer... nous
échangions des propos réservés, lorsque est sorti de la salle de bains, j'insiste, de
la salle de bains, le Führer, Hitler. Ce fut épouvantable, et faut-il le dire,
tellement mondain ! Heil ! tout le monde a sauté sur ses pieds pour le salut forcené,
moi de même, on avait été dressé... et ensuite applaudir... mon dieu, quand on y
pense, quels réflexes nous avions acquis ! rien que ça, c'était quelque chose !...
pour en revenir aux fous, aux soldats, nous sommes restés longtemps le bras levé,
moi, je glissais des regards furtifs en dessous (" sous son aisselle ! quelle
broussaille, quelle broussaille! "), et j'ai saisi au vol les coups d'oeil qu'ils me
lançaient parce que le Führer sortait de ma salle de bains : j'y ai vu de la crainte,
du respect, du mépris. » Cela préoccupa grandement le maître : les trois en un seul
regard, ou séparément ? « Bien sûr, c'était votre fou d'oncle Ödön qui s'était grimé.
C'était une situation très peinlich. Notez que Hitler avait 7
doublures, 7 acteurs. Bien sûr. J'ai connu personnellement l'un d'eux, celui qui a
fait l'Anschluss. Bien sûr. Beria aussi avait sa doublure. Au procès, c'était déjà
lui. Pendant des mois, il avait appris son rôle, à ce qu'on prétend, c'était
quelqu'un de prodigieusement bête. Bien sûr. L'acteur... Mes Allemands, du reste ils
comprennent difficilement la plaisanterie, on n'a guère pu leur expliquer que ce
n'était pas de l'irrespect de la part de mon mari, mais juste le contraire, une
marque de déférence. L'atmosphère est devenue tout à fait glaciale, je pouvais
toujours essayer les disques de Karâdy, les spécialités du traiteur Erdbeer, en vain,
pis, pendant des jours et des jours, nous avons craint qu'on sonne le soir à notre
porte. » Sieur Marci, avec une charmante naïveté, demanda : « À l'époque, l'ávó (Ávó : pratiquement, petit nom des organes de la Sûreté de
l'État communiste : comme nous le savons bien. Après la guerre, c'étaient eux les sonneurs, à l'aube ils sonnaient ici et là, et ensuite ils
emmenaient ceux qu'ils avaient trouvés. Trouille sonnante — il
y a un terme technique est-européen pour ça.) existait déjà?» Plaisant; intéressant
ce qui se dépose dans une âme d'enfant?! (Évoquer ça, n'est-ce pas, maître? « Chut.
»)
Dans' le sillage de la main bénie de dame Gitti, le café noir
dégageait un parfum excitant. D'après la mère du maître — et Frau Gitti partage cette
opinion —, c'est avec du café de troisième catégorie qu'on fait le meilleur café. «
Meilleur que le Meinl! »
Le maître et son géniteur aux cheveux gris se retrouvèrent l'un à côté
de l'autre. (Ça arrive.) Un silence d'une seconde les isola des autres ; le plus
jeune s'adressa ainsi au plus vieux : « Mon petit pater, de toi aussi je ferai un
motif littéraire. » Il ne poursuivit pas. « Merci, mon fils. Qu'est-ce que tu bois ?
» Il fit signe à sieur György — qui assumait, même dans le civil, son rôle de bistrot
—, et celui-ci versa aussi bien du whisky que du vin rouge, fourni grâce aux pieds
magiques de sieur Marci. (Et quelle chaîne d'allusions délicatement impitoyables —
l'un et l'autre sont le privilège de l'art, même si non exclusif !) « Ah, die guten,
alten Familien », pantela quelqu'un derrière « son bastion de poudre de riz ». C'est
alors que le géniteur du maître adopta l'expression destinée à dissimuler de grandes
espiègleries. « Ancienne familia ? Cela signifie deux choses.
— Il s'agita un peu sur son siège, de façon circonstanciée. Un autre, en pareil cas,
se met à bégayer (pour mieux attirer l'attention). — Deux choses : le caractère bénin
des événements guerriers — devant les regards d'incompréhension, le maître inclus, il
souffla : " que la famille ne s'éteigne pas " —, ainsi que le talent, les scrupules
de l'employé aux archives de tous les temps. » Et après cette ciselure, le coup de
massue : « Car, mes chers, moi, je n'ai pas encore rencontré d'homme qui n'ait eu
père ni mère. » Ainsi parla le père vieillissant, en qui les
éléments plébéiens (façon de se moucher, etc.) étaient très actifs. Bien sûr,
aujourd'hui, il lui est facile d'être plébéien, alors que c'en est fini de tous les
domaines et tutti quanti, je n'irais donc pas jusqu'à croire que le géniteur du
maître ait abattu les barrières de classe, il est vrai qu'il n'est pas vraisemblable
qu'il y ait eu une réelle exigence.
Oh, l'histoire, ce grand maître farceur ! Le père du maître savait :
ce qu'est : la richesse, et ce qu'est : la pauvreté. (L'homme aux cheveux gris, comme
il le formulait spirituellement : est le martyr du mouvement ouvrier. Mais pas de
confusion : ce n'est pas grâce à cela qu'Esterházy a pu entrer à l'université, que
non.) « On nous avait logés chez un koulak », enchaîna le géniteur du maître, tandis
qu'il remuait son café. (« Fort impressionnant, mon ami », dit le maître, les lèvres
serrées.) « Mère-grand! Le caoua est vraiment excellent », mais la destinataire, sans
que l'expéditeur les voie, fit une grimace et un geste de dédain, et peut-être à
juste titre, car le géniteur du maître loue tous les plats en chiffe molle. « Vieux,
tu es quelqu'un de cassé », avait dit l'un des fils lors d'une scène qui avait éclaté
autour d'un plat incroyablement brûlé : vis-à-vis d'un tel plat, un homme de bon sens
soit jure, soit — si c'est un grand caractère ou s'il est bien dressé — se tait.
« Le plus fameux des hommes chez le plus fameux des fermiers »,
proclamait le vieux paysan, lorsqu'on épiait encore avec une certaine animosité les
Budapestois. Mais les parents du maître sont, en raccourci,
des types sympathiques, et comme le malheur commun rapproche
les gens différents... Oh, l'enfance du maître : le comitat de Nógrád : le « pays
courbe ». Le doux clapotis du ruisseau Kék, les forêts qui bruissent au loin, les
prés soyeux des Palóc et ces fleurs de l'âme : les chants et les contes ! Le soleil
brûle, tout s'embrume de chaleur, la poussière s'élève, et les balles de foin! Comme
elles piquent ! « Je me souviens des machines ! Vous savez, il y avait de si grands
engrenages. » (Il se peut que son attirance pour les «
engrenages » vienne de là, de la batteuse en question ?!) « Et je me souviens d'une
surface bétonnée et de la bascule. Et sur le béton, de quelques bottes de paille éparses, boueuses ou, hum, bouseuses — ça, de cette
distance, c'est vraiment difficile à établir ! » Le géniteur du maître fut très tôt
entraîné par la classe ouvrière à s'endurcir : aujourd'hui encore, on lui voit le
grand dentelé, qui s'est si joliment développé grâce aux travaux de dépiquage. Comme
le monde change, et comme il est pareil : le maître aussi a un grand dentelé, je veux
dire par là qu'il se voit : le maître l'a acquis dans un camp pour la jeunesse, car
il y faisait 100 à 150 pompes par jour — 126 était le quota journalier —, et pour que
l'ensemble soit encore plus précis, et en même temps d'un décousu
pléthorique (« utilisable ! exact ! ») digne du maître, il en fut ainsi parce
que les travaux de terrassement pour lesquels ils avaient été embauchés, du fait de
la pénurie d'outils — même pas de pelles, seulement des manches de pelles ! —, leur
avaient échappé.
Un seul exemple de la grande intelligence du géniteur du maître. La
situation est rustique. En mince chemise délavée — ayant viré du brun au gris — (il
put prendre encore une fois connaissance du toucher de ces
chemises lors de son service militaire), en pantalon de chanvre flottant, l'intellectuel à l'âme raffinée se tient là avec ses deux
doctorats, et seuls les lunettes et le front sacrément hétérodoxe trahissent peu ou
prou son visage de paysan fatigué, bruni par le soleil, et le cher homme, cette
formule complexe, là, dans une situation simplifiée à l'extrême : il n'y a pas de
pain (celui qui figure dans le Vaterunser).
Devant la maison du conseil municipal s'alignaient les cuivres, devant
la boutique, les gens. Le maître tenait la main de son père, laquelle main paternelle
était puissante. (Robuste complexe paternel qu'a le maître — situation actuelle ! —
avec ses petites mimines de rien du tout. Une chose intéressante! — Ça tombe bien
pour ce désir d'élucidation. — Le géniteur du maître, contrairement à ceux de sa
propre génération, n'était pas victorieux, de même que la génération du maître et le
maître lui-même. C'est pourquoi la lutte éternelle, mythique contre les pères, dans
notre cas, prend un caractère individuel, qui ne plisse que la surface.) La main
puissante serra la sienne, n'annonçant rien de bon. Jamais cette paume ne
transpirait. Tenez : par contre, ce sont les pieds du maître
qui ne transpirent jamais. (On peut regarder les semelles à l'intérieur ! Pas un brin
de « brunissement »! Et, mille pardons, de parfum non plus.)
Tout étincelait, sauf la poussière. De la bouche des individus en
uniforme poussèrent de grands tuyaux jaunes en vrilles, qui s'élargirent ensuite
(comme s'ils se penchaient hors d'eux-mêmes), telles des fleurs de courge. « Miouzik
», dit le père du maître d'un ton menaçant. La queue progressait lentement. Puis,
quand ce fut enfin leur tour, et que le petit nez du maître, encore peu remarquable à
l'époque, aspira l'odeur du pain frais et de la farine voltigeante, la triste
vendeuse dit : « Les Budapestois, seulement quand... » Aussi le père du maître
flamboya-t-il, « la pommette bougea », mais les deux gendarmes immobiles firent leur
effet. (Les jumeaux Gyöngy. Le Feri et le Józska. C'étaient des gars forts comme des
boeufs. La charrette sortie de l'ornière, etcétéra. Le Feri était très intelligent,
il avait failli être curé. Grâce à son âge, il aurait pu le devenir, seulement il
s'était amouraché de la contrôleuse du car. « Une gueuse de Budapest. » Il avait
plaqué la prêtrise. Et le Józska était fantastiquement bête. Mais leurs visages
étaient tout à fait pareils. C'était lui qui surveillait le Feri, pour qu'y fasse pas
d' bêtises. « Dans la mesure du possible, le village les
aimait. Parce qu'ils n'essayaient pas de profiter du malheur ; l'un était trop
intelligent, l'autre trop bête pour ça. ») Pourtant, voilà-t-il pas que, tandis
qu'ils étaient là, telle une armée en déroute devant la fanfare, dans la main du
géniteur du maître, dans la toute-puissante, il y eut deux domôs. (C'était ainsi qu'on appelait les quignons de pain dans ce coin du
pays palôc.) Tout de même, les gens s'entraident. « Regarde un peu par ici, mon petit
bêta » — le père glissa un domô dans chacune de ses mains (et voilà le détail
ingénieux, l'exemple parlant et agissant jusqu'à aujourd'hui : le maître fait de même
avec sa fille Mitotchka, en tant que père désormais ; non qu'il veuille suivre en
tout son père, oh non ; « non ! non ! non ! » — m'enfin, ça marche toujours de façon
si mesquinement cruelle) —, « regarde un peu, mon petit bêta, choisis une main. » Le
petit Péter — description acceptable quant à l'âge —, avec une impulsivité enfantine,
tapa sur les deux mains. Comme s'il avait senti l'indirecte, bienveillante
patelinerie? Ç'aurait pu être un triste clin d'oeil entre ces deux générations : la
vie n'est pas toujours aussi lumineusement équitable dans le
malheur que ces deux domôs. Qui peut le savoir aujourd'hui. « En vérité, je vous le
dis » (un mot du maître), pas même le maître. Après quoi — et pendant ce temps on
entendait la musique, la musique (« par ex. la marche de Rákóczi ») —, le père
expliqua les règles, le maître choisit selon les règles — et gagna ! « Ça, mon petit
bêta, tu es né chanceux » — et visiblement, il se réjouissait beaucoup de la chance
de son fils.
Le pain lui a souvent donné du souci. (Aujourd'hui encore, dans
l'abondance, le maître ne jette pas de pain. On le lui a martelé. Il ronge, ronge les
croûtes desséchées, et hurle contre sa famille, lorsque celle-ci pèche contre le pain
sacro-saint. C'est un trait sympathique chez lui.) De nouveau la queue ! Cette fois,
le maître s'agrippe à la main de son grand-père. Ça, c'est un spectacle, la façon
dont le vieux comte se promène dans le jeune, vigoureux, mais, comme le veut
l'époque, quelque peu virulent socialisme, en culotte, l'inévitable béret sur la tête
! Moi, je crois que le grand-père du maître était équitable (« Mon ami ! Nous
n'allons quand même pas nous vanter de son exclusion du Casino ! »), mais il n'était
pas devenu un fils du peuple, terme qui pouvait déjà s'appliquer au géniteur du
maître. La chose n'était pas sans conséquence, même pour le pain. La vendeuse dit
qu'il n'y avait pas de pain, qu'ils achètent des biscuits. L'aristocrate la remercia
de l'information, et éclata doucement de rire : « Exactement comme au temps de
Marie-Antoinette. » (I.e. s'il n'y a pas de pain, qu'ils mangent de la brioche, fit
la reine.)
Mais le premier ministre d'antan (1917) eut encore l'occasion de
tracer bien d'autres parallèles amusants entre le présent et le passé. Bien des
attaques injustes — restant bien sûr dans la sphère personnelle, car tout ce sang et
toute cette sueur qu'a fait couler la famille Esterházy, en tenant son rôle qui
procédait de la place qu'elle occupait dans la pyramide féodale, tout cela ne peut
être contrebalancé par les aspirations progressistes qui se manifestent dans
certaines strates et périodes (révoltés kouroutz, mécénat, etc.), tout cela mérite
que l'histoire fasse justice, donc, en ce sens, le comte essuya bien des attaques
injustes, à cause de son aristocratie représentative. — Pour user d'un raisonnement
tranchant comme la hache et en quelque sorte culinaire, « au fond, on peut rapprocher
ce phénomène du grossier concert de sifflets accueillant, mon ami, Bene entrant sur
le terrain. » Alors que ledit footballeur, dans la force de l'âge, était un excellent
avant — je le concède, dans l'équipe du Ministère de l'intérieur —, il se défonçait
sympathiquement, n'était pas grossier, ne faisait pas de cinoche, etcétéra. — Chose
qui n'aurait jamais pu arriver au géniteur du maître, en pleine rue, sous quelque
fallacieux prétexte, devant beaucoup de monde, Szabó le Boiteux au pied-bot lui passa
un savon. Le grand bd homme, la main de son petit-fils dans la sienne, restait là
dans le cercle formé par les gens, sans pouvoir parler, tandis que Szabó le Boiteux
l'injuriait. Le petit Péter parvint à le tirer de là, et les gens, sans un mot, les
laissèrent passer tous deux ; pas seulement, bien sûr, parce qu'ils avaient senti
l'appartenance du petit garçon — du maître —, mais parce qu'eux aussi détestaient
Szabó le Boiteux. Lui, il n'était ni intelligent ni bête, mais madré.
Avec ce Szabó le Boiteux, le père du maître eut ensuite maille à
partir. Un beau jour, le père était dans le milieu rural déjà indiqué, en godillots,
sans chaussettes. Quel âge pouvait-il avoir ? Peut-être 34 ans. Un candide. Et devant
quoi l'avait placé la tempête de l'époque... ! « Aujourd'hui, mon ami, seul le
séchoir à cheveux est tempétueux. Mais ce n'est pas nécessairement un mal ! » Bien
sûr, le maître en parle à son aise : avec ses cheveux longs ! Le jeune homme était
donc là, avec de lourds — on peut les regarder ! —, lourds faisceaux de muscles dans
le dos, car alors, depuis des années déjà, il avait délaissé la vie feignante,
friponne des seigneurs, et il travaillait soit à la melonnière, soit à l'aire de
battage, en simple paysan, faisant fructifier en ces lieux sa culture acquise, son
intelligence innée, ses doctorats. « Le cantonnier retors, mon fils, a déniché une
plaque d'acier pour y répandre les pierres. » S'approcha d'eux une sainte vieille
toute ratatinée. « À Hatvan, à côté de la grande église. » Elle regarda à droite,
elle regarda à gauche, elle conspirait. « Allez vous agenouiller su' 1' deuxième banc
à partir du confessionnal, y a là quèqu'chose, contre un pater. » « Hein, mon petit
bêta, vous n'aviez encore jamais mangé autant de poulet que cette fois. »
Aujourd'hui encore, c'est le géniteur du maître qui achète les melons
pour la famille. Il les ausculte comme un médecin, puis il choisit. « Toquer avec le
dos du couteau ; s'il sonne creux, il est mauvais. » Excepté le cantaloup de Zardeck,
celui-là est plus petit. Bien sûr, le grand Zardeck est plus grand. « Le saisir à
pleines mains, s'il se craquelle : le Zardeck est mûr. » Rafraîchi, c'est un aliment
délicieux. « Le grenu, celui-là est bon. » Et si, le soir,
sieur György se met à dénigrer à grand bruit le fruit peut-être en effet un tantinet
avancé, il dit modestement : « Croyez-moi : c'était encore celui-là le meilleur. —
Saint Laurent a pissé dedans », réplique sieur György, qui aime avoir le dernier mot.
Et si, sur ces entrefaites, la mère en a assez d'entendre des mots inconvenants, et
perdant patience, se met à rosser l'énorme superficie de sieur György, qui pendant un
moment supporte en riant le jeu des frêles mains féminines, oui-da, il finit ensuite
par s'en lasser, attire sur ses genoux la mère qui se récrie. « Te mets pas en rogne,
maman-poule », claironne le garçon, son intention étant de l'amadouer, mais comme si
souvent, ne parvenant qu'à dépasser les bornes.
Donc, le géniteur du maître se tient dans la cour du « plus fameux des
fermiers ». (One' Ödön s'était retrouvé dans la maison voisine. Chez une
ex-maquerelle, qui divertissait l'homme toujours élégant par son dialecte faubourien
de Józsefváros. « Comment ai-je pu en venir, tu permets, à ce genre de personne. »
Extraordinaire. Les raclements sonores, pleins de vie de la
dame, au fond, il n'était jamais parvenu à les lui pardonner, même après qu'elle lui
eut sauvé la vie. La dame avait corrigé une erreur judiciaire en le cachant. Sans
compter un faux témoignage. Elle avait dû tomber amoureuse d'onc' Ödön, comme la
plupart des femmes.) Le koulak n'était justement pas chez lui, car il était en
prison. (« Le nombre des " était " est rassurant. Le style étincelle, l'Histoire
progresse. Et mon histoire. » Plaisant.) Il avait dissimulé du vin. Il ne l'avait
nullement laissé dans la cuisine, en face du fourneau, là où l'on ne cache rien, où c'est bien en vue, non, au contraire, il l'avait
dissimulé comme il se doit dans le fumier. C'est ainsi qu'on l'avait trouvé. — Quand
il sortit de prison, l'homme grand, corpulent, s'arrêta devant le géniteur du maître.
Sa voix tremblait d'émotion. « Regardez, mais regardez, monsieur le professeur, ce
qu'ils ont fait à mes mains. » Et il les montra, et il était secoué de sanglots. «
Dans mes vieux jours. » En prison, ses mains (les cals, etc.) s'étaient affinées, et
le pire, c'était qu'elles avaient blanchi, car elles n'avaient pris le soleil
qu'épisodiquement. (Emprisondiquement ; pardon.) « Regardez donc, monsieur le
professeur, mais quel homme je suis, moi ? ! »
Les pieds du géniteur du maître bougeaient nerveusement dans les
godillots plus grands que nécessaire, alors qu'il a de fort grands pieds. (Et ceux
des sieurs György et Marci ! Les magasiniers les tournent et les retournent en
secouant la tête. « György ! Il n'y a pas d'avirons avec ? ») Il ôta ses lunettes
pour nettoyer la poussière, les frotta dans sa mince chemise aux manches retroussées.
C'est de cette façon que, en une occasion ultérieure, il a dû essuyer aussi la sueur.
Son grand front illuminait quasiment la cour. Quant à son cou, il était brun-rouge,
comme celui des paysans. Son pantalon était retenu par une ficelle. Le secrétaire du
conseil municipal, Szabó le Boiteux, aurait aimé les déloger de chez le koulak, et
les mettre dans une maison de torchis au bout du village, afin qu'un parent (de Szabó
le Boiteux) puisse emménager : telle était la situation. Pourtant, les conditions de
logement étaient déjà...! Le grand-père, la terrible arrière-grandmère, Jolánka, le
géniteur du maître, sa mère avec sieur György dans son ventre, et le maître ! Tout
cela dans une pièce.
« Je n'irai pas là-bas. — C'est une très bonne maison. — Alors, qu'il
y aille, votre bonhomme. — Je ne vais quand même pas y envoyer un travailleur ? ! » Comme on le voit, il s'était coupé. « Et moi alors, bon
dieu, je suis quoi?!» hurla le père, car il n'était calme qu'en apparence, en réalité
il était très énervé. « Petit pater, la pommette bougeait, hein? ! — Oui. »
À côté de Szabó le Boiteux se tenaient deux conseillers municipaux,
mais l'un d'eux n'était autre que le chef de brigade du géniteur du maître. « Père
Dani. Allez. Dites-lui donc : comment je travaille, moi ? » Le géniteur du maître
mettait le paquet. Mais Dani Condebois se taisait. « Petit pater, c'est le comble, ce
Condebois. » C'était son sobriquet ; c'était lui qui
confectionnait la tourte pour les noces, les fêtes. Le vieux s'asseyait sous le
portique ou sous les acacias, le mortier de bois entre les genoux, et il cassait des
noix, tant et si bien que ses oreilles en vibraient. Alors évidemment, ce mouvement,
de haut en bas... peut-être est-ce compréhensible... Mais Dani Condebois se taisait.
Le géniteur du maître s'empourpra. « Qu'est-ce qu'il y a, père Dani?! Crénom! Mais
dites-lui! Dites-lui comment que je travaille, moi ! » (Le
géniteur du maître est très fort pour le travail. « Vieux, tu es un grand capitaliste
! » dit sieur György, quand la parole paternelle flétrit l'intensité de travail de
quelqu'un. « Un toucheur de bestiaux capitaliste. — Le travail est fait pour être
fait » — le parent hausse les épaules ; mais il y a là une sorte de fierté —
naturellement combattue et subie — qui énerve la jeune génération, les frères.) « Te
fâche pas, pater, mais qu'est-ce que tu espérais de cette bataille de définitions ? »
— Il faut bien que jeunesse se passe.
Dani Condebois baissait la tête. Il rougit, chose rare dans le cas
d'un Hongrois adulte de son genre. « Ne me cherchez pas, vous aussi, monsieur le
professeur. » Il y eut un silence, seuls les animaux faisaient du bruit à l'écart —
et peut-être le petit maître pourchassait-il une poule ou autre bricole. Mais comme
le regard du géniteur du maître ne diminuait pas d'intensité, le petit vieux releva
brusquement la tête, affronta durement ce regard — le soleil traversait ses grandes
oreilles. « Putain de vie de merde ! » cria-t-il, et il se précipita hors de la
cour.
« Si vous ne partez pas — Szabó le Boiteux haussa les épaules, ennuyé
—, je fais disperser votre fourbi. — Que quelqu'un essaie un peu d'y toucher, dit le
géniteur du maître à voix basse. — Vous avez reçu le papier officiel. C'est moi qui
ai mis le tampon dessus, fit l'autre, mais il recula. — Regardez voir par ici », fit
le père du maître, et il se tourna vers la mère du maître (qui se tenait là en
étrangère ; en étrangère intéressée par les affaires courantes), et lui demanda
d'aller chercher le papier de déportation, ce papier de poids. « Regardez voir. Vous
savez sans doute lire. » L'homme en passe d'être promu de comte à travailleur y
allait un peu fort. Il fourra le papier sous le nez de Szabó. Le maître se souvient
très bien de ce (ou d'un : tel) vieux nez cabossé. Cette cavalcade de couleurs ! Le
rouge, le rose, le violet ! Mille et mille nuances, certitudes et incertitudes ! Et
les noeuds ! « Rubicond. Superbe. »
Szabó le Boiteux retira son nez — le veinard : en même temps que son
visage ! —, comme si un frelon était passé, zzzz, par là. Le père du maître pointa le
doigt sur le tampon. « Eh ben, vous voyez. Quand vous m'apporterez un tampon comme
ça, et pas un tampon que vous séchez vous-même en soufflant dessus et que vous faites
envoyer ici par le gosse Bálint, alors je partirai d'ici. » On ne saurait en aucune
façon prétendre que la famille du maître et l'ÁVÓ eussent été à tu et à toi, malgré
tout, ce fut ce tampon qui les aida à trouver un accommodement. Szabó le Boiteux
était déjà attendu au bistrot par les autres petits chefs. « Alors? ! — Ouh là,
cornouiller, ça chauffe. Cet aristo a un papier de l'âvô ! »
Le géniteur du maître, après avoir durement frappé le maître, parce
qu'il avait volé dans les plumes d'un caneton (il n'en fut pas de même pour sieur
Gyôrgy : lui, hélas, avait jeté 12 canetons dans le trou des gogues : « ils piaulaient si bien », expliqua-t-il, argument difficile à
réfuter), s'assit au bout du portique, resta assis seul, très longtemps.
« Vieux, comment tu manges », sieur György prenait élégamment son père
à partie, qui s'était en effet couvert de miettes. Il chercha les miettes du regard,
sa chevelure, comme s'il ventait, balaya son visage, ce qui rendit l'homme tourmenté
et vulnérable : pourtant, que de fauteuils moelleux, richement colorés — et malgré
tout, le visage, comme un os. Se redressant à demi, voûté, il fit tomber les miettes,
avec l'irresponsabilité caractéristique des hommes----
« Boère un ch'tit tord-boèyaux. » Et revenir en
chape blanche le troisième jour : (« Mon petit garçon, pourquoi tu piailles dans la
profonde ténèbre? Pourquoi tu enfouis ta tête pleine d'oreillers, et t'agrippes
pourquoi au drap? En poing pourquoi ta main même le matin, prête à frapper, pourquoi.
»)
(La saison de printemps touchait à sa fin.) Le maître tira sur les
rênes du cheval, freina. Il se hâtait vers la Radio, pour un enregistrement. « Une
sorte de papotage. » Place Madâch, il se trouva pris dans un gigantesque
embouteillage. Il semblait que vers la rue Dohány, la circulation fût plus rapide, et
peut-être eût-il mieux valu choisir le chemin le plus long, mais il tourna et
retourna la chose en lui-même jusqu'à ce qu'il eût raté le croisement : il était
passé outre : de ce fait, il n'avait plus le choix. De plus, tant l'essuie-glace que
le clignotant étaient cassés, si bien qu'il ne cessait de se pencher, dans la pluie
fine, pour essuyer le front de son cheval, sécher le tour de ses yeux et les
oeillères. (Cela ne devait pas être agréable — E.) Il est vrai qu'il trouva une place
devant le Musée, mais il eut beau courir tout le long de la rue Sándor Bródy — tandis
que le vent froid et vraiment désagréable traversait son blouson bleu, charmant,
quoique mince —, il arriva en retard.
Après avoir été contrôlé à l'entrée, sévèrement et consciencieusement,
mais un peu sèchement à son gré, le maître se hâta vers la
Pagode, où l'attendait déjà le Directeur de l'Émission, ainsi que les sieurs Attila
et Szabolcs, autant de poètes. Ils échangèrent deux mots, puis le Réalisateur de
l'Émission entra en coup de vent dans son imper brun, bruissant. Le maître pria le
Directeur de l'Émission d'obtenir du Réalisateur de l'Émission qu'il passe le
premier, car il avait un match de football à 4 heures sur l'île d'Óbuda, ce qui
faisait au moins trois quarts d'heure de route, et il était déjà trois heures moins
le quart. « C'est vous, le prosateur? demanda dans le Studio le Réalisateur de
l'Émission. — Oui. — Et vous voulez faire du foot. — Oui. — Par un temps pareil. » À
présent, le Réalisateur releva la tête. « Quelles poches », pensa le maître de la
plume, et il hocha la tête, appréciateur, à la vue du visage tourmenté de l'homme
vieillissant. « Félicitations. » « C'est ce que j'aurais pu dire, moi aussi »,
pensa-t-il, mais il se borna à dire aimablement : « Merci. »
Le Studio n'était pas vide, une femme était assise à côté d'une harpe,
la harpiste. « Oh, une harpe, une vraie », murmura le maître à l'intention de la
femme. « Vous savez, mon ami, on en a déjà dit un mot, c'est très rassurant qu'à côté
des harpes soient assises des harpistes. Très. » « Seigneur, vous avez demandé une
harpe pour des textes de ce genre, siffla le Réalisateur de l'Émission. — Quoi —
sieur Attila eut un sourire d'écolier —, une harpe éolienne, mue par le courant
d'air. — Ici, il faut fermer les portes. — Dommage. »
« Dites-moi, monsieur Esterházy — la voix du Réalisateur assis
derrière le mur de verre grondait de toutes parts —, dites-moi, vous lirez impeccablement ? » Le maître fut surpris par la puissance
déferlante de la voix, un peu effrayé, il passa d'un pied sur l'autre. « Comment? —
Vous lirez impeccablement? — Je ne sais pas. — Je répète. Je
vois que vous ne comprenez pas. Je vous demande si vous lirez impeccablement? — Je ne répondrai pas à la question », dit le maître, et il
eut un maigre sourire. Il devait croire qu'il s'agissait de quelque plaisanterie de
radio. « Répondez, s'il vous plaît! » La voix retentit ici, là, partout. Le maître
haussa les épaules. « Oui. Je lirai impeccablement. — Merci.
C'était ce que je voulais entendre. Eh bien, allons-y ! Monsieur le Directeur d'un
côté, vous de l'autre. Ma mie en face, si tu m'aimes, n'est-ce pas. Commencez,
monsieur le Directeur ! » Le maître traînassait, l'envie lui était passée. « Vous
savez, mon ami, je ne l'avais même pas remarqué, et je ne sais comment, entre-temps, l'envie m'était passée. »
« À Péter Esterházy également, je... — Stop. Monsieur le Directeur a
dit : râzy. Esterâzy. Vous ne croyez pas ? On le repasse ? — Non, non, voyons. — Prêt
? Allez-y ! — A Péter Esterházy également, je... — Stop. Ça recommence. Articulez
calmement. Hhhâzy. Ne hachez pas les H, ha-ha-ha. Prêt ? Allez-y ! — À Péter
Esterházy également, je pose la question du paysage. Le paysage est-il important pour
toi ? » Le maître inspira. « Stop. N'inspirez pas. Ça s'entend. Vous avez sans doute
une mauvaise technique respiratoire. — Sans doute. — Comment ? ! Que dites-vous ? —
J'ai sans doute une mauvaise technique respiratoire. — Ah ! oui. Prêt? Allez-y !
»
« Lorsqu'un homme vit quelque part, et il y a quand même des chances
que ce soit le cas, il ne peut dire : quelque part est
beau. Ce serait comme s'il disait : ma femme est
belle. Ce qui signifie que la femme a été regardée de face, a été regardée...
— Stop. Se peutil que vous ayez un autre exemplaire ? Que vous disposiez d'une autre
version? — Quoi? » Le maître regarda la harpiste. Celle-ci
détourna rapidement la tête. « Je vois, vous aimez les tournures simples. Voici ce
que j'ai sur l'exemplaire de réalisation ! La femme a été regardée de face, de dos. —
Et ? — S'il vous plaît. Moi, je suis venu pour travailler, pas pour m'amuser. Vous
avez remis un texte, qui a été accepté et approuvé, n'est-ce pas. » Le maître regarda
de nouveau la harpiste. Il l'aurait remis? Et on l'aurait accepté? « Oui, dit le
Directeur de l'Émission, d'un ton ostensiblement bref. — N'est-ce pas. Alors ayez
l'amabilité, monsieur Esterházy, de me faire savoir à quel endroit vous souhaitez
maintenant, ainsi, après coup, modifier arbitrairement le texte remis et accepté sous
sa forme originale ? »
Le maître se pressa la racine du nez, comme s'il rajustait ses
lunettes, bien qu'il ne les portât jamais (monture sécu à 12 forints), « sauf pour un
regard-au-but ». « J'aurai l'amabilité. » Soudain ce fut le silence. Dans la main du
Directeur de l'Émission, le papier tressaillit. Sur ces entrefaites, un geste
d'inattention, voire d'excessive émotion de la harpiste fit frémir la harpe. Tout le
monde se tourna vers elle, furieux ; le maître hocha la tête avec tristesse, mais
aussi reconnaissance — il devint aride, ses lèvres s'amincirent, un tantinet
exsangues —, et il commença d'une voix blanche. « Dans le dernier paragraphe, je
voudrais remplacer fait par vérité, et
par conséquent, remplacer le par la ;
de même, à l'avant-dernière ligne, avant un tas de fumier
etcétéra : je me souviens des années de déportation, un tas de
fumier, etc. — Stop. Je ne marche pas là-dedans. — Dans quoi ? — De telles
tonalités politiques, qui sont parfaitement étrangères au
sujet, moi, je ne les assume pas. — Moi, je les assume, dit le maître avec une
émotion silencieuse. — Vous, vous n'assumez rien. Vous n'êtes pas en situation
d'assumer. Ici, c'est moi qui suis responsable. Et moi, ces tonalités politiques... —
Elles ne sont pas politiques, dit le maître un peu plus fort, mais biographiques.
Mais si elles sont politiques, alors il est souhaitable que vous aussi... euh... les
assumiez. — Pour vous, c'est tellement important ? » Le Réalisateur de l'Émission
sourit, sûr de lui. «Vous savez, mon ami, il avait posé une question intelligente...
Seulement... Elle est si souvent posée. » Le maître demanda en retour, car il ne
savait pas s'il s'agissait de la phrase ou de la déportation : « Que cette phrase y
soit? Pas particulièrement. Exactement autant que les autres. » Puis, avec une
spiritualité temporelle, il ajouta (car on est payé à la surface) : « Que les autres
phrases de la même longueur. — Je ne discuterai pas avec vous. Je ne veux pas que
cette phrase y soit. — Et moi, je veux. Donc, grand chef, jusqu'ici, c'est ène. —
Pardon ? — Un à un », et le maître brandit ses deux pouces. En une autre occurrence,
il avait dit à ce propos : « Vous savez, mon ami, de cette position, en une courbe
légère, pas simultanément, vers le bas... comme l'essuie-glace d'une Zsiguli. » (Plus
tard, simplement ceci : « Essuie-glace de Zsiguli. » Bien sûr, c'était facile pour le
maître : il ne dépendait — là — de personne.) Les foudres se déchaînèrent, des
hurlements éclatèrent, des conjonctions, des subordonnées (« ou autres unités
grammaticales ») se déversèrent des points les plus inattendus du local. Entre-temps
il y eut une trahison : la demoiselle harpante (qui harpa et harpera) sortit sur la
pointe des pieds. « Ce fut une grande saignée. » Le maître était debout au beau
milieu et pariait, mais il n'identifiait la source sonore qu'exceptionnellement. « Là
! » Non. « Là ! » Non. Etc. Puis, de même qu'après une grande averse point le repos
de Dieu, le silence se fit. Le Réalisateur de l'Émission regardait, les bras croisés.
Le maître dit, « munificent » : « D'accord. Laissons. — Quoi?! » hurla le Réalisateur
de l'Émission avec une force, une colère et un emportement frais, puis, quand tout un
chacun eut compris ce qui semblait être de son ressort, l'enregistrement reprit.
« La femme a été examinée de face, de dos, puis un verdict est né, et
le résultat de ce verdict, heureusement, est celui-ci : je peux
être satisfait, ma femme est belle. M'enfin on ne peut confier ces choses aux
caprices du goût, on ne peut les réexaminer encore et toujours : le Bastion des
Pêcheurs ou la poussiéreuse Kőbánya me plaisent-ils... Heureusement, on n'y pense pas
souvent : c'est ici que l'on vit... — Stop, s'il vous plaît. Ce beau texte, comment
dirai-je, vous le gâtez. C'est ici que l'on vit, et non : c't ici. Plus aéré, plus tranquille. Un peu plus imposant, si
vous voyez ce que je veux dire. Bon, nous pouvons reprendre ? Allez-y. — C'est ici
que l'on vit, et l'on n'est pas touriste. Le touriste a la maudite obligation, et
c'est ce qui montre le degré de perversion, de s'enthousiasmer; moi, si je veux, je
peux même faire la fine bouche... Aujourd'hui je pense, mais je pourrais aussi penser
autre chose, que je n'ai pas de paysages, comme d'autres ont
la Grande Plaine ou la place Teleki, mais que j'ai des choses. Et selon moi, toute
chose est intéressante qui, en quelque façon, fait montre de sa matérialité. Une
église, par exemple, ou un aiguillage de tramway... Mais le fait
est que je pense à ces choses assez à tort et à travers ; car si une fraction
d'espace est comme découpée dans un long film américain en couleurs, j'aime beaucoup
cela, mais d'un autre côté... un tas de fumier n'est pas rien non plus. C'est parmi
ces choses que je dois me repérer. »
« Merci. Nous avons probablement terminé. Encore merci, au revoir. —
Merci, au revoir », dit le maître, la tête basse, et, le Directeur de l'Émission sur
ses talons, il se dirigea vers la porte. Ayant ouvert résolument la porte à la
seconde tentative, il sortit. (Elle s'ouvrait vers l'intérieur, et Esterházy avait
essayé vers l'extérieur. Quelle guigne ! On peut imaginer les joues du maître ! Mais
allons, même ainsi, ce fut une retraite d'élite... !) Une fois dans le couloir, ses
yeux s'accoutumèrent difficilement à la pénombre, il ne voyait que des taches, seule
la silhouette de sieur Attila, vacillant là-haut, était sans équivoque. Cela le mit
d'un peu meilleure humeur. « Je suis au courant », dit sieur Attila ; la nouvelle
court vite sur les ailes des zéphyrs. Le maître hocha la tête.
Pendant tout ce temps naturellement, le temps ne s'était pas arrêté,
il coulait ; il était déjà trois heures passées. « Allons, mon dada », souffla le
maître à l'oreille du cheval, et traversant la rue Pouchkine (anciennement...), il
tourna dans la rue Rákóczi. « Vous savez, mon ami — le maître suspendit le large,
fastueux élan de la narration —, vous savez, une fort mauvaise humeur s'était emparée
de moi. Il est vrai qu'il pleuvait ; il fallait que je fasse très attention ; je
crois aussi que j'aurais eu besoin de lunettes neuves, peut-être 1,5 dioptrie... Vous
savez, c'est dur à avaler, d'être embauché pour changer la disharmonie du monde en
harmonie. »
Il traversa la place Madâch au galop, changeant de file comme un
sagouin (n'oublions pas : le clignotant!), ralentit devant la Basilique, car c'est là
que l'attendait l'Arrière-droit, qui passait le code ce jour-là, parce qu'il lui
fallait le permis moto, parce qu'il voulait être livreur motorisé, parce que sa
qualification c'est tapissier, mais parce qu'il était mal payé, il livrait les
journaux le matin, et maintenant il n'allait plus faire que ça. « Tu sais, Péter,
avec ça, on gagne le double d'oseille. » En ce moment, l'Arrière-droit arrivait au
meilleur âge pour un arrière : il devenait rusé et restait dur ; bien qu'il eût un
peu grossi. En ce temps-là, il avait la cote non seulement auprès des directeurs de
la sélection junior, mais aussi auprès des colombophiles. Lors d'un concours, il
avait été premier et son frère second. « Tu sais ce que ça veut dire, catégorie
pondeuse standard ? » lui avait demandé le maître avant un entraînement. Sur la ligne
du milieu, ils jonglaient tous deux avec un ballon chacun : le maître par devoir,
l'Arrière-droit, par hasard, était expert. « Bien sûr que je sais. — C'est bien. Moi
aussi, je sais », acquiesça le maître, sur ce il se lança dans un galop superflu
(gêné).
Adoncques, il eut beau ralentir devant la Basilique, et pourquoi le
nier : derrière lui quelques-uns klaxonnèrent impatiemment, il ne vit pas
l'Arrière-droit. Sur le seuil du magasin de sport, il y avait plusieurs personnes, et
le maître ne put établir au sujet de chacune qu'elle n'était pas PArrière-droit, mais
il avançait avec son cheval si ostensiblement au pas, le long du trottoir, qu'une
personne attendant aurait forcément dû le remarquer. « Il est
sans doute parti en taxi. » (Ils étaient déjà sur le terrain, s'échauffant sous la
pluie battante, lorsque arriva P Arrièredroit. « Sympa, Péter », dit-il avec un
rictus, et il alla rejoindre les remplaçants dans la chaleur des vestiaires.)
Il y avait un gendarme place Flórián. « Purée, proféra le maître,
alors je dois tourner en rond ici tant qu'il ne baissera pas les yeux ?! » C'est
qu'il y a un sens giratoire place Flórián, et n'oublions pas : le clignotant ! Il
trottait derrière un 55, pensant que peut-être, « à l'ombre » de ce dernier... Mais
comme ils descendaient du pont, l'autobus prit quasiment la fuite — le maître avait
fait des fioritures avec le passage clouté —, et comme le maître sournoisait à l'embranchement — encore dans le cercle, mais ayant déjà fait
le plein d'arrièrepensées —, son regard rencontra celui du gendarme. C'était un jeune
homme aux cheveux noirs, presque bleus, qui parfois se déployaient en s'échappant du
képi. « Eh ben, quels beaux cheveux. Ou bien un corbeau sous le képi ? » marmonna le
maître. Le gendarme le regardait avec insistance, entre-temps le cheval était arrivé
au point critique : il renâclait un peu, attendant qu'on tire sur les rênes. « Un
corbeau? N'exagérons rien. Et qu'est-ce que c'est que ces favoris relativement longs,
de texture identique ? Trop longs, pas de beaucoup, mais
trop longs. » Le gendarme fit un geste minuscule, qui pouvait être la phase initiale
d'un coup de faux, mais aussi du geste de se détourner,
résigné ; l'un ou l'autre : était lourd de menaces.
À ce geste, le maître mit automatiquement le clignotant, et se dégagea
sur la droite, vers la place Miklós. Et merveille des merveilles : le clignotant
fonctionna. Le maître se retourna en souriant, le gendarme le suivait du regard, «
son visage, l'héroïque », ne trahissait rien. Lorsque le maître se mit à doubler un
bus 42, il s'avéra que le clignotant ne fonctionnait plus. « Évidemment. »
La route menant à l'île s'interrompait d'un seul coup. « Mon ami, je
n'avais encore jamais vu ça ! Sans crier gare ! » Il arrêta ici le cheval, puis
gravit des monceaux d'ordures, et fut incapable d'éviter quelques plaques d'argile,
car il ne prenait garde qu'aux flaques, et pas au sol. « Je crois que c'est naturel.
» Sous la pluie battante, on distinguait à peine les vestiaires à l'autre bout du
terrain. Il surveillait de moins en moins ses pieds, se hâtant. Les
garçons s'habillaient déjà.
Il s'arrêta ; plissa les yeux ; il avait laissé ses lunettes dans le
bissac assujetti au troussequin, à dessein. Il crut découvrir au loin son entraîneur,
et comme il s'approchait, l'hypothèse se trouva confirmée : c'était sieur Armand qui
— à ce qu'il lui semblait d'ici — dépassait du mur et lui faisait signe, veillant à
ne pas franchir le tracé de la gouttière, où commençait l'empire de la pluie.
Pourtant, lorsqu'il le rejoignit, sieur Armand sortit de son abri retranché, lui
serra vigoureusement la main, puis il dit : « Tu es en retard. Habille-toi. »
Dans les minuscules vestiaires, ils étaient les uns sur les autres. Le
maître était très préoccupé par la querelle de l'après-midi. Sans doute est-ce ainsi
qu'il put se produire qu'à la place du maillot n° 8, qu'il porte depuis largement 6
ou 7 ans, il enfila le n° 2 (!). (Le sieur Régisseur dut corriger le procès-verbal,
puisque, en face du nom du maître, il avait écrit sans réfléchir n° 8.)
Précautionneux, gelés, se pelotonnant, ils sortirent sur le terrain. « Bon, au
travail », soupira-t-il, l'esprit toujours « ailleurs », et après avoir pris un
rapide mais adroit appel, il « applaudit » des deux pieds dans une flaque. Ensuite —
sous la pluie battante ! — il se promena jusqu'au grand chêne
situé près du terrain, et pissa. Il branlait du chef. « Qu'est-ce qu'il me voulait,
ce type? Suis-je donc fissure ou bastion dans la culture socialiste?... Allons » — et
il secoua un peu son pantalon.
L'arbitre n'osait guère sortir de sa niche, mais finalement il sortit.
Aussitôt après le coup d'envoi, le maître fit une passe en
arrière, puis se lança. Le Jeune Demi, sans coup
férir, brossa la balle devant le maître, fit une passe
décisive, la balle, rebondissant d'abord dans l'herbe, accéléra, puis dans
une flaque d'eau, ralentit totalement. Une course puissante et agressive s'engagea
entre l'arrière-central et le maître ; le premier plus proche, le second en plein
élan. Il semblait déjà qu'Esterházy atteignît le ballon — et alors, plus rien ne
l'arrêterait jusqu'au but ! —, lorsque l'arrière, s'y prenant de loin, se jeta dans
la surface de réparation. (Se sacrifiant.)
Le maître était assis au milieu de la flaque, et derechef brimbalait
la tête. Les yeux, la bouche pleine de boue, de saletés, il sentait de plus en plus
le pantalon boueux lui râper la peau. (La boue — la terre humide — avait pour ainsi
dire été absorbée par le pantalon, et maintenant, elle attaquait de l'intérieur.) «
Vous voyez, mon ami, ce n'est pas en vain que j'ai dit : J'ai vécu, j'ai aimé et j'ai
beaucoup souffert. Il en fut ainsi. » C'est alors qu'une lueur espiègle s'alluma dans
son regard vif. « Mais la remise en jeu, c'est nous qui l'avons faite, alors que...
»
17. Le dernier match de printemps se compliqua. « Même la mitemps ! en
fait, surtout ça ! » Pourtant, le printemps était si joliment sans prétention ! «
Vous savez, mon ami, par exemple, ces jours venteux! Temps
trompeur! Que les petits boutons rigides...! » Le soleil brille, le monde
étincelle, mais il fait encore frisquet, « on a froid aux reins » ! Et les femmes...
elles, elles se trompent, tout simplement ! Les chemisiers, les toiles légères, les
tee-shirts moulants sont tirés des profondeurs, et la façon dont elles se tiennent
autour du terrain, disséminées au hasard, pour qu'il soit excitant de les découvrir,
ou dont, se détachant de tous ces gentils retraités édentés de 1' « autre » côté, les
jupes flottant au vent se tendent de temps à autre (« par phases frémissantes ») sur
les cuisses, et entre les deux cuisses, une dépression minuscule quant à sa
dimension, légèrement incurvée, se forme sur la jupe ; pour qu'à l'inverse, plus
haut, se colline une collinette, qui attire le regard comme le miel l'abeille (pour
rester dans le style — E.). Adoncques : c'était le
printemps.
La lumière et la température, peu à peu, mirent fin à leur jeu : l'air
en ronronnant se réchauffa, les matches devinrent plus fatigants, les filles
transpiraient, ou, las ! allaient à la plage. « Vous vous souvenez, mon ami, de cette
fille en robe bleue, que j'avais tellement regardée pendant réchauffement... qui jura
ensuite avec tant de charme, ou plutôt m'injuria... et moi, n'est-ce pas, près des 18
mètres... » (Moi, j'avais alors noté que, mille pardons, mais quand le regard du
maître s'était vrillé sur celui de la demoiselle, je m'en souviens très bien moimême
— 15 h 53 —, elle portait une robe de soie bleue, et le vent soulignait fort les
babioles de ses seins, mais à ce moment-là, le maître ne rôdait certainement pas aux alentours des 18 mètres... Il s'étonna de cette
attention à son égard, qui est ma tâche. Il haussa les sourcils de ses aïeux. «
Dites-moi, E., vous ne voudriez pas magyariser votre vilain
nom en Egyhegymegy ! Ça aussi, on pourrait l'abréger en : E. » Allusion osée au
charmant petit détective de certaine nouvelle d'espionnage modérément connue de par
l'Europe ! Quelle honte, quelle honte ! Puis, égayé et apaisé par une idée [n'allons
pas croire qu'une idée suffise à l'égayer et à l'apaiser !], il marmonna : « Ahh ! Et
tout ce qu'on peut abréger en E., et de combien ! Hum hum. Serionsnous le Judas de
nous-même?! Plaisant. » Il attendait la chance schizophrène, telle une araignée.
Aussi vint-elle, à savoir que je remarquai : je ne pouvais le suivre. « Essayez, mon
chou, essayez ! » — sur quoi il releva froidement le col de son veston. Mais ensuite,
la vie fit irruption en lui — c'est son grand avantage, la vie ! [À utiliser !] —, et
dans un grand style virulent, il s'étala en travers de l'intermède, montrant,
expliquant longuement les mystères feutrés situés « de l'autre côté » du revers de
son veston, la signification de la crasse collée dessus, le toucher moelleux, les
fils défaits de la couture, l'importance et l'insignifiance des frontières, etc.)
Ils allaient sortir des vestiaires, lorsqu'on attira l'attention des
arrières ou des avants sur quelqu'un : rapide, dur, feinte et crache bien. Pour lors,
le maître éclata : « Je n'ai jamais cornouillé une chose pareille. Y a-t-il seulement
un adversaire — et il montra ses doigts : un ! deux ! trois ! quatre ! — qui ne soit
rapide comme l'éclair (sec), dur comme le diamant, qui ne feinte diaboliquement et ne
crache juste et dru?! — Du calme, cher Péter, ce ne sera pas toi qui le marqueras. »
Et alors, il eut beau faire un geste de dédain, cela lui resta, qu'il n'aimait pas
marquer un homme, qu'à lui, on ne pouvait confier un homme. (Grimace amère !) « Mais,
mon ami, tout le monde sait aussi que ce n'est pas vrai. » (I.e. marquer un homme.)
C'est vrai. « Vous savez — fit-il en une occurrence ultérieure, alors qu'il semblait
déjà que son projet " concernant 6 ou 7 filles à grand pif eût foiré " —, vous savez,
j'élève mon fils pour être stoppeur. Il sera dur, impitoyable, et tombera tous les
coeurs. » Et son hochement de tête rieur signalait ceci : cette faculté subsistait
chez le maître, chez cet inter droit ciselé.
La chaleur jouait déjà le rôle principal. Une sorte de vent démarra.
.D'abord fluide, frais; puis il se renforça et devint incroyablement brûlant. Foehn.
Le temps devint accablant. Le maître n'était pas encore « lacé ». (La longue errance
serpentine, ou plutôt intestinale, des lacets de chaussures, à la suite des joueurs
faisant leur entrée !) Dans l'étincelante lumière solaire, le maître se hâtait d'une
ombre à l'autre, sans pouvoir éviter un large espace répugnant de soleil : le
terrain. Sortant on ne sait d'où, le Stoppeur lui susurra : « Péter. » Mais le maître
faisait justement les derniers pas à l'ombre, s'écriant : « L'envie de jouer m'est
venue. — Car il ne l'avait pas en lui à ce moment-là. — Je vais me battre comme un
lion. » (Quelle intensité. Nous allons le voir. À un sentiment donné, une réaction
adéquate.) « Amène-toi un peu », dit le Stoppeur goguenard qui était déjà du côté
ensoleillé, cuirassé d'expérience. Pourtant, c'est cette phrase qui fit s'arrêter
court le maître, et non la première apostrophe conspirative. « Ils ont allongé 5
caisses de bière », dit le Stoppeur à voix basse, et il indiqua le bâtiment du Club
qui était la propriété de l'adversaire. « Vous savez, mon ami, 5 caisses de bière, à
ce niveau, c'est une offre généreuse. » Sans réfléchir, le maître dit non (faisant la
moue, branlant du chef). « De toute façon, on perdra. C'est leur arbitre maison qui
conduit le match. — Je sais. — Péter, rien ne sert de courir... » — il écarta les
bras en signe d'impuissance, énervé : il croyait déjà que l'affaire était claire,
m'enfin sans le consentement du maître, le marché ne pouvait être conclu. «Courir?
Par cette chaleur?» plaisanta allusivement le grand homme. Il avait compris la
démarche de pensée : s'ils doivent perdre — car l'adversaire est bon et l'arbitre
connaît déjà le score final —, alors au moins qu'ils ne soient pas des jobards. Mais
le maître ne pouvait rien penser d'autre que : « purée, pourquoi » avoir traversé la
moitié de la ville au galop, si c'était un pseudo-match qui se jouait ici. « Non »,
répéta-t-il, puis, voyant que le cher Arrière-gauche (qui avait, sérieux, rallié le
grand conseil grâce au prestige qu'il avait acquis dans l'équipe, et chose
inattendue, partageait l'avis du Stoppeur) rougissait, secouant la tête d'un air
indécis, il s'empressa d'ajouter : « Mais, Janika, ce n'est pas parce que je suis
plus honnête, connerie. C'est pour des raisons purement pratiques. Simplement, il n'y
a pas de raison pour que j'envoie promener le match. Voilà, cornouiller. Dites-moi
une raison. » Les autres se taisaient. Cela ne fit pas plaisir au maître. « Allez,
rien qu'une, mes petits choux. Encore, si on jouait pour du
blé. Mais tricher à ce niveau... Pour vous, 3 canettes de bière : c'est une
raison ? Ce n'est pas une raison. Si on rentre làdedans, on est exactement aussi
infects qu'eux et l'arbitre. Et après, on boit 3 canettes de bière. Connerie. » Ils
cheminèrent à la queue leu leu jusqu'à l'autre bout du terrain. Le Stoppeur fit un
petit détour, dit : non d'un signe de tête. Celui à qui il l'avait dit se mit en
colère. « C'est comme ça », dit le Stoppeur. Le maître n'avait absolument pas
convaincu les autres que cette décision fût juste, et l'autre injuste. Aussi bien
n'était-ce pas ce qu'il avait voulu, il est bien plus madré que cela. « Vous savez,
mon ami, tout ce que je voulais, c'était qu'ils reconnaissent la légitimité de ma démarche. » Bon, bien sûr il savait, le gai luron, ce que
cela entraînerait. En revanche, il ne savait pas quelle heureuse tournure prendrait
le match, quelle parabole morale il réussirait à proposer cet après-midi-là. « Le
monde se plie à ma main. » (Ses ongles ! Scandale !)
À la suite des amicales négociations préalables, le jeu se bouscula
dans une atmosphère passablement « pierre taillée ». Ah ! çà, la façon dont le maître
se coulait entre les montagnes de chair, et il avait encore de l'audace à revendre!
La façon insolente qu'il eut de dire en se ramassant : « Mon chou, pas besoin de ce
feu de Bengale ! — Et toi, pourquoi tu ne cornouilles pas ta mère ? — ainsi retentit
la question à son adresse. — Mec, fit-il en courant déjà, mec, je vais y réfléchir. »
À deux doigts en deçà du scandale, ce maniement humaniste bourgeois du discours
était, de la part du maître, on le comprend, provocateur. — On compte au nombre des
cas classiques la fois où, se retirant en défense (c'était un match sans histoires),
il avait soutenu une longue discussion avec sieur Icsi relativement à un article de
la revue catholique Vigilia, sur une subtilité dans les rapports entre sieur Ottlik
et la revue littéraire Nyugat — « elle a cessé de paraître, lieber Freund ». « Ça,
c'est monsieur le rédacteur en chef Osvât qui l'a dit », avait par exemple hurlé le
maître dans les 18 mètres à sieur Icsi, et il avait subtilisé le ballon aux
adversaires qui l'attaquaient. (Tâche professionnellement simple.) Qu'est-ce qu'il
avait pris alors, pour son indubitable infatuation ! Pendant des semaines, il alla en
physiothérapie à l'hôpital du Sport. « Comme un emplâtre sur une jambe de bois... ! »
Pauvre maître ! Pour qu'il ne soit pas dit que sieur Ottlik...
« Tu viendras encore dans le collimateur, grand-pif! » « Mon dieu, mon
dieu, avait-il songé lors d'une brochettes-partie — il était déjà barbouillé de
graisse jusqu'aux oreilles, le Kékfrankos de Sopron millésimé de 1974 était gouleyant
—, mon dieu, est-ce que je suis un écrivain populiste ou un écrivain citadin? » Il
aurait aimé le savoir, c'est-à-dire, savoir à quoi s'en tenir. Puis il en était venu
à se dire que, eu égard à l'ancienneté de sa famille, il était sans doute populiste,
d'autre part en revanche, sa piètre moustache (non pas à la hongroise, mais d'aucune
sorte!), ainsi que le fait que, tous les trois ou quatre matches environ, on le
traitât de youpin, renvoyaient à des caractéristiques citadines. « Ça, il ne faut pas
le voir de façon plus nuancée. » — Je signale que le nez de sieur Gyôrgy aussi devint
la cible de plaisanteries historiques. Dans la crasse de la Trabant stationnée devant
le bistrot, on avait écrit : arrivage de pain azyme frais à
l'abc.
« Tu viendras encore dans le collimateur ! — Tu es un moucheron, grand
chef, susurra-t-il à l'arrière, c'est pour ça qu'on t'a placé ici ! Pour que j'aille
dans le collimateur! » Le gamin était Petite-hécatombe, arrière de la race des
assassins, mais encore jeune. « Son frère aîné est un rusé renard, Grande-hécatombe.
» Comme le maître détestait Grande-hécatombe ! S'il pouvait haïr, il le haïrait.
Petitehécatombe se pencha tout près du célèbre visage. « Vous reviendrez encore chez
nous, grand-pif, hein?! — Eh bien, très cher, répondit-il avec l'esprit d'une
marquise, si les caprices du tirage au sort en décident ainsi ! — Ne roule pas des
mécaniques, cornouiller, tu seras dans le collimateur ! » C'est alors qu'enfin, le
maître releva franchement le défi, et siffla : « Essaie un peu, minus. » Et il haussa
le coude, afin de favoriser la rencontre de celui-ci avec certaines côtes ; tel un
lion superbe et généreux, le maître rompit l'aimable étreinte de l'arrière.
Ils pilèrent l'adversaire dans les grandes largeurs. Bien sûr, ils ne
purent, eux non plus, rester impassibles, de sorte que l'observateur impartial —
disons, l'individu qui regardait du sommet de l'un des gigantesques immeubles neufs
qui ceignaient le terrain — ne pouvait voir que la rencontre de deux équipes
exceptionnellement violentes. Le maître, selon sa bonne habitude, ne donnait pas de
coups de pied, il « se contentait » d'être enthousiaste. « Ça fait l'affaire. » L'un
d'eux tira même dans l'arbitre — avec la balle. (Le Stoppeur.) L'arbitre se retourna,
et chercha à foudroyer le coupable du regard. Il s'approchait, menaçant, lorsque le
maître dissipa en sage les nuées orageuses : « Allons, allons. Si quelqu'un te touche
intentionnellement d'aussi loin — car dans son énervement,
il tutoya ce blanc-bec d'arbitre amoral ; " mon dieu, nous avons le même âge " —
cornouiller, c'est qu'il ne joue plus ici ! »
(Ils perdirent 1 à 0, avec un but marqué d'un hors-jeu criant.) « Vous
avez vu, ils ont eu peur, rit le maître en se retirant, fatigué. Bon dieu, qu'est-ce
qu'ils les mouillaient. » Puis, comme il arrivait près du Stoppeur trempé, qui — bien
qu'il trahît ces derniers temps une forme déclinante et fût « au creux de la vague »
— s'était révélé cette fois l'un des meilleurs de l'équipe, il lui tapa dans le dos,
riant aux anges : « Eh ben, cornouiller?! — Péter, dit le héros négatif puis positif
du match, Péter, ils ont rampé... L'an prochain, je vais au Cosmos. » Sur quoi le
maître, nullement chenu, mais pas précisément frais, c'est-à-dire ce genre de maître
flasque du dimanche après-midi : « Pour 5 caisses de bière, minimum. » Jamais défaite
ne fut aussi bien prise.
Quelque part quelque chose changea, des pneus crissèrent, des lumières
acérées — comme des couteaux — jaillirent des phares, des pieds martelèrent, un
portail (!) se déchira comme une feuille de papier, une matraque fend l'air
mollement, la main qui empoigne pourrait être celle de Karajan, on commence à suivre
discrètement quelqu'un, quelqu'un — parce qu'on l'en a instamment prié — commence à
suivre discrètement, un glaçon tinte triomphalement, une gâchette claque, un discours
télévisé prend forme, quelque part quelque chose devient définitif.
Abstraction faite de quelques coups d'oeil pouvant sembler bizarres,
qu'il avait interceptés après tel ou tel match, d'ordinaire en sortant des
vestiaires, et dans lesquels il avait pu lire quelque encouragement singulier (« Ça
va, mon gars ! »), il ne se passa rien : il ne reçut aucun
signe secret, aucune lettre, aucun mot échappé par hasard, personne ne le convia à
une petite conversation impromptue, ni au café ni ailleurs, il ne perçut aucune
allusion indirecte ( ), on ne diminua pas son salaire, au contraire on l'augmenta
comme prévu (à 2700 forints), personne ne le convoqua chez lui, et on ne signifia
d'aucune autre façon au maître qu'il devait comprendre quelque chose de spécial, il
ne fut pas davantage cerné de ragots que n'importe quand, sa situation ne devint
impossible ni au travail, ni en privé ( ), il ne se passa rien : les matches
succédaient aux matches — malgré tout, peu à peu, comme le
froid après un bâillement prématuré de l'aube, une sorte d'assurance biologique se
répandit dans le corps du maître, la conscience de l'ordonné et de l'organisé, le
credo : il n'est pas seul, ses pas (mieux : les passes en profondeur, ouvertures,
balles brossées et retraits en défense) peuvent être observés : on les observe,
peuvent être évalués : on les évalue, par conséquent, on le tient pour responsable de
telle ou telle chose. Et c'est bien.
18. Le maître demanda raison à sieur Banga. La réponse de sieur Banga
fut évasive. « Vieux », dit-il. Puis, comme le maître insistait, il répéta : « Vieux.
» Mais il s'avéra que, au fond, l'illustre illustrateur n'avait rien accompli. «
Vieux, dès que je suis entré, il s'est mis à ranger ses dossiers sur son bureau, et
il a dit que malheureusement, il devait s'en aller, parce que malheureusement, il
devait conduire sa voiture, malheureusement, au garage, mais ne nous inquiétons pas,
ça marchera. » Le maître eut un geste de dédain. Mais ensuite, ils se transformèrent
(évoluèrent) en hommes d'action. Le maître enfourcha son destrier qui l'attendait,
discipliné, sieur Banga se blottit derrière lui, et s'agrippa des deux mains au
maître, affolé, tel le cercopithèque à sa mère. Le maître accéléra l'allure de
l'intelligent animal. Ils firent une sub-excursion à l'imprimerie. Le maître avait
accepté une tournée de lectures publiques en Europe — « ahh, les obligations, lieber
Freund, les obligations ! » —, et pour cela, avant tout, il avait besoin de produits
d'imprimerie. Le vent étrillait la chevelure de sieur Banga, son front menu, brun,
intelligent rayonnait librement. Il criait de temps à autre du haut du cheval, de sa
voix rude, mais modulant quelque belle mélodie, à l'intention des piétons, surtout si
c'était de beaux brins de filles. « Mes petites choutes, ahattention, car le pèhère
Fouettahard arrive, et il vaha vous empohorter. » Mais ça rendait bien mieux en
chanson ; on peut l'imaginer. Et quand sieur Banga se tait ! Cela aussi, quelle
expérience et révélation ! Car, par exemple, soudain le plasticien s'écrie : «
Teen-ager ! » et le maître de tourner de droite et de gauche ses grands yeux
perçants, pour capter la vision espérée, oui-da, sur ces entrefaites, par exemple
sieur Banga se ravise : « Non. Pas teen-ager — il secoue la tête : corruption ! » «
Terrifiant, mon ami ! » Et l'autre de se lancer dans une sociologie piétonnière.
Lorsqu'il parvint à caser on ne sait comment une auto-stoppeuse
polonaise — le maître n'aimait pas la fille : celle-là s'était décidée, et sans un
mot s'était assise sur un livre posé sur la selle ; « mon ami, ses cuisses, elle y
avait mis ses cuisses ! » —, sieur Banga fut si content qu'il en dansa quasiment de
joie. En grand émoi, il commença à raconter une histoire à la fille, avec ses notions
clairsemées de langue russe. Luimême s'esbaudissait fort de la chose, mais le
déroulement de l'histoire n'allait pas de soi pour le maître, quoique ses affinités
avec les histoires et leur contenu fussent grandes ; de plus, il comprenait mieux que
la Polonaise les mots hongrois qui se mêlaient en veux-tu en voilà au discours de
sieur Banga, bien mieux. Tout en narrant l'histoire, sieur Banga tapotait parfois
l'épaule du maître (comme s'il était le destrier), et ce faisant, se retournant à
tout bout de champ, il disait à la fille : « Pista Lapiste. Pista Lapiste i fachistu.
» « Qu'est-ce que tu as raconté ? » demanda le maître soupçonneux, lorsqu'ils se
furent débarrassés de la fille. « Les taurillons l'attendaient déjà à l'entrée du
camping. »
« Que veux-tu que j'aie raconté?! Des histoires de partisans et de
fascistes, évidemment. Et Pista Lapiste, qui est partisan, les a taillés en pièces. —
Et pourquoi tu me tapais sur l'épaule ? — Quoi, pourquoi. Pour lui montrer que Pista
Lapiste, c'est un nom, que toi aussi, tu pourrais t'appeler comme ça ! — Je ne
m'appelle pas comme ça. — Je sais. Ça aussi, je le lui ai montré. — Cornouiller.
»
Cric-crac, les voilà déjà devant l'imprimerie, mais sur le chemin du
retour, le camarade Jónás leur fit des signes affectueux. Les deux artistes avaient
eu peine à trouver un dénominateur commun quant à savoir s'ils
donneraient ou non un pot-de-vin au camarade Jónás. C'est la maladresse qui fut la
solution, et le fait que leur regard à tous deux plongeât si droit dans les yeux
offerts, et que leur joie fût tellement authentique.
La ville frémissait dans la chaleur estivale, la pierre, l'asphalte,
le béton irradiaient la touffeur, et toutes ces teintes pastel clair — ils
vadrouillaient dans un centre-ville moderne — et ce frémissement rendaient fort
invraisemblable ce décor urbain (et à force de plisser les yeux, c'était comme si un
voile errait parmi les blocs de pierre rigides pour les adoucir), surtout qu'ils
examinaient, enivrés, le livre neuf (Éditions Magvető, Budapest), et ne goûtaient
tout le reste — géométrie, jean, robe de cretonne et les voix, les voix —
qu'accessoirement. Ah, les artistes ! Dans un moment pareil, ils ne voient ni
n'entendent. (Eh oui, une perception de l'espace très spéciale peut se développer
dans cette situation. « Aiguë, en creux. »)
Ou bien, quand même ? Car ils « voyaient et entendaient » le livre, et
leur coeur — leur exigence professionnelle ! — n'était pas fléchi par le grand
événement. Sieur Banga, dans la mesure où son âme belle et tendre le lui permettait,
écumait. « Je leur avais dit de le faire en pleine page ! Je
leur avais tout mâché. ». Et il bouscula le maître, pour qu'il regarde lui aussi. «
Hum », fit ce dernier sans avoir détourné la tête du texte, un sourire sceptique
plissait sa bouche, la coexistence de la joie et de la peine, comme toujours
lorsqu'il absorbait, s'assimilait son propre texte. « Et la trame ! » glapit sieur Banga. Là-dessus, le maître ne pouvait plus rester
indifférent à son ami et collaborateur. « Révoltant ! Quelle trame ! » dit-il avec
une compassion discutable, tout en feuilletant le livre frais, odorant, car
justement, c'était nécessaire. Les deux artistes renommés plissaient les yeux dans la
lumière qui se propageait comme l'infamie. (Ce n'était pas un facteur négligeable !)
Mais le maître aussi fut rattrapé par la juste destinée ! « Qu'est-ce que c'est,
tartine beurrée au miel ? » — il pâlit. Sieur Banga — qui a le sens des infimes
réalités de l'existence, apprivoise de ses petites menottes les objets qui
l'entourent, a fait son chemin tout seul jusqu'ici — eut la force de demander, et
avec un intérêt réel : « Tu ne sais pas ? Mon petit chou... » Mais le maître
n'entendait pas plaisanter : à présent, il s'agissait de sa peau à lui. « Ce n'est
pas tartine beurrée au miel, c'est tartine beurre-miel.
C'est son nom. J'ai corrigé deux fois sur les épreuves. — Deux fois ? » — le
graphiste incrédule fit clapper deux fois sa langue, absorbé dans sa propre
problématique. « Solitaire. »
Ce fut de nouveau le moment de galoper. Sieur Banga demanda raison au
maître : « Comment tu conduis ?» ; le maître comprit son ami : eh oui, le bon sieur
Banga, lorsqu'un virage pris par le maître n'épousait pas l'harmonie que son goût sûr
avait balisée, en faisait la remarque, sans se laisser influencer par les tournants
concrets de la route. Pourtant, le maître était finalement obligé de se référer à
cela, à la praxis.
Mais à quoi se référait au juste sieur Banga pour le café qu'il
prépara, lorsque les deux hommes furent revenus ? A rien. Il n'endossa pas la
critique qu'on lui présentait. Le maître fit de même pour l'offre réitérée. Il était
contrarié par deux choses à la fois. « Pourquoi ne peuton pas fermer une parenthèse?
Pourquoi? ronchonna-t-il. Puisqu'on peut enfermer les gens », enchaîna-t-il, travesti
en Jimmy Carter. Mais l'esprit phosphorescent de sieur Banga passait déjà aux
louanges. « Vieux. C'est quand même pas mal. » Cela conduisit à nouveau le maître —
de par son sens des proportions — à insulter le café. « Vous savez, mon ami, c'est
une chose fort aisée que d'insulter quelque chose. » Équitable, il poursuivit : « Ou
de louer. Ce sont là choses d'une simplicité primitive. » De son petit nez, il aspira
une prise de la quantité d'air que contenait la cuisine du confortable appartement
préfabriqué. « Ma colombe, ça sent la souris. Ton café sent la souris. » Et il mima
même, avec ses dents, quel genre de souris. « Snif, snif, une souris comme ça. »
19. Le maître enfila sa robe de chambre d'écrivain famé-fameux, et
prit place à sa place ; il tenait sa main posée avec enjouement sur la chère tête
blonde de la Hongrie. Les revers de soie luisaient; on pouvait distinguer nettement
un long cheveu, sur lequel, ainsi que sur un brise-lames, venait trébucher la lumière
intime du soir. (Sur la page suivante, je reproduis avec émotion le dessin certifié
conforme d'un spécimen de l'éminente crinière. Causant, on peut le supposer, une
grande joie à ses admirateurs.)
« Mon doux amour, dit dame Gitti, n'enchevèle
pas. » Elle promena un regard scrutateur. « Voilà, encore une touffe ici ! Qu'est-ce
que tu as à te gratter la tête comme ça ! — L'insatisfaction créatrice, ruminat- il.
— Et moi, je peux toujours faire le ménage », bougonna la dame par alibi. Elle
s'affaira autour du thé. « Earl grey ou pas earl grey ?, la question se pose
toujours. » C'est alors que Dongó Mititch se mit à pleurer. « Qu'est-ce que je fais?
demanda le maître. — Eh ben, couvre-la » — la dame faisait la gueule. Le maître
trottina sur la pointe des pieds vers le petit lit. Mitotchka, déçue, posa sur son
père un regard de reine ensommeillée. « Nounours. — Bon, acquiesça le maître
paternel, comme je suis un bon père pour toi, je ramasse le nounours. » Sur quoi il
aurait ramassé le nounours, mais comme il se penchait, ses talons dérapèrent sur le
parquet, il perdit l'équilibre, ses
jambes se dérobèrent sous lui, et il rua de tout son élan dans le
petit lit, les petits barreaux s'écroulèrent dans un craquement, et le maître, tel un
arrière-gauche dans un inter enthousiaste, envoya sa semelle dans la figure d'ange
fleuri de Dongó Mititch. « Quelle brute je suis », fit-il brièvement. La mère s'étant
précipitée, enleva le chérubin, le père sur le plancher, brisé, polysémiquement. Du
sang coulait de la bouche de la fillette. « Quelle brute je suis », fit-il,
évanescent cette fois. La situation s'apaisa. Les hoquets de la petite fille et les
gargouillis sinistres des robinets (« Les joints, les joints de Frantz ! ») servirent
d'arrière-plan démoniaque, fort singulier, aux mots significatifs qu'Esterházy allait
prononcer...
Il remuait distraitement son thé (« Earl grey — encore une pincée, rien qu'une, pour le goût »), tout en feuilletant un
livre de sieur Dezső. « Comme c'est bien de s'appeler Dezső », se disait-il. Dame
Gitti mit du sucre dans son thé. Ce geste suspendit l'intéressante et pittoresque
envolée du maître. « Il y a déjà du sucre ? demanda-t-il, faisant allusion à son thé.
— Pourquoi y en aurait-il? répondit-elle d'un ton las, car c'était le soir. — Ce
n'est pas un reproche, mais une question » — Esterházy expiait sa faute à l'égard de
Mme Esterházy. Puis l'expiation se poursuivit : le livre de sieur Dezső atterrit sur
le carrelage de la cuisine avec un pouf déshonorant, car le maître — repoussant son
dîner — se leva et embrassa sa femme dans le cou. « Encore, dit la dame à un moment
facile à deviner. — Ma chérie — le maître s'était rassis —, ma chérie... Où est le
sel? — À sa place. » Après une pause minime, pendant laquelle les muscles avaient pu
se contracter et se détendre, le maître sauta sur ses pieds et apporta le sel. Il
s'inclina devant son épouse : « Demande n'importe quoi. — Je veux le sel, dit
celle-ci en souriant. La sérénité s'est établie entre tes deux yeux. C'est bien. — Tu
te trompes, répondit le maître avec une mauvaise humeur naissante, c'est mon nez.
»
Le maître s'assit dans son cher vieux monstre de fauteuil, et pressa
sa paume. Au début de la saison, la peau est fendue — d'ailleurs, cela ne va pas
forcément de pair avec un coup franc! —, et le travail
permanent assure l'étirement dans le temps de la blessure, leurrant ainsi son
propriétaire : la blessure est de plus en plus rassurante. Ce qui reste ici en fait,
c'est peu de chose : la blessure est de plus en plus rassurante. On ne parvenait pas
toujours à retirer tout le mâchefer, ainsi de petits îlots se formaient, qui sous la
pression « pleuraient du pus ». (Comme le maître était profondément affligé par la
masse croissante de rapports humains se vidant comme des boîtes de conserve, eh oui,
il advenait, soit « à l'air libre », soit à l'orée d'une
bouche de métro, qu'en voyant sur la main, la paume d'un homme, l'étalage de
blessures diaboliquement ressemblantes à ses propres stigmates, il apostrophât le
quidam : « Petit terrain, vous aussi? » Et les réponses sont de genres tellement variés !)
« Ne fais pas la vaisselle, cria le maître en direction de la cuisine,
je la ferai. — Elle est presque finie, ulula en retour la dame. — Ah ! bon », s'en
accommoda-t-il, et ses grands yeux perçants parcoururent une lettre qui traînait sur
la table. L'écriture tremblée, sénescente, et la force tragique rayonnant de
certaines lettres impétueuses trahirent aussitôt l'expéditrice de la lettre. « Ce
Rubinstein m'avait promis qu'il passerait le soir, lut-il, et jouerait du
Rachmaninov. Mais il a joué des études de Chopin, et je peux le dire : faux. En plus
il s'est empiffré tous mes sandwiches. Encore heureux qu'il y en avait largement,
vous imaginez, cher Péter. » Le maître esquissa un sourire : « Oh, oui. Les
sandwiches beurrés au salami, au saumon, au rôti froid, au filet, au caviar, à la
sardine, aux oeufs, au jambon. » « Voyez, voyez, plus je vieillis, plus je deviens
malveillante. La bonté et la patience s'écaillent de moi, je deviens une vieille dame
de plus en plus maigre. » Frau Gitti sortit précautionneusement de la cuisine, tenant
ses mains pendantes légèrement écartées, l'eau gouttait de la pulpe de ses doigts,
puis elle se décida à essuyer ses mains dans sa jupe de jean : le tissu se tendit,
permettant au maître de reconnaître, heureux, la ligne impétueuse des cuisses, qui
plus haut s'arrêtait court de façon ô combien excitante. « Tu es belle... » Après un
brin de lutinage, dont le tact de rigueur laisse les détails dans l'ombre, le maître
s'empêtra avec sa fidèle compagne dans une conversation précieuse, du point de vue
même de l'histoire littéraire. « J'ai lu et relu la lettre de tante Jolánka... C'est
une merveilleuse vieille dame. — Déjà un peu artériosclérosée, dit l'épouse après
brève réflexion. — Oui. » Le maître promena son regard voilé sur l'horizon (sa main
de nouveau posée sur la chère tête blonde, c'est là qu'elle joue, pétrit, pétrit), puis, lentement, afin que le scribe
fidèle et fanatique puisse transcrire avec exactitude, il se mit à parler. (Avec
exactitude ! Comme ce mot est insensé ! Car comment pourrais-je rendre le soyeux des
mots accompagnant les gestes, l'opérette des gestes accompagnant les mots, les
audacieux virages de la voix véhiculant les mots, les hoquets, les plissements
d'yeux, qui couronnent les mots de guillemets, ou justement les détrônent. Et enfin,
toute la situation !... Dur métier. Mais qu'il me soit permis de souffler : c'est
beau-au-au.)
« Tante Jolánka fut une étape importante de mon développement
spirituel. » Dame Gitti tâta le papier à lettres. « Ça, c'est du papier,
reconnut-elle. — C'était une belle femme jadis, avec un immense chignon brun, un
regard alangui, sûr de soi, que telle une reine-sirène, je décompose :
rei-ne-si-rè-ne, elle posait sur chaque objet et chaque être nouveaux avec un calme
égal, un regard qui enregistrait tout. Je m'asseyais souvent sur ses genoux, tant de
dos, pressant mon dos contre sa poitrine, que de face. Cette dernière position, je ne l'aimais pas, car il fallait que je tinsse mes
cuisses fortement écartées. » (Aujourd'hui encore, le maître n'aime pas cela. Lorsque
l'Arrièregauche ou P Arrière-droit — tous deux, pour des raisons différentes, sont
des passionnés de moto — lui proposent de l'emmener jusqu'au bus, à deux blocs
d'immeubles, il balance beaucoup à accepter, et ensuite, pendant le trajet, il a très
peur. « Janika, cornouiller, moins vite, j'ai peur ! » hurle-t-il dans le vent
frôleur, après quoi il se tapote longuement les aines, les articulations des cuisses.
« Mec, t'es en sucre. ») « Que je pince ? » Dame Gitti pliait ironiquement une
couche. « Vous savez, mon ami, elle prévoyait déjà la déconfiture de cette approche
froide. Le fait, mon ami, que c'était de l'égoïsme. » Impétueux, il poursuivit : «
Encore que cette dernière position, je l'aimasse passionnément, parce... — Chouette
dialectique! — Ta gueule. Je travaille. » Eh oui : Part est égoïste, comme je l'ai lu
quelque part. (Bien entendu, ce n'est pas le même égoïsme que cidessus.) « Adoncques,
adoncques j'aimais cette position inconfortable, écartelée, parce que de là, je
pouvais regarder sans dissimulation son superbe visage. De cette position, de la
chaleur alors encore sans objet, mais déjà excitante de ce giron, c'était surtout le
nez qui s'offrait à l'examen... Le chemin que balisaient les sourcils, où le regard
pouvait courir comme un... comme un... — Un liè-è-èvre! — Merci, ma colombe. Comme un
lièvre, perdait de l'assurance à la base du nez. La naissance du nez s'élargissait un
peu, mais très délicatement, en transparence, à la façon d'une place dans un bourg,
tout comme... euh... le portrait de Joe Luis, le Bombardier Brun, de même que l'ombre
incroyable d'un avion prend son essor, s'éloigne devant le spectateur. Le nez au
demeurant classique se greffait d'une incertitude, d'une agressivité excitante qui
était, mais cela ne pouvait être établi que de ma position d'alors, réservée à peu
d'élus, accentuée par les narines obscures, ombreuses. »
Oho, mais ses rapports avec cette dame-fée ne sont nullement aussi
esthétiques. La foi inébranlable (« en dépit de tout ! ») qui rayonnait de cette
femme déclassée, d'une intelligence radieuse, avait et a toujours une grande
influence sur le maître. Et puis sa féminité ! « Chère Jolánka, dit-il sans tact en
une occurrence ultérieure, vous pouvez bien être aujourd'hui aussi vieille que vous
voulez, vous restez quand même ce qu'on appelle une femme attirante. » « Elle avait
été persécutée dans les années cinquante. » Mais pas comme les ennemis du peuple en
général, que nenni : comme dans un film en couleurs. Elle pérégrina de chaumière en
chaumière. « En certain lieu, pendant des mois, elle tapa le carton chaque soir avec
un homme de la police politique locale, sous un noyer. » Pourtant, à ses mains, on
aurait dû voir immédiatement son mode de vie non rural ! Le maître le constata à la
même époque : « Hé bé, vous avez pas beaucoup travaillé. » Et le petit Palóc — car
c'était ce qu'il devenait — tourna et retourna ses mains soyeuses, comme des objets
tombés de la lune. (Remarque à caractère de classe comparable dans un contexte
comparable : « Dites voir. Comment c'est-y possib' de marcher sur des si p'tits
pieds?! ») C'était déjà avec une tendance à s'amender que le maître vivait dans le
cercle de famille (« Cercle : trace des verres sur les tables collantes des bistrots.
Définition. »), lorsque, tard le soir, on sonna. Chez le maître, n'est-ce pas, on ne
trouve pas à un degré déterminant le réflexe qui tord ses parents d'un spasme lors
d'un tel effet (« L'effet bon-sangmais- c'est, mon ami, c'est ça ! Je signale qu'il y
a du vrai là-dedans. Bien sûr, dans quoi n'y en a-t-il pas ?! »), de ce fait, seule
la curiosité le poussa jusqu'à la porte vitrée — où l'on pouvait regarder même les
films interdits, grâce à une intelligente manipulation du rideau —, mais d'où, cette
fois, il fut chassé sans explications. L'hôte tardif et inattendu était tante
Jolánka. Elle était encore en train de pérégriner. Avant l'aube, elle avait pris la
poudre d'escampette. Le maître ne dormait pas. Terriblement excitant. Tante Jolánka
n'avait qu'une jambe, ou plutôt, l'une de ses jambes était artificielle. Pendant la
guerre, elle s'était fait une réputation (également dans les sens + et — ) par son
attitude chrétienne conséquente, qui dans ce cas signifiait abriter (nourrir, aimer,
etc.) des enfants juifs ; de ce fait, elle séjournait moins fréquemment dans les
abris (jeu de mots — E.), et ainsi, sa jambe... Laquelle était amovible! De là
découle l'inquiétude horrifi que qui s'empara ensuite des parents du maître. « Dis,
elle n'a pas laissé sa jambe ici ? L'une de ses fausses jambes. — Faudrait la mettre
au feu. — Mais le cuir ! Tu sais comment ça pue en brûlant ! » Eh oui, la charité
peut être aussi frivole.
Au début du séjour villageois, le maître dormit dans la même chambre
que tante Jolánka. Et que bien d'autres encore. — C'est sa piteuse enfance qui a
endurci le maître, si bien que même dans les temps soyeux d'aujourd'hui, il sait être
un roc. Tu es Petrus, comme je l'ai déjà indiqué... Encore que le petit double menton
familial... « Vous savez, mon ami, releva-t-il avec la sagesse douloureuse, poignante
des grands hommes, même moi, je ne remplis que le vide que je crée. » Eh oui : la
voici, la tragédie de la finitude, de notre finitude à nous tous, qui ne sommes pas
le Tout-Puissant. Et ici, le maître est un parmi les autres !
— Isolée par un rideau, il y avait aussi l'épouvantable arrière-grand-mère. Le maître
la craignait comme le feu. Le père du maître lui-même la craignait encore. « Elle
nous disait toujours : Mangez du pain, mes enfants, sinon vous sentirez le renard ! »
Bah, à l'époque, ça ne faisait pas partie de la problématique ! « Elle me regardait à
travers un lorgnon ! Rien que ça déjà, en soi ! » Sa peau était jaune, son visage
dur. Le maître entendait toujours dire à son propos : quel grand seigneur. Longtemps,
il crut : l'arrière-grandmère est le roi ! Seulement, pour une raison quelconque,
elle est avec eux pour l'instant. Elle ne disait presque rien de toute la journée. Il
fallait lui baiser la main à tout bout de champ. Et lorsqu'elle entendait le
baisemain effectué par le maître, bien qu'on puisse concevoir un clappement discret
pour les baisers de tous ordres, elle relevait brusquement sa main froide, osseuse,
frappant quasiment la bouche du maître. « J'avais très peur. » (En général : au cours
de cette période précoce de la vie du maître, il était à même d'avoir peur dans les
situations les plus variées ! « Mon dieu. » Un jour, une chaleur estivale pesante,
profonde s'était emparée de la contrée. Au bout du portique, à côté du tonneau d'eau
de pluie, l'arrière-grand-mère était assise dans la chaise à bascule. Autour de sa
robe noire, garnie de dentelle, haut boutonnée, de gros taons bourdonnaient. « Vous
savez, mon ami, on pouvait la regarder de manière à voir en même temps la dentelle
et, à l'arrière-plan, le tas de fumier ! » Et entre les deux, l'arrière-grandmère. Le
maître rôdait par là, lorsque la dame âgée fit entendre un son dit bassement
corporel. Cette date marqua la fin de la peur! Désormais, le museau vermeil du petit
maître pouvait bien se fendre après un baisemain ! Pauvre vieille arrière-grand-mère
! (« Mon ami, je voyais alors les choses de manière plus nuancée que cela : Pauvre
vieille arrière-grand-mère ! Et : Crève, charogne ! »)
L'arrière-grand-mère et tante Jolánka, c'est peu de dire qu'elles se
détestaient. Quand on emmena la fille de tante Jolánka au camp de Kistarcsa, et que
la mère s'assit à côté du maître, les yeux pleins de larmes, pour leur cours
d'allemand habituel, l'arrière-grand-mère, incroyablement irritée, lui jeta presque
cruellement : « Chère Jolánka, il vaudrait mieux que vous vous taisiez, chère Jolánka
! » Alors que tante Jolánka n'avait pas soufflé mot! À la suite de cela, les deux
femmes ne s'adressèrent plus la parole. « L'une est morte, l'autre s'est expatriée. »
« Vous savez, cher Péter, mes proches sont morts, et je suis un peu fatiguée. »
« Oncle Tibold la battait souvent », intervint à la façon d'une vox
diaboli la bonne dame Guittouche, qui se retirait de plus en plus à l'arrière-plan,
d'où elle décochait tel ou tel coup d'oeil. Par conséquent, il y avait un premier
plan et un arrière-plan. « Il ne la battait pas, il la giflait seulement. » Le maître
ouvrit grande sa paume, sur les lèvres des plaies grattées, « telle la rosée sur
l'herbe aurorale », perlait du sérum : « la plaie jutait » (l'expression équivalente
du maître). « Combien de temps j'ai passé sur les genoux de Jolánka à regarder un
film, la première partie de la Bataille de Stalingrad. On nous apportait toujours
cette première partie. Mais ça aussi, c'était chouette. Et
comme nous n'occupions qu'un siège à nous deux, je conservais
l'argent qu'on me donnait pour le cinéma. Net. » Et alors le maître, avec cet argent,
achetait des livres. Son entendement s'épanouissait en absorbant les mille merveilles
du monde ! Oh, ces livres de la Bibliothèque Populaire ! Ils étaient sales, déchirés,
effilochés, mais estce que ça comptait alors!... De même, la balle de chiffon! « Et
les bougies, mais brûlées jusqu'au trognon ! » Puis le maître, comme s'il voulait
qu'on croie qu'il dit ce qu'il dit si doucement que cela ne concerne personne « d
'autre» (c'est une plaisanterie!), pas même peut-être le maître lui-même : « Maxime
doit se retourner dans sa tombe. »
Le maître s'engagea de nouveau dans les prés fleuris des histoires,
allons donc humer avec lui, allons ! Et il advint un jour, un jour qu'il revenait
avec tante Jolánka du cinéma, où il avait vu, une fois de plus, la première partie de
la Bataille de Stalingrad, que sieur Mihály, assis dans un coin de la maison, d'une
voix entrecoupée de pleurs, traînant, puis s'arrêtant, puis se lançant, parla ainsi :
« Pauvre papa, ils l'ont tellement battu, j'aurais préféré qu'ils le pendent, ça ne
m'aurait pas fait aussi mal. » Le maître se tourna vers son épouse : «
Malheureusement, même de cela on a fait une story familiale. Il faut le raconter de
la manière suivante : Adoncques, le petit Mihály estoit assis
au piano, mais, après quelques traits, il s'interrompit. Ah, mais nous n'étions pas
contents, c'est sûr, nous pensions qu'il s'était embrouillé. Mais lui, imaginez un
peu, comme ça, devant tout le monde ! il s'est levé et a pris un sandwich, qu'il
s'est mis à grignoter. Naturellement, les autres ont poussé des soupirs. Les vieilles
charognes, tel quel! elles ont tout boulotté, disait toujours Georgeounet. Il fallait
encore allaiter Marci, et courir à droite et à gauche, et mon Mihály a remarqué : Une
chèvle ne selait pas plus platique ? N'est-ce pas adorable ?!
Platique. Bien sûr, je ne m'en faisais pas pour mon Marci, c'est lui qui — plus tard,
bien sûr — m'a demandé : Dites, maman, vous êtes encore
vierge? Que répondre, à mon quatrième enfant? Je ne voulais pas le décevoir... Pour
en revenir à mon Mihály, une main tenant le sandwich, l'autre posée sur le clavier,
et autour, les invités, ou plutôt, n'est-ce pas, les vieilles charognes, quand d'un
ton si désinvolte, si sentencieux, il dit : Pauvre papa, ils l'ont tellement battu en
56, j'aurais préféré qu'ils le pendent, ça ne m'aurait pas fait aussi mal. Il était
debout, dans ce silence, et il souriait, vous imaginez... » Le maître se lécha la
main (sûrement pas les babines : il est bien trop impitoyable à l'égard de luimême
!). « C'est sensiblement ainsi qu'il faut le raconter. »
Depuis son plus jeune âge, « les anges sombres des maux de tête
visitaient » le maître. (Comme il dit, c'est en pareil cas qu'il sent qu'il est un
intellectuel.) Pis, ces douleurs du jeune âge étaient des migraines ! Pareilles à
celles des adultes ! (Il n'était pas précocement vieilli, mais simplement mûr.)...
Cette année-là (« voyez, nous sommes
des éléphants pleins de tact, mon ami, dans un magasin de porcelaine »), la
cinquante-septième de ce siècle, demeure pour le maître un grand souvenir complexe.
Son échec cuisant. Pourquoi? Tout peut se ramener à la note cinq en papier kraft. Le
maître, pour l'essentiel, a toujours été bon élève, voire un Musterkind ennuyeux, et
un gentil garçon bien élevé. Cela dit, durant une brève période de ladite année,
soudain c'est le un qui devint la meilleure note (jusque-là, c'était le cinq). Le
maître, grâce à son application et ses dons, obtint même deux un en papier. Si fait,
mais c'est qu'il en perdit un, et la règle était, car il arrivait souvent qu'on en
perde, qu'alors celui-ci ne compte pas. Mais cette fois, il tricha, et avec l'aide du
voisin, le chef cloutier, il fabriqua un un en papier kraft. (Ce n'est pas un travail
aisé.)
Mais mauvais sang ne saurait mentir... Le matin, déjà ! Des soldats
étaient venus, et avaient fouillé l'appartement. L'avaient passé au peigne fin. Des
papiers voltigeaient. Le maître était aligné avec ses parents, comme pour une photo
solennelle. C'est à cela que correspondait à 100 % le taux de crispation des visages.
Le maître considérait les soldats avec un grand respect. Ceux-ci demandèrent s'il y
avait des armes. On répondit que non. Cependant, sieur György dit qu'il y en avait. «
La pommette ! » Ils prièrent le brun garçonnet de bien vouloir leur montrer l'arme ou
les armes. Sieur György accéda volontiers à la prière, et il sortit de sous le lit
son fusil à bouchon. Il reçut une grande baffe. Le maître, non sans quelque joie
maligne, prit congé des adultes, car il devait aller à l'école. Dans la cour, un
soldat armé d'une mitraillette lui fit enlever ses chaussures pour voir ce qu'il y
mettait, mais seulement, dit-il, ses pieds ! À travers les trous du canon de la
mitraillette, le ciel apparaissait et disparaissait.
Mais à l'école, il s'avéra que le cinq était de nouveau la meilleure
note. Cela désavantagea gravement le maître, car afin d'éviter les abus, on n'avait
pas le droit de « convertir ». (Car éventuellement, contre un véritable un
d'avant-période, on aurait pu recevoir un véritable cinq — hors-période.) Ne parlons
pas ici des tourments qui harcelaient la conscience du petit enfant (le maître !),
mais seulement des maux de tête. La « ruée hors du bahut » se fit titubante. Il
souffrait tellement qu'il dut s'arrêter sur la grand-place. Il y avait beaucoup de
gens, lui derrière eux. Il voyait de grands dos noirs ; il se rappelle précisément
cinq sortes de manteaux, tous noirs. Puis un manteau se retourna, un visage de vieux,
moustachu, et voyant le petit enfant pâle, il le conduisit à l'écart : « Va-t'en,
petit, rentre chez toi. » Il chancela jusqu'à la courette de la poste . S'adossa au mur. Il voyait de tout près les traînées de salpêtre,
lorsqu'il fut pris d'un effroyable dégueulis (pardon ! pardon !). Il avait
l'impression de s'être complètement vidé. Souvenir persistant — on peut dire :
récurrent — de cela : un petit morceau de carotte, qui eut grand-peine à quitter une
place qui n'avait pas été réservée à son intention ! Plus l'odeur. Comme il échouait
à nouveau, tout blanc, sur la grand-place, un peu soulagé, mais dans un état
passablement atroce ! la foule se fendit, et il put voir au milieu son père battu,
car à l'époque ses yeux fonctionnaient encore, et par terre, aux pieds de son père,
les lunettes (abattues) aux branches écartelées. Mais son vomissement l'occupait
tellement qu'il se détourna, rentra à la maison. Quand ensuite le père du maître, le
troisième jour, arriva en chemise à carreaux, avec les lunettes cassées, et sur le
visage et le front magnifique quelques singularités — ces signes objectifs peuvent
avoir été familiers d'autres époques aussi —, le maître en savait plus que d'autres,
et attachait une grande valeur aux gentillesses viriles de la main paternelle sur sa
caboche. À la question superficielle de sieur György, le père saisit ses lunettes,
les tourna et les retourna, son visage se fit étranger, en particulier ses yeux se
rétrécirent d'une manière jusque-là inconnue, et il dit : « Elles sont tombées. »
L'abattement était l'élément dominant. (« Ses traits épuisés étaient barrés
transversalement de trois sillons parallèles. »)
« C'est sensiblement ainsi qu'il faut le raconter, et ensuite, cela
peut être rapproché à volonté d'une histoire palôc, une
poavrée. » (Houhou ! Par exemple, quand sieur György écrasait le pied du
maître, ou vice versa, à l'église. Et alors, dans le grand silence chrétien cueilli, la petite voix grêle, angélique [si c'était sieur
György qui écrasait, celle du maître, si c'était le maître, celle de sieur György] :
'spèce d'enculé! — Ciel, c'est un véritable supplice, je
veux dire en général, cette mondanité à laquelle je suis réduit.) Sur ces
entrefaites, on sonna.
« Qui est-ce ? » demanda le maître sans réfléchir, et néanmoins
inopportunément à Frau Gitti, qui était exactement aussi peu renseignée sur ledit
coup de sonnette que le maître lui-même. « Comment veux-tu que je sache, va ouvrir »,
répondit en conséquence la femme ; mais comme l'homme, déjà près de la porte, se
retournait blessé, elle envoya des baisers au mari, telle une prima donna, indiquant
que c'était un hasard si la phrase précédente avait à ce point durci. Le maître,
désireux d'exprimer qu'il se radoucissait, dit d'un ton radouci, faisant fi du
sonneur : « Pour respecter la symétrie, faudrait quand même conclure par une histoire
du petit Péter, du style : Et lui, dès sa plus tendre enfance !! Il était crasseux,
haut comme trois pommes, avec son petit pantalon : “ son ganda ”, il était dans le
jardin, et avec le tuyau d'arrosage, il pourchassait un chat malade, qui depuis
plusieurs jours pérégrinait à l'abri des buissons. Ces chats
sont affreux! Et malades, alors là, ils sont répugnants. Mais mon Péter, qui était en
même temps un vrai garnement et un petit garçon à l'âme sensible, pressentit quelque
chose du caractère temporel des chats, ce qui ne l'empêcha point de chasser la
charogne du territoire en dirigeant habilement le jet d'eau. Mais quand le chat sauta
dans la rue, et qu'entre les buissons apparut un instant sa silhouette trempée,
miteuse, et que tout de suite après on entendit des pneus crisser, mon Péter parla
ainsi : Je meurs. Mon manuscrit est confié aux soins des
Éditions Magvető, mais ensuite, je guérirai... Hein, que dites-vous de ça. Et il
tenait le tuyau devant lui, comme ça, la flaque grandissait, lui, il ne bougeait pas,
et peu à peu, lui aussi fut inondé. » « Va ouvrir ! souffla Mme Esterházy. — J'arrive
», cria le maître. Sur le seuil se tenaient deux hommes : un maigre aux tempes
grisonnantes et un jeune « aux chairs relâchées ». Le maigre aux tempes grisonnantes
était sympathique (à première vue), l'autre, à première vue, n'était pas aussi
sympathique.
20. (serait) « crucifié après le match blême aplati sur une surface
meurtri la cage thoracique concave être étendu rompu bruyamment sur la ligne des 18
mètres être la ligne l'oreiller et la fatigue et soudain les bières éclaircir la
vision aiguë en creux sentir la géométrie des alentours voire
en faire partie craindre fort de l'abîmer encore et toujours être donc étendu sur la
ligne des 18 mètres les mains levées démonté et remonté en éléments regarder les
nuages bouger et dans cette paralysie active inventer des histoires arrivées à tout
cela naïvement » Sur le maître, comme un pauvre petit nuage orageux, le vieux se
penchait. Son visage occupait tout. On ne savait ce que regardaient ses yeux louches,
une odeur de vin aigrelette l'enveloppait, et une odeur de vieux ; pourtant le maître
ne se « défendit » pas. « Je vous salue, sieur Pék. » Celui-ci fit signe : ça va, ça
va, il ne s'agit pas de ça. Ainsi fit-il. « Qu'est-ce qui ne va pas ? » demanda le
maître, voyant son air préoccupé. « C'est vrai? » demanda d'une voix enrouée le
supporter en chef, comme s'il savait fort bien : c'était vrai. « Quoi ? » De ce
moment, le maître dit tantôt la vérité, tantôt non, mais dans tous les cas, il
mentait pareillement. « Mais que vous partez. — Qui ça?! » Sieur Pék regarda le
maître. « Allons, Péter ! » Pexhorta-t-il, afin de ramener l'avant à la raison. «
C'est vrai que vous passez à l'Arrondissement? — Non », proféra le maître, et dit
comme ça, c'était vrai.
Car, eh oui, les hommes à serviette s'étaient montrés, et il y avait
en lui la disposition. Mais qui sont donc ces hommes à serviette ? Comme les frères
de sang du maître — contrairement à la brève période prometteuse du maître —
gagnaient de l'argent grâce à leur art du ballon, il est aisé de reconstituer la
scène adéquate : Disons, sieur Marci pose ses dents du haut sur sa lèvre du bas — on
peut faire l'expérience : comme si l'on « enlevait d'un coup de dent l'araignée du
coin » —, il recourbe ses doigts en serre, et s'abat sauvagement : « Zouh, fait-il,
solennel, et alors le gran-and oiseau bleu arrive — à ce moment-là, chafouin, comme
s'il tendait la main pour un pourboire, il tend la main —, et il dépose beau-aucoup,
beau-aucoup d'oeufs d'or. » Voilà donc ce qu'il en est des oeufs d'or. Cela posé, si,
aux alentours du terrain, se montre un homme au regard étranger, perçant, tenant à la
main un attaché-case rare de par ici (« c'est de la poésie »), alors, quoi de plus
simple que de penser : « Le voilà. C'est le prospecteur en joueurs. Et dans sa
serviette il a beau-aucoup, beau-aucoup d'oeufs d'or. » Et entre ses dents filtre
fièrement : « Les hommes à serviette se sont montrés. » (Pour l'essentiel, cela se
pratique à la fin de chaque saison. Ou se pratiquait, car le temps : ne s'arrête
pas.)
Les hommes à serviette se montrèrent et sonnèrent. « Mon cher Péter,
en fait, nous ne faisons que prendre contact. » Dame Gitti, méfiante, tendait
l'oreille. Le maître connaissait de réputation le nom de l'homme sympathique, maigre,
grisonnant. « Cher Péter, vous résoudriez nos problèmes pour des années. — Vous
voulez du café? demanda dame Guittouche, modérément confiante. — Si ça ne dérange
pas, faites excuse, dit l'autre, le jeune rondouillard. — Voyons, cher Péter, nous ne
voulons que votre bien. » Le jeune ricana : « Et bien sûr, le nôtre. » Le grisonnant
lui jeta un regard furieux, le maître un regard appréciatif. « Cher Péter, vous
pouvez demander n'importe quoi. » Le maître esquissa un sourire. Tempesargentées
aussi esquissa un fin sourire. « Enfin, ce qui est d'usage à la Chambre basse. »
Survint une petite pause. « Et n'oubliez pas, cher Péter, que nous pouvons tout
arranger, tout, sur le plan politique. » Dame Gitti entra avec le café. Le maître vit
tout de suite qu'il y en avait moins dans l'une des tasses, et sut que c'était la
sienne. L'appareil fait deux tasses. « Sur le plan politique », acquiesça-t-il. Dame
Gitti le regarda d'un air interrogateur. Le grisonnant se mit à conter quelques
grands contrats de transfert d'antan ; les noms lâchés embarrassèrent un tantinet le
maître. « Ça, c'est du café, faites excuse, claironna le jeune. — Alors, cher Péter —
l'homme à serviette prenait congé —, nous ferons le nécessaire. — Nous nous
manifesterons », dit le grassouillet, déjà dehors ; la porte était presque fermée sur
lui.
« On m'a dit que vous partiez et que c'était pour l'Arrondissement »,
dit sieur Pék incrédule, car il se rendait compte que le maître disait la vérité. «
Vous savez ce que c'est, sieur Pék. On dit tellement de choses... — Péter, mettez-en
un coup cet automne. — On en mettra un coup. » Allons, ça, c'était de nouveau un
mensonge.
L'été au parfum de miel fit donc son apparition : le maître partit
pour une tournée européenne, pour un périple de lectures publiques dans quelques
carrefours culturels. Sieur Böll trépigna, énervé, sieur Handke rongea ses ongles
jusqu'à l'os, sieur Sartre grilla cigarette sur cigarette, sieur Mészöly passa la
main dans ses cheveux raides comme des baguettes — deux fois. L'Europe tomba aux
pieds du maître, et lui caressa les tibias à rebrousse-poil. J'ose dire que l'Europe
l'échappa belle : eût-elle dû caresser les jambes de sieur Marci, que sa main eût été
criblée d'échardes...
Ayant traversé en trombe les formations en terrasse des contrées
bocagères, les sentiers sinueux des sous-bois luxuriants, les cyprès oblongs et les
chênes, lesquels représentent le naturel, les cactus et les tamaris, les capitaines
tracasses, il se tenait debout dans l'air lourd, musqué — à une réception fichtrement
importante. (En son honneur ?)
Holà, la horde des parasites se pressait, les noeuds papillons
crépitaient, apéritif sur apéritif. Le maître, faisant montre d'une grande routine,
se procura de l'orangeade, y versa de l'alcool, confectionnant ainsi un genre de cocktail. « Alors ma bibiche, tu peux boire avec un vrai
prince. — Seulement comte » — il déclina le compliment ou l'injure non requis, avec
cette affabilité qui témoignait de son indulgence, et qu'il n'aimait pas tellement
chez lui. (Le maître est un critique si impitoyable de ses propres actes, discours,
silences.)
La pièce était une salle, d'immenses lustres déversaient leur froide
lumière, on pouvait passer tout le monde bien en revue, mais ensuite, des coins se
formèrent, des salons où des lampadaires griffaient dans des tons chauds. C'est alors
que le maître découvrit la maîtresse de maison dans une tunique prodigieuse, avec un
make-up jamais vu ! Oui : Gina Lollobrigida!!! Le maître regarda la femme, et ce fut
comme s'il eût chu dans un puits profond ; des alentours, il ne resta plus que la
giration rapide de la margelle (le cercle !), ses réserves de morale et sa
philosophie personnelle ne furent plus que verte mousse fulgurant au cours de la
chute, mousse glissante, visqueuse, flottante. Il avait aussi vu les pattes d'oie et
autres signes du temps, tout de suite ; ce visage était encore plus bellement meurtri
que celui d'Erika Bodnár. (Un jour, devant le poste de télévision, dame Gitti avait
trouvé moyen de faire la critique ci-dessous : « Regarde, chéri, elle a des pattes
d'oie ! » Il s'était laissé aller à une incroyable irritation. — La malveillance de
dame Gitti à l'égard des femmes est proverbiale. Semblable à celle de sieur András à
l'égard de ses confrères. « Belle, oui, mais ses collants filent. » « D'accord, elle
a ce qu'il faut. Mais tu la verrais sans soutien! » — de
telles remarques sont à l'ordre du jour. — Quant au contenu de son explosion
véhémente, c'était que les moindres fronces de Lollo ont plus de valeur que les
mortelles au grand complet, toutes autant qu'elles sont.)
Il se trouva que, lorsqu'ils voulurent en même temps prendre une
olive, leurs mains s'entrechoquèrent. « Pardon », fit Gina. Tels 100 altos. Mille.
Pas de sourire, seul le regard, plus long que nécessaire. Le maître fit tomber une
olive ; elle dégringola le long de son pantalon. Comme il s'était cochonné, la star
mondiale lui proposa son aide. « Je vais nettoyer votre pantalon, Péter, dit
Lollobrigida. — Laissez, ce n'est pas grave, ce n'est qu'un jean. » Il répugnait à
cette trivialité. Mais plus tard encore, entre les nombreux invités, la femme
regardait le maître — lui, cependant, secouait furtivement la tête... Dans une des
pièces, une balle de ping-pong rebondissait. Lollo voulut avec le maître. Il la
laissa mener longtemps, puis, d'une main ferme, il « battit comme plâtre » la star de
cinéma un peu, ma foi, gâtée, 21 à 18. Après le match amical, Lollobrigida reçut les
félicitations les larmes aux yeux, un peu théâtrale — ce que le maître ne perçut que
lors d'une analyse ultérieure, mais alors, d'autant plus violemment, presque saisi,
telle une vieille tante, réalisant: une actrice ! —,
s'approcha théâtralement, ses immenses cils épais balayèrent pour ainsi dire son
visage (ce fut renversant et en même temps répugnant), sa poitrine palpita
puissamment, se cognant quasiment au léger tissu d'été. (« Une soie toute simple »,
dit plus tard Frau Gitti d'un ton scharf.) « Tu pourras
revenir quand les autres seront partis? » Il tourna et retourna la raquette :
backhand, forhand... «Viens», souffla Lollo, implorante. Cela lui fendit presque le
coeur. L'être moral qu'est le maître était un peu perturbé. « Tu es belle »,
articula-t-il enfin. (Car à la personne féminine attirante, il est d'usage d'associer
des impératifs grammaticaux : « Vous savez, lieber Freund, l'embêtant, c'est que
j'aime dire ce que je pense. Alors que je devrais penser ce que je peux dire. » Il
ajouta, sérieux : « Es ist kein Scherz. » C'est-à-dire : Ce n'est pas une
plaisanterie [allemand].) Sur ces entrefaites, la porte s'ouvrit à deux battants, et
entra — non le mari ni personne de ce genre — le petit Carlo, fils de Lollo. Il était
si beau, un blondinet aux cheveux d'or, que le maître sentit qu'il devait avoir la
nausée (effet Thomas Mann). Mais il n'aurait pu fournir des explications de sa sortie
précipitée, aussi restat- il. « Dis-moi, mon chéri — le garçonnet le regardait droit
dans les yeux —, tu aimes maman ? » Le maître s'empourpra, Gina baissa la tête. « Je
l'aime. » Le petit juge poursuivit son interrogatoire : « Tu la préfères à tout le
monde ? » Le maître répondit sans réfléchir : « Je la préfère en deuxième. » Carlo
resta songeur. « Hum. C'est pas mal. » Mais le maître avait déjà déniché la démarche
adéquate. « En deuxième ? Justement, ce n'est rien. — Débarrasse le plancher ! »
hurla Gina à son fils. Celui-ci s'éloigna dignement : « Mais maman, de quoi tu as
l'air? » Gina s'effondra sur la table de ping-pong. Elle sanglotait. Les formes
divines trépidaient dans la vaste tunique. Maintenant, cela agaçait un peu le maître.
« Non, ma colombe », fit-il inutilement. Gina se redressa, s'agrippant au filet de
ping-pong, qui se déchira. « Cher esterhâtzi », hoqueta-t-elle, et elle sortit en
courant.
Mais quel retournement complexe s'ensuivit ! Tout à coup, stupéfait,
le maître ne put éviter de voir le cinéaste — d'origine slave — à la réputation de
séducteur sortir en chancelant de la chambre de la dame : il regarda ses yeux
troublés, écouta son rire dédaigneux. Il alla s'asseoir sur le seuil (« comme un
trimardeur, ou un fidèle chien de garde »). Lollobrigida était accoudée sur le lit.
La pose classique est plus cassée, le corps plus anguleux ; la situation était
triviale : cheveux ébouriffés et marbrures rougeâtres au visage. Le maître ressentit
une grande pitié pour lui-même, mais tâcha de ne pas regarder la femme comme une
dévergondée. En revanche, sa situation de supériorité se volatilisa très vite. Non
qu'il eût l'impression que le seul acte moral — car même le non-acte peut être
immoral, oho, et comment — fût de se vautrer aussitôt ensemble comme des somnambules
; non ; mais parce que de la femme jaillirent en un flot de paroles monotone toutes
les amertumes, la misère de sa vie, les mensonges (« au milieu desquels, mon ami,
nous vivons tous »), les compromis, les recommencements convulsifs — toutes ces
disproportions féminines, la comédie de la vérité (dont Lollo, même en cet instant
critique, ne pouvait se dégager) emplirent le maître de crainte et de remords, car il
s'était montré irresponsable à cause de ses propres incertitudes et équivoques ; si
bien que la profondeur et l'obscurité d'une vie de femme l'avaient assailli. « Viens,
allons manger quelque chose » — il sauta sur ses pieds avec une légèreté enjouée, et
caressa le bras de la femme.
(1. Lollobrigida — réglant tous ses comptes, c'est-à-dire lui réglant
le sien —, avec une amère tristesse, lui demanda un quelconque souvenir. Le maître
s'inclina, puis, avec un charme enfantin, lui tendit un merveilleux brin d'herbe
vert. — Quelque chose de ce jardin gigantesque, dont il se languit tellement.
L'immense espace vert ! Le vent de l'aube déploierait artistiquement sa chevelure,
tandis qu'au fil d'une insouciante promenade, il lirait Spinoza! Ensuite, un peu de
marmelade, des petits pains frais, des oeufs coque ! — Mais la femme ne fut pas
satisfaite de ce petit brin d'herbe, il lui fallait quelque chose de plus palpable.
Finalement, il donna à l'actrice, comme un objet exotique, une pièce de 20 fillérs,
restée on ne sait comment dans sa poche. — Comme cela s'avéra au cours des temps,
Lollobrigida fit percer la pièce, et depuis lors la porte comme une amulette. On peut
le voir dans un numéro de Stern, où elle se tient avec sieur Marlon Brando à côté
d'un énorme téléphone en plastique rouge. Les 20 fillérs, là, sur la gorge
d'albâtre!!!
Retournant à Rome, j'écris ceci dans l'avion. Là-haut le Soleil, en
bas les nuages moutonnants. Parfois l'avion cahote, voilà pourquoi mon écriture est
si moche. Marlon Brando me demande qui tu es. Je lui dis, un écrivain. Mais qui tu es
pour moi. Sur ce j'ai fondu en larmes. Je ne sais pas. Mais ce que je sais, c'est que
moi, je n'ai pas été grandchose pour toi. Pauvret ! Je crois que tu as eu très peur
de moi. [En ce moment l'avion danse une polka, j'attends.] Tu sais, j'ai de petites
antennes invisibles tout le long du corps et dans mon cerveau : je peux savoir ce que
quelqu'un sent ou pense, même quand l'intéressé n'est pas là. À plus forte raison
quand...
Et pourtant : le seul désir bizarre que j'avais, c'était — pour te
remercier d'exister — de te serrer une fois dans mes bras.
Rien d'autre. Mais voyant ton immédiate suspicion, j'ai compris que tu te méprenais
sur mon intention. La tension entre le désir et l'évidente impossibilité de le
réaliser a par la suite engendré, alors que j'étais étendue dans ma chambre après le
départ d'Igor, les ineptes faufilement et faux-fuyant que j'ai présentés. [A présent,
cet avion de merde rafiote à nouveau !] Vous avez de la chance, vous tous,
d'appartenir à quelqu'un, quelque part...
Je suis allée chez Marlon [Brando], et dès le lendemain je suis
revenue comme un chien battu. Une fois de plus. On n'apprend jamais rien. Mais le
temps émousse tout...
On les mena à la table du souper. Dans les cercles qui s'étaient
formés, la causerie habituelle se déroulait. « La futilité, mon ami, sévissait. » En
véritable artiste, le maître, renversé sur sa chaise, se délectait à écouter cette
construction que personne ne démolissait, où personne n'avait un geste sincère ou
prétendu tel.
Mais soudain, il se lassa de rester sans cesse un pied levé, il en eut
assez des bienséances. « Tout le monde était très courtois, feutré, élégant, vornehm
et rustre. » Quant à lui, cela lui bouchait les oreilles, elles en tintaient comme si
elles eussent été emplies d'eau, bien que ce ne fût pas le cas. « Bon dieu, bon dieu.
— Qu'est-ce que tu marmonnes ? » demanda son voisin, sieur Miklós, un ami ès
littérature. « Mon bon Miklós, tirons-nous d'ici, pour l'amour de dieu. — Couché, toi
», dit l'homme d'expérience. Là-dessus, quelle cavalcade s'ensuivit ! Un scandale,
presque. Le maître tendit la main vers la corbeille à pain, en la retirant il faucha
impitoyablement quelques verres à vin. « Ouh là », s'exclama-t-il, et aussitôt, un
peu tard, il voulut rattraper les verres, mais ne parvint qu'à balayer au passage la
serviette de sieur Miklós, il s'excusa, plongea, s'excusa, entre-temps, s'étant cogné
la tête sous la table, il avait renversé quelques nouveaux objets. Tout rouge, il
demanda pardon à la compagnie, qui fit preuve d'un tact exceptionnel. Seul le regard
compréhensif et tout ensemble réprobateur de sieur Miklós exprimait : lui, il savait
de quoi il retournait. Lorsque les respirations autour du filet de sole à la Orly
s'affirmèrent, le maître souffla à sieur Miklôs : « Ouf, mon vieux — ici, il éleva la
voix, pardon —, au fait bordel, quel ustensile maintenant ?
» Puis, de nouveau, des pardons à la ronde. (En fait, peu de gens, à part lui,
savaient : ce qu'est le couteau à poisson.)
En emboîtant cette musette superficielle dans ce support diplomatico-
politique, discrètement démagogue — chose qu'il supportait difficilement : il
cassepilait tout de façon représentative. « Tu as été assez primitif », dit plus tard
sieur Andrâs. Le maître en fut effondré. « Qu'aurait-on pu faire d'autre », grommela
encore l'individu susmentionné. Après quelques escaliers, portails et portes, ils se
retrouvèrent à l'air libre. Le maître plissa les yeux ; la métropole palpitait. « Je
crois que, moi aussi, je me tenais là très métropolitainement. »
Un chat lui avait filé le train. Efflanqué, etcétéra : bref, aucun
velouté, aucun gros dos, aucune chatterie. Son nom : Marcello. Le maître était assis,
chagrin, dans une chambre, la logeuse apporta un plaid chaud et du thé bouillant.
C'est alors qu'entra le petit Carlo. « Il est beau, ton chat. — Oui. — Comment il
s'apppelle ? — Marcello. — On ne pourrait pas l'appeler Alberto? — Si, répondit le
maître, seulement il s'appelle déjà Marcello. — Écoute. Mettons-nous d'accord. — Bon.
— Ce sera Marcello-Alberto. » Il acquiesça. Le petit garçon tendit la main par la
fenêtre. « Il pleut encore. » Laissant sa main dehors, il se retourna. « Weisst du,
mein Guter — tu sais, mon cher (allemand) ; sur quoi, il montra le chat —, j'aimerais
beaucoup le prendre pour femme, mais je crois que ça n'irait pas sans difficulté. »
Le thé, le plaid, la pluie, le chat, le petit garçon — ces choses furent.
Donner un coup de coude à l'agent de la police politique, ne riez pas
de la blague : « à ma connaissance, vous avez 3 enfants ».
« Vous savez, petit pastoureau — bien sûr que vous le savez, et plus
encore ! —, nous autres, les Faust de l'Europe de l'Est, appelons “ Reviens ” le
moment où les autorités ne sont pas en train de nous les casser. »
L'aube européenne le trouva assoiffé. Sieur András dormait à poings
fermés sur l'autre lit. Le maître tituba jusqu'au couloir, avec une gueule fripée de
bouledogue. « Je t'offre une petite cerise », lui fut-il lancé en plein visage. Celui
qui proposait était bien habillé, sa cravate impeccable. Le regard du maître resta
comme un battoir à viande, froid, indifférent et inanimé. « Alors que j'avais un peu
peur. » « Étiquette noire. » Comme le maître semblait réagir (sa bouche s'ouvrait et
se refermait comme celle d'une carpe, comme celle de quelque
carpe), il ajouta impulsivement : « Pour faire passer la gueule de bois. » Le maître
sentit le mur protecteur, le long duquel — immédiatement ! — il pouvait se faufiler.
« Merci de ta sollicitude. » (Mais ça, on connaît déjà.) Les dents de l'autre homme
étincelèrent. « Comme tu voudras, ma foi. » Sa peau brune trahissait le bronzeur
acharné.
il fut pris d'un désir si violent pour dame Gitti, devint à ce point
livré au flux puissant du sentiment, qu'il se mit à se tourner et se retourner dans
son lit (« de même que les grands morts là-dessous »), et même en se tournant et se
retournant, il ressentait ce qui précède
(serait) (démonstration de la méthode) L'Europe tomba aux pieds du
maître, et lui caressa les tibias à rebrousse-poil. J'ose dire que l'Europe l'échappa
belle : eût-elle dû caresser les jambes de sieur Marci (Sport Club de Ferencváros),
que sa main eût été criblée d'échardes... !
Ayant traversé en trombe les formations en terrasses des contrées
bocagères —», les sentiers sinueux des sous-bois luxuriants —», les cyprès oblongs et
les chênes —», lesquels représentent le naturel —», les cactus et les tamaris —», les
capitaines tracasses — il se tenait dans un espace clos ,
orné de canettes de bière — « Pleines, mon ami, pleines ! » —, de canettes de bière
pleines, ainsi que de quantité de vin rouge. L'attention du maître flottait,
c'est-à-dire qu'il ne faisait pas attention. On lui avait fait la leçon. « Purée,
quoi, cette fois? s'était-il fait prier, sceptique. Peut-être quelque chose de
Fancsikó et Pinta. C'est tellement charmant, nêssepaâ, c'est tout de même mon premier
livre. » Mais ensuite, la soirée avait pris de l'élan —> —» —», et le maître avait
oublié ses soucis torturants. Un certain sieur Gyula, tout en sortant de sa poche,
comme par magie, des cigarettes allumées qu'il fumait incontinent, si bien que
l'homme chétif en était tout concave, ce sieur Gyula donc — maintenant, étant donné
le processus, portant et éloignant de façon brouillonne sa cigarette à sa bouche, et
ce faisant, en prime, les mots ! —, dit : « Comment faites-vous pour être si
sacrément insolents? »
Une charmante jeune fille poussa le son du magnétophone, les miettes —
comme autant de gracieux petits rats de l'Opéra —
pirouettèrent sur le parquet. Sieur András éclata de rire à côté du maître. La
question le concernait aussi. Sieur Gyula vivait dans un pays
divergent de celui du maître
, et dans une autre ville, holà,
mais ils se posèrent quand même des questions l'un à l'autre, et allèrent jusqu'à
formuler des réponses. « Je ne te comprends pas »,0 dit le maître. Sieur Gyula se
racla la gorge. « Vous savez, mon ami, presque de la même façon que ma grand-mère.
Cela m'alla droit au coeur. Même que je le lui ai dit. J'espère
qu'il a compris. » « D'où vient votre cran... votre cran, là... — Allons bon,
peste », déclina le maître, car il avait l'impression (et à juste titre !) qu'on le
félicitait. Ce nonobstant, il fut répondu à la question par un alibi, chose que sieur
Gyula ne méritait nullement. « Merci, meussieu », proféra
encore le maître, et l'énoncé s'irisa de plusieurs signifiés.
Sur ces entrefaites, le maître sauta sur ses pieds de façon
significative, sa voix, et c'est un trait intéressant, moderne, s'étrangla, il était
secrètement heureux, et il s'éclipsa dans sa confortable suite, abandonnant la soirée
à elle-même. Il sortit son célèbre — voire : fameux — carnet de notes, et sa plume se
mit à labourer. « Alors, petits bêtas ! » Ensuite, on peut le voir à nouveau en bas
en compagnie des sieurs Istvân et Géza, puis en haut
, puis en bas
: la grande âme se consumait
pour ainsi dire. Comme la cigarette de sieur Gyula (ab
straction
faite de l'ex
traction de la poche) : la brasillation. («
András-mon-chou! Vaillant, vaillant, vaillant! Va te faire »), ce
-
permanent, qui correspondait au
-
du lieu, et bien sûr, la concavation aussi
! Car, après quelques « excursions supérieures », il rejoignit complètement
ténué les joyeux drilles, solitaire, affaissé, pour être lui
aussi l'un d'eux. S'étant propulsé dans un fauteuil, il soupira. « Mon vieux, dit-il
d'un ton léger, car il peut aussi être ainsi, un homme d'une telle envergure peut
aussi être léger comme la baudruche de sieur Istvân, eh oui, il le peut, mon vieux , où sont les bas - bleus, purée? » Le maître,
enthousiaste, se mit à expliquer, son nez se lançait à droite, à gauche, labourant
l'air lourd de fumée en cercles réguliers. « Mais bien sûr, une foule de bas-bleus
serait venue, mais l'homme — et il se désigna lui-même : ecce
homo —, l'homme résiste nuit et jour! — Socquettes
bleues » — le poète expérimenté eut un geste de dédain.
D'autres fois déjà, car son oeuvre était à un stade avancé, le maître
avait eu le sentiment que son attention était celle d'un héros de roman, et cette
fois, du fait des conditions de laboratoire exemplaires ici réunies, plus que jamais.
« Vous savez, par exemple, dès que je
scendais de ma chambre, où
j'occupais mon temps à travailler laborieusement, j'avais l'impression que quelque
chose manquait encore. Et alors, je
scendais, et je cherchais une
scène adéquate, afin qu'elle m'arrive. » Puis il enchaîna : « Vous voyez, lieber
Freund, la faillite de l'écriture romanesque. Bien sûr, concrètement, de la mienne.
De sorte qu'il est grand temps de... Je suis tout plein de cela. »
Que notre regard, cette fraîche harde de cerfs, saute d'un bond dans
l'escalier où se tint jadis le maître. Justement à l'occasion d'une
. Le maître avait entendu une délicieuse anecdote de sieur
Istvân, qui semblait —>ploitable. Le poète, de sa voix grave — qui, en soi,
pourrait être une production érotique, « s'il se trouvait quelques jupons, mon ami,
qui s'en contentassent » —, raconta qu'à Stockholm, en 56 — et sa voix, comme
campanulette bleue, fit tintinnabuler le verre, celui des fenêtres —, à Stockholm
était inscrit sur la porte d'un hôtel, en lettres grossières :
hongrois ! ici, on peut s'envoyer la standardiste! Et,
sieur Géza peut en témoigner, paraît-il, elle y était encore 10 ans plus tard, cette
inscription. Qu'était-elle alors devenue, n'est-ce pas, cette pauvre petite
standardiste, avec ses deux yeux rêveurs, d'un bleu Scandinave, l'hétaïre ! Mais dès
lors, sieur Géza ne se plaçait plus en position de témoin (bah, pas plus qu'en celle
de fiancé, ha-ha-ha), mais en position d'anxieux. « Cela aussi deviendra littérature
», dit-il, et même ses lunettes soupirèrent, si fait. « Vous voyez, mon ami, c'est un
mécanisme tristement simple. Suffit d'un nom et d'un sine qua non, et tous les
intellectuels s'écroulent de rire. Moi-même, je peux à peine contenir mon enjouement.
Je ne sais vraiment pas comment j'y arrive. » Ici et maintenant, nous faisons une
courte pause typographique, suite aux caprices de la mise en pages.
En ce qui concerne sieur Géza, le cher poète, car cette pièce
grouillait
n
de poètes, peut-être ne
savait-il même pas à quel point il aurait raison. On le voit : sieur Géza eut
superbement raison. Cela devint littérature, et de quelle sorte ! Poignante,
hongroise, sérieuse, littérature de la destinée.
Jegyzet le mot du maître
C'est alors — n'oublions pas : dans l'escalier précédemment exposé —
que déboula un Hongrois immense, et il tendit ses battoirs au maître. D'une voix qui
croulait sous quelque slave mélancolie, il apostropha le maître, à qui visiblement le
grand nounours était sympathique. « Monsieur l'écrivain, dit-il, en manière de
plaisanterie naturellement, monsieur l'écrivain, mettez donc cela dans le livre, ces
mains ! »
Aha : la grande carcasse soupçonnait quelque chose. Le maître s'enquit
encore de choses et d'autres, provoqua un dialogue particulier concernant lesdites
mains, mais comme son partner allait se lancer dans quelque joyeuse histoire d'ávó,
il s'esbigna.
Ayant exhalé ses forces par autocombustion, il alla s'affaler sur la
terrasse mouillée. Le siège en rotin craquait sous lui, et la nuit était noire comme
une « Mercedes officielle ». « La mystique des miroirs » — sieur Tihamér montra le
bassin qui s'arrondissait devant la terrasse, et son opinion rencontra celle du
maître, qui partageait l'opinion de sieur Lukâcs sur le reflet, tout au moins, celle
de sieur Hanák, qui vit à Vienne. Oppardon. Il en coûtait au maître d'exister.
L'obscurité s'étanchait lentement, une transition vint à naître entre la nuit et le
jour.
Le maître se retira pour dormir. Il partageait fraternellement sa
suite avec le bon sieur András, qui avait mis ses mains entre sa tête et l'oreiller.
« Dormons ! » Mais ils ne dormirent pas. L'esprit du maître, rebelle au sommeil,
emplissait l'espace en grésillant. C'est ce qu'il dit à son compagnon. Car sieur
András, à la vitesse de l'ouragan, était devenu pour lui : un compagnon. (Ceci est un
passage d'une beauté lyrique.)
« Con », dit sieur András. (Il avait
de prodigieuses capacités pour insulter les représentants de la vie artistique.) «
Attends. Je note. » Et de fait, le maître sauta sur ses pieds. « Tu l'as fait? »
demandait maintenant, d'une voix amollie de tendresse, le grand garçon gothique. «
So-so. » Puis le maître s'esclaffa (pardon : mais c'est le mot fidèle : il
s'esclaffa) : « Ce sera une oeuvre ouverte, impitoyablement. » Puis il ajouta en
homme responsable : « Bien sûr, en musique, c'est différent. — Dormons. » Mais ils
étaient trop fatigués. Peu de temps après, le maître se leva, et travailla,
travailla...
Holà, ses yeux cernés, cernés ! Dans le grand salon affluaient déjà
les gens, et ils s'ordonnaient en cercle autour du maître, comme la limaille dans le
champ magnétique. Mais il alla à l'invitée d'honneur, et lui baisant la main, tel un
jeune magnat (ha-ha-ha), il murmura : « Mes hommages. Euh... lors de mon
intervention... euh... je mentionnerai votrEuh nom, donc, *-cusez-moi. » Le témoin
des temps illustres tapota l'encolure du maître comme celle d'un cheval, et le maître
en fut hEuhreux. Le grand maître des pauses introduisit le maître. CEuh fut le
silence, immense
il feuilleta çà et là — et tout au long fit de même, d'un air
important — parmi ses notes, puis, pressant ses doigts écartés sur la table avec une
force effroyable, il se lança. Avant que nous ne reproduisions en tant que note, mais
fidèlement, ce qui fut dit là-bas, nous ajoutons quelques remarques sur quelques
points du texte, en décrivant avant tout quelques gestes. « Et le système de
coordonnées, mon ami, qui va le tracer, Sari Fedâk, peut-être?! » (N.B. : Comme s'il
avait dit Arletty.) Au lieu de : « Dóra, cette grande brave femme » (suite à la
requête de d. m.), lire « cette grande bringue de brave femme » ; en prononçant le
passage : « et là-dessus, cric-crac, il sortit une feuille », il sortit, cric-crac,
une feuille, « une sorte de feuille de route », qui fut accueillie par un rire
tonitruant ; « Faudrait plutôt un feutre ! » : cela devint une réprimande concrète,
sieur Géza, effaré, se jeta sur le feutre ; « quelque joyeuse histoire d'ávó » :
chahut au centre gauche, applaudissements à droite, mais de toute façon, trouble ; le
« pardon, pardon, peutêtre n'aurait-il pas fallu » consécutif eut un grand impact,
un impact libérateur; « Eh bien, mon cher, l'ameublissement
s'est produit. » Á ce moment-là, il regarda sieur István d'un air provocant. Sieur
István, lentement certes, réalisa. Quant à la lecture à haute voix, le maître fit
comme s'il poursuivait quelque conversation privée ; c'était une grande finasserie —
mais sieur Istvân, perdant patience, raconta l'histoire stockholmique, avec tout son
drastique. Un effet semblable joua dans le cas de « Pali, si vous les sortiez, etc. »
(© Esterházy, 1977.)
Notes d'Eckermann épigraphe première de Goethe les amateurs mon
ami quand ils ont fait tout leur possible ils ont coutume de dire pour s'excuser que
leur travail n'est pas encore achevé et certes il ne saurait jamais être achevé parce
qu'il n'a jamais été bien commencé le maître en quelques traits parachève son oeuvre
qu'elle soit travaillée ou non elle est d'ores et déjà achevée écoutez mon petit eckermann ne vous fourrez pas les doigts dans le nez
épigraphe deuxième buddy glass naturellement n'est que mon nom de
plume mon véritable nom est le major george fielding suspense ainsi parla
péter esterházy vous savez lieber freund je suis très fatigué excusez-moi auprès de
ces gens toute la matinée j'ai trimé sur cette merde ainsi dit-il sans ménagement
presque injuste à l'égard de lui-même cette merde oui poursuivit-il inflexible et
encore à table dôra cette grande brave femme a dit que peut-être
il n'aurait pas fallu faire ce roman-photo on peut imaginer quel effet cela fit sur
l'âme ô combien sensible du maître naturellement notion complexe que cette âme cette
semonce m'enfin les artistes sont tous ainsi cela il faut que nous le sachions nous
qui vivons dans leur orbe une nouvelle d'aventures dit-il ensuite du niveau d'un
feuilleton qu'accueillent de si bon gré les meilleures feuilles littéraires
nationales et non nationales mais là encore qu'est-ce que la nation
laissons cela et làdessus cric-crac il sortit une sorte de feuille de route
avantage aux militaires et la fit circuler pour qu'ils y
écrivent leurs noms ceux qui sont présents en lettres d'imprimerie ça ressortira
mieux grommela pour lui-même le grand homme et ensuite au niveau
d'une mère il ajouta inquiet faudrait plutôt un feutre à
cause de l'impression à cheval par un sec lumineux authentique matin d'été péter
esterházy leva sur certain confrère ses grands yeux perçants et parla ainsi bordel
j'ai à peine dormi ah l'imposture des mots je me consume ici m'enfin qu'estce que le
faux et qu'est-ce que le véritable quelles questions sont-ce là de grandes questions
que notre regard cette fraîche harde de cerfs saute dans l'escalier ou se tint jadis
le maître je vous en prie c'est alors que sieur czigánv tendit au maître ses battoirs
dussé-je y laisser ma vie sans doute d'une voix qui croulait sous quelque slave mélancolie il apostropha le maître à qui visiblement le
grand nounours était sympathique monsieur l'écrivain monsieur l'écrivain mettez donc
cela dans le livre ces mains et il les mut de bas en haut suivant la
verticale donnée péter esterházy n'est pas de trempe à s'affoler en pareil
cas à enfourcher son cheval et hop ni vu ni connu fort peu objectivement il dit
qu'est-ce que c'est que cette coupure sur ta paume ma foi péter ce hongrois rigola de
toutes ses dents ma foi je me suis coupé avec quoi mais cette question le maître la
posa de façon à faire sentir qu'il pensait avec une conserve et cela fut brillamment
confirmé je me suis coupé avec une conserve dit loránt czigánv pendant que tu
l'ouvrais fureta encore le maître tandis que l'autre approuvait et quelle sorte de
conserve était-ce claqua incontinent l'intelligente question acérée comme cet éclair
par une nuit accablante sieur loránt indigné s'affala sur le versant que l'escalier
cette rencontre asstucieuse de surfaces bidimensionnelles
avait créé qu'estce que j'ouvrais ma foi je vais répondre une bière naturellement ma
foi et il allait se lancer dans quelque joyeuse histoire d'ávo
pardon ça peutêtre n'aurait-il pas fallu cependant le maître de ses longues enjambées
chantantes se hâta vers le foyer où sévissait la soirée m'enfin la voix czigânyenne
lui parvint derechef mettez cela dans le livre monsieur l'écrivain ça n'est-ce pas
vous n'êtes pas fichu de le faire mais qui^ait où il était
déjà quels regards glissaient sur sa nuque duveteuse mon ami eh bien justement c'est
cela pas le moindre regard mon vieux dit-il d'un ton léger car il peut aussi être
ainsi un homme d'une telle envergure peut aussi être léger comme la baudruche de
sieur kormos herzmansky 21 schillings il le peut eh oui il le
peut donc puisque où sont les basbleus purée le maître enthousiaste se mit à
expliquer son nez se lançait labourant l'air lourd de fumée en cercles réguliers mais
bien sûr une foule de bas-bleus serait venue l'homme et il se désigna lui-même ecce
homo l'homme résiste nuit et jour eh ben le résultat est le même objecta le partner
de conversation occasionnel le résultat le maître eut un geste de dédain le processus mon chou le processus socquettes bleues le poète
expérimenté kormos eut un geste de dédain sieur thinsz ohé sieur thinsz fort
préoccupé se pencha sur une cacahuète salée cela aussi deviendra littérature dit-il
et même ses lunettes soupirèrent si fait Esterházy lui-même pensait avec
bienveillance à sieur thinsz ici j'insère une infime nuance laquelle est ô combien
caractéristique le maître avait toujours pensé que sieur thinsz avait soixante ans et
qu'il était allé à l'école en même temps que sieur weôres le poète grande fut donc sa
surprise en voyant un homme d'âge moyen le poète secoua
tristement la tête cela deviendra littérature or doncques eh oui sieur thinsz ne
savait peut-être même pas à quel point il aurait raison il eut superbement raison
c'est de la littérature et de quelle sorte poignante hongroise
sérieuse littérature de la destinée vous savez lieber freund j'étais assis là
avec kormos le poète et mon ami géza thinsz ainsi qu'avec attila józsef moulé dans un blazer à double rangée de boutons
c'était moi qui lui avais encore donné quelque argent enfin qu'il pût l'acheter au
gerngross vous savez attila était un homme très sur son quant-à-soi et dans ce genre
d'affaires surtout après qu'il se fut querellé avec kassâk je restai
son unique mais comprenez cela mon ami comme je le dis son unique appui si l'on continue de démêler le temps perdu chez sieur
kormos le bon sieur kormos un homme sérieux il y a de la chaleur humaine en une autre
occurrence il avait soufflé à l'excellent sieur fifre fifre alto fifre soprano
regarde ch'est un géant eh bien mon cher l'ameublissement s'est
produit d'ailleurs que dit sieur kormos ce que dit le maître nous le savons
cela fait partie de l'histoire de la littérature il dit mon ami écoutez cela c'est un
hommage un véritable hommage ce hisse c'te vanne corps moche si c'est vrai il hisse
et haut par conséquent comme il faut mais sieur kormos en réalité mon cher istván
comment était-ce enfin hier tu n'étais pas encore bourré et à Stockholm comment
était-il écrit que cette femme comment et le maître exprima sa profonde gratitude au
vieux poète géant pour son obligeante histoire qui éclaire d'une fort belle
exemplarité la structure du temps perdu sieur thinsz du temps perdu dont il faisait
déjà grand cas chez sieur krúdy et il dit encore faisant claquer sa cravache façonnée à la hongroise je suis content tout va bien vous êtes des hommes de culture centreeuropéenne et vous êtes oui
remmmarquablement dressés chose d'une touchante futilité avant
de se sauver il aborda sieur pál nagy le rédacteur en chef tenez mon cher pal si vous
sortiez ça au műhely oh ce rusé renard qu'est déjà le maître comme il sait faire
pression sur un rédacteur mon cher pal mon vieux mon vieux alors le mot bordel
composez-le ainsi bé point point point point èle j'y tiens oké et nous le retrouvons
déjà en train de balancer les jambes dans la bruine extérieure le siège en rotin
craquait fort mystérieusement sous lui et la nuit était noire comme une mercedes
officielle bah ne nous en attristons pas dit-il avec des accents naturels et il ne
s'en réjouit ni ne s'en attrista il remarqua le minuscule bassin à poissons un cercle
il en fut stupéfait x au carré plus y au carré égalent r au carré car dans son
premier effarement il avait pensé à un cercle avec point d'origine mais ensuite la
morgue la classique poussée du moi se rebiffa en lui et il gratifia mademoiselle
dedinszky qui volait par là d'une figure générale canonique et sur-le-champ le maître
se mit à se taper sur les cuisses à propos d'une blague en gestation lesquelles
cuisses se dissimulaient sous un jean d'écrivain usé écoutez
cela mon ami et tamás tüz d'une figure chanoinique et c'est ainsi qu'une délicieuse
plaisanterie chassait l'autre jusqu'aux heures de la prim' aurore mais monsieur cette
idée pardon pour cette parole logique est ô combien connue ehh est-ce qu'elles
comptent les idées elles sont finies le coeur qui bat en elles le coeur lui est
infini là-dessus il se tut pour laisser les applaudissements retentir avec d'autant
plus d'intensité.
L'intervention prit fin, il était vidé comme ces fameuses boîtes de
conserve. Lorsque, plus tard, il déboula dans le cercle de famille, retour d'Europe
(en Europe), dame Gitti appendue à l'homme demanda : « Je t'ai manqué, je t'ai
manqué? » Le maître ne comprit pas à quoi se rapportait la question, aussi
répondit-il, grossier : « C'était bien. » «—trayons, nous aussi, ce qui est de notre
ressort, à nous autres humanistes méticuleux, la cavalcade du positif et du négatif
qui résulte de cette double « chose ».
Négatif : Nous sommes témoins d'un délavement, car ce que nous gagnons
par la sacralisation du blanc papier bruissant et de quelques lettres moralement étiques, cela est perdu par le temps ; cette escapade hors de
la Littérature, qui est tout ensemble la frivole symbiose de celle-ci avec la Vie,
chose qu'il réalise à tout bout de champ et à flots, tel un rêve classique
d'avant-garde, ça c'est foutu. Et maintenant, passons au positif.
À peine aviez-vous quitté ma chambre que je me suis rappelé ce que je
voulais encore dire, mais je suis si vieille que ma vieille tête est une vraie
passoire. Il n'est pas rare que je mélange ce que j'ai rêvé, à savoir avec ce que je
n'ai pas rêvé. Souvent je me promène en pensée sous vos peupliers, mais les ballons
qui passent par-dessus les clôtures, même là je n'arrive pas à les renvoyer. Dès que
vous avez quitté ma chambre, comme vos fleurs sont belles. Vous saviez que ce sont
celles-là que je préfère ? Ou vous êtes seulement tombé juste ? Lorsque claque la
porte de l'ascenseur, je me suis rappelé ce que je voulais vous dire sans faute : ça
que vous avez pensé à pourvoir la pauvre grand-mère de l'extrême-onction.
J'ai reçu une photo très bien réussie du primat. Beaucoup de choses me
sortent de l'esprit, mais vos fleurs se tiennent bien. Comment avezvous trouvé J. ?
Elle était sûrement très contente de vous voir? Moi aussi j'ai été très contente de
votre visite, laquelle comme toujours, était trop courte ! Autrefois une visite de
famille n'était pas si courte. Il fallait laisser le cavalier se reposer !! Mais j'en
ai été très contente.
Seulement il faut dire une chose (si vous ne la prenez pas mal!),
votre profession actuelle ne me plaît pas : pourquoi faut-il étayer comme ça le
penchant des gens? Je vous vois quasiment devant moi. Alors pourquoi pas la
pâtisserie ? Là aussi il faut mélanger ou faire des crêpes. Mon cher Péter ! ne le
prenez pas mal — mais en voyant vos belles fleurs je me suis rappelé de vous écrire
cela.
Merci beaucoup de votre lettre détaillée. Je m'y croyais. Votre ami,
quels livres a-t-il apportés, qu'on les a confisqués ? Des livres subversifs ? Ou
Joyce ? La petite Cousine dit : « Gitti est vachement chouette » (quelles expressions
! pourtant après vous, mon cher, je ne m'étonne plus de rien !), d'avoir envoyé aussi
un liséré et du fil pour la petite robe rouge. Elle l'a déjà cousue, elle dit que
c'est très mignon. Elle a la manie des vêtements, elle s'attife avec n'importe quoi.
Elle était là tout à l'heure, elle m'a submergée de nouvelles jusqu'au nez, pourtant
il faut le faire. Par exemple que dimanche prochain « ils projettent une excursion »
dans la Vallée de la Joie. Ce serait un lac magnifique, paraît-il, avec des sapins
tout autour. On peut faire du chachlik. Ta cousine vient de terminer « l'oeuvre
intitulée » la Fille d'Écosse. Ça lui plaît beaucoup. Le style lui plaît, dit-elle.
Assez làdessus.
Malgré la canicule, je vais bien. J'attends Karla, pendant que les 2 «
Perlo » vont faire le ménage dans la maison du garde-chasse. — Ou ce n'était que du
bla-bla?! Les soc-dém d'ici ont organisé un concours de ping-pong pour les vieux,
paralytiques. (Cette condition je la remplissais à 100 %.) J'ai gagné un match de
ping-pong.
J'imagine le visage chocolaté de Dóra! Était-il vraiment aussi
chocolaté?! Votre Gitti a tellement de Schwung. Vous avez bien choisi. « Je suis
d'accord avec Mamie que le tennis est beaucoup plus élégant, pas aussi grossier que «
le foot ». Bien qu'il fût un temps où on le dénigrait, parce que ce n'était qu'un jeu
pour nobles ! Moi je jouais mal, mais j'aimais regarder les grands mouvements
blancs.
P.-S. Je viens de recevoir votre lettre du 7, sur le capitaine E. Mais
ce qui m'intéresse beaucoup plus, c'est comment vont les
jambes de votre mère? Jusqu'à quand durera le traitement? Combien de fois par semaine
vient le médecin etc. etc. etc. A-t-elle de l'angiosténose ? Il n'y a pas
suffisamment de nouvelles. Acupuncture ? La santé est quand même plus intéressante
que le « foot ». Je suis fâchée. — Vous savez, cher Péter, mes proches sont morts, et
je suis un peu fatiguée. Votre pays et donc mon pays est assez fatigant. Je ne sais
si vous me comprenez, fatigant? Sans doute pas. Sans doute
vous ne le sentez pas, car un homme aussi jeune que vous a encore des raisons pour
ça.
Il fut question d'un genre de circuit estival en canot, entre le
canotage et la randonnée en canot. Quoique ni dans la Vallée de la Joie, ni avec du
chachlik !
Le maître, quittant le banc, posa précautionneusement son derrière sur
le fond, puis, autour du point ainsi fixé, il opéra une translation de son buste sur
la planche à la peinture verte écaillée, afin que l'orientation assignée à sa tête
fût : les nuages, et que la cavalcade des choses là-haut visibles pût avoir toute sa
faveur : le cache-cache du soleil, les métamorphoses des fiers nuages qui
participaient à ce jeu, comme par ex. de Gaulle se transforme en l'Italie, et
celle-ci en un grand... etc. etc. — de façon divertissante. Dans la situation
antérieure, le vent soufflait bravement, le maître dépassait, mais là, sur le fond de
la barque, c'était l'agréable chaleur et l'accalmie. (« Ce n'est pas un texte codé !»
Et : « Vous savez, mon ami, la vraie symbolique est celle où le particulier
représente le général, non comme un rêve et une ombre, mais comme la révélation
vivante et actuelle de l'insondable. ») Il ferma les yeux, et s'abandonna au soleil.
Mais lorsque le flot fit cahoter la construction aquatique, il se redressa subitement
pour demander à sieur András, le capitaine : « Qu'est-ce qui se passe, la route est
rocailleuse ? » Il battit des paupières. « C'est à ce propos, dit sieur András en
s'étirant gracieusement vers le moteur pour le détourner et assurer au canot un angle
d'attaque plus favorable, c'est à ce propos que les vieux matelots disent que le
canot se fait cornouiller. » Les occupants éclatèrent de rire : outre les personnes
mentionnées : sieur Tihamér, le sculpteur.
« Tonton Tihamér », avait dit Dongó Mititch sur la rive. « Pas tonton
» — le père avait corrigé sa fille ; encore qu'il eût tout aussi bien pu chicaner
tranquillement le « Tihamér ». « Non-on? » Mais alors la situation avait déjà tourné
aux pleurs. Ils se tenaient là, brinquebalant. Mais Ávdottya Iegorovna s'était butée.
Le gentil capitaine András convia très gentiment la petite fille, quant au maître, il
essaya la sévérité paternelle. « Allons ! Mon enfant ! Le temps est venu de décider
ce que tu veux devenir : loup de mer ou rat de terre ! » Le regard vif ouvrit les
écluses lacrymales, « le petit chou en or » dit en hoquetant : « Je veux ! Rahaaat de
teheeerre ! Je veux ! »
Lorsque le capitaine András, qui révère immensément les règlements et
les prescriptions (certificat, passage clouté, etc.), retourna à la maison chercher
les papiers, et qu'ainsi le temps offrit un répit, la fillette
s'apaisa ; elle se rognefripait les menottes. « Pourquoi faut qu'elle a peur la petite Dóra? Puisque les enfants n'ont
pas peur non p'us. Pourquoi faut qu'elle a peur? » Ainsi se rassurait-elle
anxieusement. Les silhouettes du maître et du capitaine András apparurent au bout de
la mince bande bétonnée du port ; ils apportaient les papiers. Sur le trajet
arrivèrent trois histoires mémorables — avec eux, par eux. 1. Sur le béton brûlant
gisait une anguille crevée, avec une cicatrice jaunissante, brillante sur le ventre.
« Comme une bouche fiévreuse. — Mais longue ; oblongue. » Puis, le maître ajouta que
l'anguille, en quelque sorte, n'est pas un poisson hongrois
(sans entendre par là, naturellement, qu'elle anguillerait, francillerait, etc. — la
situation n'était point si bagatelle). « Eh bien, elle n'est pas autochtone », dit le
capitaine András, en tant qu'autochtone bien sûr. (N'ayons pas peur des mots : loup
de mer.) 2. À propos de certain ouvrage, le capitaine András s'exprima ainsi (en
pantoufles !) : « Quantité d'épingles de sûreté assujettissent cette ébauche de thèse
à la société actuelle, mais les allusions à la limite de l'innocence, au lieu
d'opérer une mise à nu analytique, ne font que coller des étiquettes, et pas toujours
au bon endroit. L'un des piliers de la construction idéologique est le dieu des
armées, l'autre est la galette. » Le maître opina, le regard perdu au loin, lui aussi
vomissait ce genre de choses. Et, bien que — on le voit ! — il mît son point
d'honneur à prendre part de façon authentique à la scène éphémère, son anxiété
enregistrait déjà quelque chose d'autre. Son constant plissement ! « Halte ! » dit-il
non sans quelque effroi, et il montra l'une des innombrables lanternes suspendues sur
le môle. Vimm-voumm, eh oui, celle-là bougeait, tremblait tout ce qu'elle pouvait.
Les deux artistes articulèrent en même temps : « Elle est entrée en
résonance. » Grâce à leurs radars sensibles, ils perçurent l'humour de
l'expression, mais la tragédie de l'objet mis en branle prit le dessus. Le fait
restait fait, Dieu merci. « Elle est presque ^rrachée du béton » — le maître hocha la
tête. « Tu as vu ce pont? » (Allusion laconique à un film qui traitait de certain
pont américain ondulant, lequel pont s'écroulait ensuite dans le fleuve. Les petits
fétus humains se ruaient pour sauver leur carcasse.) « Je l'ai vu. — C'est pour ça
que sur un pont, même les soldats ne marchent pas au mê... — Je sais. » Le maître
avait parlé comme un professeur de physique, chose qui, on le conçoit, agaçait le
musicologue, qui avait d'ailleurs failli devenir mathématicien. Sur ces entrefaites,
le maître se résolut à agir et étreignit à bras-le-corps le long pied de la lanterne,
vibra d'abord avec lui, pour ralentir peu à peu, et haleter, immobile. « Peut-être...
peutêtre à cause des rafales... » Le capitaine hocha affectueusement sa belle tête
gothique, posa la main sur l'épaule du maître : « Quel enculé tu fais! » Pardon. 3.
Ayant laissé derrière eux le petit virage, un bateau leur sauta aux yeux, badigeonné
de minium, baptisé á vendre — objet trapu, intimidant comme
quelque Monitor (vedette de surveillance) désuet ; à la poupe, et tout le long du
pont, travaillaient avec zèle les propriétaires ou leurs commis.
À la suite de cette triple aventure, ils rejoignirent la barque mère,
où entre-temps (justement du fait de la durée de cet « entre-temps »), il s'était
avéré : seuls les hommes s'en vont (wie gewôhnlich), Mitotchka et les épouses, sus à
la bouillabaisse ! (« Oh, Blanka ! Cette bouillabaisse ! » — ainsi oscillaient d'un
bord à l'autre les sentiments. Mais ensuite, le maître exprima ouvertement son avis,
et prit un morceau de pain.)
Adoncques, justement, la bouillabaisse, avec son propre entrelacs de
conséquences, ou plutôt avec son système de prémisses, se changea sur le lac en un
instant précieux! Voyons ce qui arriva! Comme le capitaine András, en une
plaisanterie bas-de-gamme, prenant de front — je le concède : hardiment — les vagues,
« faisait cornouiller » le canot, le maître, cédant à une curiosité naturelle,
demanda si ce canot pouvait se retourner. Sur quoi le sculpteur et le musicologue
taquinèrent le maître. « Aha, d'abord une carpe, simplement... et ensuite... mais
nous pouvons voir par nous-mêmes le résultat décharné dans l'histoire... un pas de
plus et Arbeit macht frei... indubitablement, c'est la ligne. » Les autres
échangèrent un regard plein de commisération.
Avant le programme canot, à la vue des carpes qui se mouvaient
paresseusement, mais heureuses de vivre dans le bassin du jardin, sous le cornouiller
n
, un grand conseil s'était tenu. « Demandons à Kolcsák », avait dit
la maman du capitaine András, en désespoir de cause. (Le voisin ; un touche à tout ;
je ne me porte pas garant du nom.) « Quel est le problème? » dit le maître, juvénile.
Comme s'il voulait aider illico. Eh oui, il est comme ça. « Qui va assommer le
poisson ? » murmura la maman du capitaine András. (C'était son papa qui avait attrapé
le poisson. Ce n'est pas encore trop grave, en principe. « Il a des cheveux
remarquables, mon ami, comme si c'était un de mes potes, parfaitement. ») Le
capitaine András se détourna, se maîtrisant. « Oho. Un poisson?! Moi, je l'assommerai
s'il le faut », dit le maître, tel un Naturbursch. Tout le
monde lui jeta un regard horrifié, néanmoins incitatif. « J'ai faim, fit-il avec
simplicité, et vous aussi vous avez faim. » C'était vrai. « Mon bon András, il suffit
que tu me dises où je dois frapper! » Il brandit sa poigne de bourreau, Frau Gitti
poussa un glapissement. « Brute ». Elle découvrait son mari sous un nouveau jour. «
Sur le nez », dit le capitaine András de loin, et de façon quelque peu
contradictoire, il tendit au maître un genre de matraque en bois. L'âme du maître
resta inflexible. Le capitaine András — on l'aura déjà remarqué — avait endossé ce
jour-là un rôle négatif : il recueillit les poissons dans un seau, non sans perfidie.
Le maître sortit l'une des carpes, la posa sur la tranche dans le gazon, la flatta de
la main gauche, « allons, allons, il ne faut pas, là : mon petit chéri », car
l'infortuné animal se convulsait en tous sens ; de l'autre main, il fit des moulinets
spectaculaires avec sa massue, comme les kouroutz ou autre groupe progressiste, et
boing!!! il l'abattit. Ah, ah, fit la carpe. Il lui flanqua encore deux coups,
quelqu'un implora : « Assez ! Pour l'amour de dieu ! — Belles âmes », grommela celui
qui travaillait. Aux ouïes, le sang perla, puis gicla, et les chevilles du maître et
leurs alentours en furent comme ci, comme ça. Il frotta ses pieds dans l'herbe pour
les essuyer. Tous les yeux étaient baissés. Plus tard, dans la cuisine, quelqu'un
s'exclama d'un ton critique, assoiffé de sang: «Comment a-t-elle été assommée?! Elle
bouge encore!» « Allez donc expliquer aux femmes ce qu'est un mouvement réflexe. »
Jegyzet nous employons ici le mot dans son acception
botanique.
Au large, c'est avec cet arrière-plan qu'il répliqua aux chicaneries
des deux hommes. « Voilà. C'est ça, votre reconnaissance! Ça!!! Je me dévoue, je le
fais consciencieusement, et maintenant, on me crache dessus !
— Qui te l'a demandé, hein, qui te l'a demandé, chantonnèrent les autres. Un assassin
est un assassin. — Et une bouillabaisse, c'est une bouillabaisse » — là-dessus, il
sauta sur ses pieds clans le frêle esquif, si bien que celui-ci oscilla quasi
tragiquement (répondant presque à la question oubliée, mais originelle :
peut-il-se-retourner), et fulgurant sous l'affront — chose dont l'aspect ludique ne
devait être révélé que par la suite —, il s'écria : « Faut bien que quelqu'un le
fasse, crénom ! Et vaut toujours mieux que ce soit moi plutôt qu'un autre, un
esquinteur incompétent, malhonnête ! Et vous, vous me crachez dessus ! Peuple à la
nuque roide ! » Sur quoi, badaboum, il s'affala sur le fond, afin que la barque ne se
fît plus « cornouiller » seulement par le flot, mais aussi par les éclats de rire
rythmés des artistes oyant la paraphrase. (Peut-être même le maître avait-il splatché
dans l'eau, mais soit on l'en avait retiré, soit elle n'était pas profonde. « C'est
toujours comme ça. »)
Cher ami votre nouvelle est intéressante spirituelle soucieuse de
donner une vision du monde originale mais nous ne pouvons la publier car pour pas mal
de temps nous avons retenu suffisamment de copies en vous remerciant de votre
confiance ci-joint votre manuscrit cher ami je n'ai aucun doute en ce qui concerne
votre talent votre nouvelle de uj iras m'a moins plu à cause de ces 4 ou 5 phrases de
trame il n'était pas nécessaire de commencer par geindre autant notre rédaction a le
sentiment que vous vous êtes amouraché de votre propre style c'est un trait nettement
caractéristique du recueil de nouvelles que vous nous avez envoyé parmi celles-ci
l'une est réussie la dernière mais pour ne pas vendre la mèche cette fois nous ne
racontons pas la blague si vous vous déprenez de votre style indubitablement beau si
vous écrivez une nouvelle construite de façon efficace et économique celle-là nous la
retiendrons et la publierons volontiers ci-joint votre manuscrit cher péter ta
nouvelle est excellente hélas mes patrons sont réticents les mots qui agacent sont
l'innocent peuple hongrois encore une fois j'insiste ton texte m'a procuré un
véritable pur plaisir depuis que je suis au journal je n'ai jamais lu un texte pareil
envoie-m'en un autre si possible pas plus de dix feuillets bien sûr il va sans dire
que ce n'est pas l'essentiel amicalement.
Quelle aventure ! Le maître était là comme s'il avait pris racine, et
les papiers descendaient en voltigeant. Qu'était-il arrivé? Il était arrivé que le
maître — comme toujours — s'était traîné bon dernier aux vestiaires pour y passer,
avec ses coéquipiers, la pause qui se situait entre les deux mi-temps (c'est la « mi
») ; bon dernier, car il avait d'abord dû chercher la languette de sa chaussure de
foot, celle-ci en effet s'était détachée, puis dans la fièvre du match n'avait cessé
de lâcher, de glisser sur le côté et de pendouiller; en pareil cas, il l'arrachait et
la jetait vers la ligne de touche, en notant bien l'endroit, et à la fin de la
mi-temps, « il l'oubliait régulièrement ».
Ainsi donc, accompagné par la langue
meurtrie (ils sont très chics ainsi tous les deux), il se traînait,
lorsque... « Mon ami, un immense hélicoptère obscurcit le ciel, son ombre est
pesante, son bruit se déverse, vrombit, zimzoume, et il largue ces papiers. » Tels
d'énormes flocons, les papiers à en-tête pur chiffon descendent en voltigeant ; le
maître s'arrête, renverse son visage las, trempé, vers cette chute.
Cher péter contacte-moi pour que nous discutions seul à seul plus
longuement mais tu gardes toute notre estime nous parlerons de ton livre amicales
salutations nous serions très honorés si vous confiiez à notre rédaction la primeur
de vos travaux en gestation nous pouvons publier des textes où la fermeté le
dévouement se trouvent exprimés et qui ne dépassent pas 8 à 9 feuillets
dactylographiés salutations distinguées, cordiales.
« Faites bien attention, mon chou, à ce et. Il
peut être décisif. » Songeur, il est donc sous la tempête de neige artificielle.
L'hélicoptère, la grande libellule, s'est éloigné en bruissant, soudain un grand
silence se fait. Les spectateurs tendent l'oreille. Puis dans son dos, là où se place
d'habitude la famille du Stoppeur (s'il fait beau, et si tout le monde est sobre),
quelqu'un lui lance : « Qu'est-ce que tu attends pour aller te doucher, Pierrot ! » «
Vous savez, mon ami, ce n'était pas une remarque totalement bienveillante. Ça se voit
au pierrot. » (« Va prendre ta douche avec les autres ! » « Ne vous souciez pas de
lui, Péter, des types de ce genre, il y en a partout. » Il reste entre le cercle
central et l'entrée. Il irait bien, et reste.
« Je l'ai lu à fond », dit l'homme-célèbre de sa voix ronflante. Le
maître, nerveux, était assis dans un fauteuil de cuir artificiel collant, encore
plongé dans l'obscurité de l'anonymat ; il serrait ses deux mains entre ses deux
cuisses, et attendait l'illustre jugement. Soij manque de routine détonnait : il
s'imaginait que « lire à fond » était déjà un jugement de valeur par rapport à « lire
», bien qu'il n'eût aucune idée : de quelle nature était ce jugement. « Ma foi, tu es
très doué. » Le maître opina. (Non qu'il approuvât, mais parce qu'il avait compris!
M'enfin, qui peut vérifier ça aujourd'hui ? Qui ?) La moustache frémit. « Écoute.
C'est très intéressant, ce que tu fais, mais crois-moi, j'ai déjà expérimenté
moi-même certains culs-de-sac. » Le maître le crut sans peine (il a des lettres,
enfin). « Car ce que tu fais, c'est un cul-de-sac. le même cul -
de - sactrouvant sa fin en soi que ce que font JOYCE, SZENTKUTHY ET GYULA, GYULA
HERNÁDI. » Le maître rougit, car il ne s'attendait guère à si grand
compliment. Mais par la suite, il s'avéra que c'était une insulte.
Cher Péter Eszterházi mes supérieurs s'accordent à reconnaître que
c'est l'oeuvre d'un écrivain de talent, avec qui il faut rester en relation si vous
resserriez un peu votre texte cela lui ferait du bien et alors à notre avis il
deviendrait publiable péter ne déconne pas ça à un quotidien envoie tout de suite
autre chose et ne te fiche pas de moi salut à part ça c'est vachement bien cher ami
je n'ai pas eu l'occasion avant la mise sous presse de te téléphoner ni d'envoyer un
courrier c'est pourquoi je te signale maintenant avec les épreuves que nous avons dû
couper deux lignes de ton manuscrit s'il te plaît sois compréhensif et ne les
rétablis pas sincères salutations.
Les épreuves odorantes gisaient devant lui. Cela fait un an et demi
qu'il a envoyé le texte, et en voici maintenant le fruit. Et tenez : véreux ! Le
maître marchait de long en large à la façon d'un fauve furieux, frappait l'air du
poing et jurait déplorablement. « Ventrebleu...! » Le grand homme luttait. «Vous
savez, mon ami, c'est révoltant ! Que j'en vienne, moi, à réfléchir à des choses
pareilles ! » Pardon, mais n'est-ce pas, qu'il lutte contre sa propre tendance à la
lâcheté et aux compromis, au lieu de se réjouir de cette transaction plate ! Il était
en train de s'extraire une profusion d'arguments légitimes (!), concernant la raison
pour laquelle on pouvait en effet couper les deux lignes indiquées. Par ex. : « Ce
n'est pas une nouvelle assez bonne pour que deux lignes la fassent vaciller. » Mais
alors, il secouait l'enveloppe conséquente : « Si fait — il la secouait —, si fait,
celle-là a bien atteint son but. » Abattu, il fanfaronnait. « Est-ce que ça compte !
Dans le Livre, ça figurera de toute façon. » Etcétéra — jusqu'à des heures tardives.
Tantôt en haut, tantôt en bas; les artistes sont si versatiles ! Chez eux, les
bossellements et les vallonnements se forment de façon si imprévisible ; allez donc
trouver quelqu'un qui puisse les satisfaire ! Pauvre Frau Gitti, et tous ceux qui
sont payés pour ça !
Cette autolacération l'avait beaucoup éprouvé ; ce perpétuel malheur
par exemple que ses arguments honnêtes fussent devenus malhonnêtes, et en général :
que tout fût devenu une mise à l'épreuve de l'honnêteté. Et que d'histoires ! « Vous
savez, mon ami, une phrase de cinquième ordre d'une nouvelle de deuxième ordre d'un
nouvelliste de n'importe quel ordre dans une — il inclina la tête avec un respect
grinçant —, dans une revue de premier ordre ! Ouate eu piti ! Bon, alors l'un des
deux adjectifs pourra rester, et moi, je pourrai rentrer chez moi en héros, d'abord
en métro, ensuite en autobus. » Telle était donc la situation : il ne voulait être ni
un héros ni un traître, il voulait être un prosateur. Enfin, il dénicha la démarche
de pensée qui lui avait déjà rendu service en moult occasions.
Il se rendit à la rédaction, les yeux cernés à mort, et dit
amicalement, ne les coupez pas. D'accord, dit le rédacteur en chef (sans lui avoir
dit bonjour!!!), d'accord, si le maître est comme ça, alors lui aussi sera comme ça,
et il ne peut pas « sortir » le texte. Le maître répondit, c'est bien, mais ne bougea
pas. Un grand silence viril s'installa. « Mais bon dieu ! » s'écria finalement le
rédacteur en chef d'un ton lamentable, et ce trait humain le rendit sympathique au
maître pour une minute. « Elle est si importante pour toi, cette maudite phrase ? »
Aha : ça, il connaissait déjà. Aussi bien la question que la réponse (que sa
réponse). « Non. Exactement aussi importante que n'importe quelle autre. »
Aimablement, il ajouta : « Bien sûr, que celles de la même longueur. Car on est payé
au kilo. — Je ne te comprends pas! Pourquoi ? Puisque... » — et l'homme occupant un
poste de responsabilité énonça l'un des arguments que le maître avait
consciencieusement fabriqués par centaines. « Rien ne justifie que je fasse cette
coupure. » (C'est la démarche de pensée à laquelle j'ai fait allusion. Si certain
acte est tel qu'il n'ait apparemment aucune conséquence négative, nonobstant le fait
que la chose soit un tantinet louche, il peut être mis en pratique illico. On peut
l'expérimenter.)
De nouveau le silence. « Vous savez, mon ami, c'est pour ça que ça
valait la peine d'aller jusqu'au bout! Pour les deux silences. Pour ça!! » « Écoute,
cher ami, passons un compromis. » Le visage du maître s'éclaira. Il est très fort
pour passer des compromis. Il sourit, sourit, et dit non. « Pas si fort que ça. »
Mais à présent, tout tournait au déplorable ! « Que deux adultes, deux hommes
sexuellement mûrs se cassent les couilles pour cette chiure de phrase... » Au fond,
il s'agissait de 3 syntagmes qualificatifs ; des 3 restaient 2, 1 sautait ; ce qui
est une bonne proportion, « une proportion bonne à se ronger les sangs ».
Dans le silence, l'avant repart, le papier bruit autour de ses
chevilles, comme un serpent. « Mets le paquet, Péter, à la deuxième mi-temps. » Il
est sur le point de baisser la tête pour franchir la minuscule entrée lorsque, tel un
supplément posthume, un petit papier jaunâtre, insignifiant, voltige, dépasse la
cheminée (dans le sens descendant), est devant les tribunes, pirouette comme s'il se
ravisait, et voulait repartir. Tout le monde le regarde. (« Lèvres sèches, rides,
sillons, fard, rouge, la fosse des yeux, la chassie, la barbe naissante, le pli de la
peau, les plis des manteaux, le vent, la poussière dans les yeux, dans les cheveux.
») Le maître tend le bras, doit s'étirer, l'attrape. Des visages l'encerclent, et des
souffles. « Contrat de transfert », murmure quelqu'un. « Nom de la mère ! » crie un
autre. Et ça n'en finit plus, un grand chahut se déploie. « Date de l'entrée au Club
! — Né le ! — Fait à ! — Le ! — Proposé par ! — Nom de la nouvelle association ! » De
nouveau le silence. Le papier dans la main du maître. Tenu du bout des doigts.
Puis, de nouveau, seul le trottinement, bon dernier, la languette
trouvée à la main, dans le grand rectangle vert, un vent harcèle des lambeaux de
papier.
Le maître prit la main de dame Gitti. C'est une main merveilleuse,
gercée par les lavages de couches, fendue à force de laver, d'abord quelque chose de
desséché, puis d'écorché, et enfin de purulent, qui démangeait douloureusement ;
prendre ça dans ses mains, sentir les irritations de la peau, la prudente pression
des doigts bouffis... ! Après avoir couché leurs enfants, les deux parents
irresponsables étaient partis dans la tardive nuit estivale, pour s'offrir dans
l'auberge voisine un dîner modeste, mais riche en saveur. Il est vrai, l'anxiété ne
cessait d'assaillir la mère, mais le maître, avec un mauvais goût résolu, la
désarmait sans désemparer. « T'inquiète, la maison est assurée ! » Etcétéra. Devant
l'auberge, ils virent un écriteau sur le pied d'un réverbère, tout à fait
intéressant. Voici :
Le maître fit hum. « Après laaapin, j'attendais mieux... Quoique...
Que peut faire de particulier ce lapin? » Il flatta le poteau. « Par contre, voici un
remarquable poteau calfaté! » C'est alors que, venant de
l'intérieur, une voix dit : « Cher Péter, peut-être suffira-t-il que je vous dise que
le Président veut vous parler. » Hop ! Et le maître en resta coi, voyant s'éloigner
la vaste pèlerine flottante du quidam ! « Je n'ai pas faim », dit soudain le maître ;
mais la déclaration n'eut aucune sorte de suite.
Dans la salle s'éleva une musique lamentable. « Réfléchissez bien. —
J'ai réfléchi. Je signe. Si vous me donnez un emploi, je signe. » Le maître sauta sur
ses pieds, la dame aurait bien voulu dire encore quelque chose : cependant le maître
s'éloignait, et elle ne voulait pas crier le moins du monde. Il prit le chemin des
commodités, de près il put identifier les lettres immenses : femmes. Entrant donc par l'autre porte, après l'agréable chaleur de la
salle, il fut saisi par la désagréable fraîcheur qui affluait sans obstacle par un
carreau cassé ; c'est ainsi que le maître, lorsqu'il porta sans réfléchir la main à
la fermeture à glissière, laissa venir un peu, et réfléchit quand même : oui ou non :
telle était la question (« de même, mon ami, que dans des situations plus dignes,
plus brillantes »). Les nécessités tranchèrent, et d'ailleurs la propreté, l'absence
d'odeur contrebalançaient quelque peu la fraîcheur. Lorsqu'il retourna
victorieusement à leur table, il jeta un regard interrogateur à dame Gitti, qui
opina. « J'ai commandé. Il n'y avait pas de boulettes de foie,
j'ai pris des gnocchis pour toi aussi. — Et de la bière ? — On avait dit qu'on ne
boirait pas de bière, parce que ça donne sommeil. — Moi, j'avais fini par comprendre
qu'on boirait de la bière. — Non. — Pas grave. Et qu'est-ce qu'on prend à la place ?
»
« De l'eau de Parád. — De l'eau de Parád ? — Oui. Et j'ai demandé
qu'elle ne soit pas trop fraîche. — Oui », acquiesça-t-il avec patience, puis il dit
que, s'il devait trouver au débotté quelque chose de mieux que (ici, il éleva la
voix) de l'eau de Parád tiède, il avait le sentiment qu'alors, il ne lui resterait
plus qu'à tordre, mal à l'aise, ses mains menues quoique bien faites. Mme Esterházy,
vexée, piqua dans les gnocchis qui venaient d'arriver. « C'est sec et froid. — Comme
le bon vin blanc. — Sauf que ce sont des gnocchis. »
Le maître remarqua en pouffant (autant dire qu'il s'était remis à
tendre l'oreille, fureteur, prenant à rebours les manières d'un gentleman, vers les
mystères, les messages secrets de la réalité) que Û femme assise à la table voisine
hésitait à prononcer : Pinot Noir, «... prenons ce... ce noir
». L'homme à côté d'elle acquiesça. « Ils sont un peu bizarres », dit dame Gitti avec
cette intuition que le maître qualifie de féminine, et qui le « fait grimper aux murs
» ; plus exactement, il reconnaît son efficacité pratique — c'est-à-dire que, si la
dame dit de quelqu'un : ses petits yeux porcins ont un regard rusé, à l'égard du
dénommé, le maître sera un peu plus prudent —, ce nonobstant, en ce qui le regarde («
hélas »), il ne la tient pas pour applicable. « Seulement si je suis déjà broyé par
les faits. » Le visage de la voisine était très intelligent, pourtant le couple
semblait grossier. « La femme est une... », souffla dame Gitti. Le maître se mit très
en colère.
Lorsque à deux reprises successives, il eut vidé d'un trait son verre
d'eau de parade, ledit plat du chef étant, quoiqu'un peu passé, non dépourvu
d'intérêt et vigoureusement épicé; lorsque, désignant la bouteille, il eut donné au
garçon le signal sans équivoque de la substitution, Frau Gitti reprit le dessus. «
Demande pardon. — Pardon, répondit aussitôt le maître. — Je te pardonne », répondit
aussitôt l'épouse. Le maître demanda au garçon pourquoi il avait apporté des
champignons à la grecque, alors que c'était la macédoine qui était prévue.
Littéralement, il demanda : « Comment se fait-il que la macédoine soit grecque? — Si
vous me l'aviez dit, je vous l'aurais changée. Le cuisinier a dû se tromper »,
répondit le garçon. Dans la main de la femme au visage intelligent, une allumette
flamba. Dame Gitti, par-dessus la table, caressa les poils qui croissaient au coin de
la bouche du maître. (Don d'un rasage superficiel.) « Herbe follette », dit-elle,
jetant le maître dans des transports de joie et de trouble tels qu'il fixa
longuement, muet, le maître d'hôtel qui s'était déjà posté, serviable, avec son
stylo. Enfin il se ressaisit, s'arrachant à l'extase conjugale. « C'était bien un
plat du chef, mais au lieu de macédoine, je n'ai eu que des champignons à la grecque.
» Le maître attendit, le garçon se pencha vers lui, impatienté. « Je ne dis pas ça
pour le prix, seulement pour me plaindre. — Surtout, ne croyez pas que cela profite à
quelqu'un. » Ils se regardèrent. « Naturellement, je ne crois rien de tel... Mais je
ne crois pas non plus que ce soit une erreur bien intentionnée. — Excusez-moi,
monsieur. » Le maître paya. (Leur voisine jeta un billet de 50 sur la table et se
précipita dehors, prise de nausées. « Quelles gens ! » — le maître d'hôtel cherchait
un milieu résonnant chez le couple. Mais le maître fixait le visage de l'homme resté
seul à l'autre table. Il exprimait de l'étonnement, et une sorte de savoir, « un
savoir bizarre, pour lequel je pouvais aussi bien l'envier que le plaindre ».)
Le vent hurlait, et le maître courait par les rues. Le Président
l'attendait. Il déboucha sur une longue terrasse qui menait à une porte de fer
rouillée. Grinçant, crissant, elle s'ouvrit ; on pouvait s'attendre à l'essor effrayé
de délicieuses chauves-souris, à des mouvements d'araignées et de leurs toiles. Mais
avant cela, des jeunes gens penchés pardessus le haut parapet croulecraquant de la
terrasse s'étaient retournés. Comme ils étaient accoudés au parapet, leurs coudes
étaient couverts de poussière de brique ou de mortier, c'était selon — en fonction de
l'intervalle échu —, mais chacun en avait sa part. Cela créait un effet fort risible.
Tandis qu'il traversait la terrasse, les jouvenceaux se retournaient sur lui l'un
après l'autre. Ce défilé ne lui plaisait guère. Ses enjambées « chantantes », cette
fois, ne lui servaient de rien. De l'autre côté de la balustrade, en bas,
resplendissait un gazon vert où se déroulait un entraînement. Donc ici, en haut, les
blessés, dispensés, simulateurs et éclopés ! Le maître en conçut quelque dédain. En
dépit de sa mauvaise vue, il découvrit une personne de connaissance ; il est vrai que
celle-ci, ayant quitté son point d'appui, se trouvait à peine à deux mètres de lui.
Le grand garçon chic, l'un des milieux de terrain les plus célèbres de la banlieue
(depuis, il est passé pro — E.), en tee-shirt noir, en jean italien étroit (avec
cuir), l'interpella. « Pas mal, ton jean, Péter. — Il vient de Vienne », répondit le
maître d'un ton d'excuse. Intéressante innovation, ils ne s'arrêtèrent pas pour
discuter, le maître ralentit, mais comme s'il était sur un tapis roulant, et la
personne de connaissance adopta le mouvement (« le vecteur du mouvement »), et par la
suite, se détacha pour ainsi dire de lui. Mais n'anticipons pas, quelque infimes que
soient les choses (sieur Banga, merci, cher sieur Banga !), surtout pas ! Du reste,
il s'agissait d'un lévis côtelé, mais je ne voudrais pas me perdre dans les détails.
Le grand garçon chuchota d'un ton rassurant : « C'est pour maintenant ? — Huhum. —
Ils te prennent à la place de Móka? » Le maître haussa les épaules. Il n'aimait pas
penser qu'il devrait éventuellement remplacer le docteur Móka. Encore que... il
faudrait bien... « Vous savez, mon ami, c'était une grande ligne d'avants, je ne
comprenais vraiment pas pourquoi ils voulaient la tournebouler. Peut-être s'était-il passé quelque chose entre Oszvald et le
docteur Móka? Ou bien l'ingénieur chimiste avait-il simplement dépassé la limite
d'âge? Hús, Basa, Oszvald, docteur Móka, Ugróczky. C'est là que je dois faire mon
trou. Ugróczky a magyarisé son nom, d'Urin. On le lui a sûrement conseillé. » «
Fais-les carrément cracher au bassinet. » Le maître — déjà un
peu en retrait, près du monstre rouillé — acquiesça. Les deux futurs coéquipiers se
regardèrent en souriant. Puis il jeta un regard circulaire ; les autres les
regardaient. Sur la terrasse, tout le monde était en jean, faisait jeune. Le maître
capta les coups d'oeil et quelques bribes de mots. (« C'est Esterházy. — C'est lui. —
Qui est-ce ? — Le gars de Csillaghegy. — Il est arrière ? — Qui? — Le frère
d'Esterházy. ») Il aurait été difficile de porter un jugement de valeur, ou plutôt,
ce n'était possible qu'avec des préjugés ; aussi est-ce ce qu'il fit
Derrière la lourde, vaste porte vétuste, nulle chauve-souris
poussiéreuse ne séjournait pourtant, mais elle s'ouvrait sur un couloir neuf,
proprement tenu, qui donnait sur des bureaux. À la première porte d'où lui parvint
une voix, il s'arrêta. Incrédule, il tendit l'oreille. « Par ce temps, c'est le
sarcloir qui est vraiment á l'honneur. » Ébahi, il se pencha
vers le trou de la serrure ; pour l'essentiel seule l'intention se voyait, pourtant,
l'apostrophe qui tonna au bout du couloir, à une distance qu'il ne pouvait estimer :
« Par ici, Péter, par ici ! » le trouva dans une position préjudiciable. « Hop là ! »
— il se déplia à la verticale, autocritique, cette fois encore quant à l'intention. «
Salut » — celui qui avait crié lui serra la main. « Salut », dit le maître d'un ton
engageant. Il ne savait même pas à qui il serrait la main. « Viens par ici... eh
bien, nous allons en découdre. — Il faudra s'escrimer? demanda le maître, confiant. —
Tu sais ce que c'est... » Il introduisit le maître. « Permettez que je fasse les
présentations. » Le maître sourit cordialement, passant l'épreuve de capacité
d'adaptation avec la mention très bien.
« Eh bien, voici notre nouvel espoir, peut-être est-il inutile que je
te présente, puisque nous n'attendions que toi, Péter. Alors, dans l'ordre : le
camarade ingénieur en chef, président de la section, pardon, hop là une chaise,
pardon, le camarade P-DG, oh là là, j'aurais dû commencer
par là, excuse-moi, le camarade P-DG est le président du
club, voilà, deux de nos activistes enthousiastes, eux, hé-hé-hé, tu les connais
déjà. (Le maître revit la pèlerine, une Fiat Polski qui fouillait longuement dans la
sombre ruelle, “ comme les amoureux ”, les avertissements étouffés, sifflants, bien
intentionnés...) Ici, deux camarades de la fédération (des sortes de potentats ; “
deux spécimens de potentats, mon ami ”), et enfin ton serviteur. Salut. — Salut. »
S'étant assis dans le profond et confortable fauteuil, le maître disparut presque
entre tous ces gros hommes.
Le porte-parole discourait, les deux parties se taisaient
pratiquement. « Les mots giclaient » : le maître avait beau écouter (au début), il ne
comprenait rien, sauf une chose, c'est qu'il ne perdait rien à ne rien comprendre. —
Au milieu du bourdonnement, il fut saisi par le déjà-vu. Peu de temps auparavant, il
avait été assis de la même façon, à une réception lors d'une tournée européenne. «
Alors ma bibiche, avait dit celui qui donnait la réception à son épouse résolue, tu
peux manger avec un vrai comte. — Bon prince » — son sens de la langue avait percé.
Conversation après conversation, et lui tendait l'oreille pour en jouir. « Rien que
des chefs-d'oeuvre, sans exagérer. Cette platitude ne sera jamais renversée, je le
garantis ! » D'une part, il était donc ravi de cette expérience esthétique, de
l'autre, il était harcelé par une envie de vomir : qu'allait-il faire dans cette
galère. « Mon bon Miklós, souffla-t-il à l'homme authentique assis à côté de lui, mon
bon Miklós, tirons-nous d'ici. Allons grignoter un croissant, et examiner l'Europe. »
(« Car c'était le but de l'opération. ») L'homme opina, drapé dans un sage sourire.
C'est alors qu'un communiste de la Hongrie communiste, grâce à une plaisanterie qu'on
pouvait trouver droitière, d'une audace bien pesée, amena le sourire sur les lèvres
de nombreux intellectuels occidentaux. Mais le maître n'était pas de ceuxlà.
Simplement sévère, il dit, embusqué derrière son apéritif : « Moi, je connais cette
blague avec Carter. » (Faut-il le dire, ce n'était pas vrai, dans la mesure où cette
blague, lui non plus ne la connaissait pas avec Carter.) L'assertion du maître était
une assertion complexe, on ne pouvait savoir : s'il attaquait ou s'il soutenait. (Le
maître en a des tas comme ça ; car aucun des deux ! voilà la solution ! aucun des
deux.) Çà et là, on entendit des reniflements de compréhension, mais surtout les
cliquetis des verres à pied. « Bon — le blagueur ricana —, excellent. Peut-être — il
cligna de l'oeil et pouffa, se trahissant lui-même —, peutêtre aurait-il mieux valu
pour moi, que moi aussi... hum... je la connaisse avec Carter. » À quoi le maître,
tel un couteau ou un battoir à viande : « Je ne crois pas. » Et, après s'être envoyé
l'apéritif trop sucré, il sourit à droite et à gauche... « Bon dieu », dit-il après
la soupe à la hongroise. «Qu'est-ce que tu marmonnes?» lui lança sieur Miklós.
C'était aux alentours du moment où la « Fogosch Orly Art » atteignait les langues et
y fondait. Sieur Miklós souffla, la bouche pleine : « Opération croissant reportée. »
« Et moi, dur, juvénile, je ripostai : D'accord ! » Mais tout n'était pas tellement
d'accord, car dès qu'ils sortirent, le maître chancela — probablement à cause des
pulsations lumineuses et de l'air émoussé, certes pas à cause de la crue d'infamie —,
et il dit à nouveau : « Bon dieu. » Sieur András acquiesça tout là-haut, à côté de
lui. Se posant mutuellement la main sur l'épaule, ils s'esbignèrent (après avoir
salué chacun comme il convenait; le maître ne fit à dessein aucun baisemain, bien que
ce fût de mode ; « dans la rue, du reste ! »).
« Écoute, pour ce qui est de l'argent, nous ne pouvons te le verser
que par tranches, m'enfin je pense, Péter, que ce n'est pas un obstacle. La brave
madame... comment déjà... oui : la brave madame Lili, nous l'embauchons comme femme
de ménage, en six mois les dix briques y seront. » (Haha : la bonne dame était déjà
femme de ménage pour sieur Marci!) « Quelles sont les conditions du collègue sportif?
» demanda l'un des camarades, un camarade de la fédération. Les yeux du porte-parole
jetèrent un éclair au maître, qui comprit. « En fait, aucune. » L'autre, derrière ses
lunettes de soleil (« ô combien hypercaractéristiques ! »), acquiesça. « Je veux un
emploi », dit l'avant. « Il est mathématicien », expliqua le porte-parole. Le
camarade ingénieur en chef fit signe que oui. « C'est jouable. » Il regarda le maître
: « Quatre. » Le maître secoua la tête. « Quatre mille — expliqua l'ingénieur, puis,
voyant la mimique du maître, il affina encore —, par mois, s'entend. — Et quel est le
travail? » demanda le maître. Le camarade ingénieur en chef repoussa la question d'un
geste. « Mais je te prie de ne pas te tromper de jour de paie, et si possible de
venir toucher l'argent dans la matinée. » Le visage du maître trahissait l'attente au
sujet de sa question : Et quel sera le travail? Le visage resté ouvert, irrésolu,
provoqua un malaise dans la pièce. C'était comme si le maître avait été assis sur un
manège : de minuscules détails de « la géométrie éclatée », apparemment autonomes,
lui parvenaient : le camarade P-DG soupire, le camarade
ingénieur en chef se passe la main dans les cheveux, une pellicule blanche tombe,
l'un des potentats se cure le nez, au-dehors résonnent les accents sportifs. « Lajos,
file sur l'aile ! » « C'est Hús », reconnaît le maître. Hús est un footballeur-né,
rapide, dur, bonnes passes, mais fantaisiste. Le camarade P-DG ouvrait la bouche pour
parler, lorsque le potentat prit la parole (comme s'il était synchrone). « Bon,
discutons de ce contrat de transfert. »
La situation fulgura. « C'est une demande ou un ultimatum? demanda
calmement le maître. — Ultimahatum ? Mais, cher collègue sportif Eszterházi?! » «
Vous savez, mon ami — la bonne volonté du maître creva les régions polaires —, vous
savez, ce qui était horrible, c'était — et c'est toujours cela ! — que je ne croyais
pas, je ne pouvais pas croire que nous ne fissions que causer. Pourtant — il brimbala
sa tête intelligente —, il se peut qu'effectivement, nous ne
fissions que causer. » (Oh, monsieur, le il-se-peut, le il-se-peut. J'emploierai ici
un insert frech. Le maître affirme : il se peut que tout fût ce qu'il paraissait
être. Il se peut. Mais celui qui a déjà fait le tour du pouvoir peut dire ce qu'est
le il-se-peut, encore que ce soit à savoir. Car enfin, quelle est la probabilité que
Napoléon, sur son cheval blanc, pénètre au galop, carpe au clair, dans les houppettes
crissantes d'un bain moussant? C'est à savoir ; 50 %. Car il se peut qu'il galope, et
il se peut qu'il ne galope pas. Eh ben, c'est ça, le il-se-peut, oh, mon pauvre
monsieur
n
.)
Jegyzet P. E. ne partage pas cette opinion sommaire
Le P-DG s'empare à nouveau de la parole. «
Nous savons que la Láng aussi a fait appel à vous. Ou la Erdért. N'importe. Vous aurez touty Péter, tout ce que vous voudrez. »
C'est sans doute une source d'humour satisfaisante de voir comment
deux clubs de troisième division s'affrontent pour lui. (« N'exagérez pas, lieber
Freund, un seulement. ») M'enfin si l'homme — c'est-à-dire lui — fait partie d'un
monde, alors ce monde est un tout. C'est ainsi qu'il n'y a pas de différence entre
le, dit-on, superbe gazon du Népstadion, et la surface glaiseuse, dure, éprouvante
pour les pieds du stade Goli. « Mon ami, pour ce terrain-là, une météorologie
spéciale est nécessaire. » En revanche, du fait de sa situation comparable et de
l'importance sociale de celle-ci, sieur Marci est fatalement introduit dans le milieu
des associations ; au demeurant, le maître l'aime bien.
Et puis, ç'avait été très comique, quand ça commença de tirer à hue et
à dia autour de « mon Marci », et que l'émissaire d'un club célèbre avait pris pour
cible la maison paternelle ; là aussi, on avait entendu : « Marci aura tout ce qu'il veut. » Le père de famille était assis, la mère
intimidée, le maître et... mais ménageons la surprise. Le publiciste grisonnant se
mit à rire comme un cheval de bonne humeur, ses belles dents jaunes pendaient. « Écoutez, monsieur, je vais vous raconter une histoire... L'un
de mes fils (que le lecteur sache : il s'agit de sieur György, sans doute), âgé de
deux ans, regardait la pleine lune — le talentueux traducteur avait peine à refréner
sa gaieté —, la regardait, et dit : Ze la veux. Je ne sais si vous me comprenez. »
Ses lunettes intactes brillaient, soucieuses. L'émissaire, un
peu nerveux, car il ne savait pas si les Esterházy marchandaient ou déconnaient, dit:
« Écoutez, monsieur. Nous sommes des adultes. Schwarz auf weiss. — Schwarz auf gelb
», gloussa le maître fort spirituellement, passant cette fois l'épreuve de réflexion
historique avec la mention très bien ; cependant, les autres s'occupaient d'affaires
sanguinairement pratiques, et faisaient fi de lui. Pis, le père du maître siffla à
son adresse : « Il ne faut pas les sous-estimer. » « Écoutez, monsieur. Parlons
franchement. » Il prit une grande inspiration. « Nous offrons le double de la Fradi.
» Alors, de sous le lit — et voici la surprise promise ! — jaillit un rire de
farfadet : « Te casse pas le tronc, mec », dit sieur Marci qui s'y était malignement
caché ; le fradiste à tout crin est capable de ce genre d'inventions : sous le lit,
s'il le faut ! « Oh, “ mon Marci ” est très sage, il ne vous donnera aucun mal », dit
très vite la mère du maître, innocemment.
C'était une scène amusante, les nombreux rejetons ne comprenaient
aucunement l'hôte. (Il n'y avait pas de dénominateur commun.) Et entre-temps, sieur
Marci de ricaner sous le lit ! L'émissaire — quoiqu'il fût chargé d'une autre mission
— demanda ce que c'était. « Mon Marci s'est caché », répondit ex abrupto le maître,
qui aimait la vérité. Sur quoi, tout le monde de rire. Le père
du maître se mit même à tutoyer l'envoyé — comme tout envoyé —, qui fut peu à peu
jeté dehors. « Ah, eh bien je suis enchantée », dit la mère du maître, et en guise
d'adieu, comme par tout envoyé, elle se fit expliquer la règle du hors-jeu ; ce
qu'était le hors-jeu. « Mon fils — la sainte femme se tordait de rire après coup —,
je n'y comprends rien. — Parce que tu ne fais jamais attention, maman-poule. — Eeh
non », et sur son visage cabossé ruisselaient des larmes de rire. (« C'est le moment
où l'on tire qui compte. »)
« Quel sera mon travail sur mon lieu de travail ? » Le maître tenta de
poser cette question sans agressivité, avec peu de succès ; il se disait qu'il avait
trop fait d'études pour avoir un travail-alibi. Sans compter sa haute moralité ! «
Écoute, je t'assure, je te comprends, dit le camarade ingénieur en chef avec une
amabilité agacée, mais momentanément, nous ne pouvons t'assurer un emploi par excellence, j'entends par là un emploi de mathématicien.
Mais écoute. C'est seulement une question de temps, j'en
parlerai à Baittrok, du bureau central, eux, ils ont un département informatique. —
Faudrait quelque chose de ce genre », dit l'avant diplômé. Le pédégé éclata d'un rire
tonitruant. « Si tu y tiens tellement, je peux m'arranger pour que tu sois obligé de
venir travailler. On ne te laissera même pas sortir pour l'entraînement. » Làdessus,
hilarité générale. Le bruit s'éteignant, le maître, hors de propos, jugea à propos de
fixer sa conviction. « Je n'ai pas besoin d'un temps de travail, mais d'un travail. »
L'homme de la fédération, impatienté, ôta ses lunettes de soleil. Le maître — car,
faut-il le dire : il y avait aussitôt plongé son regard malveillant — vit des yeux
d'un bleu pur. Comme ceux de Paul Newman. Singuliers. « Nous, nous aimerions que le
collègue sportif joue ici, sous l'égide de cette association. — Eh bien — il haussa,
un peu indécis, ses épaules étroites mais gracieuses —, c'est pour ça que je suis
ici, et non ailleurs. — Alors, Péter — le porte-parole chargeait sur les ailes —,
ici, s'il te plaît. » Déjà une plume s'était glissée dans la main du maître, devant
lui le papier, sur celui-ci un doigt boudiné, serviable, indiquait l'endroit. Le
maître appliqua sa main libre sur le papier (le doigt boudiné se retira, diligent),
la posant avec tendresse, ainsi qu'il en usait avec tous les papiers. Mais il n'en
allait pas de même de sa voix : bien qu'il le dissimulât. « Nous avons tout le temps,
fit-il avec sérénité. — Nous serions plus tranquilles si l'affaire était réglée, dit
le potentat, de nouveau caché derrière ses lunettes. — Nous aimerions que tu signes
», insista gentiment le camarade P-DG. Le maître secoua
légèrement la tête. « Attendons les nouvelles du bureau central pour l'affaire de
l'emploi. — Je t'en prie, fais comme si c'était fait. — J'en suis très heureux — il
disait vrai. — Nous serions plus tranquilles si le collègue sportif... » Ici, le
maître sauta sur ses pieds — ressentant à nouveau ce qu'il avait ressenti à la
réception européenne —, et devint résolu. « Écoutez, dit-il, en gros, l'affaire est
conclue. Je viendrai ici. » La joie causée par sa déclaration fut neutralisée par le
dépôt de la plume. (Ce n'est pas une scène ordinaire ! La façon dont le maître de la
plume dépose la plume. Situation douloureuse, en tout cas.) « Dès qu'il y a l'emploi
dont nous avons parlé, vous me téléphonez, je viens, et je signe. Nous avons le
temps, même si nous n'en avons pas beaucoup. » (C'est une tournure si typique du
maître, cette manière d'élargir d'un geste enjoué les vétilles de la vie ordinaire
dans le sens de quelque infini : Nous avons le temps, même si nous n'en avons pas
beaucoup. Et cet infini pourtant épouse si modestement les affaires d'ordre pratique,
d'où il a précisément émergé.)
« Bon, si c'est ce que tu penses... — Oui. » Tout le monde se leva. «
Nous sommes très contents que le collègue sportif envisage son travail de manière
aussi responsable », dit le potentat le plus silencieux (: le plus petit). L'autre
potentat se taisait avec insistance, et lorsque la main menue du maître toucha la
sienne pour prendre congé, il l'enveloppa de sa lourde paluche, poilue jusqu'aux
doigts, et dit amicalement : « Et ça, ne l'écrivez pas, mon petit Eckermann. » C'est
qu'il arrivait, après quelques publications dans des revues littéraires, que la chose
en vînt peu ou prou à se savoir, à être connue. Le maître aurait bien retiré sa main,
mais elle était prise comme dans un étau ! « J'écris tout », dit-il en regardant
devant lui, à voix basse, atone, périssable. L'épaisse paume broncha un peu, mais ça
ne signifiait pas une opportunité pour le maître. « Vous ne pensez tout de même pas
que nous vous avons encornouillé. — Puisque vous ne m'avez pas encornouillé — il se
rassérénait. — Oui, c'est ce que je dis, on ne vous a pas encornouillé. Si on vous
encornouille, alors là, c'est tout à fait autre chose... ! » Hop, la main menue
glissa hors de la poigne de fer suante ; on ne pouvait croire qu'elle fût à ce point
menue. « Oho, naturellement, bien entendu, comment donc », grimaça-t-il, approuvant
bruyamment, avec l'aimable muflerie que sieur Marci lui avait enseignée, et il planta
là les hommes mûrs. « Un jour, lieber Freund, je me ferai botter le cul », et il
frotta ses petites pattes-fleurs, comme un homme d'affaires...
C'était donc fait. Il se sentait soulagé et un peu chagrin. Qui
jouerait à sa place ? Et qui serait capitaine de l'équipe ? Peut-être le Stoppeur.
Mais, espérons-le, plutôt l'Arrière-gauche. Mais ses divagations prirent soudain un
tour plus pratique. Hús, Basa, Oszvald, docteur Móka, Ugróczky. Lequel ? « Alors ? Tu
as signé ? » demanda le grand garçon. Maintenant, les appuyés de la rambarde les
regardaient de nouveau. « Pas encore. — C'est clair, mon dieu. Donnant, donnant. — En
quelque sorte. » Ils avaient déjà pris congé, quand le maître se retourna soudain. «
Essuie-toi les coudes, bon dieu. » Le milieu de terrain leva ses coudes, haussa les
épaules, donna une bourrade au maître en riant. « Je vois que tu es con aujourd'hui.
» Ils prirent congé derechef.
En bas, le maître longea le terrain. L'entraînement touchait à sa fin.
Hús faisait des centres en hauteur, Oszvald et le docteur Móka les tiraient séance
tenante. Le docteur Móka, courant après une balle perdue, arriva près du maître et le
reconnut. Ils avaient joué une fois ensemble dans la sélection de l'Arrondissement. «
C'était un match pour des prunes, en faveur des sinistrés de l'inondation. » «
Qu'est-ce qui se passe, petit, tu viens ici? — Il paraît. — C'est bien », opina le
docteur Móka, et il repartit faire ses tirs. Comme le maître coulait un oeil vers
l'étage, il vit, à sa grande surprise, que ses précédents interlocuteurs s'étaient
massés pour l'épier. C'était lui qu'ils guettaient. Ils se donnaient des coups de
coude. « Vous savez, mon ami, comme au bahut, quand une chouette nana passait dans la
rue Szentkirályi, côté soleil. » Il s'arrêta, les jambes un peu écartées, et se
renversant en arrière, il joua la stupeur, sans vergogne. « Qu'est-ce qu'il y a? »
brailla-t-il. Aucune réponse ne vint d'en haut, bien sûr, seul un désarroi embarrassé
et une ruée en négatif à la fenêtre, comme quand ladite demoiselle (dans la rue
Szentkirâlyi ou ailleurs) ripostait aux collégiens duveteux : « Alors quoi, les
bébés?! » Le maître quitta longuement l'établissement sportif. Il ne s'en doutait pas
: c'était la dernière fois qu'il venait ici.
23. Le maître leva le doigt (le pays fit silence), et l'agita. «
Voyez, mon ami, nous changeons de plans narratifs comme d'autres de culottes. C'est
en même temps une explication. » Mais il examinait déjà d'un oeil le sac de nylon à
côté des serviettes : y a-t-il un caoutchouc pour les jambières ? Puis, tout en
étirant entre ses deux pouces recourbés un caoutchouc à conserves qu'il avait trouvé,
vérifiant s'il était convenablement élastique, il parla en toute équité : « Vous
savez, mon ami — et ce disant, résigné, il tourmentait le caoutchouc —, j'aimerais
que le temps filtre tout seul dans le roman. Comme si... Hé, trop vieux! » Et il jeta
le trop vieux caoutchouc craquelé. Il était d'humeur fort doctorale, en ce moment il
se sentait l'héritier de grands précurseurs. L'équipe avait joué sans enthousiasme le
match d'entraînement, et il avait fallu faire quelque chose. Alors, il avait demandé
la parole, et les avait avertis que, si ça continuait comme ça, l'équipe resterait
après les matches, et qu'il leur lirait des extraits de son nouveau roman de mille
pages. Évidemment, ce roman n'existait pas, mais personne ne pouvait en être certain.
Les garçons, en tout cas, s'étaient tenus à carreau, avaient filé doux.
L'Arrière-droit avait dit, sérieux : « Alors, nous préférons nous défoncer pour le
championnat. »
« Comme si — le maître poursuivait ses commentaires sur la théorie du
roman —, comme si du sachet de lait maladroitement ouvert, le lait s'écoulait sur la
table. Avec tendresse et naturel ; qu'on sente jusqu'au souffle des vaches. Le vernis
ou la graisse contractent l'écoulement en petites mares, on peut dire : il affleure
çà et là. Comme ça, bien tranquillement. Aucune didactique, seulement le lait. » Il
devint songeur, dans ses beaux yeux « gris sale », la sagesse et le doute
coexistaient. « Mon ami, le roman est une épopée subjective, dans laquelle l'auteur
demande la permission de traiter le monde à sa manière. Il s'agit donc seulement de
savoir s'il a une manière : le reste ira de soi-même. »
L'auteur de ces lignes, comme cela a déjà été élucidé sans équivoque
par ce qui précède, prend la littérature au sérieux. Il a donc acheté — l'occasion
s'en étant présentée — 10 litres de lait, 16 sachets d'un demilitre et 2 sachets d'un
litre, et s'est rendu à la cuisine, pour les ouvrir maladroitement. Il peut dire qu'il a remarqué bien des choses concernant les
méthodes. Avec ses dents, il a déchiré le milieu, et le lait lui a giclé au visage. «
Que le temps... de cette façon? » — il a secoué, effaré, sa tête lactée. Il a tiré,
tailladé, lacéré. Chances et conditions de bête féroce. Cela fait, la goutte de lait
elle-même, la voici, sa douceur est indiscutable. Je ne sais — cette expérience vécue
perça un jour sous la forme d'une question — s'il a été donné au maître de voir un
sachet de plastique pareillement déchiqueté, violenté? «Cela m'a été donné »,
proféra-t-il avec une froideur claquemurée.
24. Le maître se rendait en hâte à l'entraînement, cette fois en
èreuère. Dame Gitti accaparait de plus en plus souvent son étalon d'Orlov. Il faisait
une chaleur formidable. Le maître — en tant qu'intellectuel — souffrait d'un léger
mal de tête ; les exhalaisons, la moiteur des corps humains, tout cela ne fit
qu'aggraver la situation. « Sur ces entrefaites », Kálmán Mikszáth (1847-1910, le
grand auteur hongrois préféré du maître ; dès qu'il en a la possibilité, il vole puise chez lui) se tourna vers lui, et demanda quelle
heure il était. Le maître le lui dit. « Merci, mon fils », dit sieur Mikszáth, qui
transpirait et haletait outre mesure. Dans sa courte chevelure, tels des lacs de
montagne, luisaient («doucement!!!») des gouttes de sueur, sa moustache était trempée
comme s'il s'était baigné, son petit gilet rebondi allait et venait comme un soufflet
de forge. « Pauvres boutons », se dit le maître, anxieux. De l'une des poches
dépassait un cigare meurtri. « Ces bons messieurs les libéraux... » — sieur Mikszáth
secoua la tête à un rythme comparable au mouvement de son gilet. Le maître baissa la
tête. Il lui en coûtait de parler et de se taire. De sieur Mikszáth coula un conte
coloré, wie gewöhnlich.
« Je sors de la Chambre des députés. Écoute ça, mon petit. J'avais
donc décidé de régler ma montre sur une montre parfaite. À cet effet, j'interpelle
dans le couloir Kálmán Tisza, qui était en grande conversation avec Lajos Láng.
Mais bien sûr, je ne pouvais pas régler ma montre d'après cela. » Le
contrôleur demanda les billets. Le maître lui tendit sa carte mensuelle, pour
laquelle il percevait de l'institut une indemnité de transport de 65 forints. Sieur
Mikszáth se tortilla en tous sens, le temps de passer entre les mailles du filet. Tous deux — pour la première fois — se regardèrent comme
deux... hommes. «Tu permets, je continue... Heureusement, Hegedüs passe par là.
— Tout d'suite, tout d'suite ! cria-t-il en courant, et s'il ne s'est
pas arrêté depuis, il court toujours. Je pivote sur mes talons, dirigeant mes pas
vers la Chambre ministérielle. En chemin, je rencontrai Kálmán Széll.
— Alors, ça aussi, il faut que ce soit moi qui le dise ? Par ce canal,
je ne savais pas davantage quelle heure il était, mais comme Mihály László est assis
là, dans un coin, il va bien me le dire.
— Hum, fit-il en jetant prudemment un regard circulaire, pourquoi tu
me demandes ça à moi justement ? Demande à Horánszky ! »
Le èreuère entra en gare de Filatorigát. Beaucoup de femmes montèrent,
pour la plupart des ouvrières de la filature. Les narines de sieur Mikszáth, à
l'instar de celles du maître, frémirent. « Voyons, Kálmán », fit ce dernier à voix
basse, tandis que son regard plongeait dans l'échancrure d'une robe de cretonne.
Sieur Mikszáth resta imperturbable. « J'aurais bien demandé à Horánszky, mais je ne
le vis nulle part dans le groupe qui écoutait Gajári, racontant une histoire de
chasse.
— Cher Ödön, mon âme, quelle heure est-il? Gajári, Gajári toujours
attentif, courtois, répond sans réfléchir :
— Le diable le sait, marmonne-t-il d'un ton aigre. Allons, je vois
qu'ici, je n'arriverai à rien, et j'attrape Apponyi dans le corridor.
— Étant donné que j'ai réglé ma montre avant-hier à dix heures vingt
minutes sur l'horloge de l'École Polytechnique, mais qu'hier matin à onze heures elle
présentait déjà une différence de neuf minutes, à supposer maintenant que cette
différence ait un caractère de permanence, présentement il n'est pas encore tout à
fait une heure ; mais du fait que la différence est vraisemblablement progressive,
car à mon avis les différences sont de nature à croître, si l'on revient au cas
concret, on peut conclure in ultima analysi à un résultat identique, à savoir qu'il
n'est pas encore tout à fait une heure.
Avec ça, je n'étais pas plus avancé : il vaudrait sans doute mieux
s'adresser à un vieux libéral. Ah, voici Károly Fluger, cahin-caha.
— Quelle heure est-il, vieux? Sa moustache de busard rabattue, l'air
chagrin, il fait de la main un signe:
— À nous, on ne tit même bas za ! Je plantai là le lugubre Saxon, et
j'allai trouver Jókai, qui sortait de la Chambre haute pour bavarder un peu.
Sur quoi il me donna une bonne bourrade, et repartit. La terre même
parut trembler à cet instant. Dezső Szilágyi sortit de la Salle du Conseil,
soufflant, haletant, comme un bison de la broussaille.
C'est donc ici que le bon Dieu m'a fait choir ! J'ai fait une assez
grande chute, j'ai encore « mal » partout, mais surtout au coeur. Il me fait mal à
cause de cette beauté autour de moi et de la solitude. J'ai tellement envie que vous
et cette chère Gitti soyez ici.
Je suis arrivée après dix heures de train. La vallée est merveilleuse
! Des marronniers, des rhodondendrons. Le soleil se couche à 8 h 30. Je viens de
prendre congé de lui. Le coucou chante encore dans le parc. À l'aube je suis
réveillée par les ramiers qui roucoulent et les merles qui sifflent. Ici les vitres
colorées font tout à fait Pentecôte. Tous ces rouges y flambent pour ainsi dire. La
grand-messe de demain avec musique et choeurs sera diffusée à la radio. — J'ai déjà
assisté à une grand-messe papale. Vous savez bien qu'il ne convient pas de pirater
dans les eaux papales, mais piratez toujours !
Je vous ai fait envoyer le Vocabulaire de Théologie Biblique. Mon
Dieu, combien de remerciements nous vous devons. — Je ne dis pas ça pour le
Vocabulaire. — Hier, le 20 août, j'étais par la pensée à Budapest ; au fait, comment
a marché, et quand a eu lieu la fête du « pain nouveau »? Y a-t-il eu un feu
d'artifice ? Pouvait-on bien le voir de chez vous? Comment est votre travail? La
photo de Guszti Bucsânyi m'est tombée sous les yeux. Quel homme chic avec sa
moustache ! À présent c'est un vieux bonhomme.
Je vous envoie deux papiers amusants, sur le procès de Karla en 50.
Vous n'étiez même pas né alors. Mais peut-être vous intéresseront-ils. — Sous aucun
prétexte, comme j'étais assise dans le jardin du Kurhotel (pas au soleil !), je me
suis trouvée mal et j'ai crié à l'aide. Les gens d'autrefois avaient plus de goût que
ceux d'aujourd'hui. — Les serveurs sont très gentils, bien qu'ils grattent sur le
citron, me semblet- il. Ils croient que je suis si vieille que ça. Ce midi je me suis
enquise des citrons. Maligne, j'ai posé la question comme si j'étais de bonne foi. Le
serveur n'a pas rougi, pourtant j'en étais sûre. Katalin pleurnichait.
P.-S. Utilisez les papiers confidentiellement. Ou comme vous voudrez,
ça ne m'intéresse pas. Pour Karla, ça lui est égal. Si j'en trouve encore, je les
enverrai. Vous vous y connaissez en chiffres, vous y seriez sans doute arrivé, il
suffit de regarder les dates. Le 7 avril il y a eu l'acquittement, le 8 (!)
l'internement, et l'acquittement exécutoire (24 oct.) a pris 3 ans. Pauvre Karla. Ça
ne m'étonne pas qu'il soit partial, bien que ça m'énerve au possible.
Ferenc U., domicilié à Cs : Je ne connais l'accusé que de vue. En
février de l'année courante, nous sommes allés chercher du charbon à O. avec János
Nagy. L'accusé attendait avec sa benne devant le cribleur de charbon, et pendant ce
temps il avait eu des mots avec le secrétaire du syndicat des transporteurs, le
Défosz. Le secrétaire a dit qu'il ne pouvait pas transporter de charbon, puisqu'il
n'était pas au Défosz. L'accusé a répondu : Même si je ne suis pas au Défosz, je
mange le même pain que vous. Après ça le secrétaire du Défosz s'est éloigné, et
l'accusé a continué à parler avec Jôzsef F., et a dit à propos de W., le secrétaire
du Défosz, qu'il redeviendrait tout petit, et il a montré le sol avec sa main.
József B. : L'accusé a eu des mots avec le responsable du Défosz, et
pendant ce temps il a déclaré que la situation allait changer, qu'ils redeviendraient
petits comme ça, et il a montré le sol avec sa main. Il n'était pas question de
guerre. Je ne connais pas le responsable du Défosz.
János H., président du Défosz : J'ai dit à F. que l'accusé aimerait
cotiser, mais on ne le lui permet pas, sur quoi l'accusé a demandé : Pourquoi, il est
peut-être koulak ? J'ai répondu qu'il n'était pas koulak, mais ennemi de classe.
Alors l'accusé a demandé : Donc, je n'ai pas le droit de transporter? J'ai répondu :
Je n'ai pas dit ça, et je me suis éloigné.
János H. : Personne ne m'a signalé que l'accusé aurait fait une telle
déclaration à mon sujet, même en mon absence. — Avant moi, c'était W. qui était
président du Défosz. — Je connais l'accusé comme transporteur. L'hiver, il
transportait des rondins pour la voie ferrée, et aussi du charbon pour les ouvriers
de M.
Gusztáv K. : À Cs. J'avais appris que le pharmacien et le vétérinaire
avaient été appelés à rejoindre leur régiment. Nous avons discuté pour savoir quelle
pouvait en être la raison. Comment la nouvelle s'était répandue, je n'en sais
rien.
József F. : Le président expose les déclarations de l'accusé. Moi, je
n'ai pas entendu celles-ci. J'ai entendu la discussion que l'accusé a eue avec H. au
début. H. m'a demandé pourquoi je n'entrais pas au Défosz. L'accusé s'est joint à la
discussion, disant que lui aussi aurait aimé y entrer. H. a répondu qu'il ne pouvait
pas y entrer.
Ferenc U. : Après cette discussion, quand H. est parti, l'accusé s'est
tourné vers F., et a dit : La situation va changer, il redeviendra tout petit. Et
pendant ce temps, la main tendue en direction de H. qui s'éloignait, il a montré le
sol.
József F. : Je ne me souviens pas de cette déclaration de l'accusé. Je
n'ai pas entendu parler de guerre. Je n'ai pas entendu de déclaration hostile à la
démocratie, je sais que l'accusé transportait l'hiver des rondins pour la voie
ferrée.
U. et B. déclarent en accord que la discussion ne s'est pas déroulée
près du container-quintal, mais à 15 mètres environ du container.
L'accusé : La discussion ne s'est pas déroulée au pied du container,
mais à 10 mètres environ. — C'est vrai qu'il y avait plusieurs personnes autour, mais
je ne les connais pas toutes par leur nom. Je ne connais pas Gusztâv K. Si je le voyais, je pourrais me prononcer.
transporteur domicilié à vu l'art. 8130/1939 E. M. § 1. point b) et vu
l'art. 228010/1/IV 1948 M. I. § 2. j'ordonne le placement sous surveillance de
l'autorité policière (internement).
Le prévenu a fait de la propagande antidémocratique, ce qui a été
l'occasion d'attiser la haine contre la démocratie, c'est pourquoi son internement
est justifié du point de vue de la Sûreté de l'Etat. Ce verdict doit être exécuté
immédiatement sans envisager de faire appel vu l'art. XXX § 56. point b) de l'année
1929. Il y a lieu de recourir par écrit à M. le Ministre de l'intérieur sous 15
jours. Budapest, 8 avril 1950.
La Cour Suprême de la République Populaire Hongroise B. IV. n°
5984/1950-8 ( ) Le fait que l'accusé n'envisageait pas dans ses déclarations établies
au cours de l'instruction le changement du régime démocratique, mais visait
exclusivement un changement consécutif à l'élection prochaine des responsables du
Défosz — changement qui ne serait défavorable qu'à la personne du président du Défosz
alors en exercice, avec qui il a eu certaine querelle — est confirmé par le fait que
le geste de la main montrant la petitesse du susdit est à mettre en relation avec les
mots employés par l'accusé (« Il redeviendra tout petit! »), geste qui se réfère à un
tel changement de personne. Si l'accusé avait pensé à un véritable changement de
régime, dans ce cas il n'aurait sans doute pas illustré le changement subséquent du
sort des fonctionnaires des institutions démocratiques de base par le geste qui
signifie d'ordinaire la petitesse, un tel rapetissement ne correspond pas et de loin
au sort qui attendrait les fonctionnaires de la démocratie dans le cas d'un
changement supposé de régime.
Il s'ensuit que le recours s'est avéré dénué de fondement, c'est
pourquoi la Cour Surpême l'a rejeté, et a entériné le jugement d'acquittement.
Le parloir du 22 a été reporté pour des raisons techniques. Je vous
écrirai exactement quand il aura lieu. Envoyez les affaires demandées dans ma carte
du 2 par la poste. Avec les vêtements, achetez aussi, s'il
vous plaît, Maman, un training à ma taille, si possible bleu marine, et deux
plaquettes d'alun. Envoyez la nourriture à part, s'il vous
plaît, et le grand colis à part. Le mieux, c'est que vous les
cousiez dans une sorte de sac, et les petites affaires aussi, pour qu'elles ne
s'éparpillent pas. Je n'ai pas besoin de crayon. J'espère, Maman, que tout le monde
va bien à la maison. Envoyez les colis de manière à ce qu'ils débarquent tous les
deux la semaine prochaine si possible. J'attends la réponse à ma carte du 2, je vous
embrasse jusqu'au revoir, chère Maman.
27. « Le réseau express régional continue. » Le gourmet soupire au vu
de cette somptueuse congruence, la relation structurelle entre vie et création. «
Plaisant. » — La façon dont, à un fait à ce point ordinaire, gris, typique de la vie
active, le départ du èreuère, vient s'attacher, et avec quelles menottes ciselées, la
constatation optimiste, quoique un peu rebattue, qui évoque la plénitude, l'unité
inébranlable de l'existence, la vie qui continue !
« Le réseau express régional continue », marmonna le maître en
sourdine ; les wagons s'ébranlèrent, peu à peu la masse grise du pont Árpád resta en
plan. Le maître avait une bonne place, mais pas tant que ça — il était côté soleil,
dans un terrible embrasement, en revanche près de la fenêtre —, ainsi, il se sentait
bien, mais pas tant que ça. Mais il faisait tout pour se sentir bien : il ne
respirait pas, « il se tournait sur une face », son nez, cet illustre morceau, il le
plaçait de façon à produire une ombre considérable, dont la fraîcheur lui soit
consolation. Ça ne marchait pas très bien. Esterházy ressentait une insatisfaction
créatrice ; il savait que, de nos jours, l'écrivain ne doit plus prendre fait et
cause pour les enfants de l'Assistance, et que ni pour la réduction du temps de
travail ni pour l'accroissement du temps libre, il ne doit prendre la plume à l'encontre du pouvoir ouvrier-paysan ! Mais, par exemple,
dans la lutte pour une véritable libération du temps libre, pour sa signification,
pour son contenu enrichissant, l'art joue un rôle que rien ne peut remplacer.
Le èreuère longeait la fabrique de vinaigre, en s'inclinant dans le
virage il s'écarta du Danube. Le maître souffrait d'un léger mal de tête. Le virage
imprima une petite secousse aux gens, qui se heurtèrent les uns aux autres. Le maître
savait bien ce dont a besoin un jeune écrivain. Il n'a pas besoin de tapes sur
l'épaule, mais de confiance, et en même temps d'un jugement sévère, de peur qu'il ne
s'essouffle souvent dès la parution du second livre, mais peut-être a-t-il surtout
besoin qu'on ne l'asphyxie pas dans de faux débats, qui sont de toute façon déjà
anachroniques.
« Malheureusement — radouci, il haussa ses épaules maigrelettes —,
malheureusement, je ne peux m'élever jusqu'aux questions vitales. » Mais c'est un
tort. J'ai déjà voulu noter qu'avec le maître, on ne peut jamais savoir ce qu'il
prend au sérieux ou non. Et n'est-ce pas... c'est un tort. Dans les yeux du maître
s'allumèrent d'espiègles lueurs, il dit avec bonne humeur, tout en me pinçant la joue
entre deux doigts griffus, comme font les vilaines tantines : « Allons, allons,
chenapan — il pinça sur pan —, quand même, on peut le savoir. » Je le répète : il se
montrait de fort bonne humeur. Ensuite, cela s'atténua. Il dit courtoisement : «
Voyons. Je sombre tout à fait à mon propre niveau. »
Mais revenons au èreuère, ne prenons pas le mors aux dents ; « tous
ensemble, reconstruisons le èreuère ». « Quelle aRdEuR, mon ami. » (Autodérision.)
Devant la fabrique de vinaigre, l'ancienne petite locomotive prenait racine. Un vieux
coucou. Le virage l'escamota elle aussi. Cependant tout, ce jour-là, l'incitait à une
méditation sensible, publique. Au pied des immeubles contenant des appartements
clairs, spacieux, bien distribués, qui poussaient comme des champignons, de vieilles
maisons à demi détruites (cf. Krúdy, 1878-1933; etc.). Des ombres se manifestèrent. «
Pour comprendre les problèmes actuels du socialisme, lieber Freund, il faut que nous
radiographiions le passé sans relâche. De nombreuses questions se posent concernant
notre passé. La littérature décide, assume, choisit, juge. Soit Dózsa, le chef de la
jacquerie, soit Verbőczy. Ici, pas de compromis ! Ici, pas d'indulgence, d'oubli, de
pardon ! Tout le monde doit choisir. »
La vie le plaça aussitôt dans une situation frivole : comme on sortait
du virage, rejoignait la rue Szentendre et allait tourner dans la ligne droite devant
Filatorigát, le maître eut l'occasion de choisir. S'il glisse du côté de la femme,
dans un moment d'inattention il peut perdre le coin (rue Elek Benedek, où les portes
s'ouvrent « en sens inverse », la chose est presque sûre), si en revanche il glisse
du côté de l'homme haletant, courtaud, d'aspect nullement attrayant, alors sa place
semble assurée, et le soleil cuit la moitié de visage dont fait partie la moitié de
front qui ne lui fait pas mal. Le maître choisit le courtaud.
Comme il bougeait, ses bras aussi bougèrent, et son nez sentit qu'il
transpirait fortement. (Je sais, ce n'est pas un thème littéraire, mais on verra avec
quoi son aura drape des « choses » si bassement corporelles — ou dans d'autres cas :
spirituelles.) Il ne trouvait pas sa propre transpiration dégoûtante, mieux,
peut-être à tort, il s'imaginait : la transpiration : est une odeur virile. « Mon
ami, ça sent le fauve. » On peut le comprendre par le biais de la pratique, les
impressions d'une enfance difficile sont marquantes, et sans doute à l'époque le
déodorant ne devait pas jouer le rôle principal dans la vie de famille... Cela dit,
maintenant au contraire, du fait de sa sensibilité communautaire hypersensible, il
percevait de façon profonde et drastique qu'il n'était pas seulement lui-même, mais —
pour les autres en tout cas — aussi un corps étranger, c'est pourquoi il fut malgré
tout dégoûté, quand il reconnut sous ses aisselles la moiteur caractéristique. Il
portait un teeshirt noir et orange. « Remarquable tee-shirt. Je suis fort beau dedans
», m'avait-il confié un jour, se basant sur des renseignements fournis par dame
Gitti. Le tissu même est de bonne qualité, aéré, indéformable. L'hiver, on pourrait
le porter pendant des jours et des jours. Mais qui porte un tee-shirt d'été en hiver
? Voilà encore un tour si caractéristique de la vie.
Le èreuère s'arrêta à un feu rouge dans un cahot. C'est alors que
Kálmán Mikszáth se tourna vers le maître — car c'était lui le petit courtaud —, et
demanda quelle heure il était. Ânonnant du bout des lèvres, toussotant souvent, il
entama son chapelet. Sa voix rauque, pas très attrayante, son visage laid parcouru de
rides, sa moustache en berne de poisson-chat (dont sieur Marci dit, un tantinet plus
tard : « Quelle moustache de busard ! Mais moi, voooûh,
j'aurai une moustache d'éléphant de mer! », sa cravate
glissant sans arrêt de travers, tout cela, la beauté de son esprit le faisait
oublier. Avec sa tendance à grossir et son physique courtaud, sieur Mikszáth, dont la
tête ronde à la tatare sortait pour ainsi dire sans cou (« cou coupé ») de ses larges
épaules, et à qui l'un de ses lecteurs étonné avait un jour demandé : «C 'est vous
qui avez écrit cette nouvelle, avec ce physique?», embellissait quand il parlait ; le
charme intérieur des hommes dont la vie et l'âme sont riches l'embellissait. « Quelle
heure est-il ? » Le maître le lui dit. L'autre remercia, haletant. Sieur Mikszáth
transpirait et haletait outre mesure. — Sa respiration sifflante, son toussotement
perpétuel, tout cela d'ailleurs indiquait que le moteur de la vie, le coeur et les
poumons, lui jouait des tours.
« Je le connais, je l'ai vu quelque part » — le maître ferma les yeux
avec une didactique fatiguée. « Je suis rabougri » — il faisait allusion à son front
lancinant. (Et à côté du volumineux sieur Mikszáth, cela rayonnait comme une vérité
multiple.) L'homme rapidement devenu connu — l'inconnu connu! qu'est chacun — tenait
un discours pittoresque, à grand renfort d'amples gestes. Le maître hochait la tête.
Dans la chevelure en brosse de sieur Mikszáth se formaient des gouttes de sueur, à la
manière de fruits tardifs, succulents de l'été finissant, sa moustache était
détrempée (« comme le marais d'Ecsed avant les grands travaux collectifs formateurs
des coeurs et des âmes »), son gilet se bombait et se fripait, et allait et venait
comme un télésiège. De sa poche, l'extrémité joyeuse d'un cigare pointait le museau.
(La coïncidence exacte du cigare et de la poche-cigare rassura le maître.)
Le contrôleur demanda les billets. Le maître lui tendit sa carte
mensuelle (pour laquelle il percevait une indemnité de transport de l'institut où il
était un intellectuel à l'emploi assuré pour 2700 forints par mois) ; sieur Mikszáth
rusa — « T'es un grand finaud ! » lui avait dit un jour Kálmán Tisza — le temps de
passer entre les mailles du filet ; le contrôleur avait reconnu le maître, et lui
avait de grand coeur baisé la main. « Contre qui vous jouez dimanche ? — Contre la
Filature. — Chez vous ? — Chez eux. — Ils sont bons ? » Le maître pinça les lèvres. «
L'année dernière, ils nous ont pilés. » Mais le contrôleur était déjà devant les
collégiennes, avec un masque sévère ; le maître enregistrait sereinement la scène. («
Il n'est pas valable », dit-il à une petite brune (« une sorte de moujikette »); le regard du garçon oscillait entre le civil et l'officiel,
comme les deux couleurs voisines d'un arc-en-ciel. La brune lui débita un boniment,
sur quoi le contrôleur lui rendit son billet, et décampa. « C'est une plaisanterie
impuissante », remarqua le maître, acerbe.
Le maître — sautant par-dessus ses douleurs personnelles — jeta un
coup d'oeil à sieur Mikszáth. Les deux hommes se regardèrent, complices. Le mélange
d'odeurs de vin et de cigare qui s'insinuait amicalement entre les lèvres de sieur
Mikszáth frappa le maître. Les joues rebondies et le menton se montraient un tantinet
hirsutes, « un double fossé cernait » les yeux un brin exorbités, comme celui d'un
château fort.
La veine épique s'empara du maître. « Et elle se penche à son donjon,
la belle Dachenka et le chêne. » Les yeux injectés de sang de sieur Mikszáth sont
responsables de cette association, et aussi sa propre culture littéraire. « Sur le
grand chêne, sur une branche morte du grand chêne était perché un coucou. Coucou !
Coucou ! Prends le chemin de gauche, jeune fille ! » Du coin de l'oeil de sieur
Mikszáth, un pli épais, une sorte de colline de chair partait vers la joue, et là
s'élargissait — telles les alluvions des fleuves ralentis : il haussait la joue, ou
plutôt devenait la joue. En ce moment, il luisait à cause de la chaleur. « Dachenka
prit le chemin de gauche. De quelque part, de nulle part, brusquement il surgit,
l'ours Michka, de son vrai nom Mikhaïl Ivanovitch. Il saisit Dacha entre ses pattes,
et le voilà qui courait avec elle. »
Le èreuère n'entrait que maintenant en gare de Filatorigát. Ce devait
être la relève du poste, de nombreuses femmes attendaient devant le bâtiment mesquin,
morne de la gare. « Oh les cretonnes légères ! » soupira le maître, et il vit à côté
de lui l'oeil du petit vieux mal rasé, aviné, chercher les femmes. « Tééé, vingt
dioux ! » Mikszáth indiqua d'un signe de tête une grande femme; un cabas à la main,
sous l'aisselle, au bord de l'emmanchure, presque parallèle à
ce bord, un petit demi-cercle pâle. « L'efflorescence sodique. » Ses lourds cheveux
noirs coulaient d'un bloc, comme le Niagara gelé. Elle ne se maquillait pas les yeux,
mais ses ongles étaient d'un rouge laid. Le naturel est quand même ce qu'il y a de
plus beau, nêssepaâ?! Sieur Mikszáth parlait tout en regardant la femme.
« Elle est belle comme une rose épanouie. D'ailleurs elle s'appelle à
peu près ainsi, Rose Buzâs ou Téglás. Comme elle sait se balancer, se tortiller, bon
dieu. Chacun de ses muscles bouge, et titille les yeux des hommes. Tu vois, mon fils
: elle est grande, et droite comme un lis, et pourtant chacun de ses membres est
rond, bien fait, comme si un peintre l'avait brossée. » Du cabas dépassait le Journal
du Soir, et à travers le treillis du cabas, on voyait un pot de yaourt défoncé. «
Journal du Soir, yaourt », articula le maître, la langue pâteuse à cause de son mal
de tête. Rose Búzás (ou Téglás) avança d'abord d'un côté, puis de l'autre ;
probablement, la situation qu'offrait l'une des portes était-elle plus avantageuse
que celle qu'offrait l'autre. Kálmán Mikszáth tournicotait, excité, car pour lui
aussi, l'une des portes était plus avantageuse que l'autre. (Cela posé, la question
est etc.) La veine épique du maître le frappa de nouveau comme la foudre. (Comme la
foudre dans la maison de ses parents. « Boum », avait dit Dongó Mitotchka qui
séjournait justement là-bas, et elle avait ri. « Cinq mille », avait dit
l'électricien privé, et il avait fait un baisemain à la mère du maître. « Ceux-là...
! avait-il dit avec un geste de mépris, rien que du baratin, pardon, et les gens,
faites excuse, ils sont mécontents. » Et, bien que chez la mère du maître — qui est
doucement réactionnaire [il n'en est pas de même pour son père !], et qui, pour des
raisons personnelles, ne peut souffrir les communistes — ces mots eussent trouvé un
écho favorable, la dame avait quand même été passablement mécontente. « Tant
d'argent, bonne Vierge !» — En une occurrence ultérieure, la dame « bouillonna »
ainsi : « Mon fils, je n'ai pas l'habitude de crier après toi, mais gomme ça tout de
suite. — Que dois-je gommer ? dit le maître avec un sourire moqueur et un geste
vulgaire. — Gomme ça, car depuis que je vois que ceux-là aussi vieillissent comme
moi, regarde un peu le vieux Tocska, je me suis complètement calmée. Et j'ai appris
qu'Attila József aussi était communiste... »)
Pour en revenir à la veine : « Sur le grand chêne, sur une branche
morte du grand chêne était perché un coucou. Coucou! Coucou! Prends le chemin de
droite, jeune fille ! Machenka prit le chemin de droite. De quelque part, de nulle
part, tout à coup il surgit, l'ours Michka, de son vrai nom Mikhaïl Ivanovitch. Il
saisit Macha entre ses pattes, et le voilà qui courait avec elle. Il courait avec
elle, courait. »
29. Les ailiers faisaient des passes en profondeur, et les inters en
sprintant s'efforçaient d'envoyer la balle dans le filet. Le maître secoua longuement
sa noble tête : « Une balle en mouvement... c'est très difficile... très difficile. »
Au début, il avait tenté de faire de soucieuses toiles. Sieur Eugène, le magasinier —
dont les relations avec le brave sieur Armand étaient tendues — avait fait crédit à
sieur Mikszáth d'une canette de Kőbánya. « À la température de la cave » — le
minuscule sieur Eugène avait ri (signifiant par là que la cave était chaude — là est
la blague). Le grand Palóc la biberonna ; il couvait le maître du regard, pendant que
celui-ci, sur la ligne des six mètres, arrivait presque à intercepter l'un après
l'autre les centres en hauteur. Le magasinier ne donna pas d'autre bière. « Ça
suffira, papa. » Sieur Eugène était petit, mais de caractère décidé. (Certains
problèmes commençaient à tinter à cette époque, et l'esprit de décision de sieur
Eugène, même dans cette circonstance, perçait, ce qui — au sens figuré — conduisait à
de sanglantes prises de bec entre sieur Armand et lui. Dans une atmosphère contaminée
prolifèrent nécessairement insinuations et calomnies sans fondement. Le fond du
problème, c'était la pauvreté.)
Kálmán Mikszáth fit signe au maître qu'il partait. « Bar Spitzer ? »
cria celui-ci, trottant après une balle perdue. Le grand conteur, qui de temps à
autre
n
donnait son avis en termes étonnamment incisifs aussi bien au
gouvernement qu'au Parti, que son instinct réaliste, son vif sens des réalités
préservaient de prendre le chemin des désenchantés, des désabusés, sur l'âme de qui
pesait, accablante, l'aridité effrayante de sa propre époque, ce nonobstant, enkysté
il est vrai dans le cynisme, mais même chez l'écrivain vieillissant subsistait le bel
héroïsme de son moi de jeune homme, et dont les relations avec Kálmán Tisza furent
mythifiées par l'histoire de la littérature bourgeoise (oui, car c'est ainsi qu'elle
voulait ôter son dard à sa critique mordante : car, comment le satiriste cruel de la
bonne société pourrait-il être l'homme qui, sur la terrasse de la villa de Jókai à
Svábhegy, presque tous les samedis et dimanches, seconde Tisza aux cartes), or
doncques, cet homme haussa les épaules, et répondit d'un signe au maître sportif
qu'il « allait écluser encore quelques godets ailleurs ». Le maître opina, puis
écouta attentivement l'exercice suivant ; suivit un exercice dit ludique, mais lui,
comme toujours, n'avait pas compris. « Ne t'énerve pas, cornouiller, je ne comprends
pas. » Sur quoi, on lui expliqua lentement, comme aux enfants. « C'était bien la
peine de t'envoyer aux écoles, mec. »
Jegyzet J'insère son ébahissement : « Comment ça, de temps à autre
? ! Et entre les deux ? » — Mais comprenons par là : que les bras lui en
tombaient.
31. « Qui est ce zigue? » demanda nonchalamment sieur György
(pourtant, sieur György connaît tout le monde, simplement tout le monde), regardant
pour ainsi dire à travers le maître, pendant que ses mains allaient et venaient comme
des marionnettes : il lava un verre vite fait, et avec un mouvement du menton,
demanda à la mère-grand debout à côté du maître : « Un ballon de rouge, n'est-ce pas,
chérie? — C'est ça, c'est ça, mon trésor, seulement i' manque trente fillérs. » La
vieille femme passait d'un pied sur l'autre, gênée. Son imperméable, poissepourri,
pendait sur elle, faisant de grands plis, il n'était tendu que sur le dos courbé. «
Telle une infortunée sorcière. » (Du point de vue de l'apparence, elle rappelait au
maître sa grand-mère. Seulement, « la force manquait de façon criante » à cette
vieille femme. Mais le temps qui s'écoule avait aussi affaissé de cette manière sa
grand-mère. Elle était devenue une paysanne en noir, une sorcière bienveillante, elle
aussi. Lorsqu'elle traversait en trottinant la petite agglomération, courbée, ne
regardant plus que le sol, à une allure que le maître avait peine à suivre, dans les
failles entre les maisonnettes identiques, dans les rues, on la saluait très
respectueusement. À juste titre. C'était très amusant quand elle indiquait le chemin,
dans la grande langue appropriée, à un touriste occidental peut-être pas
immanquablement prétentieux.) Sieur György jeta un coup d'oeil joyeux au maître. «
Comment ça, i' manque ? Pas grave, mamie, vous les apporterez
demain. » Mais entre-temps, la vieille femme avait empoigné le verre d'une main
tremblante, l'avait tenu un instant levé, puis avait lampé le vin à la vitesse de
l'éclair ; elle marmonna quelque chose à l'adresse de sieur György, et déguerpit. «
Adieu, mesdames, adieu », lui lança le barman de grande
réputation.
« Qui est ce zigue ? » Derechef, il désigna du menton sieur Mikszáth
qui faisait le pied de grue à côté du maître, avec une modestie authentique, quoique
massivement. « Excuse-moi, Kálmán » — le maître ferma intentionnellement les yeux,
puis de la même façon les rouvrit pour sieur György : « Qu'est-ce que ça peut faire ?
mec, un quidam. — Deux bières ? — Deux bières », dit-il, pénétré d'un certain
sentiment pour son frère cadet.
Le temps passa, passa, et soudain, pourquoi oui, pourquoi non, le
maître pensa qu'il pouvait se permettre telle ou telle chose (en conséquence du sens
des responsabilités et de la soif de connaissance qui le tenaillaient), c'est
pourquoi, comme il reposait son bock sur le zinc et essuyait — de même que la Main
essuie les nuages sur les cimes — la mousse sur son nez, il prit Kálmán Mikszáth à
partie, qui (pourtant) aimait visiblement le maître. (Dans ce qui suit, l'ironie
esterházyenne est un peu délavée. Est-ce un hasard? L'étoile de la conscience, ou
celle que produit le court-circuit de la discipline? — Oh, oh, firent les soldats de
plomb.)
« Dis-moi, Kálmán, tu t'es chargé volontairement de certaines tâches,
ou c'est le chef du service de presse du premier ministre, Árpád Bercsik, qui t'a mis
en demeure ? » Comme ça, en plein dans le mille ! Fantastique ! Sieur Mikszáth
n'avait pas encore fini sa bière. Il la but méticuleusement, torcha sa moustache d'un
revers de main. Jusque-là, la mousse y avait scintillé comme du givre. «
Volontairement. J'avais l'impression que c'était bien. Je le croyais. — Ne te fiche
pas de moi, Kálmán. Tout le monde l'aurait cru ? — Beaucoup de gens. » Songeur, le
vieux but une gorgée. À présent, davantage de choses les séparaient ; comme si le
dialogue n'avait pas lieu. « Vraiment beaucoup. — Voyons, Kálmán » — le maître frappa
du poing, furieux, impatienté. (C'est maintenant qu'on voit la chance que le bock
soit posé.) Le vieux se borna à grommeler entre ses dents, comme s'il hésitait à
parler. « Nous sommes ainsi faits que nous ne pouvons parler de cela, pas plus qu'on
ne peut parler de sa première nuit d'amour. — Voyons, Kálmán, mais c'est justement ça
! La mariée avait des couilles ! » Sieur Mikszáth regardait rarement le maître dans
les yeux ; mais cette fois, oui. Et que de choses reflétait cette paire d'yeux bruns,
voilés : cette profonde connaissance de ce avec quoi on attrape les mouches. « Quel
grand mamelouk tu fais, vieux », dit le maître, juvénile. Kálmán Mikszáth se
détourna. « Les effets décident mieux que les mots. »
Le maître fulgura, effréné. (Car il est justement tellement sensible à
la parole, à l'abus qu'on en fait. Cela le rend fort dépité. « Être assis la panse
pleine et mentir, mon ami, c'est la pire des versions. » À ce sujet, la bonne
personne aimait à dire : « Mon ami, la grammaire est immorale. » Et s'il est de très
mauvaise humeur, il ajoute : « Kultur ist Parodie. » Il est capable de vivre cela
intensément.) Ses ancêtres kouroutz et partisans des Habsbourg (car il y a des
Esterházy à tirelarigot) s'affrontaient en lui, la lame de Tolède contre la fourche
redressée, ses propres yeux étincelaient, il était drapeau que l'on peut déployer et
hampe de drapeau ; définissable. Kálmán Mikszáth garda son calme. Il fit signe à
sieur György de lui donner une autre bière. « Vous avez une bonne descente, pater »,
rit le grand barman. La torpeur attentive de sieur Mikszáth avait dégonflé le
créateur de ce siècle. « Tu sais, mon fils, tes kouroutz, qu'ils soient courageux,
mais pas l'écrivain. » (M'enfin, le maître ne voulait être ni courageux, ni non
courageux.)
Dans le bistrot apparut un maigre garçonnet blond, traînant derrière
lui un piano attaché par une ficelle. Il alla droit au barman, demanda quelque chose,
mais celui-ci secoua négativement la tête. Les piliers étaient assis aux tables, et
ne buvaient pas beaucoup, mais sans arrêt. « Tu cherches ton père, hein?! » Mais ils
ne levèrent pas les yeux de leurs cartes. Il n'y avait pas de quoi : pour
quelques-uns, on allait venir tout de suite, pour les autres, personne ne viendrait
jamais.
Le maître, avec une ardeur publicistique, continua de fureter.
«Voyons, Kálmán, certains signes sont quand même suspects... — Laisse-moi en paix. Je
suis déjà un vieux bonhomme... Ma mémoire coule. — C'est bon, le coulis de mémoire,
ça c'est bon ! » crépita le maître, qui avait la réputation d'être un grand gourmet.
Sieur György lui fit signe : amusez-vous plus doucement, ma pauvre maman est malade.
(Mais par la suite, son état s'est amélioré.) Sieur Mikszáth haussa les épaules. Il
devait penser à bien des choses. « Oh ! nouveau pays, nouvelle vie, nouvelles
illusions ! » — Bon Dieu, je dus me mordre les lèvres ; et je rappelai au maître les
nombreux destins positifs que lèse cette petite phrase ironique. « Du moment que moi,
je ne suis pas lésé... », proféra-t-il avec une lâche crânerie. Je rappelai au maître
sa propre situation, mieux, je trouvai moyen de lui dire que peut-être, finalement,
au regard de l'histoire, il était tout de même une sorte de petit coucou précieux
(pas princier, ha-ha-ha !) dans le nid moelleux du socialisme. Bien sûr, un brave
petit coucou utile. « Va donc, hé, coucou toi-même, et celui de ta mère ! »
hurla-t-il avec élégance et désinvolture. Après avoir donc si habilement paré les
poignards vipérins contre lui dirigés, par moi répercutés, il se remit à titiller
sieur Mikszáth. Il voulait apprendre quelque chose, et il y avait quelque chose qu'il
ne trouvait pas bien. « Il veut noyer le poisson, mon ami. »
Pendant ce temps, sieur György travaillait comme il se doit. Les
clients l'aimaient bien ; dommage que sieur György planât tellement au-dessus d'eux.
Il leur donnait ce qu'ils attendaient — même s'il mégotait un peu sur les
demi-ballons et les doubles ballons : avec les femmes, quelque faciles qu'elles fussent, il flirtait, avec les hommes, il était viril.
Seulement... Qu'importe : chez sieur György, il y avait de la « chaleur humaine ». «
György, un rouge coupé d'eau. » Le quidam aperçut le maître. « Salut, Péter. Toi ici?
Tu es enfin rentré dans le droit chemin. » Ils rirent, le maître ne savait pas le
moins du monde à qui il parlait. « Vous allez gagner dimanche ? — Nous allons gagner.
— Tu as dit la même chose la semaine dernière. — Et nous avons gagné ? — Non. —
Alors. »
Sieur Mikszáth s'était retiré à l'écart, près du flipper. Le maître le
suivit. Cette confiance inexorable et ce cynisme optimiste ! Il le cerna prudemment.
« Tu as été l'écrivain d'une période aride, transitoire. » Sieur Mikszáth acquiesça :
à cela ? ou à la nouvelle partie gratuite du roi du flipper ? « Bien sûr, en ces
temps indigents... » Mais là, le maître avait visé trop loin.
« Note bien, fiston, les temps sont toujours indigents. » Sieur Mikszáth consacra son
attention à la bille crépitant de-ci de-là.
« On dit, Kálmán, que dans tes jeunes années il y avait en toi une
sorte d'aimable héroïsme, une sorte de force morale qui rayonnaient dans tes paroles.
» Ils étaient debout derrière le roi du flipper, le maître chuchotait. « Bien sûr...
je comprends... les grandes époques enfantent d'héroïques caractères, mais les années
muettes de l'immobilité altèrent l'acier du caractère. » « Voyez-vous, lieber Freund,
c'est une imbécillité. (Alors que c'est lui qui l'a dit. — E.) Le mouvement est
relatif; c'est une question de système de coordonnées, pendant un temps. Il n'y a pas
d'époque immobile, du moment que je suis ! » et il regarda
devant lui, ivre de triomphe. — Le maître léchait un peu les bottes, pardon, de sieur
Mikszáth. Lui qui voulait lever le lièvre. « Mon ami ! Les lièvres... ! Fi donc ! Ils
ne font que mâcher de l'herbe et grossir. » Et les pruneaux? mais trêve de
plaisanteries.
« Kálmán, je t'en prie, n'est-ce pas, je peux espérer à bon droit
qu'en toi, par toi, la différence entre le culte du moi mesquin, décadent du monde
bourgeois en décomposition, et la fière prise de conscience des hommes saisis par le
pathos héroïque des mouvements d'indépendance démocratiques ait pu être montrée. Ta
propre attirance pour les nobliaux, Kálmán, n'a jamais signifié que tu t'identifiais
à eux. » Le maître frotta avec satisfaction ses menottes aux ongles rongés. « Vous
savez, mon ami, ce roman n'a pas fait de bien à mes ongles. » (Le roman, aujourd'hui
; mais déjà en des temps reculés : les sueurs froides de l'enfance, les piaillements
dans la profonde ténèbre, l'enfouissement de la tête dans les oreillers, la main
serrée en poing — tout cela a induit que les manucures ne portent pas le maître dans
leur coeur.) Mais seul le roi du flipper se retourna. « Cent balles ? — Pardon ? » Le
roi du flipper en conclut sur-le-champ que le maître n'était pas familier de ce jeu,
et tenta de l'entraîner. Mais il ne se laissa pas entraîner. Sieur Mikszáth haletait,
se trémoussait. Puis retentit une parole pesante, lente, pondérée.
« Qu'est-ce que tu veux. » Sieur Mikszáth se retourna, tel un brasseur
décati. Le maître avait encore compris quelque chose, le pauvre. Mais sieur György
fit son apparition, apaisant : « Allons, allons, il ne faut pas, là, là, mes petits
chéris. » Il protégeait tout le monde. « C'est difficile, mon cher fils, d'être un
écrivain hongrois. » Sieur Mikszáth le regardait d'un air conciliant. Mais le maître
voulait toujours quelque chose.
«Un système odieux, antidémocratique... » La phrase se brisa. « Purée
! Imaginez, mon ami, je ne trouvais pas de verbe. » Eh oui : comme il grince parfois
des dents en écrivant, se caressant le menton sans cesse. (Comme parfois au cours du
match, lorsqu'une certaine « paralysie » s'empare de lui.) En pareil cas, les doigts
de sa main, la gauche, sont violemment écartés, telle la serre des rapaces. « Normal.
Z'ai clu voil un glos minet ! » — Adoncques, si dans une telle situation la petite
Mitotchka toque de ses mimines vermeilles au dos du maître, et de bien d'autres
manières — au demeurant fort süss — informe son père de sa soif de tendresse, alors
ce dernier peut éventuellement perdre patience. « Chère Âvdottya Iegorovna,
hurle-t-il en ce cas d'un ton mesuré, va te faire, c'est-à-dire, va voir ailleurs —
eh oui, hélas, il peut être aussi direct —, c'est la cinquième fois que je recommence
cette misérable phrase. » Un peu en manière d'expiation, comme pour partager ses
soucis avec la mioche, il dit : « Je ne trouve pas un traître verbe, ma chérie. » Un
jour, la fillette dit : « Petit papa. » Tout en parlant, selon son habitude, elle
gesticulait avec ardeur, tournait en tous sens sa main ouverte. « Petit papa, écris
des phrases courtes. » « Mon ami ! Que pouvais-je faire ? J'ai promis que, à mesure
que mon style s'approfondirait, il se simplifierait. » (Qu'il soit donc rassuré,
l'ami de la littérature !) (Les signes se multiplient.)
« Voyons, Kálmán, comment se fait-il que personne n'ait reconnu de
quoi il s'agissait ? Que c'était la cervelle pervertie de la bonne société qui
régnait! Le bluff de la bonne société! Et que c'était dans le clignement répété des
yeux ternes et froids du général qu'était la scélératesse de la bonne société ! »
Puis tout à coup, à voix basse : « Ou bien vous aviez peur. — Laisse-moi. Je suis
vieux. Nous avons tout assumé. Tout. Nous nous sommes trompés, ça aussi nous l'avons
assumé. »
« Eh ben, encore heureux », dit le jeune homme. Sieur Mikszáth se
détourna à nouveau du flipper. Celui-ci pourtant vrombissait, excité : les mises
augmentaient. « Fiston. Si toi, à l'époque... alors toi, de la même façon. — Alors
moi, j'aurais été en prison ! » cria durement le maître. Sieur Mikszáth acquiesça. «
Vingt dioux, évidemment ! Ça n'aurait pas été le diable. Mais là, en prison,
là-dedans, de la même façon, toi alors... Tu ne pouvais pas autrement. Seulement ça,
ou le contraire de ça, mais de la même façon ! Les clichés collaient aux esprits
comme le chardon à la toison des moutons. Il ne peut venir à l'esprit qu'il puisse en
être autrement. » « Ça arrive », songea profondément le maître. Car combien de fois
s'était-il produit que soudain, peut-être déjà près des 18 mètres, dans une position
plutôt favorable, rien ne pût lui venir à l'esprit. « Équitable glissement. » « Bon
dieu — l'avant jetait un coup d'oeil au ballon qui roulait —, rien ne me vient à
l'esprit. » Pourquoi, quoi, à quoi, à qui et surtout comment. « Peutêtre avec la
pointe, nullard, dans les nuages ! » peut-on penser, désabusé. Ensuite, tout
naturellement, il atterrit dans une lutte compliquée, et au prix d'un dur, fatigant
travail, il décroche un corner, puis regarde ses collègues
d'un air contrit.
« Ça n'arrive pas, proféra-t-il à haute voix. — Tu es jeune. — La
jeunesse est un atout moral. » Plaisant. « Erreur. » Alors le maître eut recours à la
sagesse. « Se tromper est tout à fait de mise tant que nous sommes jeunes, mais nous
devons y renoncer lorsque nous sommes vieux. » Aussitôt après, il revint à son ardeur
publicistique. « Moi, je n'ai encore rien commis, et je ne porte la responsabilité
d'aucun délit commis. — Il n'y a pas de quoi être tellement
fier de n'avoir rien commis... Du reste, peu à peu, vous aussi, vous commettrez quand
même... Mais fiston. J'ai déjà dit que nous assumons la responsabilité. D'ailleurs,
tu as pu le voir. — Vous réglez un petit compte, vous vous regardez un peu en face,
et vos yeux rayonnent de la sérénité d'antan. Vous êtes très émus. » Il leva un doigt
doctoral : « Alors que rien n'est plus nuisible à une vérité nouvelle qu'une ancienne
erreur ! — Qu'estce que tu en sais?! De ce que vécurent ici, avec foi et conviction,
des générations qui se chargèrent alors, avec une conviction profonde, de transformer
la société ! Qu'est-ce que tu en sais, dans les nuances. » Il était rendu là où le
maître l'attendait : « Hé, bien sûr. C'est ce que je dis, moi aussi ! Que j'en parle,
moi? Moi qui, à l'époque, avais - 1, 0, 1, 2, 3, 4, 5, 6 ans, dans cet ordre?! »
Sieur György, à l'improviste, bondit devant le zinc, avec deux bocks
opulents. « Buvez, petits bêtas. — Vous ressemblez à une certaine Mme Bodô, qui
parlait toujours d'autre chose quand on lui demandait le prix du vin. » Ils
éclusèrent la bière. C'est alors que Kálmán Mikszáth éclata d'un rire si cahotant,
que c'était déjà un ricanement. Le maître rougit, puis fit de même. Oui : Péter
Esterházy est un grand héros négatif, dont il n'est permis de parler que sur un ton
respectueux !
Ayez la gentillesse de réécrire au feutre l'arbre généalogique que
vous m'avez envoyé la dernière fois. Je vous remercie. (Je l'ai perdu, c'est pourquoi
je vous le demande.)
(Les signes se multiplient. — Le feutre?! Parce qu'il le faut pour
l'impression ! Pas question de l'avoir perdu. Ici, le maître a recours au mensonge ;
l'arbre généalogique resplendit au verso — après impression bien
sûr, d'ores et déjà : impeccable. Où donc est
l'innocence? ! Oui, où? Nulle part, c'est clair. Et qu'avons-nous gagné en échange?
D'admirer comment la littérature se forme activement en s'insérant dans la marche du
monde.) Cf. la note 7 (p. 141), et aussi VAveu (p. 306).
33. À ce stade, certaines exigences d'intelligibilité accumulées ont
émergé, qu'il n'a pas semblé bon au maître — je le souligne : mon avis est subjectif!
— de satisfaire. Le maître parla schroff : « Celui qui veut, mon ami, reprocher à un
auteur l'obscurité, devrait premièrement regarder en lui-même, pour voir s'il y fait
bien clair : dans le crépuscule, une écriture fort nette devient illisible. »
Cric-crac, comme ça. C'est ainsi qu'il retourna la balle à l'envoyeur, avec ce
superbe schweden Schraub. Il y avait dans cette déclaration de la dignité,
indubitablement, mais guère moins de froideur. Mais ensuite, selon son habitude, la
fraîcheur fit place à une chaleur toute chrétienne. (Nous serons détenteurs de
secrets d'atelier ; des parvenus — dirait-il peut-être, avec ses aïeux derrière
lui.)
Peut-être avait-il fallu coltiner des briques, et le maître avait-il
regardé si longuement ses paumes légèrement, mais douloureusement fendues par les
briques poussiéreuses et ébréchées qu'il n'y avait plus de place dans la chaîne, ou
peut-être n'avait-il pu aider au transport des buts mobiles, ou peut-être y avait-il
eu quelqu'un à chaque coin de la
bâche avec laquelle on emportait l'herbe coupée au-dehors (« Un civil
sur le terrain ! »), ou le medicine-ball lui était-il juste
passé sous le nez — en tout cas, nous étions sur un îlot de paix, autour duquel avait
lieu un branle-bas de combat, qui créait une bonne ambiance. Le maître, tâtant ses
paumes, froissant son maillot, shootant dans l'herbe répandue, parlait :
« Vous savez, mon ami, ce chapitre dissimulé ici, au milieu du texte,
foré comme un profond d'entre les profonds, beau d'entre les beaux, mystérieux,
dangereux puits. » Je l'imaginai. Et son eau, est-elle potable? Et l'herbe de ses
pâturages, grasse? Là-dessus, il éclata : « certains » voudraient bien prélever sur
son puits un tribut en eau. Il était bouleversé : au bord de se ménager une place
près de l'immense bâche.
Ensuite, il préféra quand même se diriger vers le mâchefer. Il
s'arrêta un peu — après l'herbe!, dégoûté, sur le terrain noir, qui conservait le
souvenir de force courses longues ou effroyablement rapides. Il avait ses chaussures
neuves, avec de hauts crampons dangereux. Il se mit à dessiner avec ceux-ci. Il était
obligé de tenir son pied bizarrement sur la tranche, pour qu'un seul crampon « morde
». « Vous savez, mon ami, c'est la construction en double puits. » Et il expliqua à
l'intéressé que, n'est-ce pas, de même que l'époque-Tisza s'enchâsse dans la matière
originale du roman, de même, le discours de Ràkosi dans
l'époque-Tisza. « Projection, mec. » Bah, me dis-je, malin
et fier, il y a quand même d'autres cavées dans le cas du
maître.
C'est un très beau dessin. Et avec un pied ! Moi — c'est connu et je
ne l'ai jamais nié — j'aime tellement, mais tellement les fleurs, et en général les
choses artistiques. Mais par exemple, un chemin aussi, un sentier dans un jardin, où
un léger escarpin de femme foule (signe ! empreinte !) les parallèles du gravier
griffé par le râteau, le sentier serpente, fonce le long de la rocaille pittoresque,
rejoint une altière tonnelle de roses, etc., etc., il n'est peut-être pas nécessaire
d'expliciter plus longuement. C'est ainsi que s'est développé en moi un bon sens de
la symétrie. Jetons un coup d'oeil au dessin. Il est symétrique ! Voilà pourquoi je
l'aime.
Le maître fit son apparition dans le bistrot. C'était un lieu vétuste,
petit, une rude odeur de pétrole s'exhalait du plancher, un parfum nauséabond de
graillon venait de la cuisine, le tout imbibé de l'haleine gercée de la bière. («
Oui, mon ami, c'est le même bistrot. » La structure spatio-temporelle est
amusante.)
Le maître fit signe à sieur György, celui-ci fit luire en retour un
regard de braise, noir, mélancolique à les rendre folles, et mesura la bière. C'est
alors que Sanyi, le roi du flipper, s'écria : « Oui ! » Il avait gagné une somme
colossale. Combien, au fait? « 180 sacs. » Je n'y crois pas. « Moi non plus. Mais
c'est ce qu'il a gagné. » (N.B. : 180 sacs = 18000; argot actuel.)
« 100 roses Lafrance à la dame-pipi ! » Le roi du flipper était
content, quoiqu'il fût coutumier du fait — rien que la mise ! « Aujourd'hui, je paie
la tournée à tout le monde ! cria-t-il. — Bravo ! » Les mains claquèrent, mais pas
aussi enthousiastes que « je l'aurais cru ». Le roi du flipper n'était pas très
populaire. On prétendait qu'il trichait. Une fois, trois types avaient décidé de le
battre. « Comme plâtre. » Ils l'avaient apostrophé dans la rue K., à l'angle opposé
au libre-service. Il faisait bien sombre. « Sanyi, cornouiller, t'as une clope? »
Lui, bien sûr, « connaissait la musique ». Il sortit un forint, le fit pirouetter en
l'air, puis, comme celui-ci — on pouvait s'y attendre — était retombé, il le plia
entre deux doigts, il jeta la pièce invalide vers les trois « agresseurs ». « Voilà,
les gars. Avec ça, vous pourrez acheter des sèches. » Et il passa entre eux comme
entre deux haies d'honneur.
« Bière à volonté ! » Maintenant, il faisait signe à sieur György. Le
barman opina. Le roi du flipper était en cinquième avec le maître. « J 'enviais son
art du ballon... .Mon record, mon ami, était de 32 mètres. » Je suppose qu'auprès des
filles, ç'aurait été suffisant pour lui donner la première place. « La deuxième.
»
Le roi du flipper aperçut le maître, qui était encore quasiment sur le
seuil, car depuis son arrivée, il se passait tout le temps quelque chose qui
requérait son attention. « Lorsque nous observons quelque chose, il n'est pas bon
qu'il nous arrive à nous-même quelque chose. Car nous changeons ; et alors,
impossible de savoir sur le compte de qui il faut porter cette observation. »
(D'après une idée de sieur Heisenberg — E.) Après quoi, le maître usa d'une remarque
fort accorte, qui menait droit aux arcanes de la création : « Je change si subitement
au sujet de mes oeuvres. » (Comme si je l'ignorais ! Moi qui suis ces changements, et
de ce fait, donne vie à ces oeuvres. Et de ce fait, ça me
coûte de plus en plus de handicaps dans le tempo ; les signes se multiplient.)
« Salut, Péter. Qu'est-ce que tu bois, cornouiller ! — 'Lut, vieux. —
Ça va, vieux ? Cornouiller, ça fait longtemps que je t'ai pas vu... Ça va, toi? — Ça
va. Femmes, pinard, drogue. — Enfants? — Une fille, un garçon
n
. »
Jegyzet Dans la première version manuscrite, ce passage donnait ceci : « Enfants ? — Non,
j'ai seulement une fille. — Pas grave, du moment qu'elle est en bonne santé. »
M'enfin, les fameux délais d'impression et le méticuleux fignolage lui ont assuré
la naissance d'un fils en temps voulu. « Vous voyez, mon ami, la littérature est
le fragment des fragments. On n'a écrit que la moindre partie de ce qui s'est fait
et de ce qui s'est dit, et de ce qu'on a écrit, il ne nous reste que la moindre
partie. » — Mais d'autres effets survinrent encore, par exemple, depuis lors, il
ne peut plus dire de façon digne de foi : « Je suis le seul mâle de la famille. »
Oui-da : un bon mot de moins, mais combien de gagné, grâce au garçon, en
profondeur. Comme s'il suivait ses contempteurs. Il ne s'agit quand même pas tout
à fait de cela.
« Moi, j'ai deux fils. — Je ne savais même pas que tu étais marié. —
Oh là là, et comment ! Ça fait cinq ans que j'ai passé les menottes. J'ai tiré deux
ans à l'armée, après j'ai un peu fait la bringue, la dolce vita, et puis cric-crac :
le carcan. Avec femme et enfants, plus question de gambader. — Hé non. — Je viens
ici, je joue avec ce truc. Un peu de beurre dans les épinards. — À ce que je vois, ça
marche. — Péter, cornouiller, tu le sais, que j'ai des mains d'horloger. De vrais
doigts de fée. »
Ils rirent. Plusieurs personnes saluèrent le maître, on appela le roi
du flipper, et il s'éloigna. Le maître aimait beaucoup ces discussions idiotes, ces
relations superficielles, car c'est à travers elles qu'il éprouvait le plus vivement
l'« irrépétabilité ». Un jour, avec son osseux ami qui allait partir à l'Ouest
(Tâtrus), c'est comme cela, avec cela qu'il avait cerné la notion de patrie. (Que
faire. Ça existe.) « Ce Fancsikó et Pinta, cornouiller, ça ne cassait pas des briques
», lui avait dit un semi-inconnu de ce genre, à la mi-temps d'un de ces matches sur
jours. « Je suis trivial, mon ami. » C'est alors qu'aussi soudainement que l'éclair,
il avait aperçu l'un des agents en joueurs. À l'époque, il avait déjà pas mal de
soupçons, rien ne bougeait dans l'affaire du transfert. Il le déplorait. « Alors,
quelles nouvelles, grand chef! » Le maître tapa sur l'épaule du dénommé, gaiement,
comme un policier en civil. « Quelles nouvelles? On se défend ou on attaque? » Le
petit courtaud, juré-craché : rougit. « Eh ben, je te le dis, Péter, ça m'en a bouché
un coin, je te le dis franchement, qu'un footballeur ait demandé un lieu de travail
où... » Il ne prononça même pas le mot : travailler. Il baissa la tête. « Et puis, la
direction a voté la confiance au docteur Móka. — Ça va, mon vieux », dit le maître,
et il planta là le personnage pas trop sympathique.
(L'histoire est banlieusement connue : « Tu sais pourquoi l'aîné
Eszterházi n'a pas signé ? » etc. Ainsi triompha — sous la forme en toc du hasard et
des directeurs sportifs sans scrupules — la fidélité. Fin. — « Mon ami, ce thème du
transfert s'est épuisé comme un pipi dans le Sahara. » Dans son éloge, le maître
utilisa le mot « sable », toutefois, j'ai mis la variante ci-dessus à cause de
l'importance et des dimensions de l'entreprise. Le choix s'est fait entre fidélité et
vérité. — « Adoncques, lieber Freund. N'est-ce pas. Si je suis l'un d e s
------------------ hongrois les plus------------------ , alors cette magnificence
désinvolte avec laquelle je change les couches de l'art — c'est très inquiétant » —
et il se caressa atrocement le menton.
Le centre des événements s'était déplacé dans Parrière-salle, la salle
de travail, le pays des quatre rois. Des tables passablement bancales étaient à la
disposition des joueurs de cartes, sous les pieds desquelles sieur György avait mis
des piles de papier. (En pareil cas, les joueurs se fâchent.) Lorsque le local
s'avérait insuffisant, les gonzes passionnés prenaient aussi leurs quartiers à côté
de la table de billard, s'exposant à la mort par boule. (J'entends par là, la boule
d'ivoire que notre ami Fluger — champion du comitat de Szolnok — fait sauter si loin
avec sa queue.)
Tarots en skart. « Le tarot se couche. — Le 20 aide avec tous les
trois. — Contre ! — Pagat ultimo surcontre ! — Surcontre ! — Supercontre ! — Hirsch !
— Pape !! — Pont d'Avignon !!! »
« Ces messieurs pourraient-ils se calmer », dit sieur György du bout
des lèvres, menaçant, et il sortit devant le zinc. « Qui est ce zigue? » demanda-t-il
au maître. Celui-ci regarda sieur Mikszáth, qui livrait une grande bataille de
cartes, son front luisait, on l'entendait souffler fort. Devant lui, du vin rouge.
Sieur György n'attendit pas la réponse, se plaignant de ses reins, il retourna en
hâte à sa besogne. Le maître prit un verre sur le zinc, tira une chaise à côté de
Kálmán Mikszáth, et le seconda. « Vous savez, mon ami, ça, c'était du vin gratuit. »
À l'époque, sieur Marci recevait de temps à autre du vin de Budafok, en guise de
récompense pour ses pieds magiques, et il en avait donné sa part au maître ; mais le
vin de Mikszáth était quand même encore plus gratuit! Le
maître était en condition financière. — Peu de temps avant cette date s'était
produite la rencontre fort divertissante des deux fournisseurs de vin. Le maître et
sieur Mikszáth marchaient le long de l'allée de peupliers, en grande conversation
amicale. Sieur Mikszáth avait immédiatement adopté le maître, avec un accelerando
véhément lorsqu'il avait appris que le maître (aussi) avait d'abord su parler palóc,
et seulement plus tard hongrois, suite à la tempête purificatrice de l'histoire.
Devant la maison familiale, sieur Marci était en train de balayer superficiellement
le trottoir. (Je ne parle pas de la superficie du trottoir, pour employer l'outil de
l'humour.) Il y avait un grand remueménage ; que faisaient la poussière et les
feuilles ! En haut, toujours en haut, et jamais de repos ! Sieur Marci, dès qu'il vit
sieur Mikszáth, laissa, boum, s'écrouler le balai, comme s'il s'évanouissait. «
Quelle moustache de busard ! » dit-il avec une jalousie sans voile. (Ce n'est pas par
hasard que j'ai utilisé à l'instant l'expression s'évanouir. Car, lorsque sieur Marci
était surpris, balayant le trottoir ou déblayant la neige, par la bande de gamines
venant du lycée technique médical et se dirigeant vers le èreuère, alors sieur Marci,
s'il y était disposé [et à ce qu'on dit : il a de grandes dispositions], les yeux
révulsés, s'évanouissait tout simplement. Et celles-là de le ranimer, le ranimer
[respiration artificielle, manifestations primaires de l'instinct maternel, etc.]. Et
lui de se ranimer. La mère du maître ne sait vraiment plus s'il faut se réjouir ou
s'attrister de la paresse inouïe de ses fils... ! — De ce que, par ex., ils ne
veulent même pas balayer le trottoir.)
« Quelle rue tu dis, mec? — le maître usait d'une tournure
fraternelle. La rue Moustache? — Quelle moustache de poissonchat ! » broda sieur
Marci, et il tapota l'épaule de Kálmán Mikszáth. Sieur Mikszáth, passablement
perplexe, prenait racine dans la vibrante vie de famille. « Mais moi, voooûh !
j'aurai une moustache d'éléphant de mer ! » Recourbant sa main en serre, il la leva
vers sa moustache à venir, retroussa sa lèvre supérieure comme une loutre coléreuse,
et d'un geste dicté par la ligne sonore onomatopéique voooûh, il projeta en avant ses
deux mains, comme si elles épousaient la courbe déclinante d'une moustache géante. «
Voooûh ! Comme ça ! » Mikszáth et Esterházy, ces deux hommes du monde blasés,
échangèrent un sourire. « Il faut bien que jeunesse se passe ! »
Sieur Mikszáth se sentait dans son élément, puisqu'une partie de
cartes était en train et que le vin coulait. « Assieds-toi ici, mon fils, à l'ombre
du vieux chêne. » « Nous sirotions, mon ami, en Suisses. » Mais la situation n'est
pas si bagatelle ! Deux policiers sortirent du crépuscule extérieur. Autour du
flipper eut lieu un petit branle-bas, des mains pleines bronchèrent dans des poches,
à part ça, rien n'arriva, seul sieur György, serviable, claqua des talons, c'était
l'être qui déterminait sa conscience. « Ces messieurs les commissaires désirent. —
Nous sommes en service. » Sieur György fit une grimace au maître, et courut tirer la
bière. Sieur Mikszáth, jovial, battit les cartes magiques. Le jeune agent blondinet
regardait le maître avec insistance. « Dis-moi, Kálmán — le maître s'adressait à son
collègue senior pour recueillir son expérience —, tu n'es jamais nerveux ? — Moi,
nerveux ? Vingt dioux, pourquoi je le serais-t'y ? !... Je ne suis pas assez petit
pour voir ou ne pas voir le gouvernement. Il m'est totalement indifférent. Moi, je ne
vois que la Hongrie. » On distribua, il regarda son jeu. Son jeu aussi, il le voyait.
« D'une façon ou d'une autre, tôt ou tard, les choses arrivent quand même. Et, vu la
connaissance que j'ai des rapports de forces, et je les connais bien — il caressa
tendrement, de sa main capitonnée, les cartes graisseuses —, je peux même gagner.
»
Les policiers burent la bière, partirent. Sieur György parla au maître
: « Tu sais qui était le perdreau blond ? Csuresz. Tu te rappelles les juniors. » —
Soudain, le maître revit les citrons. « Dans les juniors, on avait toujours des
citrons. » Le minuscule papa de l'Inter-gauche d'alors les apportait dans des sacs en
papier, il les coupait sous nos yeux avec un couteau, pendant toute la pause nous
avions l'eau à la bouche, et en fait, le vieux avait fini à la fin de la pause. Alors
on recevait sa ration chacun son tour, et on la mangeait en tordant le nez. On
pouvait même demander du rab. Souvent, le maître regardait le soleil à travers la
fine tranche. « Pourquoi n'y a-t-il plus de citrons de nos
jours ? — Il a été démontré, répondit un jour sieur Armand, que ce n'était
pas utile. » Sieur Armand plissa le front. « La tomate salée vaut bien mieux. — Tu
dis ça, cornouiller — le maître prenait son entraîneur à partie —, comme si nous en
avions. »
« Bref, Csuresz. C'était un bon pied gauche,
seulement il embarquait beaucoup. Lui aussi, il ne léguait la boule qu'en héritage. »
— Sieur György aimait les locutions-et-proverbes. Et quand il s'attachait à l'un
d'eux ! Pendant des semaines, il le claironnait avec le concours de sieur Marci !
Quand, par exemple, il était allé chez le rebouteux en Hongrie septentrionale, et
qu'il était revenu par les grands froids, il rendait ainsi la sensation de froid : «
Les ours polaires ne cessaient de nous supplier, mon vieux, de les laisser monter. »
Il mimait avec ses mains la supplication. Pendant des jours et des jours, la maison
avait retenti de : « Les ours polaires... etc. » Le maître avait demandé : « Et tu es
guéri ? — Je ne sais pas », avait geint le géant. — « L'autre jour, il a fait un
alcootest au pater de Sanyi. Le vieux était bien mûr. Le vélo était rentré tout seul
à la maison, comme un cheval. Csuresz tient le tuyau, farouche. Té, Csuresz, rote le vieux. Tu te rappelles, ce qu'il pouvait crier
sur le terrain, dans le temps. Tu te rappelles? La passe, Csuresz! On en avait les oreilles cassées. Inspirez, papy
Sanyi, ne soufflez pas, inspirez, a chuchoté ensuite Csuresz. Comme ça, il est passé
entre les mailles... Tu sais combien on lui aurait collé? Trente sacs, cornouiller,
trente sacs. Les types de la briqueterie ont coincé Csuresz deux fois déjà, parce
qu'il les avait emmerdés. Ils l'ont salement tabassé. » Le maître opina avec réserve.
(Les uniformes l'aliénaient un peu.)
Sieur Mikszáth tapait le carton passionnément. « J'ai dit tout net à
Jókai que j'étais un bien meilleur joueur de tarots que lui. Et toi, Móricz, tu es un
bien meilleur écrivain que moi — et ça aussi, c'est quelque
chose. Voilà ce que je lui ai dit. » Le maître eut soudain la vision de moult
jambes littéraires vrilleuses, variqueuses, et pensa relativement au football ce que
sieur Mikszáth pensait des tarots. « Et ça aussi, c'est quelque chose. » Alors, d'un virage inattendu et rusé de
la main qui alla effleurer une poche secrète, profonde, il fit remonter à la surface
une balle de tennis. La balle reposait là, dans sa paume. Sa
peluche trempée était lissée. Qu'en conclure ? « Écoutez, mon ami — il élargit d'un
cran l'horizon, avec naturel et simplicité, comme un autre sa culotte —, nous
n'apprenons véritablement qu'avec les livres que nous ne pouvons juger. L'auteur d'un
livre — il sourit modestement — que nous pourrions juger aurait à apprendre de nous.
» Ça alors, je n'en reviens pas!!!
« Écoute, Kálmán, voici ton ventre. — Eh bien... le voici. » Un aveu
jaillit du maître. « Kálmán, je suis tombé amoureux de ton bedon. » Sieur Mikszáth
pouffa dans son verre. « Nom d'une pipe » — il plissa les yeux, car il avait du vin
jusque-là. « Kálmán, cher vieux précurseur, j'aimerais réaliser une expérience avec
toi. » Il lança la balle de tennis à la hauteur de sa tête, puis, quand sa main menue
l'enserra de nouveau, il laissa rebondir son poignet une ou deux fois ; il la
soupesait, les lèvres pincées. Le maître s'y connaissait très bien. « Une expérience.
» Dans les minuscules, mais vifs yeux porcins de sieur Mikszáth, on pouvait discerner
de la crainte. Continuant de lancer la balle de tennis à un rythme bizarre, dont
quelqu'un a démontré un jour avec d'amples détails et une précision analytique qu'il
n'était autre que le rythme dit cardiaque, et cela est si époustouflant que le coeur
— quasiment — s'arrête de battre, le maître se mit à parler à un rythme bizarre,
comme s'il récitait une leçon.
« Reste assis, s'il te plaît, sans bouger. Sur la pointe de ton bedon,
voilà, je pose la balle, voilà, qui va rouler. Le but de l'expérience est de
déterminer à quel moment la balle quitte ton gilet à boutons de verre. Je te prie
instamment, mon cher vieux, de ne pas roter, et en général : d'assurer les
conditions. » Sieur Mikszáth, tout interdit, ne respirait plus. « C'est ça. » Le
maître reconnaissait les conditions du laboratoire. « C'est ça ! Quand tu ne respires
plus ! » — là-dessus, rectifiant le gilet de sieur Mikszáth, il plaça la balle de
tennis sur le bedon. Il recula avec sa chaise, inclina la tête sur le côté. Il y
avait déjà beaucoup de monde autour de la table. « Comment ça », dit sieur Mikszáth.
« Roulez ! » cria le maître, sur quoi, il lâcha tout simplement la boule qu'il tenait
dans sa main tendue. Autour de sa paume, les cinq doigts tendus dessinèrent une
couronne d'épines. La balle s'élança sur sa voie frivole, puis, approximativement au
tiers supérieur du bedon, s'en détacha. « Maintenant ! » cria gaiement le maître, car
jusqu'ici tout avait marché comme sur des roulettes. « Vous
voyez, mon coco, ça biche ! » Il se fondait sur la matière qu'il avait étudiée. « Mes
amis! Du sommet d'un hémisphère stable de rayon R, sans vitesse initiale, sans
frottement, glisse un point matériel. »
La question du maître, naturellement, était ni plus ni moins celle-ci
: à quel endroit le point matériel se détache-t-il de la surface de la sphère.
Le point matériel se détache de la surface lorsque la force nécessaire
à l'accélération centrifuge devient supérieure à la composante, orientée vers le
centre de la sphère, du poids du point matériel. Considérons la figure ci-contre
:
En tirant v2 de l'équation précédente, en la
reportant dans (1), et en tirant cos α, nous pouvons écrire :
Sieur Mikszáth recouvra peu à peu ses esprits. « Tu es piqué, mon
fils, comme le vin de Kálmán Széll. » Le maître évita les regards, et réinstalla la
balle de tennis. Elle vacilla un peu, le maître chercha sa place avec de minuscules
mouvements tournoyants. Il chuchota : « Tu sais, Kálmán, c'est merveilleux, un bedon
comme ça. L'incarnation de l'esprit et de l'autorité... » Il ôta la balle, sur sa
main des muscles saillirent. Une veine également, comme chez les costauds.) «
Dis-moi, Kálmán, tu as vraiment joué aux tarots avec Tisza, alors que tu savais ? —
Eh bien, s'il manquait un quatrième », dit tranquillement le maître de l'anecdote
caustique, qui évitait Jókai et la décadence, menait une lutte efficace en faveur du
ton approprié pour refléter la réalité de l'époque. « Eh oui, s'il manque un
quatrième, comment jouer au Paskievitch
n
? » poursuivit-il un tantinet blessé. Le maître hocha
la tête, compréhensif. « Eh oui... jouer aux tarots avec Tisza... Version sérieuse !
» songea-t-il successivement. (Ce serait la solution ? « Mon ami, la solution, dit-il
abattu, est là :
. ») Tout en serrant, effaré, la balle de tennis très
éprouvée, de sa main libre — car l'une de ses mains était : libre — il fit un geste
d'impuissance. « Mais moi, je ne connais aucun jeu de cartes. Seulement le rougegagne. »
Jegyzet Tarots à 4 ; par
ailleurs, le dénommé était un talentueux chef des armées russes, qui participa
avec dévouement à l'écrasement de la guerre d'indépendance hongroise (1848- 1949)
: comme chacun sait.
{Or doncques, voici de nouveau un endroit
intéressant — comme un trou dans une palissade protégeant un solarium pour dames,
bien entendu nos motivations ne sont pas comparables ! — pour observer les
articulations secrètes de l'art, l'esprit flasque mais concentré, les yeux fermés,
les membres ballants, et tout, tout ouvert à la merveilleuse lumière dorée qui
afflue. « Êtes-vous déjà allé, mon infortuné ami, dans un solarium pour dames ! ? Je
puis vous le dire, peu de choses sont plus dégoûtantes. » — Ici, il s'agit d'un aveu
déguisé : il se sent compétent en ce qui concerne les solariums pour dames, puisqu'il
ne fait, et voici l'hommage pudique, qu'un corps et qu'une âme avec dame Gitti ! Cela
dit, revenons sans encombre aux articulations secrètes de l'art, à sa purification
par évaporation, à la beauté volatile et consciente des couleurs, des odeurs :
l'honorable et attentif Lecteur a le droit de savoir; le maître sait aussi jouer au
schnapsli — ou schnapsler? —! Vous savez aussi bien que moi ce qu'est la parole
donnée. Je sais que les conditions ont changé — les moyens de production, les
conditions de production, les connexions entre les forces productrices, etc. —, mais
le gentlemanlike reste ce qu'il est. Ébranlé, j'ébauche un instant : le maître ne
disait pas la vérité [puisqu'il sait aussi jouer au schnapsli, pas seulement au
rougegagne]. Mais mettons aussitôt la main sur notre coeur : il est manifeste que les
erreurs ne sont pas de rang égal. Il y a des faux pas incidents, purement subjectifs.
Nous savons que même les géants de la littérature, comme Tolstoï, n'ont pas été
exempts de vues erronées. Tolstoï était pourtant le fidèle miroir de la révolution
russe ! — je crois que ce qui pouvait être éclairci ici, nous l'avons éclairci.)
Sieur György commençait à ne pas prendre de gants. (« Meesdames,
Meessieurs ! Sortie permanente, sortie permanente. Triiste mo'ent. » Il regardait
tout un chacun, l'air peiné. « Mon p'tit père, demain, reniflait-il, demain on se
reverra. » Ensuite il explosa, tel un sergent noyé dans une sauce allongée. « On
ferme, nom d'un chien! à la maison, dehors, en haut, au milieu, la chaleur du foyer
vous attend. A la revoyure, Jojo ! » Tout le monde leva le camp, seul le flipper
continua de cliqueter. Sieur György choisit une arme fort simple, néanmoins d'autant
plus efficace. Il débrancha, hop là, la prise. S'ensuivit un menaçant tollé. « De
quoi tu te mêles, le comte ! » « Tu n'as pas eu peur ? demanda le maître à son cadet
en une occurrence ultérieure. — Je l'aurais aplati, répondit le grand brin de gars. —
Mais il adore la bagarre. — T'inquiète. Si ç'avait tourné au vinaigre, j'avais là un
ou deux potes. — Hum hum », toussota le maître.
« Vous savez, mon ami, je n'ai jamais frappé personne. Sauf mes petits
frères. » Ho-ho, le bon vieux temps, quand le maître pouvait rosser à tour de bras
ses cadets petitounets ! Par exemple, il était allé jusqu'à décréter un Concours de
Gifles ! Qui supporterait de recevoir de lui le plus de gifles ! « Comme si, mon ami,
j'eusse été la Vie. » Ce fut sieur Mihály qui l'emporta haut la main en encaissant,
les lèvres bleuissantes, les pifs, les pafs, etc. de 212 gifles. Il est
caractéristique de l'excellente préparation psychologique du maître que sieur Mihály
— si on l'avait écouté — ne s'en serait pas tenu à 212, mais aurait battu son record
; chose qui, finalement, n'eut pas lieu. Le maître s'était lassé, et d'autre part, il
avait honte. Sieur Marci en encaissa 56, puis « s'essouffla ». Quant à sieur György,
il ne partit même pas, il dit timidement : « Non. » À l'époque, il était déjà plus
fort physiquement que le maître, mais pendant une bonne année, il n'osa pas lui
rendre coup pour coup, il était imprégné de conscience (féale). Pour le maître,
l'évolution des forces n'était plus un secret ; sans doute est-ce pour cette raison
qu'il était encore plus agressif, plus provocateur à l'égard de sieur György. «
Lamentable année. » Il avait instauré une véritable oppression, une dictature
policière, avec espions, exécutions, accusations tronquées, armada de gifles, les
plumets de képis zigzaguaient, jusqu'au jour où sieur György lui flanqua un tel
aller-retour (« paire ») qu'il en fut sonné. Il balaya tout, lit, sofa, vase,
étagère, tout. Après cela, lui et sieur György pleurèrent ensemble tout l'après-midi
dans le jardin, sous la tonnelle, grâce à quoi la situation fut résolue. Sieur György
est tellement plus fort que le maître, que la bagarre ne peut même pas être
envisagée. En revanche, sieur Marci! Là, on ne trouve pas cette absence de nuages,
sieur Marci d'ailleurs a moins de sens du respect que sieur György. Même de nos
jours, sieur Marci est capable, après des critiques constructives, de lui tordre la
dextre qui — par ailleurs — tient la plume, et dès que le maître est courbé en 8, et
touche de son front le célèbre pied senestre de sieur Marci, il siffle : « Salaud !
Maintenant, tu vas payer pour toutes mes souffrances ! Tu vas expier les péchés que
tu as commis envers moi au cours des temps. — Mais, mon Marci — geint le manipulateur
initié de la plume ; eh oui, c'est une scène pitoyable que de voir le maître comme ça
; peut-être l'amour fraternel redore-t-il le tableau —, mais, mon Marci chéri, déjà
la dernière fois, j'avais expié déjà. » Sieur Marci lâche le
maître, lui donne une poussée de sa façon, si bien qu'il renverse deux chaises, et
atterrit sur le radiateur ; sieur Marci médite les paroles du maître. « Pas grave,
conclut-il. Tu vas expier à nouveau », et, le poing levé, il se rue sur le maître qui
rampe par terre. « Ils sont fous », sourit sèchement la mère du maître.
« Vous savez, mon ami, cette gifle tombait à pic. Bien qu'elle eût pu
être quand même moins forte. La terreur instaurée était devenue très fatigante. Et
ennuyeuse. » Je note ici — bien qu'ailleurs, peut-être cela causerait-il moins de
malentendus, mais parfois, pardon ! pardon ! j'en ai assez de ce micmac, assez que le
maître zigzague de Charybde en Scylla, que la construction honnête, fiable,
c'est-à-dire la gestion linéaire des choses, tôt ou tard ne soit plus que rêve
vagabond, ce qui est quand même plus qu'étrange, en tout cas fatigant, et comme je
n'aimerais pas que la confiance placée en moi soit ébranlée : ce qui se tient
thématiquement ou chronologiquement, je m'efforce de le relier ; oh là là, je n'ai
pas pu tenir ma langue —, il faut donc que je rappelle ici que le maître en a encore
encaissé une comparable à celle de sieur György, en août 1968, sur la rive de la mer
hongroise ; comme il avait sauté une barrière avec une petite compagnie (« un mélange
pratique de garçons et de filles »), tout à coup les pompiers surgirent avec leur
mignonne petite auto rouge, et le personnel adéquat. « 140 forints », dirent-ils. Le
maître se mit à contester sur le terrain de la pratique, il trouvait l'amende trop
élevée (remarquons : c'est en effet beaucoup ; d'autre part : jamais un citoyen
discipliné ne sauterait... !). La discussion suscitée se déroula sur un ton vif, le
maître « était une grande gueule ». À ce moment-là, comme s'il était sorti de terre,
un homme quitta l'ombre du platane, s'approcha sans hâte du maître, qui était en
train de faire part aux uniformes de sa théorie favorite, à savoir qu'il s'élève
contre le ton employé, qu'ils ne sont pas les supérieurs du maître, que le maître
n'est pas leur subordonné, et bien qu'eux non plus ne soient pas non plus les
subordonnés du maître, ce nonobstant, ils sont les gardiens de l'ordre du maître, et
c'est pour ça que lui, le maître, paie des impôts. (C'était une exagération tout à
fait charmante, puisqu'à l'époque il ne payait pas d'impôts, il venait juste d'avoir
le bac, et croyait : le monde lui appartenait. Cette attitude puérile, nous pouvons
en faire l'expérience à tout bout de champ.) L'homme au platane alla tranquillement
au maître, et sans élan lui flanqua une telle gifle que — comme dans les films, après
une gifle à la Gortchev — il fut un peu soulevé de terre, puis s'envola en arrière
suivant une courbe molle, droit sur un clayonnage qu'il renversa longuement. « Vous
savez, mon ami, le lendemain j'ai longtemps glandé par là, un beignet à la main, tout en pensant à moi-même avec le respect dû à ma
performance. Mais dès le surlendemain, le clayonnage fut remplacé, on ne pouvait plus
rien voir, et je ne pouvais me référer qu'au platane. » Le clayonnage avait croulé,
lentement, il s'était pour ainsi dire affalé à la suite du maître (car celui-ci
l'avait quand même franchi à toute allure). La gifle ne lui avait pas fait mal,
mieux, le maître, s'il n'avait pas vu au cours de son vol les grands yeux d'oisillon
effrayé de certaine « blondinette », avait bien pu les imaginer, et pendant une
seconde il avait pensé : il avait fait une bonne affaire, il devenait un héros à très
bon marché, un spectateur objectif (« Or doncques, lieber Freund, pas moi ! Je puis
promettre d'être sincère, mais non d'être impartial. ») pouvait trouver la situation
compliquée à souhait, ni l'un ni l'autre n'avait raison, il n'y aurait eu aucun
problème ; mais alors, soudain, le maître eut très peur, très. Cette gifle, par
conséquent, n'était pas bien tombée.
« De quoi tu te mêles, le comte. J'avais encore 5 parties gratuites
làdedans. — Ça va, mec. Pleure pas. Mais pour que les clients, mec, te pissent pas
dessus, viens ici demain 5 minutes avant l'ouverture, tu pourras te taper tes 5
parties. Et je te paierai même un demi », lui lança sieur György, dédaigneux, et sans
réfléchir, il poussa la compagnie dans les minables ténèbres extérieures. La moindre
forme de mesquinerie révoltait sieur György ; il avait un coeur d'or, doublé d'un
égoïsme de grande envergure. « Alors, vieux » — affable par égard pour le maître, il
interpellait sieur Mikszáth, qui, s'il tenait bien l'alcool, était maintenant un peu
« pris ». Avec des gestes incertains, il prit congé de ses partenaires, caressa la
tête blonde du garçonnet au piano, qui jouait en virtuose le yèsseur. « Miouzik », opina d'un air satisfait sieur Mikszáth, le véritable
talent, qui devait être le forgeron de son destin, et non son prisonnier, ainsi que
le demi-talent ; eh oui, son chemin avait été difficile : il y avait eu beaucoup de
mensonges paralysant, entravant son âme, et la force secourable n'était pas de son
côté; pourtant — quoique relativement — il avait pu conquérir son indépendance
intérieure : il avait pu devenir le porte-parole des affaires publiques ; en le
copiant, il est impossible d'aller plus loin, mais on peut et doit apprendre avec lui
de façon créatrice, non seulement les secrets d'atelier du métier, mais aussi la
conduite de l'écrivain. Le petit garçon tirait son piano, évitant habilement les
chaussures, le maître baissa la tête. « La mousse de la bière se désagrège avec
d'infimes détonations. »
« Alors, vieux, vous descendrez bien un autre rouge avec une giclée
d'eau... vous n'avez pas de monnaie, hein?... vous apporterez les 40 fillérs demain »
— sieur György badinait, faisait un peu son numéro, d'un côté, ça plaisait au maître,
de l'autre, non ; l'homme de bonne mine rigola un peu avec eux, puis, comme s'il
était trempé en un clin d'oeil par une brève averse estivale, il fut tout à coup
assommé de fatigue, et tout en se plaignant de sa colonne vertébrale, il alla faire
ses comptes. « Gentil garçon », dit sieur Mikszáth, comme ils sortaient dans la
lourde nuit d'été. Sans y paraître, le maître examina avec beaucoup d'intérêt la
Trabant de sieur György qui stationnait là. Pour tourner la chose en plaisanterie, il
ne savait pas s'il y avait un arrivage de pain azyme frais à l'ABC; mais il regarda
avec une attention soutenue l'inscription sale griffonnée
sur la vitre sale. « Vous voyez, mon ami. L'auto est incontestablement sale. Aussi y
est-il écrit : sale . Et là où il y a les lettres, le s, le
a, etc., là, comment est-elle? Là, justement là, elle est propre. Il est fort
intéressant, lieber Freund, que ce soit précisément le propre qui traduise le sale. »
Peut-on interpréter cela ainsi : Irréprochablement propre révèle la souillure, la
trahison, etc. ? « Héé, à quoi bon chercher en tout un enseignement. »
Jusqu'à la garde du èreuère, les deux écrivains réalistes échangèrent
peu de mots, la marche, cette exigence complexe qui fait danser le corps et l'âme,
mobilisait leur énergie. Leur progression continue ne fut interrompue qu'une fois,
sieur Mikszáth empoigna le maître comme un paquet de cacahuètes ; il le regarda de
façon à lui faire sentir qu'une parole riche d'enseignement allait suivre. Mais ils
poursuivirent leur chemin. Dans le èreuère, sieur Mikszáth fredonnait doucement. Le
petit contrôleur s'arrêta à côté d'eux : « Ma dernière tournée. » Mais, voyant les
autres hocher la tête, le visage fermé, il décampa. Il se retourna pour lancer : « Et
la vie du sport, Péter ? — Je vais jouer pour un demi-cachet », répondit celui-ci,
flasquement serein. (Une fois de plus, Kálmán Mikszáth avait resquillé.)
Le véhicule s'arrêta. Sieur Mikszáth jeta un coup d'oeil au-dehors,
puis tira la porte avec une précipitation effarée. « Filatorigát. » Il s'extirpa. Se
retourna. Regarda le maître : « Salut, fiston. » À présent, tous deux étaient bien
éveillés. « Purée, fit l'aîné avec un rire acerbe, ce n'est pas un monde sensé que
celui d'aujourd'hui, m'enfin mon dieu, celui d'hier n'était pas plus sensé. Et
sûrement celui de demain ne le sera pas non plus. Il y a là quelque chose de
consolant. »
La porte à fermeture moderne, automatique — mais à ouverture manuelle
! — s'abattit à grand fracas, telle une guillotine en vacances. « Conso-pouf ! » —
elle mordit quasiment le mot de sieur Mikszáth. La queue du mot ; c'est un couperet de ce genre. Les portes se fermèrent, mais le èreuère
ne partit pas immédiatement. Dans les vitres plus ou moins transformées en miroir, le
maître pouvait se voir en même temps que sieur Mikszáth. Le maître examina la
structure de son oeil, la façon dont il passait du court au long : de ses boucles
fatiguées aux cheveux en brosse du vieux.
Sur le fond noir, le monde de ses propres cheveux, dans le cadre
qu'ils forment, son visage, qui est transparent. Et dans cet autre cadre apparaît le
visage de sieur Mikszáth! Parfois, la trompe du maître sépare ses deux joues
rebondies, et parfois — quelle parade ! — audessus des lèvres du maître vrille sa
moustache (busard? poissonchat?). Et les yeux! Ils se lancent mutuellement des
éclairs, comme deux pierres précieuses dans une vitrine. (« Près d'elles, lieber
Freund, l'étiquette du prix, salée. ») Le èreuère s'ébranla, le maître se cogna la
tempe contre la poignée. Il se rejeta contre la vitre, y pressa son front, regarda au
travers. Mais il ne vit plus personne qu'il connût, seulement un grand fourmillement,
car l'équipe de nuit se hâtait vers la filature. Sieur Mikszáth, nulle part. Le
finaud ! Sûr qu'il serrait déjà de près une jeune fille au derrière oscillant, qui
tisse ici, et son salaire horaire vient de passer de 13,50 à 15 ; bien que les
tisseuses travaillent plutôt au rendement.
J'avais prévu d'intercaler ici l'une des fiches qui entourent le
maître pendant qu'il travaille, « telle une petite famille ». (Voyez-vous, dans ce
soupçon de comparaison, on peut prendre sur le fait l'inexorabilité artistique dont
il use envers lui-même, et l'autocentrisme, qualités qui, pour sûr, mettent parfois
dans une position délicate sa famille, êtres de chair et de sang, tout de même. — Ce
nonobstant, le maître est un homme sérieux, fiable et
désintéressé. On trouve en lui de la solitude, de la liberté, une âme passionnée, une
optique de grande taille, la foi en lui-même, ainsi que la proximité du péché et de
la folie ; que non, il ne lui manque pas un trait humain, un zeste de sentiment, de
désir, d'amour. Mais cela n'est qu'une simple improvisation. Il est donc ainsi.) Au
lieu d'intercaler, le maître se retira dans son sanctuaire auréolé desdites fiches,
pour établir, au prix d'un travail acharné de plusieurs heures — au feutre ! — une
prétendue fiche - spontanée (cf. page suivante). Ça m'a
quand même bien amusé, i.e. qu'un homme d'une telle envergure puisse avoir sa petite
vanité.
[L'Aveu : Servir d'E., je l'ai mentionné, est
un honneur. Mais qu'un livre ne soit jamais achevé, j'en demande pardon au monde,
a-t-on jamais entendu une chose pareille ; alors que de nouvelles traductions ne
cessent de me solliciter. — Maintenant, parlons comme il sied à un homme,
directement. Bien qu'entre la logique poétique et le respect dû au Lecteur, nous
n'ayons pas laissé de privilégier ce dernier, notre situation est fragile, nous
devons être prudent.
N'avons pas peur des mots, cette prétendue fiche-spontanée, pour le
lecteur françois : est l'obscurité même. Que faire? La simultanéité — le héros du
roman écrit un roman, et tout cela fait : le roman : maintenant — à laquelle le livre
ne cesse de faire allusion (comme si elle était en soi une valeur !!!), cette
simultanéité au fond, maintenant, se réalise dans le processus de la traduction. En
principe, nous pourrions donc intercaler ici un document spontané du cruel travail des demoiselles traductrices, pareillement
élaboré, sévèrement corrigé et contrôlé par nous (depuis l'exclamation effarée de
Képès : « Nous ne
trouvons pas de mots français ! », jusqu'à la liste des solutions
insolubles, et aux messages personnels qui malgré tout s'adressent au Lecteur, «
Âgnes ! dis à E., si tu le vois, que ça, c'est de la connerie.
Ça, non seulement on ne le comprend pas, mais en plus, ça n'intéresse strictement
personne ici. Je t'embrasse, Sophie », « Éditeur malheureux avec titre original.
Stop. Nouveau titre proposé : Trois anges me surveillent », « Jamais ! », « Ne pas
oublier de demander à Erval si le livre peut être violet évêque », « Erval : Ce n'est
pas possible ! », « Ne pas oublier quelque petite vengeance littéraire à ce propos ;
voilà. » Etc., dans l'esprit de la fiche originale; dans celle-ci aussi, il y a des
choses de ce genre, des sources, des confidences, des révélations, de petites
méchancetés) — cependant, le maintenant est une situation très
sensible : la fiction de notre roman, à savoir que le roman s'écrit maintenant, est
déjà chamboulée par la traduction elle-même. N'ayant pas le choix, nous passons outre
— de même que les hétaïres de l'Antiquité passaient outre. Nous traitons cette
montagne de problèmes comme l'a suggéré la grand-mère de sieur Sartre à la fin des
Mots : glissez, mortels, n'appuyez pas. — Oh, être E.
enfermé dans E., quelle triste réalité. En revanche : mieux vaut un Eckermann que
deux tu l'auras. Je clos ici mon aveu, cher Lecteur.]
34. Il n'y mit pas la patte
Et li, et Ion, petit patapon,
Il n'y mit pas la patte,
Il y mit le menton, Ion Ion,
Il y mit le menton.
35. (dimanche-cigale) Dongó Mititch riait aux anges, le maître se
tenait là dans toute sa paternité. Les fins cheveux soyeux de la fillette parsemaient
son front joyeux, ainsi que sa nuque. Sur ses joues fleurissaient les roses de la
santé et de la joie de vivre. « No-on, petit papa, no-on » — une opposition se fit
jour. Le maître, de sa voix caressante, entonna un chant. (Ses rapports avec sa fille
reposaient sur des bases sincères et amicales, mais n'étaient pas exempts de quelques
stratagèmes didactiques.) « Il n'y mit pas la patte, soupira-t-il, et ri, et ron,
petit patapon. » Ainsi donc, les occupations détournantes étaient au mieux, lorsque
Mitotchka, imprudemment, marcha sur le chien en caoutchouc (le meilleur ami de
Farouchebarouche Grosse-tête), et s'étala mémorablement. Ses lèvres roses
s'arrondirent; elle était au bord des larmes. « Pleure pas, Beria — le jeune papa
stoppa les pleurs avec un jeu de mots d'assez mauvais goût, passablement ahistorique
et intraduisible —, pleure pas, la vie est grossière... Toutefois, poursuivons ! »
(Oh, la mémoire, cette perfide femme à taille de guêpe ! Bah,
moi, je préfère me souvenir d'une situation, d'une personne : pour parler sans
modestie : de l'essentiel ! Mais les mots ! Les mots, de même que les mulets dans ma
vie, ne sont que des intermédiaires. — Pour le maître, il n'en va justement pas de
même à cet égard. — Tout cela a dû me venir à l'esprit suite à la dureté de la
logique. Le maître at- il vraiment proféré : Toutefois, poursuivons? Et non : Néanmoins, poursuivons ? Ou tout simplement [?], s'est-il
contenté de poursuivre ? Et dans quelle mesure cela nous dévoie-t-il ? Êtes-vous
vraiment aussi esclaves du contenu que moi-même, intellectuel
confirmé, ou aimezvous plonger dans l'écume douteuse de la
forme, du style ??? — Moi, quand je pense à quelque chose, et qu'ensuite j'y repense,
soudain, je ne sais plus si j'avais pensé à la même chose... Mais quand je ferme les
yeux et que je pense au maître, sans balancer, je commence
ainsi les paragraphes : Par un dimanche frais, ensoleillé de septembre 19... — et
ainsi de suite. Vous voyez, sieur Dezső! Moi, j'ai la main si heureuse. Rien ne
saurait me réjouir davantage que si nombre de gens pensaient : telle et telle chose
lui [ce serait lui-même] est arrivée, à présent il l'a racontée, et... [ces trois
points aussi seraient lui]. J'ai le coeur plein d'espoir. Toutefois, poursuivons
!
[!]
)
[sic!]
« Regarde, je suis un bon père pour toi : tends le front pour un bisou
mouillé. » Le visage de la petite âme s'égaya, et en combinant un pas lourdaud avec
un étirement sur la pointe des pieds, elle pressa son front sur les lèvres de son
père. J'ose dire qu'un admirable concert eut lieu. « Vous savez, mon ami, Haydn
aurait été à coup sûr content de moi. » « Tu vois, ma Deïna,
c'était un véritable baiser curatif à la papa ! Demande à ta mère comme c'est bon ! —
Péter ! » Entre-temps, dame Gitti était sortie de la salle de bains, elle s'accroupit
et sa jupe en jean s'incurva, prometteuse.
« Donc, je résume nos acquis jusqu'à maintenant, poursuivit le chef de
famille : il n'y mit pas la patte, et ri, et ron, petit patapon. D'emblée, je
continue : il n'y mit pas la patte. » Sur ces entrefaites, tant l'homme que la femme
et que la petite Dôra-Bôra sourirent, ils se préparaient à quelque chose, mieux, Mme
Esterházy passa soyeusement son index sous les lèvres de Dongô Mititch. « Il y mit le
menton », dit le maître, tout excité, et il se pencha, dans l'expectative. « Il y mit
le menton », dit le couple, rodé. Mitotchka (autrement dit : le meilleur léo, chef
des poissons-sourds, éventuellement ma petite bête de
boucherie) laissa héroïquement mûrir l'instant. Un, deux, trois, quatre : «
llon llon » cria-t-elle enfin, et quelques L, ma foi, se
perdirent dans un grand éclat de rire. Âvdottya Iegorovna caressa avec indulgence le
visage de ses parents. « La prononciation de ta gamine, dit ironiquement le maître,
est comme celle d'un méchant émigré. — Négligée », av
Eszterházi c'est un nom. Le nom d'1 famille. Ils sont chrétiens. Ce
sont de braves gens. Un jour 1 Eszterházi est mort. Père l'a enterré. Le pauvre avait
2 petits enfants. Dieu ait son âme !
Beaucoup de gens s'en vont vivre à l'étranger. C'est un grand tort de
quitter sa terre natale. Que serait-ce, si tout le monde quittait la Hongrie? La
plupart émigrent parce qu'ils ont un salaire, éventuellement un travail meilleur que
chez eux. Pourtant à l'étranger aussi il y a des problèmes ! Et s'ils veulent que la
Hongrie ne reste pas non plus à la traîne, alors, qu'ils aident plutôt la patrie.
Ici, on a besoin de tout un chacun ! Ici, le travail est un honneur, alors qu'en
Occident c'est de l'argent. Mais pour quelle autre raison veulent-ils aller à
l'étranger? Peut-être pour les beaux paysages ? Puisqu'il y en a aussi dans notre
pays. Ici, l'eau du Balaton est bleue, et la cime du mont Bleu attire les touristes.
En outre : les services sanitaires dans les pays socialistes sont éminents. Quand
quelqu'un tombe malade dans un pays étranger, alors il perd toute sa fortune. Chez
nous, ici, il y a la Sécurité sociale. Et combien de cerveaux la Hongrie a-t-elle
donnés au monde! Nos réussites culturelles se succèdent. La maîtrise de la Radio
Enfantine Hongroise vient de se produire avec un succès déchaîné. Nos danses
populaires sont mondialement célèbres. Même la petite Hongrie a percé au cours des
années ! Et combien de visiteurs étrangers ! L'été, le Balaton et la puszta
fourmillent. Il est intéressant que pour certaines personnes, seuls les autres pays
soient beaux. Pour moi, je pense que « dans le vaste monde, fors celui-ci, il n'est
point de lieu pour toi ; que le destin te bénisse ou te frappe, c'est ici que tu dois
vivre et mourir ».
Les misérables Allemands qui rôdaient dans la forêt découvrirent le
camp kouroutz dans la clairière. Transportés, ils enfourchèrent leurs chevaux
fatigués, et partirent au galop chez leur commandant, le chef de la misérable horde
aux mollets de coqs, aux nez camus.
Les kouroutz, sans se douter de rien, chantaient, préparaient leur
repas. Les sentinelles vêtues de pourpoints en peau de loup, de bottes noires et de
belles toques en velours veillaient, vigilantes, sur le repos du camp. Les chefs
assis sous leur tente discutaient des partisans des Habsbourg. — Quelle vermine
scélérate, au lieu de nous secourir, ils sont venus occuper notre patrie ! Quelle
engeance !
Mais qu'est-ce ? ! Les chevaux s'agitent, ils sentent l'odeur des
partisans des Habsbourg, intervient l'un des soldats, plaisantant. Làbas, la
broussaille bruit! Debout, à cheval! Un combat sanglant s'engagea. Après une tuerie
d'environ deux heures, ils battirent les partisans des Habsbourg. Nous avons réussi,
mais que se passera-t-il la prochaine fois? soupira quelqu'un. On enterra les morts
avec les honneurs qui leur étaient dus.
Cela nous montre quels gens courageux, patriotes c'étaient. Ils
étaient capables de quitter leur famille pour défendre notre patrie, hélas sans
succès.
Chers colocataires! Tout d'abord, j'aimerais remercier Károly Mâthé
d'avoir obtenu que le bus desserve aussi la rue Kalászi, cependant malheureusement il
y a encore des ennuis, quoique de moins en moins, il faudrait résoudre de nouveaux
problèmes. En premier lieu, le trajet du bus. Depuis l'inondation, il ne suit plus
l'ancien trajet. Cela présente un grand inconvénient. Il faudrait aussi installer de
nouvelles balançoires. Je vous remercie de votre attention et vous prie de
transmettre ma requête aux services supérieurs.
ala la dame, et elle lui rendit un regard amoureux. (Cela, de ma part,
est la panoplie de la condensation : car auparavant, donc, le maître lui avait lancé un regard amoureux.) Mitotchka, classiquement,
riait aux anges entre le mari et la femme, un peu devant eux, pour que la photo soit
bonne.
Pourquoilenier, le maître est un drôle de zèbre. Il est assis ou
debout quelque part, en tout cas parmi des gens sérieux, qui pour de l'argent ou par
enthousiasme ou pour d'autres motifs bien compréhensibles font — le cas échéant, pas
toujours de façon irréprochable ! — leur travail, et tout à coup il prend la parole :
« Hier, je suis enfin passé premier en poisson-sourd. » Il soupire, et jette un coup
d'oeil oblique avec une fierté dissimulée. Ne détaillons pas les conséquences d'un
tel raccourci. De quoi s'agit-il ici? « D'une composition Maître-Mitotchka. » « Nous
sommes les deux poissons-sourds. — Carpes. — D'accord, tends bien tes nageoires. »
Elle les tend bien. « Et alors, mon ami, il faut se mettre à arpenter la pièce, en
silence, trottinant, et ce faisant, béer désespérément. Voilà le poisson-sourd. » Le
jury, Frau Gitti, est sévère, impartial. Mitotchka est première, le maître second. Et
en pareille circonstance, il commente minutieusement la valeur de la médaille
d'argent, car « ma colombe, dans le cas d'un
jury aussi équitable, il peut aisément se produire que tu deviennes seconde. Cela
aussi, il faut l'apprécier. » C'est ainsi qu'il prépare la
petite fille à la vie. Et de fait, le temps est venu, et le maître a été classé
premier. Oho, mais cela non plus ne servit pas d'enseignement, car en revanche,
Mitotchka Deïna ne passa pas seconde. « Papa, moi pas poisson-sourd, moi Dóra. » Et
toc.
Revenons à nos guide-ânes, au frais dimanche du mois de septembre — ce
jour avait commencé dès le matin. « Ce n'est pas une connerie. Car combien sont-ils,
qui même à minuit n'ont pas encore... » Le maître s'éveilla à sept heures et demie
pile. Un craquement inconnu accompagna son grand étirement. « Vous savez, mon ami,
dit-il en une occurrence ultérieure, vous savez, c'est à la guerre que le soldat peut
ressentir cela : il va tendre la main vers le cadeau de la cantinière, qui n'est
autre que la cantinière elle-même, lorsque : ratatatatata. Les cheveux du jeune
soldat tressaillent comme s'ils étaient frôlés par un vent fugitif, mais autrement,
il ne se passe rien. — Rien ? — Rien. Sauf que tout le monde a très peur. »
« Purée, dit le maître après le silence de la consternation, le lit !
» Frau Gitti leva des yeux ensommeillés. Le maître réitéra son émerveillement devant
le satiné matinal du visage de la femme, le rouge frais de la bouche, le noir
aveuglant (pas dans ce sens bien sûr !) des yeux, la courbe duveteuse des sourcils,
la neutralité familière de la base du nez (« remmarquable ! ») et la pureté lasse du
front ; lui, le maître, se réveille en toute circonstance fripé comme un bouledogue.
Eh oui, quelques sillons apparaissent déjà sur son visage, c'en est fait du velouté
des années collégiennes. « Tu embellis. — Les tenons et mortaises, chuchota alors la
dame, compétente. — Quoi?! — Les chevilles de bois. » Il se radoucit. « Beau mot.
Chevilles de bois. » Mais à ce moment-là, il n'y avait pas de place pour l'art, hélas
— ajouterais-je.
Il s'extirpa précautionneusement du lit. D'un coup d'oeil rapide, il
jaugea le terrain : les pantoufles, nulle part. Au fond de la pièce, Dikitch Volant,
à la frontière entre la veille et le sommeil, musarbillait. Le silence (silence)
était recommandé. Le maître était mécontent de ce tour, celui des pantoufles : il
n'aimait pas, debout devant la cuvette des W.-C. — attendant le déclin de la rigidité
matinale de sa verge —, être obligé de traîner, à l'aide de cercles faucheurs du pied
droit, le petit tapis jaune, spongieux (dont le maître croit systématiquement : c'est
une serviette, une serviette tombée par terre) jusqu'au pied
de la cuvette, parce que le froid du froid dallage aura grimpé jusqu'à ses genoux. «
Vous savez, lieber Freund, debout, jusqu'à ce que les conduits soient réglés. » (De
nouveau une incertitude afflue. Est-ce vraiment la tâche du chroniqueur que de
talonner ce genre d'événement personnel? Peut-être l'ai-je déjà mentionné : loin de
moi l'idée d'établir un document du genre « grand homme en pantoufles ». Mais
j'espère avant tout que tôt ou tard, les ressources humanistes de la vie privée
brilleront de tous leurs feux. Et alors là... « Z'ai clu voil un glos minet ! »)
« De sous la chaise, deux vieilles chaussures de gym s'élancèrent vers
le mur. Les lacets pelucheux, élimés, traînaient longuement derrière elles. La pointe
de la gauche était déchirée, comme si son propriétaire était
gaucher du pied. Nos regards terrifiés se rencontrèrent. Bigre ! Elles avaient peur,
j'avais peur, mais elles plus que moi. Elles geignaient dans le coin, mordant presque
l'une sur l'autre et mordant sur le mur. Puantes. »
Le maître était sur le point de se résigner à ce qui ne pouvait être
modifié, lorsqu'il remarqua, sous une feuille de manuscrit et le nagyvilág
fripé, le talon meurtri d'une chaussure de gym qui pointait le
nez. Il les enfila comme des pantoufles, et sortit en traînant les pieds. Au bout de
la chaussure gauche, le tissu, comme une blessure, béait, donnant l'impression que le
maître était gaucher du pied, bien qu'il fût droitier du pied, et que ce fût
justement l'entrée en action du pied droit qui entraînât l'autre à sa suite, lequel
de ce fait tombait en ruine. « Une souris? demanda Mme Esterházy à voix basse. — Quoi
?! dit-il, irrité si l'on en croit la forme. — Ce crissement est une souris ? — Non.
Ce n'est pas une souris. Ce sont des pantoufles. Ou plutôt des chaussures de gym. —
Des pantoufles ? » Le maître s'en tint là : « Des pantoufles. » Une telle csárdás de
questions, d'émotions, de malentendus et de tendresses réclame des éclaircissements.
À cette époque, dans la maison des parents du maître, les souris pullulaient. Chaque
année elles se montraient, mais cette fois, elles pullulaient. La mère du maître,
cette dame qui avait beaucoup vu et vécu, et j'ose le dire, cette excellente dame,
expérimenta des mécanismes malins. En premier lieu, naturellement, elle envoya le «
vieux père grisonnant » du maître chercher une souricière officielle. Mais ça ne
donna rien. « La cale », soupira la mère à l'intention du maître, alors que celui-ci
faisait un somme après un entraînement fatigant. « Écoute, mon fils, dit le père
accourant à l'aide de son épouse, car le visage du maître n'affichait guère
d'information assimilée, écoute, je crois qu'il suffira que je te dise : la souris,
pour trouver la mort, doit tenir d'une main le piège contre le ressort, pendant
qu'elle déguste, si elle en a le courage, le délicieux appât. — Ni noix ni noisette ?
» s'exclaffa Esterházy le jeune. Les parents n'insistèrent pas. La mère fit une
transition en finesse : « Tu ne mangerais pas quelque chose ? »
Le maître est un adulte, il ne s'en réjouit ni ne s'en attriste. « Tu
ne mangerais pas quelque chose ? — Eh bien, mère-grand, s'il y a quelque friandise? Un petit quelque chose de léger. Un sandwich au jambon », dit la mère, les yeux baissés. Le maître eut
un geste de dédain : « Ça peut aller. » Eh oui : les relations entre une mère et son
fils sont comme ça. De cet acabit. Ma grandiose entreprise — dont la grandeur est
précisément celle du faisceau de lumière que renvoie le maître — m'a légèrement
désaxé : j'écris à la première personne : la mère du maître s'approcha de moi et dit
: « Péter. » Elle préfère m'appeler ainsi, plutôt que Johann. « Péter, est-il
nécessaire de mettre ça? » Je parlais avec beaucoup de respect à cette fort
sympathique créature aux cheveux grisonnants, qui m'avait souvent secouru avec
quelque casse-croûte, mais aussi avec bien d'autres choses, ce pour quoi je lui suis
reconnaissant. « Croyez-moi, chère Madame, votre fils n'en sera que plus grand. —
Bien sûr, oui, proféra-t-elle distraitement, mais ces... ce qui est écrit ici... en
quelque sorte, n'est pas tellement littéraire... » Pourquoi le nier, je le pris mal.
M'enfin, qui n'a peine à supporter les reproches ? Qui ? « Madame, cela ne peut
entrer en ligne de compte », répondis-je à voix basse, et je m'inclinai sur sa
merveilleuse main brochée de veines blêmes, à la peau transparente, meurtrie par tant
de lessives, et la baisai. Elle baissa les yeux, son visage, qui était déjà un peu
bouffi par les ans, luisait de graisse triste. « Prends soin de toi », dit-elle
ensuite. Je l'aime beaucoup, car tout de même, c'est la mère du maître !
Le principal engin souricier était rusé, car simple. Le pot à noix! Un pot calé par une noix sur une feuille de carton
: c'est tout. « Et dis-moi, douce mère, ça maaarche? — Oui. » C'est quand même plus
compliqué, j'en sais quelque chose. Car les noix, du fait de leur autocinétique (?)
bougent au cours de la nuit, quant au pot, boum ! il tombe. Le père, il est vrai,
dort comme un loir, mais la mère vigilante renâcle, effarée. « Qu'est-ce que c'est?!
Qui est-ce?! J'arrive ! Pétergyörgymihálymarci! C'est toi? » (Parmi ces éventualités,
toutes ne sont pas réalistes ! Le maître parti, sieur György travaille à perte de
vue, sieur Mihály en pays viennois, quant à sieur Marci, il mène une vie de type
sportif. (Regardez-moi ça, mon ami! Football, Bistrot, Vienne, Littérature : qui dit
mieux!) Il faut le dire à sa décharge, alors — à bout de
fioritures — la bonne dame se rendort. Mais le matin ! Comme elle tend l'oreille le
matin, assoiffée de sang ! « Ça gratouille, c'est sûr, ça gratouille ! » Le bourreau
est sieur György. Avec sa stature gigantesque, il attrape la composition
pot-noix-souris-carton, puis, avec des gestes exercés, il noie l'élément adéquat (la
souris!). Sieur Marci, qui est un tempérament plus sensible, l'implore d'épargner les
bestioles. « Non, pas ça ! » Mais sieur György dégage sa jambe de l'étreinte
fulgurante des dents de sieur Marci, et accomplit sa tâche. Quant à sieur Marci, il
s'effondre dans un fauteuil pour se consoler avec l'un ou l'autre de ses livres
préférés. (Sieur Marci lit deux livres : le Talon de Fer, de sieur Jack, et le livre
jaune de sieur Dezső. Rien d'autre. Parfois le maître, par bienséance.) Une fois,
tenez, sieur György empoigna son bon vieux Smith and Wesson 38, sa pantoufle
n
, et s'approchant de la porte avec des ruses de Sioux, il frappa d'un
effroyable coup le genou du pantalon de velours côtelé délavé, et pressa, exprima le
souffle. Peu de temps après, il emporta la dépouille sur la pantoufle, comme sur un
bouclier. « Sur ou avec », dit sieur György, qui avait fait ses humanités, et la
maison retentit de ses pas de peuplier. « Oh, comme elle est migno-onne », soupira
sieur Marci pour la seconde fois en une génération, désignant la souris. « Charogne »
— tel fut l'éclaircissement donné par sieur György. « Las. »
Jegyzet Ouille ! Révisant, corrigeant et vergognant le texte après coup, je
m'aperçois qu'ici, la « pantoufle » revient pour la énième fois ! Ça veut dire par
conséquent que c'est un motif! Ça veut dire par conséquent
que c'est de l'art. Ça alors ! Pourtant, je ne l'ai pas fait exprès. Peut-être
suis-je un veinard : je me contente d'écrire ceci et cela... et voilà : de nouveau
une pantoufle ! Quand je dis : art, ce n'est pas moi que je loue, mais le monde :
pour ce que les pantoufles y trouvent place de sorte que tôt ou tard, elles
deviennent un motif. Et ainsi, peut-être n'est-ce pas fâcheux. N.B. : c'est pour plaisanter que j'ai écrit Smith and Wesson
38
Donc le maître, ce matin d'été tardif, sec, inclinant au beau, prit le
virage au sortir de la salle de bains, s'arrêta préoccupé devant la cuisine. Pensif,
il fit glisser ses chaussures de gym, et opta finalement pour la cuisine. (Le choix
était judicieux : le temps de sortir chercher le journal, l'eau du thé bout.) À la
troisième allumette, il réussit à enflammer le réchaud, et mit l'eau du thé à
bouillir. Sortit chercher le journal. Le maître fut pris d'une panique à court terme
: est-ce que le livreur de journaux (« le gamin des journaux ») a mis le Sport dans
la boîte. « Parfois, il oublie, bien que ce soit de plus en plus rare. » L'air vif
eut un effet rafraîchissant. « Mon visage se réveille. » Le
visage du maître se réveillait. Il faisait frais au regard des normes saisonnières,
comme un véritable matin d'automne (quand le soleil brille). Dans le brouillard qui
se levait peu à peu, comme dans les tableaux de Renoir, les choses, les gens
apparaissaient et disparaissaient mystérieusement. Cette incertitude était
contrebalancée par le fait que, grâce au brouillard et à la fraîcheur, « mon ami,
l'air devenait visible ». Je ne voudrais pas trop m'attarder,
mais si nous pouvons, imaginons-le un instant dans l'étau de ces dualités, devant la
boîte aux lettres, les journaux pliés sous le bras, dans son pantalon de pyjama
légèrement trop court (qu'il a un peu fait tourner sur sa taille, pour que la
braguette — pardon, pardon — ne se trouve pas à la place assignée dans ce but, et que
de ce fait nul hop-là ne puisse se produire lors de la rencontre avec quelque
voisin), tenant d'une main le col de sa veste de pyjama, là où manque le bouton du
haut, de l'autre, farfouillant selon son habitude dans quelque boîte étrangère, à la
recherche d'un journal qu'ensuite il parcourt incroyablement
vite et inhibé, le visage de plus en plus frais, néanmoins passablement sillonné par
la nuit, observant le visible et l'invisible, jusqu'à ce qu'il commence à claquer des
dents ; dans la mesure où les contraintes le permettaient, il s'étira : pas en
bougeant, plutôt avec ses muscles, avec la volonté de ses muscles. Lorsque la torpeur
— qui peut donner un temps l'impression d'être dispos — de son corps se fut dissipée,
il s'avéra : il était fatigué, le maître était fatigué. En particulier, l'existence
de ses mollets était démontrable. Au point de rencontre de sa cuisse et de son
postérieur, un muscle donnait de ses nouvelles. La fatigue était bonne, la douleur
n'était pas bonne.
Il en rajoutait un peu pour ce qui était de claquer des dents, il les
heurtait si fort que ses mâchoires en tintaient. Il tressaillit, bourrelé de remords,
lorsque la dame sortit («le journal étranger! »). «Bonjour ! » salua la dame ; elle
se retourna au portail, ses yeux étaient coloriés de grands verts circulaires, avec
goût, quoique massivement ; le maître leva la main, pour une sorte d'ébauche de
baiser d'adieu : le pyjama s'ouvrit, le recueillement s'effilocha, la chair de poule
fit rage.
C'était dimanche, l'heure de l'earl grey. Le maître jeta une pincée de
ce genre de thé dans la théière. Dans la chambre, on
entendait les infimes bruits exigeants de la vie. « Ta gueule ! » cria-t-il avec
verve. « Mon amour ! » affina-t-il ensuite. (Cette méticulosité est ô combien
différente des hâtes matinales des jours ordinaires. La façon dont, jour après jour,
il s'extirpe ; s'arrachant à son cercle de famille endormi, traînant les pieds, il
échoue dans la salle de bains, plissant les yeux, il trouve le miroir et là — lui,
oui ! — son visage, et il regarde longuement à travers la glace, pour que d'une façon
ou d'une autre, la journée commence. — « Il faudrait que cela se passe ainsi, mon ami
— un jour, l'expérience familiale fit irruption en lui — :
nous nous promènerions longuement dans le jardin-géant matutinal, embrumé, baigné de soleil, nous pourrions
piocher, absorbés, dans une édition de 1920 de Spinoza, nous aurions
na-tu-rel-le-ment déjà dépassé tout ça, n'est-ce pas, mais nous le priserions
toujours, il ne serait pas plus de 7 h 30, car il ne s'agirait pas de fainéanter, au
contraire, un vent léger gonflerait notre chevelure, et parfois feuilletterait pour
ainsi dire le livre, le jardin serait pour l'essentiel un pré, une immense figure
verte, il n'y aurait pas lieu de craindre de se heurter à quelque chose, et après
l'un des tours nous nous retrouverions devant la petite table de jardin, entourée de
sièges de rotin en quantité injustifiée ; marmelade, bacon, petits pains
croustillants, d'un brun luisant, et le beurre en petits copeaux ! Je crois, mon ami,
qu'il est utile d'entamer ainsi une journée, dignement. » — Si le maître divise en
deux parties l'extension temporelle de la contemplation ahurie devant le miroir, il
est bon qu'au moins au début de la seconde partie, il se rappelle : l'eau du thé.
S'il la divise en trois parties, en revanche, c'est au milieu de la seconde partie [«
par conséquent un peu plus tard »] que cela doit survenir.
C'est le dernier moment où cela vaille encore la peine de mettre l'eau du thé à
chauffer. Ensuite la reptation du savon, le surgissement de l'eau froide, puis le
brossage avide des dents, et durant cette activité l'eau
dentifrice qui s'écoule de sa bouche tourne au rose... Et le thé ! Même si ce n'est
pas du thé blanc, ainsi que — à ma connaissance — les Chinois nomment l'eau
bouillante, on n'y trouve plus rien de cette obscurité et de cette viscosité qui sont
si chères au coeur du maître. « C'est quand même bon, parce que c'est bien chaud. »
Et ensuite, à sept heures et demie pile, il déboule sur son sérieux lieu de travail.
Alors qu'il pourrait être en retard. « Péter — le portier cligna de l'oeil —, 8 à 10
minutes, quand vous voulez. Quand vous voulez. » Le portier,
selon ses dires [je formule ainsi la chose, parce que le
maître est soupçonneux : « Il y aurait eu tant de porchers?! »], avait été
porcher dans la famille paternelle du maître, mais comme c'était « un gars habile et
doué », etc. « Vous voyez, Péter, si votre grand-père n'avait pas été aussi bon pour
moi, il aurait été bien meilleur, hé-hé, pour moi. — Excuse-nous, papy Laci. » Mais
ça, le maître ne le pensait pas sérieusement.)
« Aujourd'hui, la famille mange des oeufs coque », proclama-t-il au
monde. (Son maniement méticuleux du chrono...!) Sur le plateau d'osier tressé, il
disposa la salière, les oeufs dans un petit panier, les tasses à thé, la théière,
coupa le pain et le mit aussi, et apporta le tout dans la chambre, et le posa sur le
lit. « Voici le mari parfait » — le maître s'inclina avec une élégance brèche-dent
(c'est que le pantalon de pyjama avait tourné). La dame sourit
perfidement, puis elle dit, le coeur plein de gratitude : « Cuillères, soucoupes,
assiettes, marmelade, jambon, pommes. » C'était ce qui manquait. Le maître acquiesça,
froissé, reconnut la véracité objective des dires de la dame, mais il n'en résulta
aucune distance. Voire !
Il versa du thé à Frau Gitti. De nouveau, une nuance. Il est quelques
vétilles de la vie dans lesquelles le maître, pour m'exprimer ainsi : n'est pas
irréprochable — si du moins l'on peut appeler cela un
reproche. Il reconnaît en pouffant ces charmants inconvénients de son humanité. Son
versement du thé en fait partie ; car per absurdum, il se peut que ce soit la
courtoisie qui le meuve, mais c'est bien plutôt « la petite sournoiserie », car le
premier servi reçoit le plus clair. Car, quelle que soit l'intimité dans laquelle
vivent deux êtres, demeurent des terrains inaccessibles, des étrangetés, des secrets,
hélas. Même le maître n'avait pas encore dit à Frau Gitti le truc du thé. « Allons,
allons, lieber Freund! »
Après avoir vétilleusement attendu le temps que les assiettes se
vident, que les espaces de détritus se comblent — et que lui-même se soit un peu
sustenté —, le maître se décida, et veillant à ce que la stabilité insensée du lit ne
tourne pas à son désavantage, il renversa son épouse sur le lit, et lui baisa la
main. « Mon chéri. — Ma chérie. » Dame Gitti était belle comme une peinture. Sa peau
brune et ses taches de rousseur resplendissaient, des bulles d'air embaumées,
colorées s'envolèrent au-dessus de la ville, le maître ferma les yeux, et partout les
gens s'arrêtaient, et s'émerveillaient... « Vous savez, mon ami, de mes deux yeux que
voici je voyais, moi personnellement, mon épouse ! »
Après quoi, le maître se mesura interminablement avec Luigi Dongó,
dont les gais éclats de rire et les ébrouements copiant ceux des saint-bernard
emplissaient la confortable chambre. Pendant que le maître faisait prudemment le lit,
l'enfant fut changée et le café préparé. « Tu as mis du sucre ? demanda-t-il
tendrement. — Pourquoi en auraisje mis. — Ce n'est pas un reproche : c'est une
question », répondit-il très vite, mais pas assez pour empêcher que le sucre ne fût
mis dans le café, il est vrai qu'il ne voulait pas vraiment l'empêcher. Le café
tourna insensiblement à la lecture du journal. Déjà la lumière d'une véritable
matinée étincelait dans l'atmosphère. La pièce s'éclaira, les poussières brillèrent,
sur le tapis quelques longs cheveux d'or scintillèrent, coupablement. Dans le
supplément dominical, il lut la nouvelle. « Elle est belle, dit-il judicieusement aux
murs taciturnes, elle est belle : à peine ratée. » Car il savait être aussi
impitoyable et généreux, quand il voulait. Il prit le journal sportif. « Jaczina,
hou, Jaczina », marmonnat- il. Une revue littéraire de premier ordre se trouvait à
portée de sa main, elle aussi rallia le rondo : la déclaration
des entraîneurs débouchait dans les nouveaux droits des délégués syndicaux, qui
s'affinaient en une nouvelle à la Krúdy. « Vous savez, mon ami, c'était fantastique :
je n'ai rien fait de toute la sainte journée. Je n'ai fait que tirer ma flemme. Ce
fut une bonne journée-cigale. » (Comment, cigale ! Quelle injustice faite à soi-même
! Puisqu'il fait les cent pas, mange des graines de tournesol et se gratte, et en
plissant les yeux écoute des conversations inintéressantes, on peut le dire : la
Conversation du Monde, tout cela, n'est-ce pas, s'engrange en lui, et lui, à pas
feutrés, tel un tigre carnassier, il attend... ! C'est un dur travail. Et cette
mastication, comme elle le fait saliver ! Bondieu ! « Un après-midi d'été coûte
beaucoup de salive ! » — Vous voyez. J'ose quand même croire que les travaux, la vie,
le déroulement de la vie et la mort d'Esterházy que j'aime avec ferveur, même si je
les regarde à travers la lentille un peu obscurcie de l'amour, je les regarde aussi
avec la distance — car combien grande est cette distance ! — qui les garantit.)
À midi, le maître fit un saut à la cathédrale pour y faire dire une
messe d'action de grâces. Parfois, les vitraux colorés détournaient son attention. À
son retour, une odeur de patates le frappa dans l'escalier. « Vous savez, mon ami,
j'ai vu un rédacteur en chef dont, quand quelqu'un affirma au sujet d'une nouvelle,
en vérité je vous le dis : au sujet d'une de mes nouvelles : Mais mon vieux, c'est
pourtant une oeuvre réaliste ! les narines frémirent comme
celles d'un étalon de combat, et il répondit plein d'espoir : Tu crois vraiment,
Imre?... Pourquoi donc ai-je raconté cela? Ah oui. Moi aussi, l'odeur des patates me
fait frémir ainsi. » Le maître s'était pris d'affection pour les patates à l'huile
avec des oignons pendant sa période villageoise. (C'était la nécessité qui l'y avait
porté.) Son attachement ne connaissait pas de bornes ! Depuis longtemps déjà ils
pouvaient s'offrir de la viande, lorsqu'il en demandait pour un déjeuner
d'anniversaire. (Les déjeuners chez ses parents, comme au village, commençaient à 12
heures. Voilà encore une de ces survivances. Mais les temps modernes ont peu à peu
bousculé cela aussi. Chacun mange quand il rentre.) On peut imaginer l'indignation
des sieurs György, Mihály et Marci ! Mais à l'époque, le maître avait encore la
supériorité physique, pour quelques gifles, des sortes de taloches, eh oui, il
n'allait pas voir ailleurs. — Depuis lors, nous le savons, la situation a changé !
Oïvé, combien de fois l'ai-je vu implorant dans une posture humiliante, tandis que
sur sa poitrine un genou géant imprime de funestes trous, et qu'une main tord
impitoyablement un nez bien à lui. Encore heureux que le maître soit si chétif qu'il
n'y a vraiment aucun moyen de le châtier.
Il pesa de l'épaule sur la sonnette. Dès que la porte s'ouvrit, il
remarqua sur-le-champ : cette fois, il s'agissait également de saucisse fumée. «
Patates au paprika? » Il haussa les sourcils. « Pourquoi, ce n'est peut-être pas bon
? dit la femme, apparemment agressive. — Si. » Finalement, il s'avéra que le plat
était plus juteux que prévu, mais en revanche, il y avait
aussi plus de paprika ; il formula les deux choses, leur affectant respectivement un
signe — et un signe +.
« Je me propulse au match de Marci. » Il se leva de table, fut presque
aussitôt dans son imperméable sale. « Emporte une pomme », dit dame Gitti, et passant
la main sous l'imper, elle fit craquer la taille du maître. « C'est bon de vivre avec
toi, dit-il, troublé. — Emporte une pomme. » C'est ce qu'il fit. Casimir Mitovitch se
déchaînait sur une gigantesque feuille de papier que le maître avait rapportée de la
teinturerie. La baby-sitter chercha longuement le petit manteau. « Je ne le trouve
pas, dit-elle, pourtant j'ouvre tout grands mes yeux. » Comme elle se haussait, la
courte blouse s'élança réellement jusqu'à sa taille, si bien qu'elle était là en
slip, bleu marine. Le maître — alors — s'éclaircit la gorge, et courtoisement déclara
: « Et, si vous vous haussez de la sorte, moi aussi j'ouvrirai tout grands mes yeux.
» Le silence fut plus long que ce à quoi le maître s'était attendu (il ne s'était
attendu à rien), et la fille rougit : le petit manteau réapparut, il se trouvait par
erreur au milieu des jupes. « Qui a bien pu le mettre ici », chuchota la
fillette.
« Je me dépêche », dit superficiellement le maître, et il prit le
virage en direction de son excellent destrier, qu'il enfourcha. La pomme s'élança
sous l'impulsion, telle une bille d'acier. Ils adoptèrent un galop tempéré, dans la
lumière de plus en plus pleine. « Remarquable soleil. On peut plisser les yeux à
volonté. » Il se renversa confortablement, cala distraitement les pieds dans les
étriers, confia l'allure au rythme du cheval. « Au cheval. » Lui ne s'occupait plus
guère que du clignotant. À nouveau, la fatigue dépeçait son corps : à présent elle
était bonne, sans équivoque. Il pouvait prendre les cahots aussi bien comme un
bienfaisant massage que comme une torture moyenâgeuse.
Sieur Marci n'avait pas eu la possibilité d'assurer au maître l'accès
gratuit au stade, c'est pourquoi le maître acheta un billet ; puis des graines de
courge. Pour les graines de courge, il demanda un sachet — il esquiva le problème «
Dans quelle poche je les verse, jeune homme? » —, la jeune Tzigane fut visiblement
vexée, mais le maître sentait qu'il n'avait pas le choix. Au sommet de la courte
rampe — derrière de grands dos noirs — surgit le terrain : l'herbe est verte, les
poteaux sont blancs, le soleil brille, les filets sont tendus ; d'accord ; le maître
acquiesça. Lentement, il fit le tour vers l'escalier de béton de l'autre côté. La
netteté des images proches et l'ensemble de l'hémicycle barbouillé d'en face étaient
favorables. Il tâta l'intérieur de sa poche, dans l'obscurité sa paume s'arrondit
avec une joie distraite autour de la pomme sans défaut (dont il s'avéra par la suite
qu'elle avait une forure, une forure amère), puis, pressant de
son poignet la pomme contre la paroi de la poche, il atteignit ses lunettes, et les
sortit. Du pouce, il essuya minutieusement les verres — d'abord en cercles, puis en
verticales parallèles —, lesquels verres étaient gras au toucher et rayés. Les traces
de doigts, « tels des labours, en photo aérienne. » — Je ne m'y connais pas,
naturellement, mais je sais une chose : des lunettes plus crasseuses, plus sales,
plus négligées, plus déplorables que celleslà ! Ou, selon le
beau mot d'antan de sieur Marci : ses luettes!
Le maître mit une branche des lunettes dans sa bouche, les fit
balancer (avec les gestes de son professeur de physique de jadis, mort depuis), et
alla se promener de l'autre côté en prenant son temps. « Vous savez, mon ami, le
stade s'ornait déjà du bourdonnement sans lequel un match authentique ne saurait
commencer. » Çà et là un lecteur le reconnaissait, et s'il ne plongeait pas illico la
main à côté de la pomme et du sachet de graines de courge, on la lui baisait. «
Voyons, voyons », souriait-il, et je le soupçonne, eh oui, je le soupçonne de n'avoir
même pas remarqué que, parfois, quelqu'un se jetait à ses pieds, et brossait ses
chaussures. (Lesquelles, entre nous soit dit, en ont grand besoin. Parfois, sieur
György est disposé à les nettoyer contre dix unités. Il y a même déjà eu un
précédent.) « Combien de mètres bavarois peut mesurer ce
terrain ? » pensait le maître pendant tout ce temps.
Sieur György était déjà là. Son élégant loden, tel un bois de sapins !
Un austère bois de sapins. Et le vieux père du maître aussi était là ! Le vent lapait
ses cheveux gris sur son front, et les tempes vulnérables transparaissaient au
travers des mèches floues. L'homme se courbait frileusement. Sur ses épaules — là où
les sorcières ont leur bosse ; trait familial ? — le manteau était tendu ; il passait
nerveusement d'un pied sur l'autre. Il était si mince, si grêle, comme un oiseau. «
Oh, oh, mon pauvre père : comme une hirondharidelle. » Sur son visage, les os étaient
très proches de l'air, sa bouche pleurait presque. Moi, j'aime beaucoup le père du
maître, car tout de même, c'est le père du maître !!! « Il fait froid, dit sieur
György. — Le soleil brille », dit le maître, et il se passa la main dans les cheveux,
dont le toucher particulier, rugueux, trahissait le vent.
Entre-temps, les équipes étaient sorties en courant sur le gazon. « Allons, au travail », eût dit le maître par ailleurs,
mais à cause de sieur Marci, une bizarre crampe le tenait toujours sous son empire,
et c'est pourquoi il s'adonnait plus modérément à ce genre de manifestation sportive.
En tout cas, les deux frères prirent congé de leur père, et se mirent à l'écart. Eh
oui, il faut dire ce qui est : quel supporter que le père du maître ! C'est un
scandale.
Le maître sortit la pomme, y mordit. « Elle est froide. » Le froid
courut dans l'une de ses dents. C'est alors que, soudain, il devint attentif à un col
relevé. Un tantinet auparavant, une graine de courge s'était coincée entre deux
dents. Après l'avoir habilement dégagée de la langue, il l'avait crachée sur l'épaule
de la personne devant lui. « Qu'est-ce que je devrais prendre », avait-il signifié à
sieur György, indiquant l'emplacement de la graine de courge. « T'en fais pas »,
avait dit sieur György le puissant. « Et alors, je vois là ce veston au col relevé. »
Le feutre, la rencontre du feutre et du tissu au revers du col, et dans la cavée de
cette rencontre : saletés. Toutes sortes de saletés. Et c'est alors que, soudain (« vous m'en direz tant... ! »), le maître crut se
rappeler les cols relevés de certains vestons, leur feutre gris : « J'en ai gardé un
vif souvenir. » Sur la plate-forme extérieure d'un tramway 33, la bouche violacée, le
col relevé, lequel monte juste aux cheveux rasés sur la nuque.
« Le feutre : c'est tout ce qu'on peut affirmer ! »
Le maître était de plus en plus rigide, à chaque mouvement il croyait
: ça empirait. « Selten kommt was besseres nach. » À la sortie des vestiaires, il
attendit sieur Marci. « Il y a eu une rentrée en touche. Ça, tu l'as bien joué »
cria-t-il affectueusement à l'intention des joueurs trempés, après quoi il se hâta
vers le parking où il avait attaché son cheval. Il ramena sieur György et son père
jusqu'à la place Batthyány, d'où ils rentraient par le èreuère. Le maître aiguillonna
son destrier. Je ne crois pas qu'il ait pris garde à la limitation de vitesse...
Rentré à la maison et réintégrant le cercle de ses occupations
ordinaires, le maître s'employa à changer les couches. La couche, lorsqu'on l'a préalablement étalée à plat, peut être mal mise de diverses
façons. J'ose le dire, dans ce domaine, le maître ne connaissait pas d'obstacles. La
petite Mitovitch sentit l'incertitude des mains et geignit par routine. Puis elle dit
: « Dadekom ». Ce qui signifie que, depuis un moment, le monde ne progresse plus dans
la voie assignée par son humeur. Mais, même si la construction pendait jusqu'aux
genoux rondelets, même si le bord de la couche dépassait en bas — indiquant la voie
sûre à la matière, quand le temps serait venu —, même si la minuscule taille se
dénudait et si, à la fin, quelques boutons-pression durent se raccorder au même
endroit, car il n'y avait plus de place, et si de ce fait la symétrie fut
désorganisée — l'oeuvre s'acheva, et le maître, en nage il est vrai, put annoncer : «
Ça y est. »
Frau Gitti, dès qu'elle entra, réalisa. Elle se pencha sur le lit,
chuchota : « Pauvre, pauvre petite chérie. » Elle s'approcha pour « pouvoir marauder
» le cou de son enfant, et ce faisant elle posa ses genoux, qui représentent une part
conséquente du poids de la femme, sur P « échine » du lit infirme. Crac ! « Putain de
souillon de vie ! » Le maître bondit, offusqué du reste par l'attitude délicate mais
indubitablement critique. Bien sûr, cette fois non plus la vie ne s'arrêta pas. Dóra
s'endormit, le maître taciturne commença à manger. Ce soir-là, il trahissait une
mauvaise forme. Il changea son silence contre des mots colorés, avec lesquels il loua
le pot-au-feu, soulignant que, voyez-vous, les années ne passent pas sans laisser de
traces, la routine et le feu de l'amour vont se développant, et voici que dans la
soupe, on trouve même du sel, elle n'est pas tiède, et le goût de flotte qui, dans
les débuts, après les épaisses soupes maternelles, lui donnait tant (au sens figuré)
d'amertume, quand... quand la dame, avec un muet chagrin, dit : « Te fatigue pas,
mec. C'est une conserve. — Délicieux », dit-il en se redrapant. (Comme tous les
titans, le maître est malheureux.) Mais ce n'est pas tout : il y avait encore une
petite « surprise ». Un gâteau aux noisettes. « C'est ta mère qui l'a envoyé », dit
la dame comme en passant. Lorsque le maître tomba sur le deuxième morceau de beurre
cohérent (en bloc) dans la crème, il ronchonna, la bouche pleine : « La mutter se
fait vieille », et il montra sur sa langue tendue le morceau incriminé. Dame Gitti
éclata de rire, et le maître avec elle, servile, et c'est seulement quand l'homme en
eut les larmes aux yeux qu'elle avoua que c'était elle qui avait fait le gâteau, sa
voix se brisa, et la dame alla prendre son bain. Quelle gaffe
!
Le maître s'assit tristement dans son vieux monstre de fauteuil
préféré, et put lire les nouvelles du nagyvilág fripé. La
lampe dessinait des cercles jaunes sur le parquet, et en haut, au plafond, craquait
par endroits une tache de lumière en forme de fer à chaussure
(laquelle résultait de la couture de l'abat-jour), tel un oiseau ou un moustique de
bonne taille.
Puis il se coula dans la salle de bains. Passa la tête. D'abord le
nez, puis la tête. « Vous savez, mon ami, cet ordre d'apparition est si contrit. »
Frau Gitti lisait dans la baignoire. L'angle en saillie derrière lequel était tapie
la baignoire dissimulait sa tête. L'extrémité du journal grand format pendouillait :
mais on ne voyait pas le bras qui le tenait, seulement l'étirement affecté de la main
qui le préservait de l'eau. Mais, même ainsi, le bord était couvert de mousse. Sur
tout le pourtour de la mousse, le papier mouillé était comme une blessure purulente.
« Sur le terrain Goli, si l'on a eu auparavant des journées
assez sèches, on peut se procurer ce genre de blessures. » Mais la mousse étincelait,
blanche comme neige. « Laisse-moi te regarder. » Le bord du journal broncha, mais
autrement, rien. Sur la pliure, le maître vit : Do You Wanna Dance — mais à l'envers.
« Je t'offre le match nul. — J'accepte. » Sur l'eau flottaient des îlots de mousse,
mais pas opportunément. L'une des cuisses, sous-marin géant, émergeait. De la surface
fuselée — à laquelle se fiançait un grain de beauté —, l'eau rechignait à se retirer.
Le ventre plat est une assiette d'argent, son bord supérieur touchait aussi la rive,
au-dessous courait un pli circulaire, comme un collier de joyaux ouvragé. Un
mouvement des hanches en pente douce fit friser l'eau, et tout — y compris le maître
— se mit à frémir avec elle. Dans l'eau verdie par les sels de bain, plus bas, une
algue miraculeuse bougea... « Ne salivez pas comme ça ! Une taupe dans la gorge?!
»
(agrandissement) Le maître est un adulte, il ne s'en réjouit ni ne
s'en attriste. (Il ne tient pas à « conserver sa sensibilité enfantine », mais ne
court pas davantage s'acheter un portefeuille.) (Ça ne veut pas dire qu'il n'y aurait
pas perdu ou gagné quelque chose.)
Quoi qu'il en soit, ceci ne peut se produire que de nos jours : penser
de lui que, maintenant, il fait un saut chez ses parents.
Avant l'entraînement ou après l'entraînement; ou bien avant le match ou après le
match. On le voit, ce jeu est chez lui le point de ramification de tant de choses. Il
s'extirpe du èreuère à sa manière circonstanciée, avec cette courtoisie martelée qui
fait plus de mal que de bien. Il parcourt l'allée de peupliers. Il s'arrange pour ne
regarder ni à droite ni à gauche. Les deux blocs au bout desquels le maître atteint
le pâle reflet actuel de l'ancienne résidence (voire, n'ayons pas peur des mots : des
anciennes résidences) recèlent mille dangers. Ici, la difficulté fondamentale est que
le maître reconnaît une personne de connaissance ; c'est
pourquoi il la regarde avec force, ce qui bien sûr ne « l'avance pas plus », c'est en
vain qu'il plisse éperdument les yeux, et même, formant une fente losangée de ses
pouces et de ses index, c'est en vain qu'il se fait des lunettes ; le passant, en
revanche, voit très bien que le maître l'a aperçu, s'étonne à bon droit que celui-ci,
décidément, ne le salue pas. Lorsque ensuite l'objet arrive à environ 2 mètres, le
maître s'épanouit et exécute à la hâte ce qu'on attend de lui, de sorte que l'autre
n'ait en aucun cas le temps de dépasser la ligne de son visage. Tout cela est très
fatigant. (Et pour beaucoup, suspect. Poor Esterházy !)
Le komondor de garde — personnage secondaire de force nouvelles chères
à son coeur — a péri, de vieillesse. « Sió dort. Pour touzours
», résuma Mitovitch. Il est vrai que le maître peut tirer vers lui (et de fait, il le
tire !!), de la main gauche, le portail à deux battants du jardin, et qu'il peut
toujours faire sauter de la droite la barre d'appui, et qu'aussi sec il peut
l'attraper — comme un cou —, mais la brutalité, l'impétuosité de ses mouvements ne
contrarient plus le chien, lequel, laissant libre cours à ses instincts sains, ne se
met plus à montrer les dents de façon non engagée, ce qui veut dire que ses dents ne
lancent plus un éclair jaune, qu'un glapissement d'avertissement dépourvu d'animosité
ne retentit plus — pour le moment. Il n'est pas nécessaire de lui faire savoir qui
nous sommes (qui est le maître), et bien sûr, cela n'est pas simple.
La manoeuvre, maintenant aussi, est effectuée, seulement de façon plus
indisciplinée, avec un tchac et un pouf; et, même sans don divinatoire particulier,
on peut prédire qu'un jour la barre d'appui — en dépit des éclats tantôt anxieux,
tantôt sévères, en tout cas multipliés de la mère du maître — ne se relèvera plus de
son état cataleptique, s'enfoncera de plus en plus profondément dans la boue, dans le
remblai meuble. (Car ici, autrefois, il y avait un
marécage, des joncs et des malards. C'est pour cela qu'il n'y a pas de cave. Là où —
à côté du charbon — on aurait pu installer une table de ping-pong... ! Un terrain
remblayé ! Combien mystérieux ! Comme si nous marchions en réalité au-dessus du
niveau de la terre ! Allons, cela s'applique bien au maître ;
à sa relation au poético-artistique ! Comme si, ma foi, c'était lui qui organisait
les transports au noir pour faire venir l'humus, c'est-àdire
la terre fertile !)
Il peut décider — si cette bizarre visite, en un lieu où il a toujours
été chez lui, est matinale — d'entrer furtivement dans la chambre de sieur Marci, qui
sans doute dort encore, et debout près du lit de l'avant, de chuchoter : « Chère
jambe-de-bois ! » puis de caresser modestement le visage enfantin du dormeur. Il peut
revoir sieur Marci à son petit déjeuner commandé pour 11 heures. « Pour 11 heures,
maman-poule — telles sont les instructions de sieur Marci —, je veux un petit
déjeuner à la fourche. » (Sieur Marci a un grand sens de la
langue. Aussi le maître y vole puise-t-il. Il faut
chercher la source des beautés de la langue maternelle des frères chez leur mère. La
sainte femme distingue même les deux sortes de E hongrois. Le grand homme, plus
guère...) Sieur Marci mange comme quatre. Ayant consommé son eggs and bacon
multi-oeufs, il enlace la dame aux cheveux gris, concupiscent. Il fait craquer sa
taille. Elle piaille comme une écolière. Quelle scène! Voyons-voyons. «Il n'y a pas
de barbaque, mère-grand? Sautée ? » Et alors, encore 3 ou 4
tranches de viande ! Voilà comment il mange, sieur Marci ! Pourtant, il n'a pas un
seul gramme d'excès de poids, grâce à la MLSZ
n
!
Jegyzet Fédération
Hongroise de Football
Mais on peut imaginer que, pour quelque indéchiffrable motif, sieur
Marci se réveille tôt. (Ou que le père du maître, pour quelque déchiffrable motif, se
réveille tard...) Et alors, eh oui : la foire bat son plein : sieur Marci a donné le
mot d'ordre : spièg ! Un spièg
signifie la chose suivante : Les rais de lumière matinale percent la chambre. Glaives
de lumière. Le géniteur des enfants repose. Il est étendu sur le dos (toujours), la
jambe droite repliée, la couverture a glissé, découvrant la gauche — une courtepointe
jaune d'or, aux bords décousus ; sa bouche étant ouverte, sa mâchoire pend comme si
elle était brisée, ce qui rend son visage affaissé, on peut s'attendre à ce que l'os
de la pommette traverse la peau hirsute et pâle : on a volé la chair sous l'os
malaire. Tel un mort : la pointe du glaive de lumière rampe sur la pomme d'Adam.
Sieur Marci ayant bon coeur, il disloque la situation (il n'est pas partisan des
morts absurdes). Le point saillant le plus favorable est le gros orteil du père.
Sieur Marci se frotte les mains — personne, mais personne n'imaginerait qu'elles
soient aussi grandes que celles de sieur György, des battoirs —, ses ongles rongés
jusqu'à l'os (comparé à lui, le maître est une publicité pour manucure!) crochent ici
et là dans la peau, un rire de kobold quitte ses lèvres. (Le maître a beaucoup appris
de son cadet.)
Et il pince. Le géniteur pousse un cri rauque, etcétéra. (« Les
petitsfils décadents ont pris la relève des pères à la force brutale. » — Loi de la
3e génération.) Suit alors une petite pause, la vigilance
s'endort, le géniteur prend son bain. Mais ensuite, sieur Marci déploie la porte de
la salle de bains comme il feuilletterait un livre (deux !) —, sur la pointe des
pieds — en trottinant —, il s'approche avec des ruses de Sioux du père qu'il a en
commun avec le maître, dont le corps blanc, telle une algue décolorée, flotte dans la
baignoire. Les lignes du corps se sont amollies : des transitions suspectes sont nées
entre elles et telle ou telle vague ; il est vrai que ces quelques contours durs aux
environs de la tête ne sont pas plus rassurants. Ils ne peuvent quand même pas penser
que leur père s'est dissous d'un seul coup dans l'eau du bain. Au même niveau que le
cou, aligné sur la taille, un pont de planche enjambe la baignoire. Venue on ne sait
d'où, après de grandes collisions, une poignée de lumière est arrivée jusqu'ici ; et
elle rend visible — par le truchement des poussières — l'air. (« Est-ce nécessaire ?
ce n'est pas nécessaire ! ») À main droite, deux récipients de bakélite encadrent un
blaireau. Au milieu de la planche, le miroir, dans un cadre de métal, intact,
étincelant, légèrement renversé en arrière, comme s'il avait mal aux reins. Le verre
remplit le cadre sans laisser de vide, il est tout au plus embué. Sur la gauche,
répartis proportionnellement en profondeur, les tubes sont allongés, à demi roulés
sur eux-mêmes, comme le pantalon des invalides.
Le maître, pardon, assiste en ricanant à la lutte : sieur Marci crache
de l'eau dentifrice sur son géniteur, puis donne — pif! paf! — deux coups de sa
pantoufle de cuir sur le front considérable qui se hausse, interrogateur. Mais, comme
tout cela ne déclenche que des « gloussements puérils » chez l'homme vieillissant,
sieur Marci y lâche de l'eau froide. « On passe à l'attaque, jeune homme, on passe à
l'attaque?! » et, de sa large paume aguerrie au battage, aux travaux de cantonnier,
il tape dans l'eau. Le cadet en est pour ainsi dire douché.
« Sournoisement, je restais accroupi sur l'abattant des W.-C. » (C'est
un peu fort... ! Que même ce pathos minimal s'écaille de lui... ou peut-être le
maître est-il le nouveau champion de quelque chose de nouveau ? Il fait gicler une
lumière sublime sur le banal !? — « Qu'estce que je fais gicler? Ce n'était pas moi.
C'était György. Ou Marci. Ou, chère petite maman, n'excluons pas de l'humiliation ton
mari, notre bon père. Et même... tu es peut-être a priori au-dessus de tout soupçon,
ma colombe?! »)
Les inventions de sieur Marci ont toujours joué un grand rôle. Tenez :
saler le thé ! C'était du travail de spécialiste. Le géniteur le buvait d'un trait,
et eux crachotaient, crachotaient le leur ! Le lait dans les caoutchoucs ! Un sachet
de lait. L'un des tours les plus garantis auprès d'un parent pressé ! Seulement,
ensuite... Fil de nylon pour une tante, balançoire hardiment projetée pour un
petit-neveu, et en général : le retrait de chaise. « L'une, mon ami, des blagues les
plus intellectuelles. » Mais tout peut aussi démarrer plus tendrement.
Se nicher dans les lits ! C'était l'une des meilleures choses à faire.
Visiter tour à tour les lits étrangers pour un petit rab de
dodo. C'est en pareille occasion que se révèlent les avantages d'une grande
famille ! Car examinons-les maintenant du point de vue du maître, cet enfant d'antan
: le lit de la « mamie » — que je présente, moi aussi, le degré d'identification au
maître —, le lit de la mamie est sûrement déjà vide (i.e. vidé par la mamie). Il est
tout simplement impossible de se réveiller aussi tôt qu'elle ! S'il est effectivement
vide, on peut l'occuper tout de suite. Ce n'est pas le meilleur cas, car, comme le
lit de la mamie est le plus chaud (« peluchaud »), à celui-ci seul un plus mauvais peut succéder, avec au bas de l'échelle
le lit du papy, lequel est froid et sent la nicotine — ce nonobstant, peut-être
est-ce justement pour cette froideur virile qu'il est relativement bien coté. Mais
c'est beaucoup mieux quand l'un des petits frères dégourdis y a déjà élu domicile,
car alors le lit de ce dernier est vide. Et, comme il s'agit des temps où la
brutalité du maître gouvernait, et certes dans une fort bonne direction, la
fainéantise pouvait être interrompue céans à tout moment. Mieux encore, il était
possible de se procurer aussi le lit du papy : soit par une tactique de
temporisation, en attendant qu'il se retire de son propre gré, soit par une
action-spièg soutenue, le cas échéant, en partageant.
Alors peut survenir une brève querelle : qui se couchera dedans, qui dehors. « Qui
ira : dans le dedans et hors du dedans. »
En pareil cas, on pouvait interroger le père rompu aux affaires
importantes du monde. Par exemple, qui est bon, et qui est méchant. Ou plutôt,
concrètement, si un tel est bon. Par exemple, si Kennedy est bon? Le père du maître
soupirait et éclatait de rire, ses dents jaunes, entartrées (comme nous le savons par
sieur Glass : belles) se découvraient. « On ne peut coller d'étiquettes aux hommes. »
Mais, comme le petit maître ne voulait pas en démordre, il disait. « Il est bon. » Ou
encore : « Il est méchant. »
Le père du maître, ce dictionnaire quadrupède,
ainsi que l'avait un jour nommé le maître, avec cette précision irrespectueuse qui,
par chance, le caractérise, était réputé non seulement pour son amour des hommes,
mais aussi des chiens. Autour de la remise, des chiens errants firent leur
apparition. Pas par hasard. Car l'homme en question, bien que Sió eût péri, déposait
ici ou là — et justement près de la remise — un petit quelque chose. Les charognes
venaient même en bon nombre : le maître se souvient
concrètement de deux d'entre eux : un alliage de teckel et de chien-loup, berk! et un
genre de berger hongrois, un spécimen tripède.
« Épouvantable », geignait la mère du maître avec la routine des
décennies, mais le père du maître apportait avec une impassibilité empressée les
restes des repas (os, patates, etc.) et du pain trempé dans du lait (morceau de choix
!). Mais ensuite, l'équilibre de la vie rugit, et les chiens, en rangs serrés,
prirent d'assaut la remise. En rentrant, le maître tomba au milieu d'un grand
affolement. La mère du maître se tordit les mains à son intention. « Ils bouffent le
charbon ! — Enfin, Maman ! » dit le maître, renseigné. La dame chargée de famille se
pencha par la fenêtre, et dit, mais pas trop haut : « Ous0e, les chiens ! » (La dame avait emprunté ce « 0 »
à certaine langue étrangère. Lorsque, par exemple, ils rentrèrent un jour de chez
l'ophtalmo — « Vous avez des yeux d'aigle. 100 forints. » —, il se remémore un
mémorable « 0 » de ce genre. « 0axi ! », avait crié la mère. Mais ensuite, ils avaient pris le bus. « Et tu
te souviens, mutter, nous étions loin l'un de l'autre, et nous échangions des clins
d'oeil libidineux! » « Quel scandale ce fut, quel scandale !
»)
Mais à ce moment-là, la silhouette paternelle se dresse derrière la
machine à écrire, fait signe au fils aîné, et les deux hommes — communiquant
parfaitement par des gestes économes, virils — se mettent en campagne. Retenant leur
souffle, ils s'infiltrent — là, oui, dans les commodités ! « Ach, lieber Freund,
c'était donc tout ce qui restait de l'ancestrale passion pour la chasse ?! Des
grandes chasses de l'aube, de la troupe des sonneurs de trompe, de celle des
rabatteurs, des dos fumants des chevaux, des poumons haletants des renards, du kill?
Pratiquer le Pirsch dans les W.-C., sur des chiens retournés à
l'état sauvage, désireux de s'adonner au rut près de la remise?! »
Pas le temps de soupirer longtemps, le père du maître, d'un poste très
avancé, poussa un énorme hurlement : « Va pas t'ensauver, bon sssang de bois ! » « Il
y avait un forestier, avait un jour raconté le père du maître, qui harcelait les
rabatteurs de façon aussi impie. Va pas t'ensauver dans les taillis, Valaque aux
pieds velus. Pendant des années, j'ai compris : va lagopède. »
La voix paternelle, qui avait pu s'entraîner dans la lumière bleue, vacillante des
salons aristocratiques (lumière qui bien sûr, nous le savons, est ombre), fait son
effet : tous les bâtards, hop là dehors ! L'homme vieillissant se penche fièrement
par la fenêtre des W.-C. (comme il pousse du genou l'abattant du W.-C. — le même que
ci-dessus —, celui-ci claque indignement), et le fils lève un regard fier sur lui,
l'auteur de ses jours.
C'est alors par exemple que sieur Marci se lasse de balayer. Il est
peu probable qu'il ait terminé, c'est plutôt que les filles du lycée technique
médical sont déjà passées. « Quelles nouvelles? » fond sur lui le maître, puisqu'on
lui demande à lui aussi, jour après jour, un compte rendu des actualités relatives à
sieur Marci. Une fois, il se renversa dans son fauteuil, froissa sous lui, véhément,
sa robe de chambre d'écrivain, et téta son cigare de bonne qualité. « Vous savez, mes
chers, voici que les médecins du sport ne sont plus ce qu'ils étaient. » Dans le
temps, la chose était facile pour lui. Tout marchait en un tournemain. « Branche
princière? branche comtale? » telle était la question du docteur gentiment
réactionnaire, néanmoins oublieux — et déjà le tampon y était : apte à la compétition (date). Cependant, lorsque sieur Marci apparut en
pleine lumière, il aurait fallu qu'il raconte sur-le-champ des détails pittoresques
sur ce que sieur Marci avait palpé exactement, et combien. «
Combien, Péter? » Le maître, pressentant le pire, dit : rien. En fait, cela fit de la
peine au docteur que le maître n'avoue pas. Qu'il les trahisse, eux. « Péter, nous
serons muets comme des tombes. » En agitant le certificat dans sa main. Le maître ne
savait que faire, il se borna à faire non de la tête. « Ils m'ont tout de suite
éjecté à l'électrocardiogramme, aux rayons X, immédiatement. »
Mais sieur Marci était toujours évasif avec le maître. « Lâche-moi, tu
veux. Quelles nouvelles?! Tu lis les journaux, non. » Mais ensuite, il dit : «
Faisons un schnapsli. » « Mon petit pater, dirent-ils à leur père, car, eh oui, ils
sont effrontés comme des pages, pater, on t'invite à la partie. — Pour dix balles, mon pote. » Leur père acquiesça, s'assit entre eux,
battit et distribua. Mais en vain : il resta sur le carreau. Peutêtre parce que le
carreau était l'atout ? Nullement. Parce que les deux frères trichaient. Le maître
fit passer sous la table le valet de trèfle à sieur Marci, et ce dernier glissa au
maître le roi de carreau. « Vous savez, mon ami, ce qui dépassait de la table,
surtout notre visage, était bien élevé, nous blanchissions dans les honneurs et le
respect. Moi, j'ai joué l'as de carreau, ensuite j'ai annoncé le quarante, et
terminé. » Ils gagnèrent les doigts dans le nez. L'autre ne faisait que plisser le
front. Ainsi que nous le savons, il sait effroyablement bien plisser le front.
« Vous avez triché, dit-il quand même ensuite, étonné. Alors sieur
Marci empoigne une pantoufle (!) qui s'offre là avec une complaisance inattendue, et
frappe son géniteur au front, avec une force qui contredit l'expression pensive de
son visage. (Les jeunes d'aujourd'hui ! Le respect filial d'aujourd'hui !) « Ta
gueule », rit sieur Marci un peu interloqué. Le vieux lève son regard entre ses
épaules effondrées. « Pourquoi », articule-t-il à voix basse. Il se lève, et eux
disent : « Pater, tu as perdu. — Benêts », dit celui-ci, et il va se rasseoir
derrière ou devant sa machine à écrire, pour traduire en langue allemande, anglaise
ou française la palpitante étude intitulée La pomme de terre en Hongrie ; car telle
est sa tâche.
Il s'étira à fond. De nouveau le temps se passait à travailler, et il
aimait beaucoup ça : se lever en sachant ce qu'il avait à faire. Un jour, agenouillé
dans la belle cathédrale aux vitraux colorés, il avait dit une action de grâces
détaillée pour cela. Et en une autre occasion, il regardait par la fenêtre, pressait
son front, comme il se doit, contre la vitre (laquelle « graisse » d'une manière qui
exige des comptes), et regardait dans l'obscurité profonde, en relief, lorsqu'il fut
saisi par la susdite sensation de bien-être ; que cela puisse marcher ainsi depuis
bientôt 2 ans. Il regarda bien au fond de l'obscurité, à ce moment-là.
Quand le maître travaille, il est sourd et aveugle. Et quand il
travaille, il est capable de travailler même dans les conditions les plus impossibles
: en plein milieu, il fait un saut pour changer les couches de quelqu'un, ou libère un peton dodu-vermeil, car le Gros-nounours s'est
écroulé dessus, ou reste penché sur son travail dans une pièce de la taille d'une
cuisine moyenne, où 5 autres intellectuels à l'emploi assuré jacassent, travaillent,
fument, et lui ne bondit que fort rarement hors de son bastion composé d'ouvrages
spécialisés (documentation Software, La programmation paramétrique, etc.) pour aller
au tableau (d'où la poussière de craie, aussi bien, criblera son cou) installé à la
demande de sieur Tamás, afin de confirmer sa présence professionnelle en y dessinant
telle ou telle double intégrale à titre indicatif. (La situation n'est pas à ce point
cynique, mais : à ce point optimiste.) (Sa maîtrise de soi était grande, bien plus,
formait la caractérisque saillante de son être ; de même que la pondération avec
laquelle il parvenait toujours à dominer son sujet.)
Il est sourd et aveugle, mais de sa somptueuse, immensément minuscule
chambrette aménagée avec des tentures (ho-ho, contre laquelle il a tant guerroyé,
combattu, frappé d'estoc et de taille ! — mais par la suite, il reconnut : « Dans le
fond, t'avais raison, minette! »), or doncques, de celle-ci,
en extase, il crie de temps à autre : « Je t'aime ! » Tandis que sa plume laboure le
papier, la partie visible de sa tête et de son âme est immobile. Puis : « Tu m'es
aussi nécessaire que l'oxygè-ène ! » Une personne exaltée peut cependant essuyer un
échec dru. « Mon ami ! Une exaltation qui s'exprime par des
mots... ! » Cela aussi est l'un de ses chevaux de bataille. « Du calme, du
calme », dit-il à sa femme, irrité, quand celle-ci dépeint des événements certes très
valables en eux-mêmes, qui ne pâlissent éventuellement que dans de plus amples
interrelations. « Et figure-toi... ! — Ma colombe, dit le maître, sinistre, tu me
fais tout simplement grimper aux murs, quand tu racontes des
histoires à la façon de X. Pour l'amour de dieu, épargne-moi les détails, et surtout, ne t'exalte pas !» Le X sert à
désigner un prosateur illustre; mais ce n'est pas une constante. Juvénile, il dit
soit l'un, soit l'autre. Et ça le radoucit ; mais pas dame Gitti.
Après un pareil « je t'aime » ou « tu m'es nécessaire », que pensait
au juste dame Gitti dans les années débutantes du mariage ? Voici : elle n'écoutait
que son sang, et déferlait dans la petite pièce à tentures, traversait en pataugeant
les monceaux de feuillets manuscrits, dictionnaires, fiches, notes, dans les Mémoires
d'Apponyi, les oeuvres complètes de Mikszáth, le Petit Tailleur, dans la brochure
Visite dans le pays le plus développé du monde, une bande dessinée d'Astérix (grand
format), le Livre des Épices, les Histoires de chasse de Sándor Nemeskéri-Kiss, dans
l'édition des Chants des Peuples Libres, dans quelques revues catholiques Vigilia
qu'étreignaient, ainsi qu'une femme ardente, deux magazines sexy (quelle frivolité tendancieuse !), comme quelque sandwich méridional :
petits oignons, tomates, olives, poisson, crabe, salade, salade, salade ! —
traversait tout cela, pour atterrir dans les bras de Péter Esterházy, son compagnon
agréé ; pour que finalement, le maître fasse un éclat monstrueux, s'étonnant et ne
comprenant pas que la femme se trouve soudain là, ici, disant : « Purée ! Alors ici, on ne peut définitivement pas
travailler ! » Cependant, le temps ternit tout : 4 ou 5 ans de mariage : c'est
quelque chose : la dame, donc, se lance, « la fée pataude », traverse en pataugeant
les nouveaux Vigilia et les deux vieux sexy (« plaisant !
»), droit dans les bras de son compagnon agréé, et ils se gratifient l'un l'autre
d'un baiser ; de la main du maître tombe le stylo Pelikan (pour lequel il se procure
des cartouches, à 2 forints pièce, dans la boutique spécialisée de sieur Járay), le
ploc qui suit la chute fait revenir le créateur à lui, et il prie la belle femme de
s'éloigner, celle-ci obtempère non sans réticence — car le maître l'attire. (« La
femme n'est faite que pour l'amour tant qu'elle est belle — ensuite elle est faite
pour la corvée, quand elle se fait vieille. »)
C'est ce qui arriva, mais ensuite, le maître aussi bondit. Le devoir
l'appelait : le jeu du ballon rond. Sa grande tension intérieure ayant cessé, il
s'avéra qu'il avait mal à la tête. Par-dessus le marché, son bon étalon d'Orlov
souffrait d'une fuite — peut-être l'arrivée d'essence ? qui sait ? (« Jóska Bór le
sait, mais où est Jóska Bór ? qui sait ? »), c'est ainsi que le bus, puis le èreuère
purent assurer la relève.
« Selon un usage involontaire du vingtième siècle », il avait mesuré
chichement le temps ; qu'il arrive parmi les derniers à l'entraînement n'avait rien
d'une nouveauté. Les garçons étaient adossés à la main courante. Il n'aurait su dire
ce qui pourtant était différent, ce qui avait changé et tourné à son désavantage,
mais il sentit aussitôt la tension, dont l'unique expression était la rigidité des
salutations. Chacun lui serra solennellement la main, alors que ce n'était d'usage
que le dimanche, ou plutôt, en semaine, seul l'Arrière-gauche le faisait. « Que se
passe-t-il ici? » demanda-t-il carrément. L'équipe s'esclaffa, par alibi, comme à
l'école, à cause d'autre chose. « Qu'est-ce que vous avez à
être aussi réservés?! » Et toc. Silence.
Le grand esprit enregistra trois choses à la fois ; la chaîne qui les
relie étant le temps, elle est lâche, mais de mauvais augure. Dans la réserve — les
réserves ! c'était là le maillon — était assise, les bras croisés sous d' « énormes
jarres », dame Suzanne, la femme du magasinier. Elle était assise de façon à ce qu'on
ne puisse la saluer que de l'extérieur. Première chose. L'air maussade de l'énorme
femme ne lui était pas inconnu, mais cette fois pourtant, c'était différent... « Plus
définitif? » Deuxième chose : comme le maître se penchait justement à l'intérieur de
la réserve pour élucider cette affaire de femme (ou peut-être, une fois à l'intérieur, serait-il possible de la saluer), tel un rêve
incroyable : pas de vestiaires.
Mais cela s'entend comme je le dis ; ce n'est pas un effet de style !
Les personnes et la réserve se trouvaient en deçà d'un mur de brique en ressaut,
c'est-à-dire dépassant du plan longitudinal du bâtiment (pardon) ; pour éclairer la
situation en fonction de son histoire (son passé) : la réserve avait été accolée plus
tard au bâtiment d'origine ; c'était ce mur de brique qui était à l'époque le mur
d'extrémité du bâtiment — où se situaient donc les vestiaires et les douches. Mur
derrière lequel, à présent, le regard de l'artiste tomba! Et ensuite, consterné, alla
se pavaner en bas. Car, là où « hier » encore, des vestiaires s'effritant modestement
et des douches à l'écoulement souvent bouché poireautaient, là... là, il n'y avait
désormais plus rien, pour l'essentiel. Las, l'expression traîtresse de son visage ! «
Qu'est-ce qu'il y a, mec », rigolèrent les jeunes sportifs d'un air contraint. Ils
étaient mieux renseignés, non seulement parce qu'ils étaient arrivés plus tôt sur le
terrain, mais parce que ce genre d'écroulement, de mesures prises et de vernichtung
naissent de l'intérieur, de l'usine où la majeure partie des « enfants » travaille,
qui au rendement, qui au salaire horaire. Le maître devait donc se borner à constater
les fruits pesants, miellegraisseux, les mille chuchotis du feuillage, le splendide
mouvement frémissant des feuilles, la « vibration estivale », mais dans les
profondeurs, là où il était question des mornes possibilités de sels minéraux,
d'infiltrations d'eau, là, il était un étranger. Chose rare chez lui, qui se sent
tellement à son aise dans ce monde. Le fait précédent lui fut même reproché en une
occurrence ultérieure, acculant cet homme éminent à un état fort dépressif. — Pour
que nous soyons chez nous quelque part, il faut bien que nous soyons un étranger
autre part. « Plaisant. »
Comme si l'arrière du mur avait été touché par un bombardement. « Doux
Jésus », dit bien sûr le maître pacifiste, et à présent il se tenait à distance — sa
rigidité jetant une flamme —, pour tout passer en revue. Les autres avaient dû se
tenir ainsi, à cet endroit, peu de temps auparavant.
« Certaines cloisons sont restées debout, c'est hors de doute. » C'est
tout. C'est tout ce qu'il put dire, lui, le maître et l'esclave des mots, c'est tout.
Le spectacle n'était pas du genre à délier les langues ; c'était plutôt la paralysie
qui était l'effet typique. On avait abattu le plafond, il était visible par terre
sous forme de briques ; seuls, la maigre plainte des traverses de fer et
l'amoncellement des planches sur le sol rappelaient la tribune qui trônait jadis
au-dessus du plafond. Le mortier était tombé avec les briques. Tout était recouvert
de poussière. Cela est une phase fort caractéristique. Les minces morceaux d'acier
sortaient des poutres de béton si importantes quant à leur rôle stabilisateur, telles
des tripes figées. « Mais où sont les burnes d'antan? » grommela-t-il, cultivé. À
l'extérieur, à demi tombée, désarticulée, pendait la pancarte à l'inscription rouge :
respecte même l'équipe adverse ! Un grand clou sec,
rouillé, en sortait. Des murs avaient disparu, et avec leur disparition tout le plan
avait changé. Le maître ne s'y retrouvait plus. C'était ce qui lui faisait le plus
mal ; c'est ainsi qu'il put advenir, comme il se retournait, qu'au lieu de paroles
humaines, il fit : « Où étaient les douches ? » La réponse fut
un grand silence, et le gros rire de la femme du magasinier.
Sur ces entrefaites arriva la troisième observation. Au ricanement de
la femme du magasinier, lequel était plus cynique que joyeux ou étonné, le maître
rentra nerveusement la tête, comme le cheval quand on tire sur le mors ; ce mouvement
subit induisit cet effet : il aperçut de dos, près de la chaudière, les sieurs Eugène
et Armand. Sieur Armand, à la forte carrure, et le gringalet sieur Eugène, entre deux
âges, qui s'agitaient avec force courbettes, comme l'amalgame d'un buisson et d'un
cornouiller
n
, et il eût été difficile d'affirmer quel bras était à qui, si du
moins il s'agissait bien de bras.
Jegyzet nous employons ici le mot dans son acception
botanique
L'oeil myope du maître et son vif basic associatif rapprochèrent cela
d'un événement fort ancien, qui en son temps s'était répété plusieurs fois ; eux, les
pupilles-vétilles, lorsqu'ils restaient en bas pendant les longues soirées d'été à
lorgner les juniors et à lamper les fonds de bière amère en faisant la grimace, eux
aussi avaient pu voir comment sieur Eugène, ce petit homme de rien du tout, mordait
en geignant la main de notre mère à tous, qui dans les pauses-morsures caressait
affectueusement la chevelure clairsoyeuse. Dame Suzanne était énorme comme une statue
de rond-point, les jambons, la poitrine, les épaules — largesses de reine ! Elle
soulevait les grands sacs, pleins d'équipements (mouillés) ou de medicine-balls,
comme un homme.
Mais c'était une femme. Le maître se souvient d'une aventure, au début
des années soixante, qui imprégna profondément son âme pubère. Une scène de plage lui
est restée, d'une force comparable (le vent soufflait) : il pressait son genou contre
le dos de J., qui répondait de l'échine à sa pression, alors que son fiancé était là,
à côté d'eux, près de la rambarde bleue. (Ou alors, encore minium?) L'histoire est un
peu improductive, mais quand même, dans la perception qu'il a de son genou,
subsisteront éternellement la pression de l'échine de J., son dos satiné, la marque
de l'élastique de son maillot de bain sur ses hanches. Si l'on y réfléchit après
coup, de façon inauthentique : J. était assez planche à pain. On peut dire ce qu'on
veut de dame Suzanne, on peut faire la fine bouche, etc., mais on ne peut en aucune
façon parvenir à une conclusion de ce genre. Sa merveilleuse féminité ne faisait pas
de doute ; pas plus qu'aujourd'hui, alors qu'elle attend déjà le facteur des mandats
de retraite. Qui par ailleurs est l'Arrière-droit, « le veinard ».
Mais revenons aux années soixante, à son expérience primaire ! (« Tout
m'arriva avant que j'aie 10 ans », dit sieur Sándor, le poète.) Un lundi matin d'été,
le maître partit au stade, transportant dans une petite charrette à bras les
équipements utilisés la veille sur le terrain de la Compagnie du Gaz, car on n'avait
pu s'arranger autrement, au demeurant il était déjà en congé scolaire, et du reste
c'est un homme serviable. Au surplus, à la maison le terrain était glissant. En
effet, il était arrivé un incident déplorable : les véhéments ébats vespéraux des
quatre diablotins (« les sauterelles ») avaient abouti à ce que la jambe de sieur
Marci se trouvât sous le dossier du sofa, et les trois autres, n'est-ce pas, sur le
sofa. Ainsi donc, la jambe de sieur Marci, crac, s'était cassée. (Par conséquent,
s'il rate le contrôle de quelque balle, la cause en est connue. Le maître en assume
la responsabilité.) Mais les frères lui enjoignirent de rester muet comme la tombe. —
Les parents prenaient part à un cours de défense passive. — Sieur Marci hoquetait,
mais fut convenablement terrorisé. Les enfants se couchèrent sagement, et le bon
maître encaissa les éloges des parents de retour. Las ! le matin, la jambe de sieur
Marci avait enflé, il était fiévreux, et gémissait, ce qui ne montrait pas le maître
sous son meilleur jour. Sic transit gloria... Il lui parut plus indiqué de liquider
provisoirement le foyer.
Dans la petite charrette à deux roues, il tirepoussait les deux
énormes sacs. D'où venait la charrette ? Peut-être du vieux Tocska, ou du garde du
corps ? Ou alors, y avait-il encore une charrette familiale ? En tout cas, elle
grinçait de façon caractérisée. Pis : elle grinçait ridiculement ; si bien que la
joie de la gouverner et celle des parallèles sinueuses tracées par les deux roues étaient anéanties, pis,
devant le libre-service ABC, là où, lors de la préparation de fond, l'hiver, le Grand
Virage vire vers la colline, il fut saisi par un franc sentiment de honte, pourtant
les demoiselles vendeuses (certaines juste bonnes à marier ; « à saisir, mon ami, à
saisir ! »), cette fois, ne ricanèrent même pas, narquoises.
Le Grand Virage n'avait pas une bonne cote. « Un
tantinet plus long qu'il ne faudrait. Vous savez, mon ami, on sent qu'on ne
peut justement pas le parcourir. Et la situation ne s'améliore
pas, même quand on l'a parcouru, parce qu'on continue de penser la même chose. Eh
oui, lieber Freund, l'expérience ne s'acquiert pas. » Ce sont les filles et les
chiens qui l'ont hissé au-dessus du simple tour de stade. « Vous savez, mon ami, ça
existe. » Il existe une sorte de relation mystérieuse, secrète entre les coureurs et
les chiens, dont l'intimité ne peut en aucun cas être compromise par la présence des
propriétaires et des entraîneurs, et que seuls signalent de temps à autre un regard
réprobateur, une main fendant l'air, des jappements et des halètements. « Calmos,
pater, soyez encore content que votre toutou de poche aboie. — Gare à tes fesses s'il
te mord, ça te coupera le sifflet ! — Eh ben. C'est ce que je dis, pater. »
Et lorsque — hélas, dans une phase assez tardive — l'équipe arrive
devant le libre-service, haletante, les mollets engourdis par le béton, les vendeuses
gelées par les grands froids les attendent, blotties les unes contre les autres —
comme si, depuis l'époque où ils étaient pupilles, c'étaient toujours les mêmes
quatre filles : celle au type tzigane, la petite au tee-shirt jaune, turgescent (combien d'obscènes dénaturations de mots furent ici
employées ! « combien ? une ! »), la blonde à museau de souris avec ses longues
jambes de danseuse, et la boulotte aux dents de lapin, la « boulotchita » —, les
pieds claquent, de plus en plus insensibles, et les filles intéressées se moquent
d'eux, et eux leur envoient une brève réponse étayée par l'air, concrète.
Cette fois-là, il n'y avait personne dehors, la petite brune était à
la caisse, on entendait le crépitement du tiroir-caisse, ce qui rendait la fille
intelligente aux yeux du petit garçon (le maître) ; celle au museau de souris parlait
avec quelqu'un, à travers la vitre réfléchissante, on ne voyait que son éternelle
moue, elle faisait perpétuellement la moue — pourtant il se hâta de disparaître avec
le maudit grincement, comme si toutes les quatre surveillaient chacun de ses pas.
D'une certaine façon, c'était comme s'il eût grincé lui-même. « Une honte. En pleine
rue ! En pleine rue ! »
Il se mit à courir, derrière lui la voiture cahotait terriblement, les
sacs titubaient comme des ivrognes, leur situation dans les virages n'était guère
enviable. Haletant, se traquechassant lui-même, comme s'il en était au rush d'un
match important, il arriva devant la réserve en un virage audacieux, lâcha devant lui
la charrette avec un gai flop — un pied de fer, par chance, empêchait le bras de
s'enfoncer contrairement à sa fonction, ce pied faisait en ce moment office de frein
—, et le maître, de même qu'on se tourne vers le ciel bleu dans un grand pré vert («
où les sièges de rotin et le beurre matinal en copeaux, etc. »), renversé, les bras
en croix, se coucha avec un abandon semblable sur les sacs, troisième ivrogne, et
pantela, souhouffla, haleta. « Je vais jouer tout mon chagrin », disait parfois
l'artiste national avant le match, et au fond, c'était la même chose qui s'était
passée cette fois : le maître avait couru toute sa honte. (Bien sûr, parfois, après
le match, pour ainsi dire à cause du match, on est de mauvaise humeur. Ils sont alors
assis, le teint cireux, sieur Csucsu et lui, sur quelque « banc de gym », simplement
assis, et regardent sous leurs pieds un maillot ou un short se geignefroissant.
Assises.)
Tout à coup, hop ! clop ! envolé le dossier — le sac —, et lui de
piquer une tête à la renverse, flûtapouf ! et la charrette de basculer
dangereusement, entraînant avec elle le corps juvénile, lequel s'écroula sur les
planches dures, grenues, et se tourna vers le ciel bleu, les
bras en croix. Si fait, quand il rouvrit les yeux — car il les avait fermés —, un
énorme nuage le surplombait : dame Suzanne. Le maître allait se rasseoir fissa, mais
la dame, le grand sac sur l'épaule, lequel sac était l'agent physique, se décida en
riant à tendre la main alors que le maître atteignait le point critique, se contenta
de l'effleurer d'un doigt, et le garçonnet s'affala derechef dans la situation de
départ. Cela se répéta environ trois fois, accompagné par les éclats de rire
croissants de dame Suzanne. Et le sac de trembler. La perspective renversée dans
laquelle le maître avait atterri ne laissa pas de graver dans son esprit les courbes,
droites concourantes, rainures et cavités, à commencer par l'usure complexe du
survêtement tombant tout près de lui (et de ce point de vue, une perception extrême :
son front touchait le pantalon godeballant au genou !) et ensuite, plus haut... ! Ce
qu'il y avait plus haut ne put se révéler que plus tard ! Car tout d'abord — et
surtout parce que le soleil brillait à contre-jour —, le maître crut voir que la dame
était nue (« nue ! ») : à coup sûr, il vit le ventre à
poil, qui bombait duveteux (telle une ou, peut-être, tout à fait une panse à bière),
au-dessus, toute cette chair était lumineusement équivoque, les épaules clairement,
l'aisselle, les « suspensions » des aisselles : nues !
Mais non. « Levez-vous, Péter, vous vous tournez les pouces ou quoi »
— celle-ci mit fin à ce jeu bizarre, et empoignant le col du sac, un sur l'épaule,
traînant l'autre, elle entra dans la réserve. Lui, il la suivit illico du regard, put
voir aux omoplates la courbe qui coupait le dos en deux : ainsi, elle n'était pas
nue. Mais que ce fût un soutiengorge, il n'y crut pas une
seconde. « Maillot de bain. Deux pièces. Et bien sûr, c'était le haut. » Alors que c'était bien un soutien-gorge.
Le garçon se blottit de nouveau à l'avant de la charrette, il n'osait
pas aider à décharger, et d'ailleurs il n'y tenait pas. La femme termina son travail
: elle prit deux serviettes sur une étagère, les jeta sur son épaule comme l'aurait
fait le maître lui-même. « Ciao, Péter. Merci d'avoir rapporté tout ça. Moi, je vais
prendre mon bain, je ne l'ai pas encore pris. Ciao. — Au revoir, madame. »
L'excitation courut à sa solution. Ce qui arriva au maître dépasse l'imagination.
Dès que la grande dame, d'une torsion des hanches à faire trembler la
terre, disparut dans des circonstances mesquines, à savoir franchit la porte —
au-dessus de celle-ci, une pancarte barbouillée de frais : respecte même l'é quipe adverse ! —, le maître se mit en route furtivement,
son coeur battait dans sa gorge, aurait-il fait mine de battre ailleurs ou pas du
tout! il fit prudemment le tour du bâtiment, à l'époque, la chaudière fonctionnait
encore au charbon, pas au pétrole, lorsque la porte des douches claqua tout près, il
se jeta à plat ventre, comme le Pista Lapiste du bon sieur Banga, que notre plume a
déjà eu l'occasion d'effleurer légèrement, « de même qu'une balle (de mousqueton)
fasciste
n
effleure la chevelure des filles
partisanes ». Son front touchait le mâchefer, et comme il haletait d'excitation, la
poussière se collait à son visage, lui donnant envie de tousser. Il pressait
fortement ses aines contre le sol. C'était bon d'attendre. Ensuite se hisser jusqu'à
la fenêtre embuée, maculée de charbon, cet enchevêtrement, l'enchevêtrement de l'eau
et du corps, et le savon donc ! Le savon, comme il se perchait sur les noires pousses
! « Comme le givre ! » Il regarda intensément le minable savon à lessive qui était
posé là, qu'il avait jusqu'alors eu en horreur, il ne supportait ni son odeur ni sa
consistance visqueuse, et depuis lors, c'est avec une grande tendresse qu'il fait
glisser sur lui le détersif brun grisâtre de médiocre qualité. « Elle savait. »
Jegyzet En cas de lecture de la parenthèse, il faut comprendre
fasciste avant la lettre. — « Tu as de la fièvre, demanda
Tania dans un chuchotement affolé, et elle passa la main sur le front et les joues
brûlants de Natacha. Ce n'est rien, je t'en prie, pas un mot à Feri. (Feri est le
partisan.) Pauvre Feri ! De son pantalon de chanvre tombe, tombe la menue paille.
Le seau se renverse, l'état solide est entraîné par l'état
liquide. La lourde porte de fer s'ouvre. Au loin une lueur goutte (comme d'un
membre viril). Dans les yeux de Feri luit la sérénité d'antan. Il se met en
marche. János est toujours dans les fers. Les chaînes cliquètent. Feri est sur les
marches. János pousse un hurlement. »
Redégringolant le long du fil associatif, comme l'araignée qui tisse
d'elle-même ce qui doit être tissé, ô combien objective — qu'elle y trouve une mouche
ou non —, nous rejoignons le maître en train d'observer la querelle des deux hommes.
Dès qu'il s'approcha, c'en fut fini de la colère. Sieur Eugène était encore plus
pâle, sieur Armand encore plus pourpre, dans ses cheveux grisonnants, la sueur. Il
était toujours plus jeune que sieur Eugène, mais pas au point
de mettre un frein à ses emportements. Sieur Eugène — pendant que, dans sa vaste
culotte de satinette, ses maigres jambes osseuses vibraientinerveusement ; elles
avaient la place — dit : « Nom de dieu, qui me paiera ça ! » Sieur Armand frappa
l'air du poing, c'était visiblement un tournant bien connu de la dispute. Sieur
Eugène tourna sur ses talons. « Salut, Péter », dit-il calmement, comme s'il n'avait
jamais été irrité, puis, irrité bien entendu, marchant et agitant les bras
impétueusement, il s'éloigna, grogna quelque chose à l'intention de l'équipe, fit un
signe de tête à sa femme, « tu viens », et la femme le suivit sans un mot, vers leur
trou-logement de fonction. « Elle ne traîna pas, ne plaisanta pas : elle suivit. »
(Dame Suzanne, tel un pancrace, et sieur Eugène, tel un toutou de robe-fourreau. «
Ils donnaient l'impression : de s'aimer. »)
« Ah, cornouiller — sieur Armand fit un geste d'impuissance après
qu'ils se furent salués —, cornouiller. — Qu'y a-t-il », dit le maître, bien qu'il
ait pu le voir. Rapporter l'effet à sa cause est une démarche purement historique. Et
pendant que le brave sieur Armand fulminait, « échauffé par sa propre vérité
particulière », entre les « lâches traverses d'acier », à travers les déchirures du
toit incliné au-dessus de l'ex-tribune, désespérément, le ciel apparaissait et
disparaissait. « J'ai parlé avec le nouveau P-DG. Un type sympa, il jouait au foot
dans le temps. On avait tapé la balle chacun dans son camp, il s'en souvenait. —
Sûrement, il a dit que tu l'avais bien aplati à ce match, et il a ri. » Sieur Armand
fut déporté de sa trajectoire. Le maître s'inclina, délicat ; sa connaissance de la
vie ! Sieur Armand poursuivit avec moins d'assurance, mais très vite, il retrouva sa
véhémence antérieure, comme l'indiqua la couleur de son visage. « J'ai parlé avec
lui, et il a promis qu'il y aurait de l'argent. — Et? — Et alors, on pourrait démolir
cette merde, et on pourrait en monter un nouveau à sa place. — Et alors, quel est le
problème maintenant? — Qu'on a déjà démonté les vestiaires lundi, et ça fait deux
jours que les maçons ne viennent pas. Monsieur le magasinier, qui, n'est-ce pas, est
ici le Grand Manitou, n'est-ce pas, car sinon qui d'autre le serait, lui, il sait qu'ils ne viendront plus, parce que toute l'affaire est
bloquée. — Alors qu'en réalité ? — Mais je n'en sais rien ! Qu'est-ce qui te prend,
toi aussi ! Nom d'un chien, alors quand il y a une petite difficulté, il faut tout de
suite se lamenter comme une pute de bains publics? Tout de suite, ça ne marche pas?
Et tout de suite, qui paiera? Mais comment arriver à quelque chose de cette façon?
Sur la base du donnant, donnant? Comment? » Le maître se taisait. L'idéalisme de son
entraîneur lui était naturellement sympathique, cet inébranlable désir d'agir, ce
raisonnement communautaire. « On peut envier cela à cette génération. Plus
précisément : l'expérience communautaire de leur jeunesse. » «
Mais la situation n'est pas si simple. » Non, parce que c'est le lieu de travail de
sieur Eugène, et parce qu'il n'y a pas d'argent, les conditions de travail adéquates
font défaut. L'essoreuse est fichue, la tondeuse s'abîme, le rouleau...! le rouleau,
ça fait 5 ans qu'un dégourdi l'a vu bouger, l'écoulement des douches se bouche, les
eaux remontent, et en pareil cas la circulation se fait sur de dangereuses passerelles posées sur des briques, la réserve est petite, les
murs sont moisis, le plâtre tombe, les câbles prennent l'eau, l'herbe grille,
l'arroseur est rachitique, les filets tombent en lambeaux, le terrain d'entraînement
est envahi par du chiendent haut d'une toise, les chaussures de gym s'épuisent peu à
peu, les serviettes sont rares et petites, mon dieu, qu'elles sont minuscules, les
juniors ont à peine de quoi s'équiper, personne n'apporte les équipements aux
championnats, ou bien au mauvais endroit — « au stade de l'UFC au lieu de Solymár,
parce que Laci Kohut aussi préfère s'occuper de n'importe quoi plutôt que de fournir
des voitures » —, les chaussettes sont trouées, l'eau chaude est rare, rare,
rare.
Ainsi donc, le maître compréhensif écoutait la sortie de sieur Armand,
mais n'était pas sur sa longueur d'ondes, de ce fait n'entrait pas en résonance avec
lui. Mais s'attristait de plus en plus. « Tout est accompli... » Gêné, il fouillait
le sable du pied, faisait hum aux paroles embrasées de sieur Armand, et ressentait de
plus en plus la tragédie connue : les perdants s'entre-déchirent. « Les pauvres gens.
» Les sieurs Eugène et Armand n'étaient pas en situation d'en vouloir à d'autres, « ils ne pouvaient que s'entre-tuer ». Dans le but
de mettre fin à la mauvaise humeur qui perçait sous son silence, il recourut à une
variante utile de la pseudo-action : il se planta devant les étagères, et se mit à
distribuer les équipements. Après plusieurs tentatives, il recueillit quelques
ensembles — maillot, short, chaussettes, chaussures, serviettes —, avec cette
musardise dont la simple contemplation (avec ou sans compassion) suffit à égayer la
compagnie ; bien qu'il ne le fît pas dans ce but.
37. D'après le maître, cela commença dès l'après-midi. « Vous savez,
mon ami, j'étais au milieu du bureau 903, un quotidien spécialisé à la main, et
dedans, mon article spécialisé. C'était horrible d'être ainsi au milieu du bureau ! »
Les dactylos pouffaient, dans un sens, le maître leur plaisait, dans l'autre, non.
Usant de ses privilèges chez le gardien, il arriva à l'heure au stade. En fait, on
laissa tomber l'entraînement, car sieur Armand annonça que l'Arrière-central était
mort la veille, si bien qu'ils se contentèrent de jouer un peu sur la moitié du
terrain, où le maître et son équipe furent battus 6 à 5 ; de justesse.
Le sombre oiseau du soir s'était déjà posé lorsque le maître sonna,
pesant de l'épaule sur la sonnette, une fois, délicatement. Entre-temps, il aperçut
quelque chose de blanc dans la boîte aux lettres. Pendant que le maître, insouciant,
se promenait en Europe, sieur Marci avait bazardé la clé de la boîte. (Dites donc,
sieur Marci, voyez-vous ça ! Pardon. M'enfin les réserves d'énergie du maître
méritent quand même d'être un peu ménagées !) L'extraction, même avec les mains
miniatures du maître, ne fut pas une affaire aisée. Il réussit finalement, après
maints coups de collier. Mais dame Gitti se tenait depuis longtemps sur le seuil,
attendant que son mari « se dépatouillât ». « Vous savez, mon ami, je ne sais pas,
mais quand je lui ai demandé de me laisser regarder la carte de Jolánka, déjà là...
Ouh ! »
« Pourquoi ? Pourquoi faut-il que tu la lises tout de suite ?! — Ne
m'en veuille pas, mais ça m'intrigue. » À la vue du visage incompréhensiblement
furieux de la dame, il ajouta, d'un ton mal assuré : « J 'aimerais bien la lire... »
Cependant, comme la femme ne se radoucissait pas, il poursuivit, furieux : « Par
ailleurs, ne trouves-tu pas dégoûtant que je tienne ainsi la carte à la main, un peu basculée vers rextérieur? » Frau Gitti fit un geste de
dédain. « Mon petit Péter, n'en rajoute pas », dit la furie.
Le maître, sensible, renâcla. « Aie l'amabilité de ne plus m'adresser la parole
aujourd'hui », dit-il fort énergiquement. Puis, d'un ton léger, tel un « réalisateur
pédéraste », il fit : « Merci, mon chou. Ce sera tout pour aujourd'hui. » Mais le ton
léger n'apporta nulle légèreté. Le coeur, lui, est dans les
profondeurs. Ils s'évitaient dans le petit appartement. (Une autre fois,
Mitotchka pouvait arriver, et disons, elle disait : « Non, non, papa. » Le maître
alors regarde en lui-même, et envoie Mitotchka dire à dame Gitti : « Tu es
merveilleuse, maman » ; et la fillette reviendrait avec une figure heureuse,
poisseuse : « Je lui ai dit, papa », et rirait aux anges. Mais elle dormait
déjà.)
Quand le maître, plus tard, se coucha, sa place vide orphelinait à
côté de dame Gitti, dans le lit. Il s'y nichait à demi, lorsqu'il résolut un
rapprochement plein d'autodérision, mais qui fut mal perçu. « J'aimerais bien te lire
la première phrase. Infiniment charmante. — Non ! cria la dame, un vrai miracle que
Mitovitch Boulanger ne se réveillât pas, ça ne m'intéresse pas, ça ne m'intéresse
pas, ça ne m'intéresse pas ! »
Le lendemain matin, il se leva tôt, partit faire les courses, sans
oublier à la maison le bon de lait pour bébé — ce fut une journée mémorable. En
rentrant, il posa le cabas dans la cuisine. Celui-ci s'écroula un peu, mais par
chance, du côté du mur. « Malgré tout, la situation du Fromage Blanc... hum... était
critique. »
Esterházy alla vider les ordures. Pendant ce temps, dame Gitti prépara
le petit déjeuner : coupa du pain, sortit plusieurs fromages, du cheese qui restait
de la tournée de lectures publiques, et des radis (don de sieur Noah Webster). «
Purée, qu'est-ce que tu as mis là-dedans? Ça pue effrénément.
— La ratatouille. » Faisant la grimace, il posa le seau dans un coin de la cuisine. «
Tu pourrais peut-être le laver. — Mais pourquoi fallait-il y mettre la ratatouille? !
C'est à vomir », sur quoi, il fit couler l'eau chaude en jet puissant dans le seau de
plastique jaune.
« Prenons le café dans le jardin », proposa le maître après le petit
déjeuner, qui s'était déroulé dans un grand méchant silence. « Ça m'est égal. » Mais
ils sortirent quand même. La forte lumière matinale incitait le maître à plisser les
yeux, les contours des objets étaient tout ensemble désagréablement uniformes et
vaporeusement frémissants. « La vision habituelle. » Tout était lumineux. «
Peut-être. — Tu as mis du sucre dans le café ? — Pourquoi, c'est ton anniversaire ? —
Non. En dehors de ça. » Le maître regarda la dame ; ils dirent ensemble, sans rire :
« Ce n'est pas un reproche, c'est une question ! »
Mititch fit un « frotti-frotta » géant. Mais avant cela, les rapports
s'étaient formellement rétablis, car Frau Gitti jouant la sérieuse, avait dit : «
J'aimerais te lire la première phrase de la carte de tante Jolánka, c'est tellement charmant. — Lis », avait approuvé l'homme, et il
avait posé sa tasse à café sur le tronc d'arbre. (Le jardin est une bande gagnée sur
le béton ; mais le tronc d'arbre pourrait se trouver même dans
ce jardin-là !) « Mon chéri, quand j'ai commencé cette lettre, c'était le fort de
l'été, et maintenant, c'est la fin de l'été. » Le maître mit sa main dans celle de sa
dame. « Chérie », pensa-t-il. « Chéri », dit pudiquement dame Gitti.
Le tricycle de Mititch oscillait déplorablement, et Dongó Mititch
mordit une plaque de béton. « Doux Jésus », bondit le parent aux réflexes les plus
rapides, car de la bouche de l'enfant coulait un flot de sang. Le maître, bien sûr,
prit le présent en écharpe du côté de la grammaire et de l'histoire. « Blut muss
fliessen knüppeldick, vivat, hoch, die Republik ! » grommela-t-il, et il bondit lui
aussi, en deuxième. Dès que Mitotchka ouvrit la bouche — le premier flot de sang
s'était écoulé —, ils virent, épouvantés, que toute la rangée de dents du bas
penchait vers l'extérieur. Le maître regarda son épouse. « Levier de premier ordre,
opina-t-il, a frappé ici, penche là. » Dame Gitti, d'un geste hardi, remit les dents
en place. Mititch sanglota longtemps : « Maman, maman. »
38. (auparavant) « Grande-hécatombe te marquera à la culotte. » Le
maître prévoyait un match agréable, mais conduisant à un enjeu palpable. Il fonçait
derrière la haie de spectateurs, il était un peu en retard, et devait aussi penser
aux commodités. Soudain, quelqu'un au dernier rang se retourna — « de nouveau ces
immenses dos noirs » —, et posa la main sur l'épaule du maître. Ce fut comme s'il
avait heurté un mur. « Grande-hécatombe te marquera à la culotte. » Le maître, bien
sûr, alliait son habituel cheminement poétique au mouvement visible, pratique ; c'est
ainsi qu'il rejoignit lentement l'endroit où ils se tenaient tous
les deux. « Ma culotte? » L'autre éclata de rire. « C'est ça, Péter ! Pas
besoin de les mouiller ! » — là-dessus, il laissa passer le maître mal informé.
Celui-ci courut à vitesse accélérée, énervé, aux vestiaires, passant à côté du vieux
magasinier qui fumait paisiblement sa pipe, n'ouvrant que très rarement les yeux, à
la façon d'une tortue. (Il s'agit d'un stade étranger, mais familier.) « Excusez-moi,
Józsi, dit le maître déjà en tenue, ô combien aimable pour cette rougeur, mais
j'avais tellement envie de pisser que j'ai oublié de vous saluer. — Nécessité fait
loi », répondit le vieux, lézardant impassible dans la virtualité languissante. (Il y
avait un magasinier sur le stade G., celui-là ne donnait jamais rien. Il était
borgne. Il plissait amicalement les yeux, tout le temps, et même se tordait les
mains. « Il n'y en a pas, fiston, pas de fixe-chaussettes. » «
Le salaud ! Alors qu'il avait tout ! » À l'église voisine, on se mit à sonner la
messe de six heures, le grand bourdon — dans la complexité du match qui commençait —
était à peine supportable. Parfois, par exemple, le maître se bouchait les oreilles
des deux mains ; il courait ainsi, vous imaginez. Mais ensuite, le silence se
fit.
« moment expérimentalement identique » — sieur
György jouait encore à l'époque, fort heureusement ; le maître fut pris en chasse par
la meute ; il exécuta deux feintes, quelques arrières se propulsèrent comme des
bombes à côté de lui, et de cela il conclut : il y allait de sa peau ; il se laissa
chiper la balle, et de sa course allongée, « chantante », il vida l'enceinte, et
dirigea l'étroit sentier de sa fuite vers sieur György qui, tel un phénomène naturel,
régnait sur les 18 mètres; pourtant la carrière de sieur György tendait déjà à
décliner à l'époque ; par ex. : il jouait avec une ceinture de flanelle — « grotesque
» ; la sollicitude de sieur György à l'égard de son aîné était touchante, aîné dont
les enjambées fragiles, ma foi, lui avaient créé beaucoup d'ennemis, il avait beau
jouer proprement : la contrariété et les buts encaissés engendrent l'animosité, et
sieur György, par amour fraternel, écrabouillait toujours (piétinait, défonçait les
côtes, hachait menu, tabassait, sonnait, dérouillait) l'individu qui, auparavant,
avait écrabouillé, etc., le maître. « C'était un beau concours de tacles !» ; et une
fois, une autre, la foudre était tombée sur le terrain de la Sidérurgie, et sieur
György avait déclaré qu'il ne jouerait pas, car comme il était le plus grand,
sûrement c'était lui que la foudre frapperait ; sur quoi le maître, renonçant à sa
dignité de capitaine, m'enfin la vie hypothétique de son cadet lui était chère, avait
suggéré à l'arbitre du match de prendre ses deux juges de touche sur ses épaules, ils
deviendraient tout de suite les plus imposants, et ainsi le dilemme arrière-central
serait résolu ; « vous savez, mon ami, même les poteaux de but ou le dernier
arrière-gauche sont plus importants, entendez hardiment par là : plus essentiels que
les arbitres » ; c'est ainsi qu'il advint que, avant même d'avoir mis le pied sur le
terrain, car tout cela s'était déroulé au pied d'un des peupliers qui ceignaient le
terrain, on lui avait infligé un carton jaune ; une autre fois
encore, il en avait décroché un, également dans une situation marginale comparable,
mais au moins, le maître avait pu voir à quoi mènent « ses gags souventes fois
superficiels » ; il poireautait sur le côté, les autres jouaient plus loin, lorsqu'il
vit tout à coup la terre s'ébranler, une touffe d'herbe oscilla, et voilà que,
chnufchnuf- chnuf, une taupinière s'éleva, « maître — le maître attira l'attention du
juge de touche sur le phénomène —, maître, agitez votre drapeau, la taupe est hors
jeu » ; « je sais, la blague ne casse rien, mais elle était réellement hors jeu » ;
le juge de touche appela l'arbitre, puis ils flanquèrent un avertissement-carton
jaune au maître, en disant — je vous jure : « ne vous gaussez pas d'une association
sportive d'ouvriers aux revenus modestes » ; « voyez, voyez,
lieber Freund, à quel point les sensibilités sociales font fureur » -------------et
une fois, après deux heures de sommeil, il fut obligé de jouer un match (« ça s'était
trouvé ainsi ») ; deux heures de sommeil, pour son organisme en pleine croissance :
c'est peu ; en pareil cas, il sent que l'espace est creux, et
qu'il doit se faufiler entre deux invisibles en se déplaçant de biais ; son ventre,
tel un Hindou, il le rentrait complètement, il tournait sa tête de profil pour que
son nez ne crée pas d'obstacle; telle une figure égyptienne! en revanche, s'occuper
du ballon dans ce genre de situation n'est pas une mince affaire ! il eût aimé que
sieur Banga, ou Dóra, cette grande bringue de brave femme, dessinassent un jour ce
creusement-------------une passe en profondeur, un genou en terre
(après) Le maître jeta un coup d'oeil au miroir de la porte vitrée.
Ses cheveux éclaboussés flamboyaient joliment, comme le clair de lune ou un « feu de
camp ». « Et toutes ces petites femmes en survêt', portant des fagots, et fredonnant
des chants militants, un peu faux » — le maître filait aussitôt la métaphore
poétique, à sa façon caractéristique. Il baissa la tête — « celui-ci est mon fils
bien-aimé, qui a toute ma faveur » —, et sans ralentir son allure rapide, il froissa
son maillot baladeur dans son short, puis se ravisa, et l'ayant ressorti, il y essuya
son front, et le retassa de nouveau.
Il piétinait déjà, de ses pieds douloureux, le maillot rayé jeté à
terre, habitude dont il ne pouvait (ou ne voulait? !) pas se défaire, malgré bien des
remontrances, lors qu'à côté de lui, Grande-hécatombe lui adressa la parole. (Le
maître s'y attendait.) « Vous savez, mon ami, avant le match,
je suis capable de penser de n'importe qui en y croyant : qu'est-ce qu'il est bien. » De
fait : chez un blanc-bec, il voit un titan qui sévit furieusement, sème
l'adversaire, chez un vieux gâteux, il discerne de l'esprit, « il n'a même plus
besoin de courir, il distribue le jeu en s'économisant, et nous, on peut toujours
trotter, on loupe tout ». « Espèce de salopard », dit l'adversaire, qui se coiffait
comme Elvis Presley première période. « En crête. » Cela intéressait positivement le
maître, ça lui en bouchait quasiment un coin, que sous la coiffure, la nuque soit
rasée. C'est pourquoi il avait glissé un peu sur le côté avec le maillot, telle une
cireuse de parquet. (Renoir : La cireuse de parquet.) « Salopard, fulmina l'autre
derechef. — Effectivement », approuva inopinément le maître, et comme, là-dessus,
Grande-hécatombe relevait brusquement la tête, le maître, tel un tueur à gages, darda
son regard vif comme l'éclair sur l'occiput de Grande-hécatombe ; mais en vain, en
vain : la pauvreté de l'éclairage (pas puissant à souhait, pas exempt de mirages,
etc.), ainsi que la carence d'une, ou plutôt d'une dioptrie et demie ne permettaient
aucune certitude, mais bien sûr, ne démentaient rien. Le maître aurait aimé que ce
soit rasé en dessous. On lui avait rarement flanqué la pâtée comme lors de ce match.
« Dans les 5 premières minutes, j'étais allé 3 fois au tapis. » Grandehécatombe n'y
était pas allé avec le dos de la cuillère. « Il m'avait haché menu. » Cela n'avait
pas énervé le maître, il accepte quelques abominations. « C'est le travail de
l'arrière. » Par exemple, il est extrêmement irrité quand leur propre arrière est un
« agneau bêlant », et qu'il « n'y va pas franco ». Cette fois, on y était allé franco
avec lui, jusque-là rien que de normal, mais d'une part, le vieil arrière s'en était
vanté, i.e. l'avait dit au maître, et de l'autre, il avait outrepassé certaines
limites (il avait donné des coups de pied au maître à terre, lui avait pincé les
côtes, etc.). Chez le maître donc, la rage était patente — son intérêt esthétique à
l'égard de la coiffure n'en estompait rien ! —, pourtant il dit, affable : «
Effectivement, l'arbitre était un salopard. » Grande-hécatombe lui jeta un regard
soupçonneux, tandis que lentement — comme s'il se préparait à donner un coup, un
symbolique —, il retirait son caleçon. Le maître improvisa : « C'était un salopard,
parce qu'il ne t'a pas expulsé plus tôt. » Il n'osa pas s'avancer davantage, alors
qu'à présent il le sentait, il aurait pu découvrir la vérité locale. L'adversaire
flaira d'où venait le vent, devina que jusque-là, il avait été la victime d'un jeu
truqué.
« Tu me cherches, attaqua vivement Grande-hécatombe, tu te prends pour
un tel as de la balle? » Le maître répondit, sincère : « M'allons, pas du tout. »
L'interlocuteur s'acharna résolument. « Avec moi, tu n'en aurais même pas marqué un
seul. — Excuse-moi, mon vieux, fit-il avec une âme d'aspic, m'enfin à côté de qui
j'ai marqué, bon dieu? — Seulement quand on m'avait déjà expulsé. » L'affaire
s'envenimait. « Ça se peut, mec, dit-il, “ la bouche en lame de couteau ”, mais même
avant, tu avais rampé. — Pourquoi tu roules des mécaniques ? Tu joues les stars en
cinquième division ? Tu aurais été trop content de pouvoir jouer dans une équipe
comme celle où j'étais ! » On voyait que Grande-hécatombe avait un beau passé devant
lui. « Mec, on ne peut être et avoir été. » L'autre plia bagage, furieux, se leva,
puis jeta sa serviette par terre. « Va pas croire que toi, tu vieilliras jamais. » Le
maître haussa les épaules, fit un pas vers la douche qui donnait directement sur les
vestiaires, douche qui semblait justement disponible. « Et toi, jamais t'iras,
jamais, t'entends, t'iras jouer dans une équipe comme celle où j'étais. » Le maître
se retourna de toute sa personnalité. (Bien sûr, adieu la chance de se doucher.) «
Quoi. Où t'as joué. — Quelque part. Vérifie. C'est facile à vérifier. » L'Adverse
haletait, le foudroyant du regard. « Je vérifierai, dit le maître avec une tristesse
éclose en un clin d'oeil. Comment tu t'appelles ? — Ça aussi, vérifie-le ! ! — Ça
marche, mec », dit le maître, et il entra dans la douche. Comme il revenait, le vieux
joueur était en train de partir. « Salut, dit-il à la cantonade. — Salut », répondit
le maître de même.
Ils marchaient déjà dehors, dans l'air humide et frais, un groupe de
mèches mouillées lui frappait le front, un autre en revanche, incité par le capuchon
de son manteau, lui agaçait le cou ; ils se tenaient au coin, à côté de l'église,
quant au maître, vas-y que je te batte la semelle sur l'asphalte visqueux, et il
avait déjà dit plusieurs fois à sieur Icsi qu'il avait le sentiment d'avoir fait une
erreur, sa dureté — ici — n'avait pas lieu d'être, face aux illusions de
Grande-hécatombe sur son passé. « Sûr qu'il va se disputer avec sa femme. — Qu'est-ce
qu'il lui veut, à cette femme ? » dit sieur Icsi en désignant le maître et
s'adressant aux autres. Sieur Icsi n'incline pas à accepter même la grossièreté
fondamentale des arrières, c'est donc ainsi qu'il appréciait cette tragédie, qui ne
restait quand même pas dissimulée aux yeux du bon gardien.
(Cette dissonance occupa longtemps le maître, surtout parce qu'il avait le sentiment que le vieux, en son temps, avait
effectivement dû être un « meilleur as de la balle » que lui. Il raconta l'histoire à
tout venant, avec les nuances, la psychologie, à dame Gitti, à sa mère, à sieur
György, à son père, mieux, il alla jusqu'à tenter de la sertir dans une monture
littéraire. « C'est un salopard », disait-il tristement.)
39. Le maître faisait plisser son front. Il clappait de la langue,
faisait la bouche en coeur, chuintait, et pendant ce temps, arrivait même à tendre
l'oreille. Dame Gitti jeta plusieurs coups d'oeil pour savoir s'il avait besoin de
secours. « Non ! Et je te prie instamment de ne pas chuchoter avec l'enfant quand je
travaille ! Chahutez tranquillement, mais gardez le silence ! Le silence ! » Mais,
dès que survint la solution, survint aussi le calme dans la famille ; ainsi
s'enlacent les choses. (« Ma Guittouche, à l'endroit où ressortira ta grandeur d'âme,
j'écrirai que tu transpires des pieds. Un genre de contrepoint artistique. — Non. Ou
alors je pleurerai, et mes larmes arroseront ton encre. ») D'horribles fossés se
formèrent au-dessus des sourcils, là où les doigts de Frau Gitti savent glisser avec
une tendresse douloureuse. Les fossés sont un héritage paternel : que ce front est long ! Comme un lieu
footballistique, en plus petit !
Tous ccces sssifflements finalement lui apportèrent la paix, le
silence de l'esprit et des lèvres. « Sss. Vous le sssuiffez, lieber Freund?
Bruisssement d'ailes des anges. Ssss. — On peut essayer cet effet sonore. — Comme le
vent. Trois anges. Trois fois deux ailes. Le vent froid, et il sssouffle. Allons, bien sûr, il y a des convecteurs partout, mais il y a
aussi au moins une cheminée ! » C'est vrai, tellement vrai ! Auprès de sa voix
crépitante et de sa rousse lumière amicale, quantité de pensées ne cessent d'essaimer
! « Ce qui, entre nous soit dit, fait bien notre affaire. » Je me suis encore risqué
à suggérer, outre les ailes des anges, l'éventualité du baiser des anges... « Hum,
hum — le maître réfléchit superficiellement —, ce serait donc un roman fait pour le baiser ?! » Cela lui plaisait.
40. Le maître constata avec un agacement profane que, à mesure qu'ils
mettaient tour à tour sur le maillot blanc un crêpe de deuil, chacun devenait, crêpe
après crêpe, capitaine de l'équipe, alors que seul le maître l'était. Il y eut une
minute de silence au début du match. « Cet abruti d'arbitre a compté la minute. Vous
savez, mon ami, à quel point une minute peut être longue ? Moi, je le sais désormais.
» Les 23 hommes sont debout, car bien sûr, une fois de plus, il n'y a pas de juge de
touche, le vent souffle sur le mâchefer noir ! Quelle
cérémonie ! Dans cette scène aiguë, muette, s'inséraient, venus de la colline située
derrière l'un des buts, les cliquetis parasites réalistes d'un
camion d'éboueurs. « Les sons, les images et moi courions en tous sens, comme des
poulets. » — Ils ne jouèrent pas mal, pourtant l'adversaire mena tranquillement.
Alors que tout était déjà perdu, le maître perfora inutilement la ligne de la
défense, entra dans la surface de réparation, car il fallait qu'il fasse quelque
chose, et là, il fut fauché. L'arbitre siffla sans balancer. Le maître était étendu
aux environs des dix-huit mètres, la tête par terre, la mordant presque, pleurant
presque, et sur ses lèvres, de la poussière, de la poussière noire.
41. « Veverka arrive son grand visage bouffi rampe rampe et perdant
les contours qui le maintiennent il coule afflue telle la Tisza furieuse puis son ventre velu se rue en avant et s'élance dans une pièce
abandonnée à elle-même épouse sa forme l'emplit son lourd parfum pour homme s'insinue
partout et les menaçantes voltiges de la cravate et les mentons volontaires bien
rasés hop là nous ne faisons que passer et toi surtout nous ne voulons pas te
déranger mon petit péter toi mon petit péter écris écris de belles et nobles choses
il émerge de la danse des sombres et clairs des mous et durs tel un poisson soudain
j'ai envie de pleurer mais tu me le paieras ses yeux une verrue dans son nez sa
bouche résistante aux gelées une bûche pourrie dans ses narines une épeire diadème
Veverka parfaitement Jenő je lui dis dit Veverka ça c'est un lustre sur mesure pour
toi et il l'a acheté nous on s'en va arrose la pandanus veïtchi arrose la veïtchi.
»
42. Le maître ralentit la course de son cheval, les yeux plissés, il
examina la silhouette maigriotte qui venait à sa rencontre sur le trottoir, et
planait à cinquante centimètres environ au-dessus du sol, tel un ange. Lorsque — au
dernier moment, selon son habitude — il reconnut dans le phénomène sieur Sándor, le
poète, il freina à mort, et le fidèle étalon d'Orlov en fut presque cloué dans
l'asphalte en passablement mauvais état. Le maître dépêtra ses pieds des étriers,
d'un bond élastique — le corps d'un sportif ! — il descendit, et ils se saluèrent. Le
maître était très heureux de la rencontre, car depuis longtemps, il remettait à plus
tard un « saut » chez sieur Sándor, et de ce fait, il pensait de plus en plus à lui.
Après la brève gestuelle de salutation cependant, sieur Sándor repartit à sa folle
allure angélique, le maître trottait à ses côtés, à pas pressés. « Vous savez, mon
ami, je n'avais jamais marché aussi vite sans courir... Ou plutôt si, une fois. Avec une dactylo, jusqu'à la
place Marx... Comme elle fonçait! Et évitait les gens ! Sa merveilleuse frimousse de
chat ! » Mais la conversation qu'ils menaient était malgré tout du même type que
celle d'une flânerie joviale par un temps d'automne mi-figue mi-raisin. Sieur Sándor
posait des questions concernant la famille et le travail du maître, et il répondait
avec concision. (Dame Gitti est malade, Mitotchka est extraordinaire, le roman
grossit. « Les indices de quantité sont rassurants. ») Lorsqu'ils atteignirent le but
du poète (à l'inverse : « c'est le but qui atteint le poète »), c'est-à-dire le
libreservice ABC, devant la porte, le maître se lança dans des adieux guère trop
détaillés, ce nonobstant personnels. Toutefois, sieur Sándor se rebella — sans avoir
jeté un seul regard aux alentours de la tête du prosateur, et celui-ci put ressentir
ce qu'il avait déjà maintes fois ressenti, que sieur Sándor n'était pas là, où s'il
était là, alors c'était lui qui n'y était pas. « Attends un peu, attends un peu, on
va acheter quelque chose pour la petite Dóra... — Mais non, Sándor... », toussota le
maître (ici, les 3 points sont la tournure de mot la plus
révélatrice), mais sieur Sándor, telle une anguille, s'était déjà faufilé dans le
vaste choix de marchandises. Ils atterrirent au milieu des lessives ; Tomi Star, Tomi
Super. « Peut-être quelque chose par ici », dit à voix basse sieur Sándor dans leur
cavalcade commune entre les rayonnages. « Mais non, Sándor... Je t'appellerai, et
avec Dóra, on... » Sieur Sándor s'empara d'un paquet de tapioca, le maître fit
automatiquement signe que non. La chance les conduisit aux chocolats. Le maître,
comme si tout lui était égal, désigna le chocolat aux noisettes (pas fourré !) qu'il
aimait (!) le plus, pour l'acheter à sa fille. Quand il vit la queue qui piétinait
devant la caisse, il fut sur le point de fondre en larmes. « Mais Sándor... remonter
tout ça » — et il se mit presque à pleurnicher.
Mais sieur Sándor, avec une résolution inattendue de sa part, joua des
coudes jusqu'à la caissière qui suait fortement, étrillait la machine, ne levait les
yeux que sur les paniers, et sa main comptait et recomptait la monnaie avec une
rapidité qui tenait de la sorcellerie ; sieur Sándor l'interpella avec son
intéressante modulation, désignant les deux plaques de chocolat (car bien sûr, dans
sa grande humeur généreuse, il en avait tout de suite pris deux : « Vous me les
compterez en sus, s'il vous plaît. » La caissière ne leva même pas les yeux, et aussi
bien, sur quoi les aurait-elle levés? Sieur Sándor tendit la main au maître, exprima
sa joie relativement à leur rencontre, et comme il se mettait tout au bout de la
queue sous le feu croisé des regards qui le reconnaissaient, le maître resta planté
là comme un piquet, dans une sorte d'asservissement. (« Libre-asservissement, ha-ha.
») Il passa d'un pied sur l'autre, puis s'éclipsa.
« Vous savez, mon ami, j'étais là sur la butte, serrant contre moi les
deux plaques de chocolat aux noisettes — plus loin son destrier piaffait, impatient
—, et j'étais complètement brisé. » Et plus tard encore, il pensa et repensa à cette
« scène inhumaine ». « Cette précipitation ! La façon dont on m'avait expulsé de mon
temps ! » La munificence de sieur Sándor lui donnait donc froid dans le dos,
parfois.
À l'endroit signalé par un X, les proches du maître étaient
superbement assis, tandis que le soleil déclinait et brillait dans leurs yeux, au
pied de trois jeunes sapins, dans un simple carré vert.
« Vous savez, mon ami, converser avec Vasa procure une intense
sensation d 'existence , pardon . Comme si Vasa était un
étincelant bloc de glace, mais fait de temps, non de glace. » Oui, le maître peut
même parler aussi joliment.
De l'autre côté, dans la cour du voisin, il y a un sumac à la ramure
touffue, sur le trajet du soleil et de la lune. Ces dernières années, je vois de
mieux en mieux à travers son lacis de branches, car il s'est effeuillé, dénudé ; il a
attrapé la maladie. Il vit encore. Il étend son ombre sur le grand silence parfois
intact de notre cour. Il n'a pas de parfum, il est âcre, presque malodorant. Surtout
l'automne, quand il laisse choir une poussière jaune. Mais sous terre, on dit qu'il
pousse des racines plus grande que sa ramure.
— le maître sentait encore dans sa paume la chaleur de leurs mains,
enchanteresse, dans la baignoire, et voici que sieur Imre sonnait déjà, et ne pouvait
s'en réjouir de tout coeur*
n
, et Frau Gitti s'était
glissée, car c'était lui qui sonnait. Son chien joueur jappait à côté de lui. Mais le
chien de sieur Imre, nommé Pam ou Pami — le chien joueur —, ne fut pas invité à
entrer, car dame Gitti craint les chiens comme le feu !
(Combien, ô combien d'étreintes convulsives de sa dame se rappellet- il, qui
causèrent de vrais élancements à son bras, et combien de frayeurs silencieuses, qu'il
désamorça par sa froideur agacée. « Ce n'est qu'un chien. — C'est bien ce que je dis
», peut encore dire la dame craintive.) « Vous savez, cher Imre, proféra la belle
jeune femme en une occurrence ultérieure, moi, je ne peux imaginer les chiens qu'avec
un jardin à Varrière-plan. » Cela divertit fort sieur Imre,
tandis qu'il cassait des noix.
Jegyzet C'est caractéristique de la tournure
turbulente°
n
de ce jour-là.Jegyzet « Petite maman,
pourquoi tu n'as pas fait la commission? — Ah, mon fils, la matinée a été si
turbulente. Je ne peux pas penser à tout. » — Mais ce n'était pas vrai, la
bonne dame louvoyait.
Mais avant cela, le chien avait donc été éconduit. « C'est ton chien ?
— Bien sûr. » Ils se tenaient sur le seuil, tendus. Le chien se pavanait au-dedans,
au-dehors, tandis que dame Gitti se faisait toute menue dans la salle de bains. («
Me-nue comme au jour de sa naissance ! ») « Elle est nue, souffla le maître au poète.
— À la bonne heure ! » acquiesça ce dernier, et il attendit les questions nouvelles
d'entre les plus nouvelles, qui ne se firent pas attendre longtemps. « Et il sait
faire le beau? — Non », dit énergiquement sieur Imre. Le maître opina, il s'y
attendait. « Encore heureux qu'il ne soit pas de race pure. » Après quoi il ajouta,
étalant sa science: « Echte promenad-mischung... Allons,
comment s'appelle-t-il? » (Suit un passage fort intéressant :) Sieur Imre, à sa façon
bien à lui, sèchement exacte, mais tellement vivante, répondit : « Pam ou Pami. » Le
maître, comme le faisait son grand-père, on peut le voir sur certaines photos qui lui
sont restées, haussa les sourcils. « Ce serait son nom? Pamoupami? » Sieur Imre
saisit immédiatement le problème. « Il répond aussi bien à : Pam, qu'à : Pami. » Le
maître eut un geste de dédain, comme s'il venait d'apprendre une chose de peu
d'importance. « Mais son nom? Quel est son nom? » Sur ces entrefaites, le chien
s'élança dans l'espace extérieur, sous le ciel. Sieur Imre, maternel, lui cria : «
Pa-am ! — Aha » — le maître avait décanté la connaissance. Pam revint au bout de
quelques instants, et sieur Imre demanda sérieusement : « Et moi — ici, il se désigna
d'un geste à la française, joliment vague —, et moi, j'ai le
droit d'entrer? — Oui. »
Mais là, un retournement inattendu intervint, dans la mesure où, loin
d'entrer, ils sortirent, l'hôte s'étant exprimé ainsi : « Tu as une lampe de poche ?
» Les deux hommes sortirent donc, astre double du vers et de la prose, examiner quel
genre d'huile s'écoulait de la Zsiguli. Ils étaient à plat ventre, et pendant que
Pam, comme il se doit, faisait des siennes dans la rue en pente douce, mais d'autant
plus sinueuse, ils analysèrent la situation. « La fuite a une orientation radiale »,
constata le maître. J'ajouterai : à bon escient. Sur les pneus poussiéreux, boueux,
des assombrissements plus sombres, presque réguliers, en « quartiers » ! « C'est
l'huile, dit sieur Imre, morose. — Ça vient peutêtre du différentiel », risqua
résolument le maître. Dès lors, sieur Imre comprit avec qui il était couché sous une
Zsiguli : avec un — excusez le mot, mais je l'emploie dans un sens spécial —, un antitalent. « Ce n'est pas symétrique », dit encore le maître
d'un ton significatif, et il fit clignoter de-ci de-là la lampe, l'appareil au faux
contact. Ils se relevèrent, perplexes. Pam sauta sur la banquette arrière. « Je suis
passé dans une sorte d'ornière. — Une cavée — le maître usait de son mot chéri. Il y
a beaucoup de verglas. » Sieur Imre supposa, après avoir fermé la portière de la
voiture, que Pam aurait peut-être besoin en permanence d'air frais (même au prix du
froid), c'est pourquoi — afin de pouvoir tourner la manivelle — il ouvrit la portière
de la voiture. Dès que la portière de la Zsigulette s'ouvrit, les pompiers tournèrent
le coin dans leur mignonne petite auto rouge. « Cela se comprend, mon ami, il se
trouve toujours un feu quelque part. »
(Un jour, le maître et sa fidèle compagne avaient provoqué un petit
incendie. Ils dînaient en musardant, Canaille Lepoisseux somnolait déjà. Le maître
s'était laissé entraîner dans une séquence surréaliste. L'influence de celle-ci sur
le versement du thé n'était pas souhaitable. Pourtant, la séquence était exploitable
du point de vue futile, mais que nous soutenons, de la pratique. Si fait !
Cette fois, la poésie avait démarré par une scène bien définissable, à
l'aube, d'égorgement d'un porc ; et qu'on puisse manger le sang : c'était
l'enseignement ! — La soie de porc grillée conduisit à une église pascale, le cierge
que portait le maître enflamma la voile virevoltante de sa chevelure de l'époque ;
auprès de toutes les jérémiades fémi- nines, son propre calme, on peut le dire,
sacré, la façon scientifique dont il priva d'oxygène la flamme, l'enfermant dans son
poing. — Odeur d'encens, argenterie, brise solennelle. Ici, cependant, le maître
demeura court, car la situation chronologique de l'image, et surtout celle des
odeurs, lui donnait du fil à retordre. Soudain, il s'avéra toutefois qu'il s'agissait
de l'à-présent !
Ils bondirent, le maître désorienté ne savait de quel côté s'élancer.
Finalement, il jeta un regard mélancolique à la théière : « Celle-ci aussi va tiédir.
» Quelle sensibilité au tiédissement, alors qu'il y a le feu ! Dame Gitti découvrit
le foyer. À côté du chauffe-eau, le drap brûlait. La douche ! Le splatch ! Et l'odeur
!! Ensuite, le maître fit beaucoup de chichis. « Les escarbilles », se lamenta-t-il.
« Les voisins », se lamentat- il — car il redoutait les questions indiscrètes
consécutives à l'aération. « Bon, laisse tomber maintenant », dit la dame, qui
conduisait les travaux de réfection.)
Les portes de l'auto des pompiers claquèrent, deux hommes sautèrent à
terre, et après avoir couvert la moitié du trajet à marche forcée, ils continuèrent
résolument, mais plus à loisir, en direction des deux jeunes
gens. Le troisième occupant de la petite auto rouge avait revêtu son corps juvénile
d'une tenue civile, et dès qu'il fut descendu de la voiture, il se mit à vadrouiller. L'auto s'était arrêtée peut-être à 20 mètres de
nos deux héros, pourtant l'homme en civil vadrouillait sans nulle gêne. « Il
vadrouillait là, mon ami, à dix heures moins le quart du soir. Pourriez-vous
expliquer cela, si c'était nécessaire ? » Que pourrais-je dire, dans mon rôle étriqué
? (La chevelure noire et drue du vadrouilleur flambait d'une lueur bleuâtre, les
quelques cheveux dressés sur le sommet de la tête, oscillant de droite et de gauche,
créaient un effet garçonnet.) « Dégâts causés par les bêtes sauvages », dit sieur
Imre à contrecoeur, renvoyant encore aux fossés causés par le
gel, polysémiquement.
« A qui est la voiture ? » L'uniforme manifestait un intérêt
judicieux, et fixa son regard inquisiteur sur les deux hommes éminents. Le maître et
sieur Imre échangèrent un regard, et répondirent en même temps. Le maître dit : «
Elle est à mon ami » — car c'était ce que sieur Imre était pour lui (cf. page 157) ;
pendant un bon moment, il avait été presque son ami, le maître
jugeait cet état fort avantageux, mais ensuite, lorsque l'absence de sieur Imre parut
définitive, et que de ce fait le maître se sentit vide — quoique pas totalement, mais
comme un genre de trou —, alors il décida : sieur Imre : était son ami. Quant à sieur
Imre, il dit : « Elle est à mon père » — car la Zsiguli était à son père.
« Aha, dit le questionneur, et son regard sauta ici et là. Aha. » À
présent, il reconnaissait la contradiction entre les deux aveux (!), et sans perdre
de temps, il leur tomba dessus. « Vos papiers ! » Le maître regarda le sol, ses
pantoufles, car à cette heure vespérale, il était déjà en pantoufles. Maintenant, il
soulevait un peu le pied, et s'appuyant sur son talon, il se retira de la pointe de
la pantoufle. « Mon ami ! Un motif ! » Puis, soulevant du sol
le couple pied-pantoufle, il balança cette dernière sur l'un de ses orteils,
nommément sur le gros. C'est alors (mais pas à cause de cela) que Pam se mit à
japper.
Ces deux événements — ces deux expressions de la familiarité et des
rapports de propriété — suscitèrent toute une séquence d'idées chez le questionneur.
« Aha. » Et eux ne pouvaient même pas parler, leur faculté d'agir en ce sens, je
crois, étant plus lente que la moyenne. « Aha », poursuivit l'uniforme, comme un
monologue ; on voyait qu'il pesait le pour et le contre, mettait en balance,
décidait, délaissait certains événements comme insignifiants, en inventait d'autres :
réfléchissait. Ses réflexions — et faut-il le dire, comme c'est rassurant, je veux
dire, d'une manière générale! — aboutirent au bon endroit. « Aha. Alors c'est quand
même votre voiture... Et comme le chien est dedans... C'est le vôtre... » Sieur Imre
acquiesça, bien qu'elle fût à son père. « Bon, salut », proféra le gardien du feu du
maître et de sieur Imre, et il marcha vers la mignonne petite auto rouge, qui pendant
ce temps s'était approchée furtivement. Le charmant bel ami au
toupet bleuâtre était déjà assis à l'intérieur.
Sieur Imre hocha la tête en humaniste. « Dire que ça ne l'effleure
même pas qu'on ait un problème ! Seulement qu'on l'ait volée ! » Hochant la tête de
plus belle : « Et dire qu'en plus, nous sommes contents d'être passés entre les
mailles du filet ! » À cet instant néanmoins, la pantoufle tomba de l'orteil du
maître, qui du reste sursauta, et dit à l'étranger (car enfin, qui n'est pas un
étranger pour l'autre? qui?) : « Scusez, grand chef. Vous regarderiez pas ce qui fuit ici? » Ce luxueux double sens, qui s'insérait d'une
pirouette entre la fuite d'huile et quelque plus récente
saloperie ! Satisfaisant ! Le maître susurra à sieur Imre : « Il va ramper, tout
comme l'arrière-droit du Volân S.C. ! — Quel est le problème?» Le personnage
officiel, mordant à l'hameçon, s'était retourné. « On dirait que l'huile fuit... Et
nous ne savons pas : c'est dangereux ou pas dangereux ? » L'autre se pencha. Le
maître sentit presque comment la gaine du revolver s'imprimait dans le ventre. « Ben,
on ne peut rien voir comme ça, conclut-il. — Je vais vous éclairer » — et de fait, il
tint parole : il éclaira : d'abord l'une des roues, puis, « pour permettre de se
baisser » à l'homme en posture agenouillée, quelque chose par-derrière, et enfin —
pour rester au-dessus de tout soupçon — l'autre roue. « Radialement huileux », dit le
maître. Lorsque l'uniforme haletant sortit en rampant, son visage était luisant, il
avait au préalable ôté son képi, et maintenant ses cheveux châtains retombaient
par-devant, et il fit : « Ah, c'est rien, seulement, vous savez, un peu de cambouis.
C'en était bourré, mais c'est rien. » À ce moment, le maître eut l'impression de
parler à un spécialiste, un mécanicien ordinaire, qui connaît son affaire, et
travaille consciencieusement. Mais ensuite, il chassa cette idée, d'autant plus
facilement que l'homme rajustait son ceinturon, et remettait son képi. « Bonne
chance, dit ce dernier, impassible. — Merci. » Puis, dès que la petite auto rouge
s'esquiva en douce dans la rue sinueuse et vespérale, le maître — moins
sympathiquement — frotta ses petites pattes-fleurs : « Hi-hi-hi. Il a rampé. »
« Mais, mon ami, qu'est-ce que cette ineptie !? » Pardon, mais ce
qu'est un happy-end, moi, je le sais... Et quelle histoire serait celle qui se
terminerait par : vos papiers s'il vous plaît, et terminé. « Une très bonne petite
histoire. » Et c'est-y pas le maître qui a dit que ce qui était vrai là-dedans
n'était pas totalement vraisemblable, que seul était vraisemblable ce que moi j'y
avais introduit, c'est-à-dire ce qui n'était pas arrivé. « Ce n'est pas moi qui l'ai
dit. » Et par ailleurs, si de l'art on retire l'artifice, que reste-t-il? En une sage
occurrence, il s'exprima ainsi : « Dichtung und Wahrheit » — et le maître savait
pourquoi. Un jour, il caractérisa ainsi les aspirations artistiques : « Der Drang
nach Wahrheit und die Lust am Trug » — c'est-à-dire : que l'ardente aspiration à la
vérité est en même temps le plaisir de duper ; que ce sont ces deux choses qui
engendrent les arts. Et toc.
Cela dit, retournons à la situation initiale :
Esterházy était excessivement content de lui, du fait qu'il soit un homme tellement
remarquable, mais quand, par la grande vitre arrière de l'auto qui s'éloignait, le
belami jeta un coup d'oeil, et que son visage, à mi-chemin entre le sourire et les
larmes, ressembla absolument au présentateur du Cabaret Politique, il posa la main
sur l'épaule du poète qui se dirigeait déjà vers l'entrée, et dit : « Ouf,
cornouiller*
n
, on a eu chaud. »
Jegyzet ici, nous employons le mot aussi dans son
acception poétique
Entre-temps, dame Gitti s'était installée dans son long peignoir, et
elle s'enquit anxieusement du chien. Sieur Imre, jouant de sa voix en virtuose,
laissa un long moment dans le doute la jolie jeune femme, qui ensuite — dès que la
supercherie fut éventée — se montra d'autant plus rassérénée.
Bien plus : biscuits salés et pommes s'alignaient déjà sur la petite
table à l'intention de ceux qui rentraient. Cela frappa sieur Imre. Mais le maître
l'arrêta d'un geste : « Ses mains de fée », souffla-t-il. Comme sieur Imre commençait
à tripoter le cendrier, la dame le menaça dans les règles. « Si vous semez des
cendres sur le plancher... ! — Mais je ne fume pas. — Alors, il est franchement
impardonnable que vous semiez des cendres sur le plancher, sourit la femme, avec son
intelligence policée. Et il y a aussi des noix au miel. » Sieur Imre s'en réjouit ;
sa mince tête d'intellectuel, à laquelle une barbe donnait du relief, se redressa
impétueusement. Ainsi qu'il le fit savoir par la suite — déjà déçu —, il pensait que
c'était une gourmandise (du Maroc), des noix fourrées au miel ou quelque chose de ce
genre. On peut donc imaginer, avec une telle position de départ, son ahurissement
lorsque le maître — qui, au cours de la réunion, se comporta en véritable père de
famille, servit tous les plats, coupa les tranches, de surcroît avec une adresse
exceptionnelle, et n'oublia même pas de verser les tournées — apporta les noix, et à
part, dans un petit récipient de faïence, le miel. « En quoi sont-ce des noix au miel? Manger le miel, manger les noix. En quoi? — Le
facteur temps. — Aha — le poète attrapa le mot au vol —, comme cigale et fourmi. — Laurel et Hardy. — Fancsikó et Pinta. — Suffit ! »
brailla le maître.
Sieur Imre ne tourna pas longtemps autour du pot, il dégaina ses
poèmes, et les fourra dans la main du maître. Celui-ci sut aussitôt ce qu'il devait
faire, et s'attela à la tâche. Son visage était austère, ce qui le rendait beau. (Il
écoutait d'une oreille l'échange égrillard entre Frau Gitti et sieur Imre ; sieur
Imre, s'affublant de plaisanteries colossalement faibles — que le maître, de nos
jours, apprécie de plus en plus —, remettait en question la paternité du maître —
releveur du compteur de gaz, etc. —, si bien que celui-ci, ayant terminé de lire les
poèmes, avant tout, exprima ces mots entre ses lèvres : « Je veux son nom ! Le nom de
cette canaille de ramdam ! » L'épouse ne fit qu'en rire. « Amstram- gram »,
répondit-elle, ou quelque chose d'analogue. L'explication du triste sentiment
d'exclusion de sieur Imre pour lors est la suivante : d'une
part, à bon droit, il s'offusquait de ce que le maître divisât son attention, de
l'autre, à l'ouïe de cette sorte de langue conjugale — eh oui, elle se développe
nécessairement —, il ressentait de la gêne, laquelle est proche parente de la
rage.)
Le maître lisait. Même si son visage austère n'était pas un masque, la
chaleur n'en inondait pas moins son coeur. Il se disait qu'il était rassurant que
sieur Imre existât ; qu'il garantît les choses. « Moi, du moins, ça me rassure
beaucoup » — il baissait la flamme. Cela, le maître ne le pense pas au sujet de
beaucoup de gens, mais quand même de quelques-uns. Une fois qu'il eut étalé les
feuillets comme des cartes, et les eut regardés ensemble, puis à nouveau un par un,
puis au verso, pour les remettre en tas derechef et poser ses doigts écartés sur les
feuillets, comme s'il leur donnait sa bénédiction, il improvisa un petit discours,
sorte de modèle du genre. « C'est beau. » Puis il rendit le dossier, l'ayant refermé
avec sollicitude. (Ainsi que quelqu'un, un réalisateur, lui en avait un jour fait la
remarque : « Avec quelle tendresse tu traites les papiers ! La façon dont tu ouvres
ou fermes un cahier. » Cela avait mis le maître très en colère, mais il n'en avait
rien montré.)
Ils mangèrent des dattes, puis des pommes, ce faisant, ils bavardèrent
mollement de ceci et de cela, et ils se sentaient fantastiquement bien. À l'un des
tournants, le maître s'empara d'un livre de dame Galgóczi, à qui il pense toujours
avec respect, et dit en hochant la tête : « Son caractère éphémère est si torrentiel.
» Mais à ce moment-là, ils étaient déjà debout, prenant congé.
Dehors, près de l'auto, sieur Imre mit ses lunettes. « Combien de
dioptries? demanda le maître séance tenante. — Pourquoi?» L'homme de haute taille
tourna son visage vers lui. « Pourquoi tout le monde me demande ça? » Mais le maître
fournit la bonne réponse. « Moi aussi, j'en ai ! Je te demande ça comme une taupe à
une autre ! »
Sieur Imre chauffa le moteur si longuement, si méticuleusement, que le
maître ne put attendre, car il commençait à grelotter, comme de juste. Sieur Imre se
pencha une dernière fois hors de l'auto, et cria une citation d'Artmann au prosateur
qui claquait des dents, chose d'actualité, car là-haut dans le ciel, le grand Visage
Pâle versait sur eux son jaune sourire bienveillant. « Ombres longues. Ombres
longues. » (Ce n'est pas la citation, c'est une pensée.)
43. « Il est mort », avait dit l'entraîneur à l'entraînement du
vendredi. Ils étaient debout. Et un peu entre-temps : « Courez deux tours ! » Tout en
courant, le maître piaulait comme un chien. À bouche fermée; il entend de l'intérieur
sa plainte sans voix. Il évitait les regards, et les autres évitaient le sien. Ils
couraient, plus rapidement que d'habitude. Le maître n'aimait pas vraiment
l'Arrière-central, parce que ce n'était pas un bon technicien ; sens du placement,
aptitude au tir, etc. Les buts encaissés le dimanche, c'était nettement... (« C'était
lui qui en portait la responsabilité. ») Leurs rapports consistaient donc en
plaisanteries avant le match (l'Arrière-central avait le sens de l'humour, tout au
moins il blaguait), et en grognements après. Ils ne se connaissaient pas. Mais cette
superficialité rendait la chose encore plus grossière. Après les deux tours, ils
jouèrent sur une moitié de terrain, pour l'essentiel, ils laissèrent tomber
l'entraînement, ils jouèrent peu à peu leur effroi (de même que le maître le fait
d'ordinaire pour sa mauvaise humeur), le quatrième but qu'ils encaissèrent fut suivi
d'une dispute passablement grave. Ils furent battus de justesse, 6 à 5. « M'enfin
quand même, qu'est-ce qui lui est arrivé?» demanda quelqu'un sous la douche, parce
qu'il ne supportait plus de se taire. « Rien ne lui est arrivé ! » cria
l'Avant-centre (il habitait le même immeuble que l'Arrière-central ; ils avaient même
une femme en commun). « Rien ! » Il se planta sous la douche, et ses cheveux blonds
croulèrent lentement en avant, trempés. L'eau coulait en traînées sur son visage. (Il
était un peu allumé, comme en d'autres occasions, avait foutu une trempe à Ági, comme
en d'autres occasions, avait mangé chez lui une livre de pain tout en grignotant du
salami, comme en d'autres occasions, puis il s'était aussi accroché avec sa mère,
avait claqué la porte derrière lui, et avait crié qu'il s'en allait pour toujours ;
ça se passait comme ça chaque semaine, avec peu de modifications.) -------------Le
dimanche suivant, le maître était déjà en chaussettes, il se souvient nettement du
froid dallage, et des trous dans ses chaussettes, quand l'Arrière-gauche sortit,
sérieux, les crêpes de deuil. « Ils étaient à côté des chevillières ! C'est là qu'ils
étaient !! » Auparavant, encore aux prises avec les chaussettes — quelle est la place
la plus avantageuse pour les trous —, il avait pensé qu'il aurait peut-être été
convenable de faire ou faire faire des crêpes de deuil, mais aussitôt — sans pouvoir
dissocier les unités de temps — il avait également pensé que c'était mieux ainsi, «
au moins, nous ne serons pas noués dès que nous nous regarderons ». Mais il y avait
des crêpes de deuil. Tout le temps que l'Arrière-gauche passa à assujettir le ruban à
son bras gauche avec une épingle à nourrice (l'épingle sortait systématiquement du
tissu pincé, l'Arrière-gauche la poussait avec son ongle), tout le temps, le maître
ressentit une peur animale à l'idée que l'épingle puisse
percer la veine.
Après le coup d'envoi — ç'avait été convenu —, l'adversaire envoya la
balle en touche, et l'arbitre siffla. Beaucoup de spectateurs étaient venus, la
plupart des gens de la briqueterie, créant une chaude ambiance; ils finirent par
comprendre de quoi il retournait, hélas, jusque-là des réflexions malséantes avaient
fusé, mais ensuite, le silence se fit. « J'étais sur le cercle central, je voyais
bien comment l'arbitre au garde-à-vous tournait lentement, lentement son poignet, et
y jetait un coup d'oeil pour voir combien il restait de la minute. Car l'abruti la
comptait exactement. Je ne savais où regarder. En face, l'avant-centre de
l'adversaire mastiquait du chewing-gum. » Le maître baissa les yeux sur ses
chaussures. Il fit bouger ses pieds dedans. (Depuis que sieur György, avec une
nonchalance de grand seigneur, lui avait fait le don typique de deux paires de
chaussures, une pour « canarder » et l'autre pour s'entraîner, depuis il avait
grand-peine à décider laquelle mettre concrètement; herbe glissante, terrain dur,
adversaire dur — les modalités des crampons.) Sur le mâchefer noir scintillaient des
éclats de verre. Le vent se renforça : le mâchefer noir s'envola, bruissant, et les
cheveux des garçons s'envolèrent, bruissant devant leurs fronts, le maître entendait
sa propre respiration, comme s'il avait eu un polype nasal. Dans son dos, sur le
gigantesque monticule d'ordures derrière les buts, un Berliet faisait du vacarme. «
C'est alors que j'ai regardé le drapeau de coin. » (Afin de ne pas éclater en
sanglots.)
44. « Hohééé, Dóhóra, notre petite fille, hohé. » La voix se déversait
d'au-delà des cimes, et fit au maître le même effet qu'à chaque fois : comme si on
l'avait assommé. Le grand visage soigné de Veverka forçait à nouveau l'entrée. Le
maître était assis en compagnie de ses cahiers, dans sa superbe chambrette à rideaux,
il s'était dépensé toute la journée (seuls les couches, le pain à beurrer et les
poubelles lui avaient procuré quelques moments de répit), toute la journée, laquelle
semblait maintenant écoulée. Jozef Veverka prenait déjà de l'ampleur devant lui, dans
son manteau de peau retournée ! « Je l'ai fait faire à Vonyarcvashegy. » (« Parole. »
Et?!) Il fit un clin d'oeil au maître, à qui cela donne la chair de poule : « C'est
moins cher comme ça. » Ce fut plus fort que lui : « De combien ? — Que je divise, que
je multiplie et que ça fasse tant ou tant, en un mot comme en cent, Péter, ça valait
le coup. En comptant l'essence, bien sûr. — Alors c'est bien », et il invita le
couple à s'asseoir. « Bien que nous ne restions pas longtemps, nous pourrions enlever
nos manteaux. » Tout le monde rit, le maître reçut des tapes patriarcales dans le
dos, et en fut pour sa courte honte. « Même Gitti riait. » (Pauvrette, elle se
trouvait entre l'enclume et le marteau, dans la classique situation de conflit.)
Il aida donc Mme Veverka à ôter son manteau. « Comme vous êtes chic
aujourd'hui, ma chère », roucoula-t-il avec lassitude dans les cheveux de la
minuscule dame. Quelqu'un de fragile, au-delà du travail, des hommes. « Oh, Péter,
Péter, ne dis pas de bêtises ! » (Pauvrette — elle aussi —, la façon maligne,
humiliée — le Veverka ! —, misérable, espiègle, qu'elle a de glisser sous le bas du
dos du maître le drap blanc — la moitié de drap —, pour qu'il ne salisse pas la
nouvelle housse du fauteuil empire... Une fois, en guise d'exemple, elle avait
allégué que son Jozef lavait lui-même ses chaussettes tous les matins à l'aube, alors
que le maître venait justement de se lamenter avec complaisance, disant qu'il ne
savait même pas coudre un bouton. Eh oui. « Ben ouais, fit-il, si je transpirais
autant des pieds que Jozef— le maître en est très fier : il ne transpire pas des
pieds —, moi aussi, je me muerais en raton laveur. — Allons donc », rougit Mme
Veverka. Sans aucun doute, l'assertion magistrale était vraie. « Vous ne me croyez
pas ?! » Comme bien souvent, il visa trop loin dans ce domaine de la plaisanterie,
chose sur laquelle on avait déjà attiré son attention ; cette fois, concrètement, ce
fut dame Gitti qui assuma l'ingrat devoir. « D'ailleurs, toute la rue S. s'en plaint
à moi. Et puisque nous en parlons, ne me pince pas Gitti — car la bonne dame avait eu
l'intention de mettre un terme au déferlement poétique sans tact, mais le maître
avait réagi comme le faisait jadis sieur György quand, on ne sait comment, il
débarquait dans la bonne société, et que le brave grand frère le rappelait, par des
pressions du pied sous la table, à l'usage idoine de certain ustensile à découper,
l'exhortait à des expressions plus nuancées, etc., et le résultat : la rebuffade
brutale de sieur György, qui remportait toujours un grand succès dans les milieux
adultes ; depuis qu'il était au monde, le maître était un petit garçon simple, bon
élève et bien élevé contre vents et marées, mais au fond, ce n'était pas récompensé
en conséquence —, puisque nous en parlons, cela choque dans la
rue que les socquettes de Jozef soient suspendues aux fils
électriques, il y aura un court-circuit, éventuellement même on sera retardé dans son
travail, et qui devra indemniser ça ? Je crois que c'est compréhensible. Dites-moi,
maman, mais sincèrement, c'est vous qui indemniserez ça?! » On peut imaginer la
scène.)
Le maître, s'étant répandu dans son vieux monstre de fauteuil, n'était
pas exactement comme-il-faut. C'est alors que Jozef Veverka dit coup sur coup : «
Péter, pourquoi tu ne tournes pas la pandanus veïtchi vers le soleil? » « Où est le
vase à fleurs? », Le maître, avec une amabilité pincée, se débarrassa des questions
comme le chien de l'eau, et ensuite, le silence ne fit que croître. (Mme Veverka et
Frau Gitti s'affairaient dans la cuisine. Ils avaient apporté, disons, 6 x 10k unités d'oeufs, wie gewôhnlich, 3 kg de carottes, du céleri, un
peu de bouillon de poule et des patates dans un cabas. « Chérie — le maître commenta
les visions culinaires, une fois passé le plus gros —, m'enfin pourquoi tu n'as pas
dit qu'il en restait encore 100 de la dernière fois... Ah, ventrebleu ! » Pardon. Un
jour, dans une situation intime, il caractérisa ainsi la chose, avec chaleur : « Ma
Guittouche, tout de même, c'est une mésalliance ! ») Dans le
silence, Veverka ne cessait de faire la lippe. Vexé, il faisait la lippe. Le maître,
sensible, se caressa les tempes, et sautant sur ses pieds, beugla : « Que
voulez-vous, cher Jozef Veverka?! J'ai deux enfants, j'ai fait mon service militaire,
et on a parlé de moi dans le Népszabadság*
n
. Veuillez aller vous faire foutre avec votre pandanus veïtchi!!
»
Jegyzet de façon
négative
46. Ce n'était pas une chose simple, qu'il y eût là des vestiaires qui
n'y étaient pas. « Le paradoxe, mon ami, ne fait pas de bien à l'homme sain d'esprit.
» Voir la destruction ainsi face à face, cela avait fait craquer quelque chose, et le
maître sentait que l'équipe allait peu à peu se désagréger. Le local d'un club,
l'ordre des vestiaires : étaient des signes extérieurs qui créaient un semblant de
club, d'équipe. « Mais vous savez, mon chou, cette pauvreté renforçait l'amateurisme.
» Les footballeurs devenaient joueurs de foot. Même le maître... ! Cela aussi, il a
dû le vivre ! Lui, n'est-ce pas, ne se mettait jamais en colère, par exemple, quand
les vestiaires (les vieux) étaient humides, et quand, sur le banc vétuste, les lattes
en jouant lui pinçaient facilement la chair, quand le crépi, lorsqu'il se renversait
étourdiment, tombait sur sa tête, sur ses grands cheveux en broussaille, et que 3 ou
4 jours après, il trouvait encore sous ses ongles en train d'accomplir un inconscient
grattement, des particules de mur, ou quand, lors du dégel printanier, ou à cause des
pluies automnales, ou du fait d'autres motifs concluants, les eaux remontaient, eh
bien lui, sans geindre, il jouait l'équilibriste sur les passerelles posées sur des
briques instables. « Nous sommes une petite association » — et il l'assumait.
Mais être obligé de patauger autour d'un grand baquet, plus le tuyau :
et que ça, ce soit le bain ! C'en était trop. Ça n'était même pas compensé par le
fait que, derrière la chaudière, autour d'un autre baquet, les handballeuses se
pressaient ! — Bien sûr que non, puisque cette possibilité, dans le cas d'un bain
réel, existait à un degré encore supérieur ! Ils ne sont pas encore nés, les
vestiaires ou les bains où l'on ne pourra pas lorgner. Là-haut par exemple, là où
sortait le tuyau du poêle ! « On va au cinoche », disait en son temps quelque « grand
», et il montait sur le banc (le même banc), faisait jouer une brique, écartait le
tuyau, et vas-y donc. « On n'en est encore qu'aux actualités ! » Mais le maître
n'allait jamais au cinoche. Il aurait bien aimé, seulement, hélas, il avait trop
pitié des filles. « Vous savez, mon ami, la façon dont elles se lavaient, alors
j'avais pitié d'elles. » Et en effet, il est vrai qu'à cette époque, son tour serait
venu assez tard. Sieur Holubka lui posait beaucoup de questions sur les filles. «
Surtout sur une dénommée Moni. » « On va leur envoyer une carotte ! En cadeau,
promettait-il. Si elles perdent, alors des râpées ! » Mais il se bornait à promettre.
Dans ces moments-là, ses mauvaises dents bougeaient sombrement, et la salive giclait
entre elles. Le maître aimait sieur Holubka, mais pas dans ces moments-là, et il ne
comprenait rien à rien. Voilà ce qu'était alors le cinoche. Et maintenant que sa
personnalité s'est épanouie, qu'en estil ? « Matons un peu les gonzesses », dit le
Jeune Demi, qui avait l'âge où l'on peut encore penser naturellement : je serai un
footballeur professionnel, un grand. Il avait la grosse tête, et feintait un peu
beaucoup. « Töröcskei, mon fils, disait le maître, protecteur, compte. Compte, et à
la feinte (n-1), passe la balle. » Pour ce qui était de l'effet... « Bof, elles ne
sont même pas poilues. » Le talentueux jouvenceau sabordait son propre plan. Comme le
maître levait brusquement les yeux — autrefois, ç'avait été sa problématique
favorite, à lui aussi —, il rougit. Le maître hocha la tête, répondit à tout cela
d'un geste plein de sagesse et de mélancolie ; il partit en avant chercher un bon
ballon : qui soit relativement rond — sur la plupart, il y a une gentille petite
protubérance ; l'Étalon-moustique la caresse en disant : « Le petit Sancho ! » —,
donc à peu près rond, pas trop léger, pas trop lourd, mais un tantinet plus mou que
nécessaire, parce que le maître les aime comme ça.
Sieur Armand était sur le bord du terrain, sa puissante silhouette
projetait une ombre trapue sur l'herbe verte. Le maître, jonglant avec le ballon
choisi, s'approcha de l'entraîneur. Son bras velu étincelait dans la lumière, excepté
à son poignet où se situait sa montre, avec un épais bracelet de cuir minable,
craquelé, semblable à celui du père du maître. Dans la main de l'entraîneur,
l'inévitable cahier à spirale — cahiers à spirale ! quels compagnons bons et mauvais
pour le maître, encore une nuance pour laquelle nous nous faisons un plaisir
d'éveiller nos compétences, lui-même, comme par exemple sieur Tibor Déry, pour
éclairer la chose d'un exemple, le maître lui-même écrit dans un cahier, et oh ! non
pas à la machine, que nenni, partant battu dans ce monde technocratique, il écoute
les mélodies éternelles des chardonnerets, des fauvettes, des taupes, tout en
réfléchissant avec son scepticisme responsable sur le monde (socialiste) —, une sorte
de mémento d'entraînement, et dans sa main le stylo hésitant vacillait, il pianotait
le long de la spirale, etc. — ça aussi, le maître connaissait.
« Il n'y a pas foule », dit Esterházy. L'entraîneur fit un geste
véhément, et le vent du geste, conformément à l'intention, atteignit le maître,
puisque cette remarque était un peu légère. Pour sieur Armand,
tout ce qui était important : était sacré. Ce n'était qu'à propos des choses
accessoires que son humour, au demeurant suggestif, sa malice souabe émergeaient. Par
ex. : « Tu es comme le cor, on t'aime le soir au fond des bois », avait-il dit à un
arbitre, pour se retrouver suspendu pendant six mois à la suite de cela. Il n'en
allait pas de même pour les plaisanteries du maître, comme nous pouvons le constater
page après page, le coeur saignant et tremblant.
Le maître faisait des fioritures avec le ballon. Son regard tomba sur
ses chaussures de sport, et comme la balle lui faisait périodiquement faux bond (ou
la gravitation, ha-ha-ha), il pouvait voir les chaussures décousues, en particulier
la gauche, en dessous la chaussette, en dessous — même s'il ne le voyait pas, il le
savait — son gros orteil meurtri : le décousu se propageait jusqu'en bas à travers
chaque strate. Le ballon s'envolait de plus en plus haut —
la production devenait difficile ; à ce qu'on dit, on voit comme celui qui progresse
assidûment vérifie tout, à ce qu'on dit, sieur Titi Göröcs a tiré 30 fois à 20 ou 30
mètres de haut —, il avait le temps de jeter un coup d'oeil à sieur Armand pour voir
s'il voulait dire quelque chose, mais ce dernier se contentait d'écrire dans le
cahier, avec une obstination taciturne (le maître faillit fondre en larmes, à voir
cet effort disproportionné — mais non superflu ! hoho, que
nenni ! : « Qu'est-ce que tu écris, mon pauvret, pour l'amour de dieu ! », et cette
phrase peut si bien s'étendre aux personnes), c'est ainsi que
son grand regard perçant glissa vers l'arrière-plan, parmi les tas de gravats et les
piles de briques. Sortant du bâtiment démoli, des barres de fer pendaient vainement
dans le monde extérieur, une épaisse poussière recouvrait tout. Il y avait aussi des
tiges de roseau sèches, en gerbes. « Venues d'où, dans quel but? — Surtout ces briques adipeuses ! » Ces reliquats de mortier sur les briques,
vrai, déprimaient beaucoup le maître. Les chaussettes tombaient sur les chaussures.
Il aimait que les chaussettes — même à l'entraînement — couvrent les tibias, il
n'était pas partisan du « rabattement », mais les chaussettes, au fil de longues
années, avaient rétréci au point que l'usage inévitable de caoutchoucs pour conserves
était devenu incommode et douloureux : nous pensons aux tranchées profondes,
violacées causées par les caoutchoucs. Près de l'entrée, de l'entrée d'antan
s'étalait une armada de chaussures de sport. Le réaménagement avait produit son effet
sur la réserve (elle avait disparu), le résultat de cette réorganisation était cette
exposition. « Quelles chaussures crève-coeur ! » Ceux qui ont
déjà vu une masse de chaussures de sport usagées — pétries, déformées, les trépointes
flottant au vent —, ceux-là peuvent savoir quel lamentable spectacle c'est ! Comme
une fosse commune.
L'entraîneur ferma son cahier. Le stylo, entre deux feuilles minces et
légères, faillit être broyé. « Je leur ai dit qu'ils étaient des salauds. » Sieur
Armand parlait comme s'ils poursuivaient une conversation. Le soleil brillait, le
vent soufflait : à cause de la fraîcheur de l'air, les contours — ceux du bâtiment
amputé, de la colline en retrait, des arbres remuants — étaient significatifs. La
fumée de la chaudière se rabattait désagréablement. Le chuchotis du vent donnait
l'impression qu'une machine cinématographique susurrait ; qu'on disait maintenant le
texte sur un film d'amateur en super-huit ; la synchro ; il y avait par conséquent
une sorte de « décalage ». « Je leur ai dit, vous êtes des salauds, et on n'a pas le
droit de faire des choses pareilles. » Cette fois, le maître laissa échapper son cher
instrument, le ballon : telle une larme, il tomba de son cou-de-pied. « Comment? »
L'avant secoua la tête. Sieur Armand, voyant qu'il n'était pas au fait des grands
titres, éclata de rire. « Quelles nouvelles ? On se défend ou on attaque ? — La
meilleure défense, c'est l'attaque » — le maître faisait la moue d'avoir été ainsi
réprimandé (car on peut aussi le prendre ainsi : pour une réprimande). Puis soudain,
comme bien souvent dans les affaires économiques, il eut une illumination : « Il n'y
a pas d'argent? » C'en fut fait de la bonne humeur superficielle de sieur Armand, de
nouveau, la probité morose s'empara de lui. « Moi, je ne sais pas ce qu'imagine un
pareil directeur ? Ce qu'est un directeur ? Moi, je suis contremaître. » Le maître
acquiesça, un peu décadent; encore heureux qu'il n'accompagnât pas le geste d'un
effet sonore. « Tu comprends, c'est ça la saloperie. Il veut faire copain-copain, eh
bien d'accord : faisons copain-copain, et aujourd'hui, il dit qu'il regrette, sans
explications. Il regrette. — Quoi? D'avoir fait copain-copain? — Des clous. Pas
d'argent. Qu'il n'y ait pas d'argent. Mais nom d'un chien, dans ce cas, qu'il ne
fasse pas démolir le vieux merdique. » L'exaspération extraordinaire de sieur Armand
est bien caractérisée par l'emploi de ce mot, cette mention vulgaire des excréments :
autrement, il évitait avec un grand soin les vilains mots; de temps à autre, il
blâmait même le maître, qui dans l'ardeur du jeu, ou quelquefois pour des raisons
stylistiques, ne dédaignait pas de les employer. « Il le fait démolir, ensuite il dit
qu'il regrette. » Le maître surmonta ses préjugés, et à grand-peine demanda : «
Kacsoh ne peut pas nous procurer de l'argent? » Ainsi parla le grand homme. « On l'a
remplacé. Malheureusement », ajouta sieur Armand. (Leurs opinions sur Kacsoh étaient
proches; voyez dans quelle marginalité ils se trouvaient.) Le brave homme poussa un
grand soupir, et agita les mains ; sieur Armand était outilleur, et très fier de ses
deux mains : « Deux fiiines pièces — il imitait affectueusement le maître (ce dernier
dit souvent : fin texte, fine gonzesse, fin joueur — pour passer par les points
cardinaux) —, deux fines pièces » — il tournait et retournait ses mains courtaudes,
épaisses, dans les rides profondes desquelles s'incrustaient crasse et huile d'un
noir ancestral ; en ce moment, c'était précisément ces deux mains-là qu'il
agitait.
Après un soupçon d'atermoiement — va-t-il le dire à haute voix ou non
—, le maître dit à haute voix : « Poing d'ouvrier, poing d'acier, abats-toi au bon
endroit. » Sieur Armand ne fit pas comme s'il croyait que le maître plaisantait (il y
a des péripéties qui séparent, et d'autres qui inspirent l'identité !), et fit un
geste d'impuissance. À présent, ils se regardaient. « Il s'abat, et comment. Tiens.
Tu sais avec qui je dois lutter jour après jour? Pour qu'on laisse partir les mecs le
jour de l'entraînement, pour qu'on affecte les fonds du sport à ce dont on a besoin,
pour qu'il y ait au moins des chaussures, et qu'on apporte les équipements là et
quand il faut, pour qu'on ne crève pas de honte. » Oui : c'est comme le bain dans le
baquet. Les équipements doivent être sur place. Ça ne devrait peut-être pas être aux
joueurs de s'en occuper, quand même ! !
« Je dois lutter contre Laci. » Le maître resta incrédule. « Laci
Kohut ? » Il avait déjà entendu les « enfants » — peu à peu, eh oui, le maître était
devenu le doyen ! — dire que quelque chose « clochait » avec Laci Kohut. Que c'était
une « bête puante » (pardon), ainsi que l'avait formulé le silencieux Arrière-gauche
; mais il avait des préjugés, ou était justement objectif, car sieur Kohut avait
entrepris la femme de l'Arrière-gauche. « Alors que le pain était déjà au four depuis
3 mois. » La fille filasse du libre-service ABC. « Alors quoi, mon gars, on n'aura
tout de même pas fait la préparation de fond pour rien ? » avait goguenardé le
maître, en entendant parler des noces. Le petit prématuré de 4 kilos ! Mais ensuite,
le maître s'était rembruni. Un jour, lors de la douche — « de manière assez mufle »
—, il avait même demandé : « Dis, mecton, est-ce que tu aurais convolé, autrement? »
Puisque telle est la maudite question qui se pose. Le garçon ferma le robinet. Les
autres avaient déjà fini de se doucher. Le maître a peine à s'arracher au merveilleux
jet d'eau douloureusement brûlant. Il y eut un silence. « Un garçon intelligent, mon
ami, dans le civil. Par ailleurs, un arrière précis, matraqueur. » Il regarda le
front du maître (par conséquent, pas les...), et dit intelligemment : « La question ne s'est pas présentée ainsi. » — Et il eut un rire
forcé, dont en revanche le maître se serait passé de gaieté de coeur. La version
était que la femme de l'Arrière-gauche, l'épousée de fraîche date, avait tout juste
éconduit sieur Kohut.
Sieur Kohut jouait encore quand le maître avait commencé. « C'était un
type qui se défonçait. » Les sieurs Armand et Kohut étaient semblables à Gog et Magog
(pour se concilier aussi un milieu culturel de ce type) ou aux noix
au miel, etc. Depuis les juniors, ils jouaient ensemble, ils étaient demis
aile — « Laci et Armand ! » —, leur grande renommée locale volait de terrain de
banlieue en terrain de banlieue. « Ils portaient le terrain sur leurs épaules, comme
Gyuszi Rákosi. » « Nous, on se faisait encore tuer l'un pour l'autre sur le terrain
», puton entendre souventes fois. Et le maître avait la vague impression de quelque
chose de ce genre ; un jour, sur le stade de la Filature, le joueur encore en
activité à l'époque, sieur Kohut, lui avait hurlé, presque hors de lui : « Mon gars,
meurs sur place, ou va te réhabiller. » « Il l'avait dit ainsi : réhabiller. » Le
maître accompagnait l'évocation d'un sourire acerbe, comme s'il reconnaissait ses
propres limites : « C'est pour ça que je me souviens de tout
le reste, uniquement pour ça. »
« Le camarade Kohut est un bon camarade, dit brièvement l'entraîneur.
Il est cadre supérieur à l'usine, et il met des bâtons dans toutes les roues
possibles. — Mais pourquoi? » demanda puérilement le maître. L'entraîneur haussa les
épaules, amer. « C'est plus simple. Ne rien faire semble toujours plus simple. Et
comme tout ce qu'il fait contre moi, ou par conséquent contre vous, signifie qu'on ne
débourse pas d'argent, comme ça, il a même la cote auprès des autres. — M'enfin,
combien d'argent ça peut faire? Rien. — C'est ce que j'ai dit, moi aussi. Les petits
ruisseaux font les grandes rivières, voilà ce qu'il a dit. Là-dessus, j'ai claqué la
porte si fort que la petite secrétaire, ben évidemment..., s'est à moitié étranglée
avec son sandwich au jambon ou quoi, quand j'ai pris le virage dans l'escalier, je
l'entendais toujours toussoter en répétant : Oh là là, camarade Kohut, c'est pas
pohossible, camarade Kohut... »
Le maître recommença de jongler avec le ballon, en
finesse, silencieusement, pour ne pas déranger. « Les stages d'éducation
politique, pour ça, il est fort. » Le maître écoutait le mugissement du vent qui
s'introduisait dans l'esthétique géométrique sans pareille (poteau, angle droit,
drapeau flottant, filet ondulant, verdure, etc.) que lui procure tout stade. « Ah
bon. Bref, c'est Kohut que tu as envoyé promener. Tout à l'heure j'avais compris : le
directeur. — Tu n'y comprends rien. On voit que tu n'as fait qu'étudier toute ta vie.
» Entre nous soit dit, il respectait le maître pour cela, ici, c'était d'une part une
manière de parler, de l'autre, l'expression d'une critique réelle, au lieu d'une
analyse plus nuancée de la part de sieur Armand. « J'ai bénéficié d'un traitement
graduel. D'abord, n'est-ce pas, le camarade Kohut m'a convoqué. — Déconne pas. Même
toi, il te convoque ? — Il m'a téléphoné : viens voir en haut,
mon vieux. » Le maître opina, rassuré. « Pourquoi tu es content. Qu'est-ce que ça
changeait ? C'est en le tutoyant que je lui ai claqué la porte au nez ! Être poli,
c'est tout ce qu'il y a de plus facile. Vieille branche par-ci, vieille branche
par-là. » Sur ce point ils étaient d'accord. « Bon. Et donc, après ça, le directeur
t'a convoqué, c'est avec lui que, depuis ta plus tendre enfance... — Non. Je suis
monté chez lui sur ma lancée... — On t'a laissé monter ? demanda le maître,
renseigné. — La mémé, la vieille secrétaire, aurait piaillé,
mais la porte bouffante était ouverte, j'ai vu qu'il était là, et qu'il n'y avait
personne avec lui. »
« Et vous avez ranimé les vieux... », dit le maître trivial, et il se
tut de même. Sieur Armand brimbala fièrement sa grande tête. « Ah là là. Cette fois,
c'était du camarade en veux-tu en voilà, et le vouvoiement aussi... — Et ? — Je lui
ai dit : arrête ton char. Je ne suis pas venu ici pour entendre parler de fourchettes
étroites, et de fonds prévisionnels par-ci, et de contraintes budgétaires par-là.
Tout ce que je veux dire, c'est que c'est une saloperie, nom d'un chien. »
« Là, je ne te crois pas », dit le maître, parce que c'était ce qu'il
pensait. Le ballon s'arrêta. Sieur Armand éclata de rire. Ce n'était pas un rire
spontané, mais un rire d'opportunité — les deux choses se voyaient. « Moi, je suis
tranquille. Et j'ose dire n'importe quoi. Ils peuvent bien varier comme ils veulent,
moi, je turbine. — Hum-hum, fit le maître. — Tu comprends. Il faut toujours quelqu'un
pour turbiner. — Il faut aussi toujours un directeur, dit le maître à voix basse,
m'enfin ça lui était venu à l'esprit. — Bien sûr, rit sieur Armand, et il devint
clair que l'outilleur avait prévu l'objection, et qu'ainsi, le maître n'avait fait
qu'entrer gentiment dans cette prévision —, bien sûr qu'il faut un directeur.
Seulement, pas toujours le même. — Toi aussi, on peut te virer. » Sieur Armand
continuait à s'amuser. « Bien sûr. Mais moi, même dans ce cas, je reste ce que je
suis. Outilleur. »
Le maître baissa les yeux. (« Quand il n'y a rien à perdre, voilà la
situation morale », et il se frotta les lèvres, en une autre occurrence.) Ses
chaussettes trop courtes, en se roulant, tombaient sur ses chaussures. Soudain,
lui-même ne savait pas pourquoi, il se pencha pour nouer ses lacets, ce faisant il
caressa ses tibias noueux. Devant le maître accroupi, sieur Armand se dressant tel un
chêne immense, telle une statue vivante, aurait pu être pris en photo — il aurait
seulement fallu veiller au soleil qui passait derrière lui, ce qui, je pense, est une
simple affaire de technique.
47. — ! (On peut lire encore une fois : [Imre], soudain, sent qu'il
aime tout ici, qu'il est content de tout : de la proximité de [Janka], des herbes, de
la place, des passages cloutés élimés, des feux tricolores, des amusants boutons-d'or
à la tête jaune, aux longues jambes, des contrôleurs énervés, de l'accès sale aux
vécés, des pompiers crétins, de la défaite de Mohács, de la bataille de Kápolna, des
cabines téléphoniques solitaires, de la morosité des exercices et des blancs nuages
moutonnants à l'horizon.) (cf. encore note 55, p. 388).
48. Cher Péter! J'ai reçu hier votre lettre avec les photos. Dóra
riant aux anges est à croquer, le petit Marcel est merveilleux. Je ne le voyais pas
aussi beau, même en rêve. — Malheureusement, un grand ramdam se prépare de nouveau,
et un vent léger souffle. Les serveurs sont très gentils, bien qu'ils grattent sur le
citron, me semble-t-il. Ils croient que je suis si vieille que ça. Ce midi je me suis
enquise des citrons. Maligne, j'ai posé la question comme si j'étais de bonne foi. Le
serveur n'a pas rougi, pourtant j'en étais sûre.
Je peux m'étendre sur la terrasse, un cerisier. En ce moment j'écris
ces quelques lignes au son d'un orgue, c'est pourquoi mon écriture est si mauvaise.
Niki était ici ! Naturellement, nous avons parlé hongrois. À Sydney, il travaille
avec 11 assistants, et tous hongrois.
La Nachtschwester-Zimmer est antipathique depuis le début. La salle
des machines est dans un local voisin. Je ne sais pas si je vais m'y résigner. Vous
savez, Péter, moi qui ai déjà un pied dans la tombe, je ne sais pas si j'ai droit à
un changement. Mais parlons plutôt de mon rêve :
J'ai décidé que quand même, c'était impossible, ce que je faisais.
Vous habitez ici, en bas, et je ne descends pas vous voir. Je suis descendue. J'ai
sonné. La voix de votre Gitti au loin : J'arrive ! Je vous attendais ! Sur l'herbe du
parc voisin de l'entrée, des femmes à peine vêtues se prélassaient. Pouah, que vous
êtes affreuses ! dis-je tranquillement en hongrois. À ma stupéfaction, l'une d'elles
réplique... en hongrois. Là-dessus le portail s'ouvre. Péter est couché à
l'intérieur, dit Gitti, et elle me tend l'enfant. Moi, je ne savais pas que le petit
était Marcel. C'est seulement à ses yeux que je l'ai reconnu. C'étaient vos yeux à
vous. Nous sommes entrés. J'ai fait asseoir le petit sur votre poitrine et je vous ai
embrassé sur le front. Vous vouliez me saluer, mais vous ne pouviez pas vous asseoir
à cause de l'enfant sur votre poitrine. Vous avez marmonné quelque chose qui vous
ressemblait beaucoup, à vous ou à votre style. Je n'ai pas bien compris, mais j'ai
dégagé du grognement quelque chose de ce genre : bon sang de bois ! De votre part,
cela voulait dire que vous vous réprouviez vous-même. Les femmes nues ont toqué à la
fenêtre. Elles tambourinaient et secouaient des noix dans leurs mains ! Là-dessus
Gitti est venue et a emmené les petits enfants. Je me suis réveillée... L'expérience
était presque palpable.
Je suis enfin rentrée, je fais les cent pas dans l'appartement. Sans
canne !! Mais je suis encore faible. J'ai de l'appétit. Je lis des récits de mon
petit pays, quand je ne dors pas.
51. Les journées du maître sont représentatives ; de son point de vue,
c'est flatteur, ce mélange de sublime et de trivial, d'ultime et d'éphémère. Car que
se passa-t-il en cet après-midi lugubre et moite ? Il était sur le point de partir à
l'enterrement de l'Arrière-central, auquel l'équipe prenait part corporativement,
lorsque sieur Kisteleki, le milieu de terrain qui avait connu des jours
meilleurs*
n
, s'approcha de lui et demanda au maître de l'introduire de
quelque manière dans ses notes (dans mes notes! — E.), en ce moment, avant le repos
hivernal (car les équipes allaient bientôt hiberner), sur le plan de la publicité,
cela lui rendrait grand service, vu que la dernière fois, il avait répandu de
l'engrais chimique Carbamid sur le terrain, et que du fait de l'étalement lacunaire à
l'intérieur des dix-huit mètres, à l'extérieur des dix-huit mètres et sur la ligne,
de grandes vilaines boursouflures s'étaient formées sur le gazon, chose dont —
quoique sieur Kisteleki sût bien manier la balle — on lui faisait grief, pis, dès
qu'il arrivait sur le terrain, des réflexions sarcastiques fusaient à son adresse,
émises par les membres de la coopérative. Le maître fut ébloui par le rendement de la
littérature. (« Eh bé, vous savez, madame — avait dit un jour Mâriâcska, qui aidait
un peu à tenir en ordre la maison familiale, quand sa mère,
pour trouver un dérivatif à sa fierté, donnait à lire à Máriácska un
micro-chef-d'oeuvre du maître —, vous savez, comtesse, je ne trouve guère de mots. Ce
qui est trop est trop. Vraiment, je ne suis pas une personne illettrée — de fait,
elle ne l'était pas —, m'enfin ça n'a ni queue ni tête. C'est le monde à l'envers !
Qu'aujourd'hui on appelle ça de l'art ! Eh bé, ne m'en veuillez point, madame, mais ça m'a fait sauter au plafond. » Le maître, selon son
habitude, ne tira pas grand enseignement de l'incident, mais bien sûr, en tant
qu'homme, cela lui donna à réfléchir. — Du reste, c'est son truc. — « Qu'est-ce qui
avait poussé Máriácska à un tel franc-parler ? Pourquoi n'avait-elle pas fait la
lippe avec ménagement ? Inconcevable. — I.e. la dame est par ailleurs passablement
dissimulée. Dès avant 45 elle était rompue à la servitude ; ça existe ; et le
contraire aussi. — Pourquoi est-elle droite comme l'avenue Kalinine?! »)
Jegyzet Depuis, il connaît (a connu) de nouveau des jours
meilleurs.
En une occurrence postérieure, le maître raconta avec une certaine
morgue à sieur Csaba que, comme sieur Kisteleki — se basant sur ses relations avec
l'équipe des Métallos — lui avait donné accès au stade pour le dernier double match,
il l'avait intégré à son roman. Sieur Csaba, le prosateur de Decs, qui a passé son
enfance au milieu de photographies de visages étrangers dans l'atelier du photographe
local (de Decs), au milieu de portraits qui montraient les gens vus de l'extérieur,
exprima sa préoccupation. « Il y a tellement de matches. Tu vas intégrer tous les
revendeurs de billets ? » Le maître, ravi, sourit jusqu'aux oreilles. « Mais
puisqu'il y a tellement de romans ! — Il y aura. — Et puisque d'aucuns naissent
justement ainsi. » (Les signes se multiplient :)
Le maître partit pour l'enterrement. Son imperméable crasseux choqua
un peu. Il y avait du monde. Les feuilles boueuses se tassaient les unes sur les
autres. Les cuivres, entre deux morceaux, secouaient la salive de leurs instruments.
Les directeurs de l'entreprise se tenaient à part en demi-cercle, par hasard. Sieur
Kohut salua cordialement le maître, comme s'ils étaient dans un parc. Il rendit le
salut. Ce furent les femmes et lui qui dirent le Pater Noster. « C'est une chose
compliquée, lieber Freund. » Quand le cortège s'ébranla, il se mit à crachiner. Le
maître baissa la tête, malgré son col relevé, l'humidité atteignit son cou chaud et
vulnérable. Le maître veillait uniquement à ne pas marcher dans les flaques. Sans
doute marchait-il continuellement dedans. « Pendant des
semaines, il y a eu de la boue sur mes chaussures. » Tout autour de la tombe aussi,
il y avait de l'argile fraîche.-------------
: quand ensuite, à cause du labeur consciencieux, les temps traînèrent
en longueur — l'affaire dégénéra quelque peu, petit à petit toutes sortes de tumultes
prirent place, et concrètement, il advint que le maître eut une altercation avec
János Minus (je ne garantis pas le nom), domicilié à A. et propriétaire d'une villa,
à qui le maître avait loué au prix fort sa villa par l'intermédiaire du service des
hôtes payants de l'agence Ibusz, car il voulait que Guittouche — si je puis user de
ce terme : Guittouche — prenne un peu de repos, car entre nous soit dit,
l'affirmation : le maître est un mari modèle est vaine, c'est à la femme seule que
revenait le gros du travail, quant au roman, il faisait franchement honte au nombre
de vaisselles effectuées par le maître *
n
, il se produisit donc une altercation, car le propriétaire de
la villa, qui d'ailleurs était visiblement un homme habitué à commander, croyait que
le maître et les siens partiraient dès dimanche, alors qu'il l'avait louée exprès
pour ne pas être obligé de voyager dimanche soir avec tous les chauffards, mais
seulement lundi, « les mains dans les poches », il montra donc le bon de location
numéroté 205 189, code du formulaire : 211, grâce auquel la situation s'éclairait
avec 100 % de certitude, cependant, à sa grande surprise, cela ne convainquit pas le
propriétaire de la villa, il se borna à y jeter un coup d'oeil rapide, et d'un ton
fort blessant et éprouvant pour le maître, dès le deuxième échange, il lui parla
comme un sergent à un subalterne (le maître aurait été le subalterne), et le maître
réalisa qu'il s'acharnait « avec une puérilité inouïe » (« c'était inévitable, ils
croient tous que le monde leur appartient ! »), et qu'il était près de dire : « Fais
gaffe, j'appelle mes frères ! », mais ensuite, comme le propriétaire s'éloignait en
poussant des jurons, certifiant au maître que lundi à l'aube il le chasserait du lit,
le maître lui promit que d'accord, mais alors il s'enfermerait avec des vivres pour
deux jours dans l'appartement et terminé, et comme le proprio ne faisait qu'en
ricaner, le maître dit : « Et encore quelque chose, grand chef. Surveillez les revues
dites littéraires. Parce que j'écrirai dedans quelque chose qui vous réduira à néant,
vous pouvez miser là-dessus », ce qui fit l'effet souhaité, car, bien que rien de
cela ne fût compris (la popularité du maître n'avait pas rompu toutes les
barricades), l'expression niaise arborée était ce dont avait besoin le grand esprit «
à ce nadir spirituel »,
Jegyzet 0 ; bilans trimestriels :
0 ; 0 ; 0 ; 0. « Mon ami, c'est tout de même légèrement
exagéré ! »
alors il dit, tout en déployant avec résignation son cahier à spirale,
se détournant de la situation fugitive et sur le point de se clore : « Gitti, ça ne
peut plus durer comme ça. On ne peut plus supporter ça de façon linéaire (?). Alors,
tant que je n'aurai pas fini, je ne ferai qu'écrire et jouer au foot. Je vais arrêter
le reste. » Ainsi fit-il. (On peut fouiner. Bien sûr, lorsque le lecteur lira cela :
le maître vivra de nouveau sa vie totale — même si elle est différente de celle «
d'avant ».)
52. (un traître, se transformer en refuge-et-rocher — pardon, pardon)
Voyant la funeste et surtout démesurée dégradation de la situation — la dissolution
de l'équipe des cadets pour cause de manque d'équipements, la radiation de la deux du
championnat réserves, la baisse de fréquentation des entraînements se déroulant à
l'ombre relâchée, « brochée de soleil » des vestiaires abattus, les chamailleries
désespérées des sieurs Eugène et Armand — le maître, en son for intérieur, mûrissait
des entreprises conscientes et positives. Et lui qui avait passé l'été — permettez —
sous le signe de la trahison, en tout cas de l'infidélité, et nous le savons : ça ne
dépendait pas de lui ! à présent, c'est en grinçant des dents qu'il...! Tel un
cerceau de métal, il étreignait les événements et les non-événements qui se
bousculaient ; l'équipe, le terrain. Qu'on ne pense pas à quelque intervention
spectaculaire, à un miracle lumineux qui descendrait des cieux « aux accents de
l'internationale », mais à l'infime enthousiasme de chaque jour ; au travail qui n'a
rien d'un rêve doré. Le maître considérait que cet enthousiasme n'aidait personne,
sauf le maître, c'était lui qui y puisait des forces — « le peuple est toujours
également fort ». Eh oui, en simplifiant un tantinet, c'est-à-dire en abordant la
complexité par le côté pratique, une seule chose pouvait aider l'équipe : les briques. (Des briques ! bien sûr.) Car si des temps plus
frais arrivent, et ils arrivent, on ne pourra pas garder le baquet... Ils renoncèrent
à jouer à domicile les 5 premiers matches aller du championnat. En fait, une équipe,
celle de la Marine fluviale, n'avait pas marché. Ou celle de l'École Normale
d'Éducation physique. Du coup, il fallut s'habiller dans l'école voisine ; et ils
escaladèrent les grilles! Imaginez! Une équipe! Les grilles! Comme des chapardeurs de
poules ! Et le claquement des chaussures sur l'asphalte ! C'est à propos de ce
dernier que le maître dit : « Widerlich. » Chaque fois qu'il repensait à cette scène,
essentiellement au claquement, ce mot-là lui venait aux lèvres. Il signifie :
antipathique, dégoûtant, répugnant (allemand). Pour se venger, sieur Eugène
s'arrangea pour que ceux de la Marine fluviale n'aient plus d'eau chaude. Alors que
ça leur était dû, sans quoi le match ne peut être joué, mais à ce moment-là, il
l'était déjà. Comme ils pestèrent ! « Ça arrive, mec » — et ils lorgnaient par la
porte des vestiaires provisoires, pendant que du dos des gais lurons s'évaporait
l'eau chaude.
Or doncques, par un jour sec d'automne, il advint que sieur
Eugène s'amena, maussade, avec une charretée de briques. Le père Farkas était assis
sur le banc, et calma les chevaux. « Holà, ho ! » Sieur Eugène, boudeur, se dirigea
vers la réserve. Le père Farkas claqua des doigts. « P'tits gars. Faudrait voir à
décharger. » Sieur Armand, passant outre les barrières personnelles — faisant fi de
la question « qui a apporté les briques ?» — , prit aussitôt la situation en main. Il
forma avec les garçons une ligne d'attaquants (avec les défenseurs aussi — haha- ha),
et déjà les briques volaient comme des oiseaux patauds, à leur place. Au vu de la
pertinence de l'arrangement il s'avéra que sieur Armand avait déjà beaucoup réfléchi
à ceci : le quoi et le où. Bien que ce soit sieur Eugène qui eût conduit la charrette
là où, ce qui indique que lui aussi avait réfléchi à l'avance. Quelle coïncidence
tragique ! Pourtant, il se peut qu'eux-mêmes fassent figure d'effet, mais la cause :
c'était eux, en ce qui concerne la désagrégation des choses ; car ils s'acharnaient
si résolument l'un contre l'autre qu'on en était arrivé là ! Car l'un des deux doit
renoncer ! C'était sieur Armand qui se tenait sur le plan des principes, et de ce
fait ses chances... ! Et une équipe sans entraîneur?! Bien sûr, tôt ou tard, il y en
aurait un autre! Mais qui remplacerait l'amour maniaque du sport qui habitait sieur
Armand, cet homme de coeur, dont le rayonnement était tellement important...
Le maître était aligné avec ses chaussures neuves offertes par sieur
György ; c'était justement maintenant qu'il voulait les faire à ses pieds. Les
chaussures scintillaient de mille feux, et ça le gênait. Puma
Pelé King. « C'est trop pour toi. — C'est trop », acquiesça-t-il entre deux
briques. Il accomplissait sa tâche avec un grand zèle, de peur de vendre la mèche :
il n'y connaissait rien. (Récemment, il avait aidé sieur Icsi, et là, il avait
éprouvé : qu'il n'avait encore jamais travaillé de sa vie ! Ç'avait fini par être
frappant. Alors qu'il s'agissait d'un simple coltinage. Jusqu'à l'appartement de
sieur Icsi. Un jour, par exemple, il avait fallu transporter des gravats, environ 10
m3. Et ç'avait été très intéressant et émouvant de voir
comment, le soir, les garçons avaient surgi tour à tour, venus de toutes parts, il y
avait même des camarades de classe, quelqu'un de l'équipe, un autre de quelque
terrain vague [ennemi], etc., et en relayant, ils avaient trimbalé toute la
quincaillerie. Ç'avait été beau.)
Mais ensuite, pendant les pauses-briques, il examina si
douloureusement et désespérément ses mains rosies par la poussière de brique et peu à
peu, ma parole, effilochées, que tôt ou tard cela creva les yeux. « Hé, toi, dit
quelqu'un amicalement, hé ! toi, montre un peu quelle taille elles font, tes mains ?
» Le maître les montra, mais la fierté avec laquelle il les tournait et retournait
devant les dames lors de ces fameuses réceptions l'avait quitté pour de bon à
présent. Celui qui avait posé la question secoua la tête, incrédule. « Ce sont tes
mains normales ? » Et il tâta, précautionneux, les menottes
écorchées, poussiéreuses, meurtries du maître. L'ordre fut disloqué, la ligne
d'attaquants fut rompue. « Ne vous tripotez pas comme ça », dit le petit
Ailier-droit, agacé. Il n'avait pas pensé qu'à la place de l'entraînement, il y
aurait ce guet-apens ; déjà qu'il n'aimait pas aller s'entraîner. Allait venir une
réponse comparable, peut-être de la part de sieur Eugène, et alors sieur Armand ne
serait pas resté muet — ils travaillaient aux deux extrémités de la chaîne, car sieur
Eugène s'était coulé sans se faire remarquer hors de la réserve, et s'était mis à
décharger la charrette, le père Farkas était là, tirant des bouffées de sa pipe
noircie, bavardant avec son cheval comme peu savent le faire aujourd'hui —, la prise
de bec aurait donc éclaté, puisque c'était sous son égide qu'ils agissaient ces
temps-ci, lorsque sieur Icsi, continuant à disloquer le rang déjà suffisamment
disloqué, bondit, s'agenouilla devant le maître (l'empreinte stupéfiante du terrain
bosselé resta longtemps sur ses genoux ; « grêlés » ; bien plus, pendant qu'ils
s'habillaient, le maître vit un petit gravillon encore imprimé dans la peau),
s'agenouilla, et levant les mains, s'empara de celle qui jouait le rôle principal,
celle du maître, et poussa un soupir. « Et dis-moi, mec, c'est celle-là... celle-là
qui tient la plume ? »
« Hors de ma vue », cria le maître parodique en cette rencontre
auteur-lecteur improvisée, et arrachant sa main des mains, il la libéra au profit des
briques. Quel fin symbole ce fut de sa part, plus le travail
qui reprit... Et la main qui tient la plume — car, faut-il le dire, c'était elle;
sieur Icsi avait bien conjecturé — continua de s'effilocher, s'effilocher (en
service)...
Les briques s'épuisèrent peu à peu — il fallut de nouveau en encaquer
la moitié, car on les avait mises au mauvais endroit, à quoi bon y avoir doublement
réfléchi! —, et peu à peu les ténèbres crépusculaires recouvrirent l'ensemble. La
volée de briques déclina, les langues se délièrent, comme à la veillée des
chaumières...
« Hier, on a été avec ce cornouiller de Józsi chez Feri. — Chez qui
est la clé? Chez le Feri », intercala le maître, remportant un succès inouï, bon
exemple du degré de concision que supporte la communauté (préparation de fond l'été,
colonies de la KISZ avec filles, bungalows, bungalows avec clés, clés, clés ; et la
clé chez le Feri). « On entre. Feri s'amène, là-bas c'est une grosse légume,
cravate... — Brillantine. — Feri est un vrai monsieur. — Il s'amène, qu'est-ce qu'il
vous faut, les gars. Là-dessus, ce cornouiller de Józsi, au milieu d'une foule de
bonshommes, dit mon-couillon-de-feri (pardon), y m'faudrait un
bon froc italien, étroit, cornouiller, mais qui ne me serre pas les roubignoles. Tel
quel, par-dessus la tête des acheteurs. — Le cher Feri devait être content de vous
voir. — Il les mouillait. À chaque cornouiller, il regardait autour de lui, affolé,
et disait : je-t'en-prie. » « En quelque sorte, pour éponger les vilains mots
précédents », pensa le maître, compréhensif. « Ensuite, bien sûr, je-t'en-prie, très
vite, jet'en- prie, il nous a fait entrer dans ces couloirs à manteaux. — Et il y
avait un froc? — Ça va de soi, de derrière les fagots, ensuite il nous a poussés
dehors. Dans la rue, il nous a bien encornouillés. » On peut l'imaginer. « Il voulait
seulement montrer qu'il savait, lui aussi. — Pour ce qui est de savoir, il sait.
»
Quelques briques partaient, puis s'arrêtaient, tôt ou tard cependant
elles atteignaient leur but, les mains expertes de sieur Armand. « Imaginez Sneci. Il
a piqué quelque part les bois de cerf du directeur, vous savez, celui qu'il a tué, et
il a fait le tour de la cour de l'usine en les tenant au-dessus de sa tête, et il
criait : ça aussi, on l'a secoué au vieux cornouiller, ça aussi, on l'a secoué au
vieux cornouiller ! Et nous, cornouiller, on est sorti devant l'atelier bien en rang
et on s'esclaffait. En haut, les gonzesses se penchaient aux fenêtres des bureaux, et
puis on leur a crié des trucs, mais elles ont tout de suite refermé les fenêtres.
Quelle rigolade ç'a été. — Et qu'est-ce qui s'est passé? On a lourdé Sneci? — On l'a
réprimandé. » L'Autre Inter se tut, mystérieux. On l'exhorta, comme il se devait. «
On l'a réprimandé parce qu'il arrive souvent en retard. — Saloperie. — C'est vrai
qu'il arrive en retard, rit l'Autre Inter. — Holà, holà, holà. »
L'Arrière-droit, d'une voix calme, puis de plus en plus forte à
proportion (directe) de l'attention croissante, mais avec une constante joie maligne,
raconta que — lors d'une grande fête du mouvement ouvrier — ils avaient accroché des
« baudruches » pleines d'eau au chemin de roulement d'une grue, et lorsqu'une femme
bien ou mal ou moyen passait par là, pif avec un lance-pierres, dans son cou ! « Mais
une fois, par erreur, je vous jure, juste sur Laci Kohut... — L'erreur est humaine »,
déplorèrent-ils. Une autre fois il était advenu que, comme sieur Kohut aime débouler
sans crier gare avant la fin du poste, et que les gars aiment se doucher dès ce
moment-là ; ils avaient attendu que sieur Kohut arrive dans leur dos, alors les dos
s'étaient retournés pour faire rebondir l'eau brûlante dans la direction idoine, et
sieur Kohut avait été échaudé, échaudé en cravate, et il était difficile d'y
échapper, car quelques-uns se savonnaient au milieu. « Hélas, hélas. — Les femmes
aussi valent leur pesant d'or à l'atelier. — Leur pesant d'or ? — Connerie. Quand
j'ai atterri là comme apprenti, j'en suis resté bouche bée, toutes ces mémés...
Presque les unes sur les autres. Quand je suis entré la première fois, j'ai cru que
j'avais la berlue ; elles étaient assises sur deux rangées, et puis, comme nous avec
les minettes, elles se sont mises à me siffler avec deux doigts. Je suis allé me
présenter au contremaître, celui-là était à l'autre bout de la salle... Elles me
regardent toutes, je passe entre elles, quand une femme allonge la jambe... — Penalty
! S'il connaît dieu, il l'accorde... — Il l'a accordé. Mais comme si elles s'étaient
concertées, car moi, j'étais tombé, la suivante est tombée en travers avec sa chaise,
Moni, une grande bique, mon nez dans son giron. — Un à zéro. — Et la voilà qui me
caresse la tête, ne t'en fais pas, tu es en de bonnes mains. Pendant ce temps, tout
le monde rit. Mais elles ne riaient pas de moi. J'avais du mal à respirer. Ou plutôt,
l'air que je respirais avait déjà traversé l'entrecuisse de la femme. Il était bien
chaud. »
Lorsque la dernière brique eut trouvé sa place provisoire, la ligne d'attaquants resta intacte un bizarre instant, les
mains lasses retombaient, les épaules se voûtaient, les doigts tâchaient de ne pas se
toucher, ils pointaient dans l'air obscur, tendus, il y avait des genoux qui
tremblaient, et même les stations jambes écartées, sûres d'elles, ne rayonnaient pas
d'énergie. Juste à ce moment-là — avant d'avoir eu à s'expliquer — le sifflet de
sieur Armand retentit. « Sa salive gicla. »
Et comme s'ils étaient arrivés au terme d'un véritable entraînement,
ils coururent un tour de relâchement. La plupart, selon l'habitude, coururent les
quatre cents mètres au galop, pour en avoir fini au plus tôt avec la douche, le
maître, fidèle à son habitude, se contenta d'ambler « mollement », à présent il
pensait, goguenard : « Bah ! Douche ! Baquet, fistons, baquet. » Ainsi
s'acquitta-t-il du tour avec une pondération redoublée.
Comme il courait dans l'herbe excessivement haute d'après les critères
techniques, les brins dessinaient des stries minces, sinueuses sur la pointe des Puma Pelé King poussiéreuses. « Comme si de maigres escargots s'y étaient traînés. » Comme s'ils s'y
étaient donné rendez-vous. Parfois il suspendait sa course d'ailleurs lente, et la
changeait pour une promenade. Le soir bourdonnait, et plus il était séparé des autres
qui avaient sottement choisi la course, plus fortement il ressentait son
es-seul-ement dans cette obscurité profonde, et simultanément une communion hardie
avec la nature. (Pour le père du maître, c'est tout à fait le contraire : cet homme
passe d'une machine à écrire à une autre — comme un somnambule.) Arrivant au virage
opposé, il se trouva face à la colline, à sa grande masse noire qui se fondait
presque dans le ciel, les étoiles chez ce dernier, et la lumière des réverbères
vacillants chez la précédente rendaient le spectacle changeant et divers. Là-haut on
entendait des chiens japper. Un bref galop mit fin au tour élégiaque.
Une fois à l'intérieur, en un revirement stupéfiant, il enfila ses
vêtements (la chemise rétrécie au lavage, don de sieur György, etc.) sur son corps en
sueur qui le démangeait un peu. « Tu t'es déjà lavé cette semaine ? » Il leva un
doigt doctoral (qui était encore plus pauvre en ongle que les autres; peut-être la
tâche, à cause de celle-ci), le silence se fit dans le recoin, baptisé vestiaire, du
petit vestiaire d'antan, baptisé réserve. « On peut s'habituer à la crasse »,
proféra-t-il d'un air significatif, chose qu'il avait déjà pu apprendre en d'autres
lieux. Comme il eut amèrement raison !
53. Dame Gitti s'alita. Le moteur de la famille. Un soir, tout à coup,
elle s'assit dans le lit, le sable du marchand nichait encore sur son visage,
imprimant la niaiserie sur ses traits, et dit au maître qui lisait un livre de Vargas
Llosa, sieur péruvien : « Cornouiller (!), ce tapissier Tabacskó est une sorte
d'artiste. Il peint, collectionne des livres. Il aime les arts. » (À propos de Vargas
Llosa, le maître avait eu en primaire un camarade nommé Jóska Varga, le gardien de
but de l'équipe de la classe. Il avait de bons réflexes, mais on ne pouvait s'y fier.
Quoi qu'il en soit, de temps à autre, il arrêtait magnifiquement le ballon. En pareil
cas, lorsqu'ils quittaient le terrain, il se tordait les mains « sournoisement »
de-ci de-là, et jouait l'insatisfait. Il fallait alors aller le voir, et lui dire
sincèrement : « Mais non, Jóska, tu as été tout simplement
parfait. — Vous croyez », demandait Jóska Varga, reprenant espoir. « C'est
l'effet-jóskavarga. » Le maître l'emploie parfois vis-à-vis de dame Gitti. — On le
voit, des effets, il en a à tirelarigot.)
Il bondit auprès de la dame, écarta doucement de son visage les
cheveux trempés. Les caressa. « Mon cher vieux » — sur quoi il s'en fut à la
pharmacie. La caissière demanda au maître s'il avait 50 fillérs. Celui-ci répondit :
« Oui », et se mit à farfouiller dans la confortable poche de son loden — le coeur
généreux de sieur György ! —, et de fait, il trouva 50 fillérs, il ne l'aurait pas
cru, ainsi donc, en tendant la pièce de monnaie, il sourit et dit : « Pourtant, je
n'y croyais pas sérieusement. » Il abandonna le terrain qui débouchait sur l'amitié,
et comme d'habitude, il se mit au début de la queue devant la caisse, sur le côté.
C'est alors que quelqu'un fit, hostile : « Faites la queue. — Ceux qui ont déjà payé
passent devant » — la pharmacienne prenait la défense du maître, et elle lui plut
grandement. (« Quel genre de femme? » demanda dame Gitti. Le maître fit un geste
comme ci, comme ça. « Mecton, moi, je suis un moi lyrique. »)
Il était sur le point de retourner sur ses pas, l'oreille basse, car hélas, c'est
bien son genre, lorsque plusieurs personnes remarquèrent qu'ici, tout le monde avait
payé. Sur quoi son visage se rasséréna, son sens de la langue perça, et il dit d'un
ton satisfait à la dame mûre qui le précédait : « Alors, c'est la queue de ceux qui
ne font pas la queue. » Il vit que le jeune homme devant la dame souriait, et que
celui qui l'avait tout d'abord renvoyé derrière haussait les épaules----------
Des obligations retombèrent sur le maître. « Les événements se
bousculèrent. » (Se multiplièrent...) Dès potron-minet, on demande au maître s'il
dort ; et au fil du temps, il jouit de moins en moins de la rouerie oraculaire de la
question. « Papa, tu dors ? » Il se tourna de l'autre côté, chassant le dilemme ; et
déjà il savait bien, il attendait, la musculature contractée, le prochain truc de la
petite femme. « Papa ! Héé ! Héé ! » gloussa celle-ci, joyeuse. Je n'avais jamais vu
pareille chose : comme s'il était mû par un ressort, l'esprit encore si pâteux à
l'instant bondit, et ivre de sommeil partit à la recherche du Récipient ; comme il
sortait chancelant de la cuisine, car il s'était presque évanoui devant une telle
masse de vaisselle sale puant la charogne, en particulier un plateau d'argent, ou
plutôt d'alpax, dans lequel s'incrustaient des restes d'oeuf jaunâtres, et entrait
dans la salle de bains, il ne trouva rien, pas même son visage dans le miroir, puis,
ayant titubé jusqu'à la chambre du fond, il vit son lit sens dessus dessous, et
dedans la petite femme aux cheveux jaunes, roulée en boule comme un chat, alors il
alla au lit, se pencha un peu sur lui et en même temps s'y appuya, puis regarda
intensément Mitovitch dans les yeux (le drap était assombri d'humidité, la fillette
avait la bouche en coeur), et dit : « La superbe, grand chef, t'a subjugué. »
(On peut bien en sourire. Mais quand même, cette situation — le maître
s'étant écroulé sur le lit et son enfant, promène, impuissant, son regard à la ronde,
pour trouver au plus vite le Récipient à proximité, et avec
une fureur et une tendresse désespérées regarde la petite peste, ainsi que sa dame
dormant à poings fermés, tandis que les voisins empressés ouvrent les persiennes, et
flanquent des taloches à leurs enfants geignards qui traînent, de peur d'arriver en
retard à la maternelle, puis subséquemment sur leur lieu de travail —, or doncques,
cette situation, en y incluant l'effet aliénant des odeurs, indique bien les
possibilités de solitude sans issue d'une existence, sur lesquelles d'autres ont déjà
écrit, ainsi que moi-même, ailleurs.)
Le maître, mû par sa grande vitalité, parvint enfin à goupiller la
petite sur le Récipient, faisant comme si le malheur survenu n'était même pas là,
dans sa jaunitude mate, à côté de la chère dame, « tel un mari pervers ».
Ému, il jeta un regard circulaire, la fillette trônait, Frau Gitti
dormait à poings fermés. « Vous savez, mon ami, j'ai alors marché vers la fenêtre,
j'ai pressé mon front contre la vitre, j'y ai laissé mon empreinte, et j'ai pensé que
je devrais toujours me souvenir de ce moment, parce que alors... — il tergiversa un
brin avec un toussotement pudique — ... alors, j'étais heureux. » Ouh là !
Néanmoins, il se contenta de ce petit coup d'oeil par la fenêtre sur
les interrelations plus vastes, et déjà il était submergé de travail. Son rejeton
avait poussé un cri, car le rebord était mouillé, et la dame, sans tambour ni
trompette, avait dit : « Tu as mis l'eau du thé ? » Il ne l'avait pas encore mise. «
Oui », répondit-il, et il courut comme un dératé à la cuisine. C'est alors que
commença une grande cavalcade ! Quel enchaînement, pareil à une vengeance, de lieux,
simultanéités, mutations et identités !
Étant donné que la vaisselle sale semblable à un ambitieux champion se
haussait presque jusqu'au robinet ainsi l'on ne pouvait pousser la théière à sa place
qu'en l'inclinant de côté mais étant donné qu'ainsi on ne la remplissait qu'à moitié
il fallait la redresser un peu ainsi quelques plats cliquetèrent au fond de l'évier
étant donné qu'ils s'effondraient étant donné que le maître est un homme précis il
remarqua que l'eau qui coulait était froide ainsi il envisagea de la verser et
projeta de la remplacer par de l'eau chaude en faisant appel au chauffe-eau mais on
ne sait comment le tuyau du robinet entretemps on ne sait comment s'était coincé dans
la bouilloire et vas-y que je tire vas-y que je pousse il aurait fallu la tourner de
côté si fait mais alors l'eau qu'il y avait auparavant versée s'écoulerait toutefois
en un éclair il se rappela soudain que c'était justement ce qu'il voulait.
« Je me le suis rappelé, mon ami... Quand même, c'est une chose de :
verser, et c'en est une autre, si ça s'écoule simplement comme ça. » Sa fierté
semblait inébranlable. Étant donné que l'introduction de l'eau chaude avait causé un
décalage, ainsi il décida de monter la flamme au maximum. Mais auparavant, il fallait
allumer le gaz. N'entrons pas dans les détails, on pourrait croire que je brocarde.
Bornons-nous à inventorier quelques allumettes cassées, l'expression déconfite de son
visage, l'exclamation « sacré bon sang de bois !» ; et l'odeur du gaz : étant donné
que, tout d'abord, il ne l'avait pas ouvert sous le réchaud qu'il allumait.
Puis, étant donné qu'il avait laissé la grille d'amiante — à ce qu'on
prétend, de façon tout à fait superflue — sous la bouillotte, ainsi elle devint
brûlante en un rien de temps, et fit apparaître les nuances fascinantes du rose et du
rouge feu. Il porta sur celles-ci un regard d'esthète, puis réalisa. Ôter la
bouilloire. Ensuite, une tentative manquée à main nue ! La douleur. Puis la manique — chef-d'oeuvre sorti des mains de dame Gitti — et avec
celle-ci ! Désormais, à l'odeur du gaz se mêlait l'odeur du coton roussi ! (« Pas du
coton, Péter, de la laine à tapis. »)
Étant donné qu'il en avait terminé, il s'assit pour se reposer. Et
juste à ce moment-là, son épouse arriva. Qui ne s'était pas alitée de gaieté de
coeur, mais soupçonnait quelque chose. « Minette, avait dit le maître, charmeur,
alors que la maladie débutait, tu es sur la liste des éclopés. — Le cuir »,
avait-elle acquiescé, forçant son visage rosi par la fièvre à sourire. Mais
maintenant, elle commençait à se remettre. « Que fais-tu ici, mon amour chéri ? » Elle dit chéri sans desserrer les dents. On peut
imaginer. Et essayer : chéri. Il y avait à cela une sorte de
légitimité, qui se réglait sur le spectacle : le maître écoutant en branlant du chef
la radio hurlante (« Pa-rampa-rampapa-a pahlavi ! Karel Gott ! Tu as reconnu? »), le
frigo ouvert, impudique, l'eau chaude se déversant toujours du robinet, le « hoquet
irrationnel » du chauffe-eau ronronnant, l'eau du thé bouillonnante.
« L'eau s'est complètement évaporée » — la dame
anéantie par la maladie s'accrochait à ce concret formulable. Le grand homme craignit
aussi sec de s'être éventuellement levé en vain dès potron-minet... Il empoigna donc
la « chair féminine », et ramena au lit la dame qui s'y opposait, éreintée. Haletant,
la femme dans les bras, il s'arrêta audessus du lit, puis patapouf! retira ses mains
de sous le corps, lequel s'affala sur le lit avec moult circonspection. « Félon ! —
Tu restes ici, ordonna le chef de famille. Un seul geste, et... » — et il imita le
crac traditionnel.
Retour à la cuisine, pour le prestige ! Peu de temps après, il fit son
entrée avec un plateau, sur celui-ci, les produits. « Le petit déjeuner, ma'âme. —
Merci, mon brave. La presse du jour? — Elle est en retard, sauf votre respect, en
plein retard ! » Le mari frotta ses menottes usées par le salami, le bout de
chandelle fuligineux, les brins de thé, l'eau bouillante. « Ça marche comme un petit
déjeuner au lit », dit-il enfin ; voilà !
Frau Gitti arrachée en sursaut à son occupation nocturne, le sommeil,
n'omet pas de remarquer, les lèvres laiteuses : « Mon chéri ! » Et les mots vibrant
mollement, vibrations dans l'espace, prennent leur essor comme des lampions, pour ce
qui est de voir ça, hélas, personne ne le voit, puisque le maître, comme un lo ir
----------rougissant jeta un coup d'oeil à dame Gitti ! Ô chaleur ! dureté ! douceur
intransigeante ! joie et amertume ! l'infini de chaque jour et la petite chance !
----------tu es vieille, vieille, vieille, vieille *
n
, tes hanches s'élargissent, tes épaules sont musclées, je te
hais**Jegyzet Idée
plaisamment ahurissante que celle-ci, concernant une dame qui tape bien dans la
vingtaine.
n
, tu marches comme un nageur ; tu te dandines
! tu as un grand visage, tes yeux ont des pattesd'oie, ton nez est quelconque, tu es
laide, tu es malveillante, j'en ai marre Oui : un artiste — « ou un mari, lieber
Freund, ou un mari » — avec son instinct et sa conscience, même en les concentrant en
un instant, peut percevoir les ravages de chaque jour ! Toute la monotonie de notre
existence corrompue ! ma chérie, tu deviens merveilleusement dame, grande dame, tu es
toujours différente, la gerbe de tes pattesd'oie est à moi, jusqu'au moindre ruché
adipeux sur ton ventre est toi, mon unique mon Dieu, et que bien ressentir Frau Gitti
au sujet de tout cela, et réciproquement***Jegyzet Allons, allons, il ne faut pas, là : mon petit
chéri.
n
; au sujet de cet alpha et oméga****Jegyzet !!!!!!! !
n
?!
Jegyzet « C'est
beau et vrai », dit dame Gitti en un moment de grâce, lorsque tout fut mis au jour
avec la violence de ce tout, les larmes aux yeux.
54. Le maître repoussait ses obligations odontologiques. Certes, il
n'avait aucunement peur (car les expériences de l'enfance, grâce aux bons offices de
l'oncle aux doigts de fée, ne s'étaient pas transformées en souvenirs spasmodiques,
mais étaient restées des visites de famille — bien plus : il y avait même une photo
de femme nue, en supplément net), il n'avait donc pas peur, mais dut s'y résigner,
car la phase de danger initiale était dépassée, bien que, parfois, il y eût une
inflammation au fond du côté droit, et qu'en pareil cas une minuscule poche de pus se
formât, qu'il pressait avec une curiosité cruelle, à la façon dont, adolescents, nous
arrachons inexorablement nos croûtes un peu partout — excepté l'haleine plus
désagréable du matin, la dent était supportable. Si fait, la dent était supportable,
mais commençait à s'éroder. (De petits éclats se détachaient à
l'usage. Le lendemain, la langue devait s'efforcer d'éviter le terrain aux éclats
acérés. Ensuite, elle s'habituait. Ou la dent s'arrondissait. En dessous — au-dessus
— d'un certain niveau, n'importe.) La disparition n'était plus un jeu d'enfant, il se
rendit chez la dentiste.
La belle dentiste lui bourra la bouche de gaze, de bâillon, de tout.
C'est alors qu'une situation très intéressante se met toujours en place (à nouveau
une de celles où une chose disparaît parce qu'elle devient) : sitôt que le bourrage
existe, le maître, qui jusque-là se faisait tout mince sur le siège monstrueux, les
mains entre les genoux, soulagé, se mettrait bien à parler, à causer de choses et
d'autres avec légèreté et profondeur (je signale — ou est-ce la même chose? — que la
doctoresse aussi, à partir de là, dit des choses auxquelles on pourrait répondre
ainsi), voire, il n'en reste pas au désir, et entreprend ce qu'il a projeté (cf.
ci-dessus). M'enfin on peut alors imaginer ceci : « Aeuaéiaeuo ! » — ainsi, seulement
ainsi. La doctoresse raconta que d'après son fils, sieur Marci et le maître étaient
semblables à Kasparek et Cserniczky. Le maître, la bouche bâillonnée, dans la grande
et pâle intensité lumineuse, devait être la désolation incarnée. À cause de cela ou
d'autre chose, la doctoresse dit : « Bien sûr, vous ne lisez sans doute pas Mikszáth.
— Iaeuao. — Bien sûr, vous êtes un auteur moderne. — Aoueuéoï. » La pompe à salive
glougloutait sympathiquement (insupportablement). « Goût de sang. » « Dites-moi, mon
ami, comment se fait-il que, sous certaines blouses blanches, on distingue le slip,
et sous d'autres, non ? » Je ne sais pas.
55. Devant la loge du gardien, il accrocha soigneusement les clés,
échangea quelques mots amicaux avec le vieux gardien avec lequel il avait déjà établi de bonnes relations à l'époque où il n'avait pas
encore de laissez-passer permanent.
Frais et juvénile — l'avenir est à la jeunesse ! (« Oh ! que non, mon
ami, l'avenir est à ma vieillesse, plus exactement à mon âge moyen ! ») —, il sauta
sur le dos de son étalon d'Orlov, et aurait démarré... s'il avait démarré. Il remit
le contact. À l'ouïe de ce hennissement caractéristique, de plus en plus fragmenté,
haché et faible, son coeur se serra. Après deux nouvelles tentatives, le résultat
n'était déjà plus qu'un henniss désespérant. Il resta planté là, désemparé, son
destrier fixait sur lui un regard sombre, et le maître fut envahi d'un sentiment
d'infériorité injustifié, c'était vis-à-vis de dame Gitti qu'il en avait ressenti un
comparable la dernière fois. Finalement, il se résolut à l'apostrophe.
« S'il vous plaît, vous pouvez pousser? » Les deux jeunes garçons
poussèrent et repoussèrent, mais en vain. Le maître les entendait s'essouffler.
Ensuite, un peu irrités, ils demandèrent pardon au maître, et disparurent. « Je crois
qu'ils allaient au cinéma Kossuth. » Il louvoya péniblement entre deux autos,
décrocha sa giberne du troussequin, et resta là ! Si quelqu'un est jamais resté là
ainsi, il sait à quel point c'est humiliant. Selon les lois de l'âme humaine, son
déchirement intérieur se mua en fureur active. Le pauvre maître montra les dents dans
les règles aux autos qui filaient. « Mes dents grinçaient. »
Il partit lentement vers l'arrêt de bus. Les blocs de maisons d'une
désarmante uniformité, d'un gris pesant étaient tellement différents de ce qu'ils
avaient été le matin. Plus homogènes, sûrs d'eux. — Le maître préfère les chétives
ruelles des premières heures. Le soleil matinal tombe de biais entre les immeubles. «
En quelque sorte, les maisons elles-mêmes sont de biais. La ligne qui naît de la
rencontre de deux murs conformes jouit d'une liberté : il y en a toujours une qui a
l'audace de gâter la perspective. » On avait déjà arrosé les trottoirs sales, mais
pas jusqu'au « friable », ainsi que le fait le père du maître, on s'était plutôt
contenté d'y balancer de l'eau — pour que ce soit fait. Même cette superficialité est
du goût du maître. Et les odeurs. Celle des primeurs, celle du terrain vague devenu
dépotoir, où, toujours, la grande femme en jupe de jean arrive quand le maître prend
le virage et s'engage dans le sentier qui se faufile le long du terrain vague, et si,
lorsque au pied broussailleux du mur coupe-feu, il jette un coup d'oeil en arrière
(il l'a déjà fait une ou deux fois), le berger déplaisant, que la femme a dû détacher
de sa laisse peu de temps auparavant, se met à faire ses besoins (le fait que la
femme n'ait pas une seule fois regardé le maître est absolument invraisemblable ;
mais, comme il est vrai, il est « porteur d'espérance »), celle de la literie mise à
certaine fenêtre, derrière laquelle on distingue des visages fermés de femmes, celle
du restaurant self-service, dans l'immeuble d'angle tout de suite après le terrain
vague, celle de la vieille femme dans le libre-service, qui tout en plongeant la main
sous son bas de coton et en se grattant le mollet, parle de la correspondance de
Josephus Flavius, et tout le monde, même le maître, bat en retraite, celle du
buraliste, qui dès qu'il en a l'occasion, carotte 20 ou 30 fillérs au maître qui
achète du chewinggum, chose que le maître relève toujours, mais le buraliste fournit
une explication brillante, celle du tramway, celle des rails et particulièrement des
aiguilles (les aiguilles dégagent une odeur immanquable), celle du marchand de pneus,
où un certain sieur Tamás (nous l'avons déjà rencontré près du tableau noir) mit un
jour en doute la crédibilité du pressiomètre local, et lorsque le propriétaire
invoqua la facture anglaise du pressiomètre, l'éminent spécialiste de l'informatique
extirpa un pressiomètre de poche des profondeurs de son veston chic, « anglais ou pas
anglais, celui-ci fonctionne à l'eau, l'autre avec un ressort », le maître, qui était
là en tant que témoin oculaire, se sentait fort mal à l'aise, il avait l'impression
que le vieux « techno » pouvait dire au simple coup d'oeil le nombre d'atmosphères,
en outre — un motif affectif —, le visage sillonné du vieux le touchait, ses mains
dans lesquelles s'étaient incrustées l'huile et la crasse de décennies, et à côté de
ces mains (« ici le dérapage, mon ami, auquel nous nous laissons prendre ») ils
étaient bien vêtus de façon gênante, lui et son collègue (qui du reste avait mis en
évidence un écart de +0,1 atm. !!!), c'est pourquoi, après le terrain vague, il
préfère ne pas aller tout droit, mais à droite, il choisit entre les côtés deux à
deux d'un rectangle, ce qui donne deux possibilités symétriques *
n
, et rien ne parle en faveur de l'un ou l'autre des
itinéraires — la somme de leurs intervalles ensoleillés et ombragés n'est pas
différente, les possibilités de se garer sont dépourvues d'intérêt, l'odeur des
édredons est compensée par celle des primeurs fermées, les gens sur le trottoir sont
fortuits.
Jegyzet a + b = b + a
Le vent crachotait le long de la rue, charriait dans l'air des papiers
et des feuilles (description enthousiaste de Budapest). (Un jour, le maître se tenait
sous les peupliers, devant la maison, là d'où l'on voit entre les jambes en O de
mamie Tocska jusqu'à la station du èreuère, et sa mère avait houspillé le maître,
qu'il aille tout de suite chercher un bout de papier que, d'après elle, le maître
avait perdu — et de fait —, à ce moment-là, le vent crachota dans la rue, il ferma
les yeux, ses larmes et la poussière piquaient, il tendit les bras en avant comme un
authentique aveugle, et ce fut ce papier-là !)
56. Les vestiaires furent construits, et il y eut des douches, mieux
que les précédentes. C'est alors que fut révélé ce qu'étaient des vestiaires et des
douches. Rien. « Lait et pain. » Et le maître sentait bien — puisqu'il était logé à
la même enseigne (et ha-ha-ha : il en saigne) lui aussi — cette atmosphère qui les
tirait vers le bas ; comme si chacun s'était trouvé à
l'extérieur ; j'ajouterai : à tort. « Fortwursteln », marmonnait le maître
plein d'espoir, rationalisant ses rêves ; et il ne connaissait rien de mieux que — «
à la suite des précurseurs, lieber Freund » — mourir sur le terrain, pour user d'une
image poétique. Chaque semaine, on pouvait penser : c'est fini. Chacun rentre chez
soi, quant aux sieurs Eugène et Armand, ils gisent la tête pourfendue à côté de la
ligne de touche, leurs mains serrées sur l'instrument à pourfendre les têtes. Et les
charognards d'enfoncer leurs serres dans les poteaux de buts. « C'est beau. »
Cependant, comme le temps passait, car il passait, ils s'habituèrent à la nouvelle
situation, ainsi son venin fut exprimé : elle devint l'ancienne situation. En
revanche, ce fut à nouveau plus déprimant que d'être tout à fait au creux de la vague
: à cause du manque de catharsis.
« Vous savez, mon ami, j'aimerais obtenir à coup sûr deux choses dans
ma vie (-y tiens mordicus) : J'aimerais envoyer une fois la balle du terrain Goli
dans le Danube. » — Sieur György, au début des années soixante-dix, y est arrivé une
fois. Et un certain sieur Tibor, trois fois ! En un seul match. On l'a presque
expulsé. Cela, disons-le, est déjà un rêve inaccessible. C'est le premier. Le second
serait, dans une de ces situations purement fair-play où il devrait obligatoirement
rendre la balle pour la remise en jeu, bimm, de se lancer, filer le long de la
touche, et « en plein dans le mille » ! « Et après, bien sûr, demander pardon.
Magnifique. » -------------Une fois, il se promenait sur une moitié de terrain avec
sieur Marci. Ils étaient profondément engagés en avant. Ils baguenaudaient de-ci
de-là (chassé-croisé, etc.), quelques arrières leur tenaient compagnie. Sieur Marci
émit l'idée du bonnet invisible. Ç'avait été leur expérience
enfantine commune, et c'est ce qui catalysait maintenant les deux frères. Ils
tournèrent et retournèrent avec entrain et inventivité les possibilités d'emploi du
bonnet. Par exemple, au penalty, ne pas enlever d'une chiquenaude la balle à
l'adversaire, mais garder le pied devant la balle, et alors, comme s'il shootait dans
du béton ! « Et la balle, comme si on lui bottait le cul, s'affaisse sur le côté. »
Ils pouffaient sur le cercle central. Les arrières
échangeaient des regards, le temps passait (90 minutes).
Quand les vestiaires et les douches furent construits, ils
organisèrent une brochettes-partie, une brochettes-partie solennelle après
l'entraînement. — Le maître goûtait fort que, de temps à autre, l'on se réunît dans
le grand jardin familial, pour une brochettes-partie ! L'écoeurement du gras
fuligineux, la contre-attaque du vin rouge, la douce odeur de brûlé du lard dans le
blue-jean, des jours durant — à l'arrière-plan le vieux Tzigane, avec il silencio,
en marcel, comme un Italien malin !
« Maître — le maître mentit à sieur Armand avant l'entraînement —, je suis endolori.
— Qu'est-ce que tu as? — Ma cheville est démise. » Du côté de sieur Armand, la
question-assertion suivante redressa la tête. « Quoi, Pierrot, tu t'es fait tomber la
plume sur le pied? » Chacun rit de chacun. Cette désinvolture de sieur Armand, quand
on connaît sieur Armand, était à pleurer.
L'entraînement — un léger décrassage — commença, et le maître, avec
des ruses de Sioux, partit chercher des brochettes dignes de confiance. Il prit la
direction du bois d'acacias, à regret ; mais il persévéra honorablement. Encore que,
si l'Arrière-droit ne l'avait pas aidé, peut-être eût-il renoncé. L'Arrière-droit
était arrivé en retard, avec un motif valable, il avait dû fourguer ses deux enfants
à l'hôpital, car ils ne pouvaient plus respirer. « Péter, je n'avais jamais vu ça.
Ils se jetaient d'un côté, de l'autre. On les a regardés un moment avec ma femme,
c'est mon jour de congé, tu sais que parfois je reste au lit toute la journée, je ne
me lève que pour m'emplir la panse, mais parfois ma femme m'apporte même à manger au
lit, alors du coup, je la garde, tu comprends?!... Ma chère petite femme, couvre-toi
de bons plats, comme dans le conte. » L'Arrière-droit tailladait d'une main experte.
« Aiguise l'extrémité la plus épaisse, cher comte. » « Vous savez, mon ami, ces
brochettes étaient tellement chétives, il n'y avait rien d'épais ni de mince ! » Et
ce que le maître à ce moment-là ignorait encore : la récompense, la fumigation à
venir lors de l'exposition au feu, le grésillement, le suint ! Cette extrémité plus
épaisse, au demeurant, lui paraissait une nouveauté ! Car à quoi bon la routine du
jardin avec il silencio, là-bas, c'était sieur György qui préparait tout comme un
pro, le chéri. (Un jour, le petit maître arpentait avec sieur György la rue des
Tziganes, ils furetaient à la recherche d'une précieuse chaîne de bicyclette
rouillée. Cependant, aux vociférations d'une femme édentée, grasse, mais à la
chevelure belle entre les belles, ils prirent leurs jambes à leur cou. On les
pourchassa, puisqu'ils couraient. Sieur György donna forme à un appel, élevé depuis
lors au rang de classique : « Bons voisins, à l'aide ! Bonsvoisins ! À l'aide ! » Ce
bonsvoisins revint pendant des années, en manière de persiflage. Le maître se
carapatait de même. Alors, à ce qu'on prétend, quelqu'un de la bande des Tziganes qui
les poursuivaient, aurait crié que la mère du maître et de l'encore plus petitounet
sieur György était une comtesse. Les deux enfants intimidés
auraient alors échangé un regard, et ralenti en même temps. Auraient attendu les
autres. « C'est ta mère qui l'est », auraient-ils dit à un garçonnet crasseux, ce
nonobstant, avec le recul, digne d'affection, et ils lui cassèrent la gueule et
réciproquement.)
« Je croyais qu'ils piquaient une crise, que c'était pour ça qu'ils se
jetaient d'un côté de l'autre. Le plus grand, c'est son genre. Mais après, tiens,
c'était vachement intéressant, Péter, nous étions couchés avec ma femme, je ne sais
pas comment c'est pour toi, mais moi, je suis marié depuis 7 ans, mais ça m'échauffe
toujours le sang quand je vois ma femme. — Moi aussi, ça m'échauffe le sang, dit le
maître avec empathie, et il rougit. — Tout à coup, et juste en même temps, nous avons
pris peur. Purée ! » Le maître fut satisfait de réentendre le
mot, fruit de son enseignement. « Hop ! le caleçon, les deux enfants sous le bras,
l'escalier, mais il y avait beaucoup de marches, comme une préparation de fond,
direction la moto, dare-dare à l'hôpital. Encore heureux qu'il soit tout près. — Tu
as encore ton caleçon au crochet ? — Tu déconnes ? »
Ils travaillèrent sans mot dire, le maître chuintait quand il
empoignait des épines. L'Arrière-droit expliquait patiemment les astuces de ploiement
du feuillage, de coupe des rameaux. « J'ai lu ce livre de toi », grommela
l'Arrière-droit. Le maître opina tristement. L'autre tailladait. « Je n'ai pas
l'habitude (j'ai pas l'habitude) de lire ce genre de choses. Je bosse pour de
l'argent, j'ai des bouches à nourrir, ensuite je dors. Je mérite bien ça, non?! — Je
pense », dit le maître avec réserve. Il décortiquait les rameaux sur la branche. Le
couteau rebondissait, en pareil cas il était un peu effrayé. « Il y a des choses qui
m'ont plu, d'autres qui ne m'ont pas plu. — C'est comme ça d'habitude. »
L'Arrière-droit secoua la tête, la réponse ne lui plaisait pas, et peut-être
voulait-il dire autre chose lui aussi. (« C'est toujours comme ça. ») « Attends voir.
» Il rétrécit encore ses yeux minuscules, il biglait presque. « Attends voir. Ce
n'est pas tant que je n'ai pas compris, Pierrot, bien sûr que je n'ai pas compris,
mais c'est que je ne me suis pas compris. »
Dans la main du maître, le dangereux outil s'arrêta, il regarda ce
jeune homme consolidé qui commençait à prendre du ventre, qui allait sur ses trente
ans. (Et qu'il avait dans le nez ces temps-ci, car pendant des
mois il lui avait fait accroire qu'il lui apporterait un livre de colombophilie, car
il en avait un pressant besoin. — Le maître donnait du travail à ses coéquipiers. Il
ne se bornait pas, à la suite d'une course longue et exclusivement soutenue, à les
faire courir après des balles positivement inaccessibles, mais aussi après des
données. L'Autre Inter devait rapporter des informations sur le salaire des ouvrières
de la filature. « Elles gagnent bien, mais c'est un boulot de merde », disait l'Autre
Inter. — Plus précisément, fiston, j'ai besoin de données absolument précises. —
Pourquoi? — Quoi, pourquoi?! Pour voir. » Et on en restait là. Mais ses commis
travaillaient assez paresseusement, faute de motivations. Il y eut des réprimandes.
Le maître en colère apostropha un négligent : « Cornouiller, je ferai de toi un tel
héros [—] que tu peux-t-y compter ! » Les garçons rirent,
rirent — mais quand même, ils se tinrent à carreau.)
Le couteau était donc arrêté, le regard du maître faisait le tour de
la personne corpulente, éloquente de l'Arrière-droit, et il dit doucement : « Merci.
» Pour dissimuler son émotion, il s'écria : « Regarde par là, mec. » Mais pour cela,
il avait fallu la chance, « ces chances, mon ami, jusqu'ici je les ai toujours reçues
du monde*
n
», la chance qu'arrivent justement
deux handballeuses. Les deux meilleures tireuses. « Quel cornouiller de sport, dit
souvent le maître, sujet en or, que l'irrégularité soit une forme d'équipement consacrée ?! » (C'est effectivement le cas. — E.) « Alors,
beautés, vous êtes jumelles? » cria l'Arrière-droit, tout en faisant un clin d'oeil
au maître. La plus petite allait répondre (elle aurait dit : oui, ou : non, ou : nous
sommes un peu jumelles), mais la plus grande, bien qu'elle ait ri elle aussi, lui
donna un coup de coude, si bien qu'elle ne dit rien. Elles avaient des robes de
cretonne à roses rouges, et des chaussures vertes identiques. Elles étaient
épouvantables à voir : elles étaient merveilleuses. « Pourquoi n'avaient-elles pas
froid ? »
Jegyzet la Hongrie
« Vous êtes jumelles?... Parce que nous, avec Péter, nous sommes
jumeaux. » Là-dessus, même la grande s'arrêta. Elles n'auraient pas cru. « Vous ? »
L'Arrière-droit, tel un mauvais acteur — « tel un bon acteur, mon ami, qui joue : le
mauvais acteur » —, enlaça le maître. «Bien sûr. N'est-ce pas, Pierrot? Nous sommes
une paire de jumeaux. » Il accentua ceci : — une, paire, comme
s'il voyait une contradiction là-derrière. Le maître pouffa. Soudain, les filles ne
trouvèrent plus beaucoup d'intérêt à tout ça. « Tant mieux pour vous », dit la grande
en repartant. Mais l'Arrière-droit ne laissa pas l'aventure se volatiliser ainsi, il
hurla derrière elles : « Bien sûr, tant mieux pour nous deux. Mais ça pourrait aussi
être tant mieux pour nous quatre ! Hein?! » De cette façon, l'affaire tourna au mieux : les filles se retournèrent en s'esclaffant, tant la
grande que la petite. « Elles sont folles de nous », dit l'arrière comme en passant,
et il se mit à compter les brochettes.
Le maître consulta sa montre. Il devait partir. (Qu'avait-il à faire?
Quoi de plus important ? Peut-être... peut-être avait-il à écrire ? Écrire quoi? Sans
doute n'avons-nous pas la chance qu'il soit allé écrire précisément ça, mais au fond,
qu'importe. C'est comme s'il était en effet parti pour ça...
La tragédie persistante, et combien futile !) Les garçons s'étaient déjà rhabillés,
ils tâtèrent avec suspicion les brochettes. « Les pièces les plus fines, créations de
maîtres réputés... — Lesquelles as-tu faites, toi? demanda
prudemment sieur Icsi. — Oh, moi, j'ai créé les plus belles. —
Mais encore, concrètement? — Tu verras, celles qui vont osciller si esthétiquement...
— Et puis crac », interrompit sieur Icsi. Le maître acquiesça gaiement à cet ars
poetica dissimulé : « Oui, oui. Et puis crac. »
La poitrine fumée se retrouva sur les baguettes, et à l'avant, sur la
pointe, telle « une petite dame coquette, grassouillette » : l'oignon. « Je dois
partir. » Mais l'odeur du quignon — domó — frais lui mit l'eau
à la bouche. Il rogna un petit morceau de poitrine fumée. Le cala avec son pouce. Le
bloc tressaillit, ses doigts s'y enfoncèrent, la matière se densifia, sur la face
latérale, comme de la sueur, la graisse perla. Son couteau progressait à grand-peine
vers le bas, sautait, s'arrêtait court, tel un cheval rétif, et le prisme se
balançait en rythme, le maître pouvait craindre : qu'il ne se déchirât.
Grossièrement, avec la hâte qui caractérise d'autres gens, il
déchiqueta un oignon, en mangea une partie « sur place », mit quelques rondelles non
intactes sur la poitrine fumée, puis celles-ci sur le domó. Engloutit. Les autres en
étaient encore aux préparatifs, ou bien, assis près du feu, y laissaient pendre des
brochettes comme des amateurs. « Sur les braises, uniquement sur les braises. » Ils
avaient un point commun : ils ne mangeaient pas. Le maître était à l'arrière-plan,
près de la main courante rouillée, et se bourrait en ingurgitant hâtivement.
Phénomène dissonant, digne de la situation. « L'une des choses les plus lamentables
qui soit, mon ami, est de manger de la poitrine fumée crue lors d'une
brochettes-partie. L'une des plus lamentables... Seul, peutêtre, le thé avec du sucre glace peut lui être comparé. »
On peut parvenir de deux façons à un match qui décidera de tout :
et
(« Le happy-end projette
son ombre. Sa grande ombre noire. »)
Le match battait encore son plein, mais sombrait déjà. Bien sûr, il y
avait des semblants de course. Le maître lui-même, bien qu'il ne contrôlât pas la
balle, « débordait », pas bête, quoique peut-être : de façon superflue, faisant place
à l'Autre Inter qui — le maître le connaît bien —, sans balancer, allait le remarquer
et (en une courbe légère) courir à la place refroidie du maître : ce qui permettait à
sieur Csucsu, qui à l'occasion contrôlait la balle, de conclure : voilà qui est
excessivement obscur. Mais, avant que doute et espérance aient pu s'épanouir, un
arrière, en sa misère extrême, faucha Esterházy. — Où donc, pourrait demander un
outsider ; l'auteur de ces lignes compte sur une certaine compétence. — Grotesque scène ! Lui qui est ce qui et ce que, après un bref
et maladroit tête-à-queue, va piquer du nez dans le mâchefer, et pour amortir —
n'ayons pas peur des mots ! — le ridicule de sa chute, il tend ses deux mains en
avant, pour que seule sa peau semble s'ouvrir ici et là sur ses paumes (et que « s'y
hasarde » « aussi sec » le « beau mâchefer »), mais quand, un peu plus tard, et d'une
provenance inconnue, arrivent les pieds0, alors un avant-bras au moins tourne en
dehors, lequel est aussitôt enseveli sous le thorax, ou bien le corps dégringole tout
au long de son bref arc de cercle : d'une façon ou d'une autre : les coudes
saigneront de nombreuses blessures.
°Pour l'agrément du vaillant lecteur, j'insère ici une petite
histoire, une petite histoire qui caractérise le maître aussi bien que le monde. Il
se trouva que je savais : un jour, quelque part, nous nous rencontrerons — les voies
crevassées de l'âme ! —, je pensais, je lui ferai plaisir, et je lui ai fourni «
coups de canon et vierges en aubes blanches », du moins elles se donnaient pour
telles, et je n'avais pas de raison d'en douter. — Je n'ai jamais fait allusion
devant lui, si discrètement que ce fût, au Jus primae noctis. — Le maître, cependant,
déclina tout cela en puritain. « Mon ami, rassurez-vous. Je suis ici en tant que
personne privée. Aussi, ne tremblez pas comme une feuille. » Il posa ses pieds, et
fit tourner ses chevilles. Cela rendit un son particulier, comme si, à chaque
mouvement, les os se brisaient en mille morceaux. « Ça m'est arrivé au match
Danuvia... J'aurais dû quitter le terrain... Tout de suite après le craquement... »
Avec dévotion — « mon ami, cette complaisance narcissique, comme je le lis sous la
plume de la comtesse Hahn- Hahn, est-elle de mise? » —, avec dévotion, je t'écoutais.
Quels détails, quels détails ! Mais soudain, il retira ses jambes, les replia sous
lui, aussi âprement et hâtivement que s'il était fâché, et contre luimême, de s'être
trop « livré » — « ha-ha-ha : dans son livre ! c'est ça ! » —, et d'un geste
énergique, il s'empara d'un verre Campari. (« Mon ami, me
dit-il l'un des jours ultimes, alors que les hardis monceaux de carbones et de
papiers étaient déjà en préparation, mon ami, demanda-t-il volubile, tandis qu'un glacial effroi transperçait son coeur. — Chut », dis-je avec
respect, regardant moi aussi les papiers. Car je suis
réellement une digue pour lui, mais lui, telle une crue, se déverse par-dessus moi.
Sa chair et son sang ! Pauvret.)
Parlons d'autre chose. Le maître tourna vers la lumière le beau verre.
« Nous parlons toujours d'autre chose. » « Plaisant. » Cependant, au lieu d'un
silence gêné, c'est l'impétuosité qui suivit. « Vous vous
souvenez, mon ami, pendant la guerre, zimm-zoumm, chhh, poufff, les bombes
pleuvaient dru, et alors quelqu'un s'écria : les nôtres !, et
des bérets militaires en lambeaux, des couvre-chefs bourgeois s'élevèrent ensemble,
montèrent, montèrent ! » Et oui, le souffle de l'explosion... « Le souffle, des
clous. Hééé, vous... Pas le souffle : la liesse! » Le verre
Campari s'emperlait de froid. « Bon, voyez-vous, quand, à cause du léger entrechoc de
mes jambes ou, le cas échéant, d'une trouvaille plus grossière, j'atterris, alors, au
moment où mes pieds arrivent d'une provenance inconnue, je suis près de m'écrier :
les nôtres! Et cette sensation est indépendante du fait que
l'incident se soit produit à l'intérieur ou à l'extérieur des 18 mètres, ou
précisément sur la ligne. »
57. (parthénogénèse) Le maître, dans l'état pitoyable où l'avait mis
la machine à écrire, pria son père, le publiciste grisonnant, de dactylographier.
Pour son malheur, un passage le concernant arrivait justement.
Le père se mit à ergoter. « Indubitablement cultivé ; a fait des études, ainsi de
suite... » « Qu'est-ce que c'est que hirondharidellel Qu'est-ce que
c'est que hirondharidelle ? » Il était choqué. « Pater, éclata le maître,
garde ta culture pour toi, et tape. » Pourquoi le nier : le mot est dur ! Puis,
lorsque la dactylographie parvint à « moi, j'aime beaucoup le père du maître, car
tout de même, c'est le père du maître » —, alors le maître, qui dictait aussi la
ponctuation, dit : « Le père du maître, deux points d'exclamation. — Ce n'est pas
avec ça qu'on peut m'acheter », renâcla le père du maître. Le créateur (de son propre
monde) fit un geste de dédain. « D'accord. Mettons trois points d'exclamation*
n
!!! » « Vous
voyez, mon ami, on peut dire ici : on ne peut contenter tout le monde et son père ! » -------------Il examinait la meule d'épreuves.
Mais cela se passait en une occurrence tellement ultérieure qu'il fut à peine
possible de l'insérer. Seulement après coup, au grand dépit
(et aux dépens) de l'imprimerie. Nous existons à l'instar de ces fruits tardifs,
savoureux de l'été finissant. « Les signes se multipliant, mon ami, à la façon dont
quelque chose commence à se dévorer soi-même. L'arrogance du temps présent, ma
colombe ; et si notre milieu était autre, nous ferions une orgie dure, chagrine, nous
picolerions jusqu'à l'aube, ainsi que dans la Rome décadente... Touhout pahasse », chantonna-t-il. Il y avait dans cette
expression un soupçon de tristesse autoflagellante ; voici, la
vie de l'individu problématique. (Nous lisons.) Eh oui, ce sont déjà les couleurs du
crépuscule : plus riches, plus harmonieuses que les couleurs du jour, et l'ombre
nocturne déjà les attriste. Donc, les épreuves en placards. « Regarde, Guittouche,
combien de femmes m'ont composé ! » Car, en tête d'une
épreuve, il y avait par exemple : 78 8943 0017 001 Veronika Bursits 78 8943,17. Trois
anges me surveillent 31.VII. machine 9. — Et il en déduisit que le 31 juillet et le
1er août, 9 femmes lui avaient été affectées. Éva H., Magdi
Sz., Éva Urbán, J. Ács, Judit Bellér, épouse Sziklafi, Irén Gombos, épouse Szabó,
Veronika Bursits. « J'espère que J. Ács aussi est une femme », marmonna-t-il, et il
se réjouit grandement de toute l'affaire, brimbala joyeusement
les épreuves avec leur couronne de dames. « Judit Bellér est sans doute grande,
rêvassa-t-il. Ou petite. — Ou ce qu'on appelle de taille moyenne » — Frau Gitti se
faisait mordante. « Hum — Esterházy se retira en ses paysages intérieurs,
professionnels —, tout cela n'est bon que pour la première édition. Nous sommes liés à tant de contingences ! » Et les perspektives, mon bon seigneur!?-------------« Bedon en demi-gros », proféra un
jour le maître, à propos d'une « Tchèque corpulente, lascive », sur le terrain de la
briqueterie de Solymár.-------------Son attention fut attirée sur les limites des
corrections. Il sortit inhibé du perpetuum mobile, dans ces moments-là, il pense
toujours au fils (ailier-gauche) de sieur Czibor, dont la cheville aurait été
emportée par un engin de ce genre, ce qui fit décliner la carrière de sieur Czibor,
le menton hirsute du maître crissa, et il jeta un coup d'oeil circulaire, gentiment
craintif, quelqu'un avait-il entendu, « comme l'herbe en train de croître ». Les yeux
plissés, il trouva la porte éditoriale adéquate ; la personne qu'il cherchait était
au téléphone, à la vue du maître, elle éloigna le combiné de sa bouche. « C'est juste
une blague », souffla-t-elle, et elle battit un instant des cils. Ses lèvres étaient
fardées de frais, de par sa fonction. « Qu'est-ce que vous regardez ? demanda celle
que le maître cherchait. — Vous », chuchota-t-il habilement, de sorte que tout le
monde rit, sauf celle que le maître cherchait. On parla ensuite de choses et
d'autres, et ce faisant, le maître retors apprit : « en placards, trois forints
trente par lettre, par signe de ponctuation, par espace, en feuilles à plat, six
forints cinquante. » On s'étonna qu'il prît note. (Bien des gens ne le portent pas
dans leur coeur.) « Peut-être tout cela n'est-il pas vrai exactement ainsi. — Est
vrai ce qui fait avancer. » « v o i c i , AINSI SE DIVERTIT UN SOIN D 'ARTISTE
HONGROIS ! » ------------------ « Saviez-vous, mon ami, que Claude Garamond vit le
jour en 1480, et qu'ayant brûlé la chandelle par les deux bouts, il s'éteignit en
1561 !? » Il fait tout aller de guingois.
Jegyzet Rendons grâces que ce ne soit pas le père du maître qui
dactylographie ceci — ou plutôt cela, ci-dessus. Car c'en serait alors fait de nous...
58. Le fait que le maître allonge nécessairement la main vers sa plume
peut se passer, et d'ailleurs se passe de mille façons. Pourtant, on peut ressentir
de l'embarras lorsque c'est quelque chose d'inattendu qui «
induit » cela, ce qui peut-être pourra renverser d'éventuelles
conceptions. Ici, nous pouvons voir cela à tout bout de
champ. La coupe fut pleine (pour la seconde fois), lorsque après, à cause d'un coup
de fil donné à la hâte à cause d'un message énervé, un allongement se produisit de nouveau. « Mon ami, éclata le maître avec un
sincère sentiment d'infériorité, c'est horrible. Ce sera plus épais que... » Il n'osa
même pas le dire *
n
. D'autres fois en revanche,
avec son habituelle légèreté de garçonnet, il change les couches de la même chose : «
Ouh là. Nous ne sommes pas un Môr Jôkai manqué. » (Ils se sentent chez eux au ciel,
en enfer !) Mais après le coup de fil, il dit : « Voyez, mon ami, comme tout est
contingent ! Le roman, comme il s'écrit lui-même. — Il rêvassa. — Quelle est la
frontière entre philosophie et caquetage ? »
Jegyzet Ne nous voilons pas la face : il pensait au
livre de sieur Géza. (Il le lit périodiquement, pour savoir « jusqu'où ça pisse
».) Ottlik Géza, Une école à la
frontière. Paris : Seuil, 1964. 398 p.
un jour, agréable pour moi, vous m'avez interrogé sur mes méthodes, la
mathématicité, etc. À ma manière habituelle, j'ai éludé.s (La musicalité naturelle,
ai-je dû grommeler.) Cette fois encore, seule la nécessité m'y porte ; mais je ne
veux pas me plaindre, seulement poser des prolégomènes. Pardon. Ce qui suit n'est pas
une « découverte », mais l' « atmosphère d'une période ».
Ce que je dis concerne même, hélas, les chefs-d'oeuvre. (C'est
obligatoire : alors que dire des...) Que « la même chose » puisse être faite également bien de mille façons. J'ai pensé parer à ce «
déchaînement de contingence » en me laissant charrier par ceci : que le texte
s'écrive, que le caprice des « jours personnels » le développe. Cela résout
effectivement la « démarche » (ce n'est pas peu, hoho ! que non pas), toutefois, pas
la praxis. Il faut que le monde corresponde aux descriptions qu'on en fait, ai-je pu
entendre dernièrement, justement de la bouche de sieur Imre. Mais alors, j'en suis de
nouveau à la description.
Ce qui, bien sûr, a toujours été évident — si l'on avait un peu de
jugeote —, c'est qu'on ne peut jamais parler que de variante,
et je peux bien rester assis à côté des mots avec mon maudit sens de la langue, et je
peux bien écrire à m'en rendre aveugle comme mon érudit ami sieur James, et je peux
bien changer un mot pour un autre, et c'est soit mieux, soit pire, plus exactement,
ce n'est pas mieux. Là — jusqu'ici, ce livre inclus —, ce qui résout la « démarche »,
c'est qu'on peut espérer qu'un silence (etc., etc.) « se
formule », prenne forme, lequel — en traversant le texte — rend après coup plus ou
moins dépourvue d'intérêt la place de tel ou tel mot.
D'autres fois (c'est pourquoi je dis que n'est pas « vérité » ce que
je dis, mais « sensibilité ») en revanche, reste l'irritation causée par la liberté ;
puisque celle-ci revêt le monde (et pas moi !) d'une irresponsabilité non souhaitée.
C'est ce qui se passe maintenant. Maintenant, je vois donc la solution dans un «
carcan », dans une « fonction mathématique proche de notre coeur » (qui restituerait
la corrélation entre un certain stock de mots et une totalité bien définissable). Ce
que je viens de dire est pour moi une pratique. (S'entend : pas une théorie, et :
s'entend : sera.) (Tout cela n'est évidemment pas « forme », s'entend : s'il existe
un « et contenu ».) — Je note que la situation avec la fonction mathématique n'est
pas si terrifiante : le coeur, au-delà de tout, veut quand même espérer.
60. Un environ, avant un match, est aisément
reconnaissable. Le lent dépôt des hommes noirs — car ils sont noirs à la distance
convenable. « Chute de neige en longueur ; si, si ! » Bien sûr, il ne s'agit pas des
minutes précédant immédiatement le match, ni des pas de course bagarreurs ! Non, mais
plutôt de la fin de la première mi-temps du match en lever de rideau ! Se balader,
aller s'envoyer un demi, échanger deux mots avec une personne de connaissance postée
au portail du jardin, siffler près de la piscine les demoiselles d'Allemagne de
l'Est, montrer à l'enfant les chiens-loups et les nuages moutonnants. «Allons, petit
bêta, c'est un nuage moutonnant... Comme ça, tu connais aussi le hache-paille. »
Le maître, pour éviter le statut d'initié qui
lui est dévolu s'il se joint à ce défilé relâché, fonçait à toute vitesse, de ses
longues enjambées « chantantes ». Au coin, devant lui, un inconnu leva la main pour
le saluer. Lui, en contrepartie, leva aussi sa paume ouverte. Cependant, la personne
saluée de la sorte ne bougea pas (dans quatre directions : en avant vers le terrain,
en arrière vers le èreuère, à l'opposé du maître et dans sa direction) ; ce qui
signifiait que l'inconnu : était connu (!), et attendait le maître.
C'était l'Arrière-gauche. « Salut, Pierrot. — Bonjour, fiston. » Ils
échangèrent une poignée de main puissante, virile. L'arrière-gauche était un garçon
fort cérémonieux, lors des poignées de main son visage se contractait, sa peau brune
luisait pour ainsi dire solennellement. Et il serrait toujours la main à tout le
monde. C'était un homme sérieux, à la poigne d'acier. (Soit un arbitre qui avait
dirigé nombre de leurs matches. « Un salaud. » On demandait souvent au maître, je le
signale, pourquoi il avait serré la main de tel ou tel collègue arbitre. Il disait
simplement : « C'est mon rôle. » [Il est capitaine de l'équipe.] Cela posé, revenons
à l'arbitre en question, le maître avait remarqué, lors de la cérémonie précédant le
tirage au sort de la moitié de terrain, à quel point la poignée de main du dénommé
était flasque. « Comme du fromage fondu. Ma main dégoulinait, mec, de cette poignée
de main. » Après le match, le maître, qui avait formulé une opinion négative sur son
fonctionnement, s'offusqua particulièrement de ce que : « nous avions le même âge,
mon ami, et vous savez, il parlait... il parlait comme... et nous avions le même âge
», adoncques le maître ourdit un plan diabolique. Il lui
envoya l'Arrière-gauche, d'ailleurs il lui avait dit pourquoi. Ah ! çà, il eût fallu
le voir ! « Merci », dit l'Arrière-gauche en inclinant légèrement la tête, et clac!
la poigne d'acier se referma. L'autre en piaula presque, frétilla, s'empourpra, et
eux de le regarder. « Nous te remercions, collègue arbitre. » — Il est révélateur
qu'ensuite il tenait sa canette de bière de l'autre main, celle-ci pendouillait,
inanimée. Mais alors, ce qui préoccupait le maître, c'était de savoir pourquoi on lui
avait donné une bière, à celuilà ; il s'y était opposé, et
d'autres aussi.)
Un fils était né récemment à l'Arrière-gauche. Les deux pères
échangeaient leurs expériences fiérotes ! En pareil cas, l'arrière poussait de grands
rires, ses larges gencives se découvraient ostensiblement, et ce faisant il se tapait
sur les cuisses. Un jour, ils avaient emmené ensemble l'Étalon-moustique à l'hôpital.
Le maître consolait l'avant au bon pied gauche. « Tu as eu raison, mon vieux, un
avant pur-sang devait se défoncer !» Il y avait d'ailleurs de
quoi le consoler : à présent, son nez se situait à l'écart,
comme s'il avait été appendu à son oeil droit. Le maître observait avec une
compassion particulière la migration du nez. C'est compréhensible. Il consolait, mais
conservait sa sincérité de caractère. « Oui, un avant pur-sang, sans nul doute. — Il
branla du chef. — Mais, cornouiller, quand on a un peu de jugeote ! »
L'Arrière-gauche se tapait sur les cuisses. L'étalon d'Orlov était plein à craquer.
L'épouse de l'Arrière-gauche aussi était là. Quand le maître en selle regardait dans
le rétroviseur, ma foi, les métamorphoses lumineuses du trafic étaient la dernière
chose qu'il pût apercevoir. Mais alors, qu'apercevait-il? Rien d'autre que la
frimousse de l'épouse de l'Arrière-gauche ! « Hum, dit-il en battant des paupières
d'un air absorbé, comme le rétro est beau aujourd'hui ! Il renvoie rarement une image
aussi parfaite ! » Le maître en train de conter fleurette ; làdessus, il dit qu'il
est un mari-né ! Mais l'épouse de l'Arrière-gauche se mit à glousser. Le maître
demanda très vite : « Ça fait mal ? » L'Étalon-moustique hocha la tê
te-------------il était accoudé à la main courante avant le match, les spectateurs
affluaient déjà, c'était le tour de la « bleusaille », et on lui lançait de temps à
autre : « Péter, vous allez gagner ? — Je ne peux pas me prononcer, répondait-il,
facétieux et distrait ; tout le monde se fiait à tout le monde ; jetant un coup
d'oeil au visage de sieur Csucsu qui traînait à côté de lui, étreignant le froid tube
d'acier, il y trouva une tension semblable à la sienne, et fit tendrement : « Mon
Csucsu, dis-moi, toi aussi tu es oppressé ici, comme moi ?! » — et il montra un
endroit entre le coeur et l'estomac. Sieur Csucsu rit un peu, un peu.
63. L'obscurité était descendue. Le maître se sentait en quelque sorte
« en dessous ». Il voyait d'ici qu'en face les peupliers n'avaient pas d'extension en
profondeur, comme s'ils étaient découpés dans du papier. Près
de leurs troncs s'étirait longuement le mur de l'usine, tout blanc, tout calme. Le
calme des dimanches. Sur le mur, l'inscription n'était pas visible, mais il savait ce
qu'elle disait : ive la lasse ouvrier. Ensuite, il vit des
balais géants dans les arbres. « Qui peut avoir besoin d'aussi grands balais? » Il ne
pouvait l'imaginer. Ses muscles adducteurs lui faisaient mal.
Sur la droite apparut le bistrot, le maître dit alors — presque
hâtivement, pour en avoir fini avant d'arriver — au Stoppeur qui trottait avec lui :
« Tu sais, c'est tellement vide à l'intérieur, j'ai du mal à respirer. » Et il le
montra. Le Stoppeur, déjà sur le seuil, opina. « Cornouiller. »
Ils s'assirent tout autour de la double table, et les bières
défilèrent, défilèrent, comme s'ils avaient gagné. Le maître restait assis sans mot
dire, mais, de peur que quelqu'un ne l'interroge, parfois il disait une chose ou une
autre. « Qui est le plus vieux, bobior ou filesposito ?» — ce genre de choses. Mais
même ça, en 3 versements. « J'y vais, dit-il 1 heure plus tard, il faut que je donne
son bain à Mititch. » Il avait déjà mis son manteau, de son menton, i.e. de son
double menton baissé, il maintenait l'écharpe croisée, lorsque quelqu'un lui demanda
d'une voix sonore s'il pouvait dire de quelle façon on vérifiait si l'eau du bain
était bonne ? Sans sourciller, il désigna son coude, puis se dépêtra des chaises sous
un tonnerre d'applaudissements, et rentra chez lui.
« Ce que tu sens le bistrot, sniffa gentiment Frau Gitti. — Ne
m'adresse pas la parole », dit-il férocement. (C'est tout ce qu'il avait rassemblé
comme énergie entre-temps ! Je vous jure !) Dame Gitti se tut, compréhensive. Elle
s'approcha de son mari, avec une grande commisération et dans une intention
secourable, elle caressa le front de l'homme. « Vous savez, mon ami, c'en était trop.
Ce chouchoutage. » Dans sa grande irritation, il empoigna un numéro de nagyvilág — on ne sait comment, ce sont toujours eux qui se
trouvent sacrifiés —, puis sans un mot, il quitta l'appartement au galop, et s'assit
dehors, au pied froid de la grille, d'où il contempla le ciel. Puis il rentra
furtivement. « Ne m'en veuille pas », dit l'un d'entre eux ------- « Guittouche,
dit-il au cours du maraudage culinaire, à propos du poulet de midi, ce n'est pas du
beefsteak ! »
64. Le maître était assis dans un état d'âme dépressif sur le banc des
remplaçants. Le banc avait fusionné avec lui; en tout cas, rien ne présageait : qu'il
se lèverait. Le match était fini depuis longtemps, quelques-uns étaient autour de la
bière, et injuriaient le monde. Son manteau de printemps sale — par ce mauvais
automne —, il le froissait sous lui ! Personne ne l'a jamais vu arranger un manteau
sous lui ! Le banc des remplaçants ! Son bois ! — Un jour, tandis qu'il se défaisait
d'un arrière
n
, il regarda le banc
où les remplaçants mangeaient le pain noir des remplaçants, et les survêtements
jaunes brillant de façon provocante dans la lumière, ainsi que les shorts en fibres
synthétiques, du reste éclatants — l'avaient subjugué. Quand, par la suite, il put
jouer en maillot jaune et short bleu —
que ce fût bien ou mal —, il était content pendant plusieurs minutes, comme un
enfant. « En jaune et en bleu? » demanda l'après-midi le père du maître, et il sourit
délicatement (le tartre).
Jegyzet 3 anges me surveillent, L'un à mon chevet, L'autre à
mes pieds, Le troisième attend mon âme pécheresse. (Extrait d'un fredonnement aux
alentours des 18 mètres ; dans une forme explosive !)
Il regardait par terre, une canette de bière pendait dans sa main. Son
visage était émacié, sa peau collait à ses os, il sentait ses traits rentrés dans sa
bouche. Cela tirait un peu vers le bas le dessin de sa bouche. Ce tragique lui va
bien. (Sieur Péter — il y en a tellement ! — a fait un jour une photo de lui. Ç'avait
été un grand après-midi. Le maître avait dénigré à mort le « photographe à l'étroit
diaphragme », mais l'autre le photographia vraiment. La: photo [cf. la photo au
verso] causa ensuite une grande joie au maître. « Visage crucifié », dit sieur Vasa ;
il aime les puissantes métaphores chrétiennes.)
Il secoua la tête, comme s'il se parlait à lui-même et justement se
contredisait. (Hirondharidelle — c'était ce qu'on pouvait dire aussi de lui à
présent.) « Mehr Licht ! » La courbe impétueuse des ondulations
naturelles de sa chevelure et les groupes autonomes de cheveux, les
mèches par ailleurs mobiles étaient alourdis par quelque chose, une chose
difficilement formulable, qui ne peut être nommée ici : la crasse ; non qu'ils
eussent été propres — après deux semaines révolues, il ne peut
en être question —, mais la rigidité des cheveux, leur fragmentation affligée,
l'effroi des boucles collées, l'oreille qui, de ce fait, jetait un éclair, « il n'est
rien de plus délaissé, mon ami, que le pavillon d'une oreille à poil jetant un éclair
au travers de la toison ! » — tout cela est tellement
insaisissable ! De même que la façon dont le vent se conserve dans les cheveux : non
la tignasse ébouriffée, mais le contact ! Il advint plus d'une fois que, debout
quelque part avec sieur Csucsu, non loin d'un drapeau de coin flottant furieusement,
et selon qu'ils y étaient en spectateurs ou en joueurs, le maître serrait son maillot
autour de lui, l'empoignait et le haussait un peu, jusqu'au cou, ou relevait le col
de son manteau usé, et comme ils se recroquevillaient, dans le vent hurlant, voire,
étirant les coins de leur bouche, faisaient pour ainsi dire un rictus, le maître se
passât la main dans les cheveux, puis, d'un geste accentué, qu'il tendît la main
devant lui, que les doigts y afférant (« les auto-doigts, mon ami, les auto-doigts !
»), en se repliant, s'incurvassent sur la paume, et qu'il dît : « Il y a du vent. »
Voilà, c'est une preuve.
Il sentait l'humidité du siège pourri. « Humide, humide. » Sa main, en
grattant inconsciemment, « descella » un morceau de bois. Une « plaquette de peinture
» collait à ses doigts ; il la fit tomber. Entretemps, l'étiquette s'était mise à
glisser sur la canette de bière. Et avec l'étiquette : 10,5 B° 0,51 MSZ 8761 prix de vente en magasin et EN DÉBIT : 5,20 NON PASTEURISÉ DURÉE DE CONSERVATION : 8 JOURS.
Il n'avait pas envie de retourner aux lieux, d'autre part, il fallait
qu'il y aille. On ne peut dire qu'il y alla, il s'esbigna. Il s'arrêta sur le tertre
argileux, derrière la chaudière. C'est ici que fut pris le cliché de la page
suivante.
(Je ne prétends évidemment pas créer un musée, où le
cas échéant, le gardien cassera la croûte, et essuiera ses mains grasses dans son
épais, chaud, confortable pantalon de flanelle, j'appréhende le maître en tant
qu'homme, et je le rends dans sa faillibilité et dans sa grandeur ; je m'efforce,
j'importune, je me retire, je m'étends, j'observe, je persévère ! Pardon : je parle à
nouveau de moi ! Tout comme sieur Babits.) Sur la photo (d'amateur !), on voit le
maître levant une Blonde de Kőbánya, à l'arrière-plan, le terrain de football — «
l'effroyable rectangle ! » —, à droite le mont bien connu des préparations de fond.
Le Grand Virage ! « Vous savez, mon ami, l'essence de la préparation de fond, c'est
justement qu'on ne puisse pas réaliser le quota. » C'est un vrai cauchemar pour le
maître que le Grand Virage. Regardons son visage ! Allen Gipfeln ist Ruh. Même après
90 minutes de ce genre, il fut capable de faire rayonner quelque chose des sérénités
ultimes ! À côté de lui, sieur Pék, brisé.
65. Il devait appeler sa mère, car celle-ci, à la suite d'un message
téléphonique au contenu neutre, venu d'un certain endroit (« Je vous prie de dire à
Péter qu'il me rappelle. Si possible dès aujourd'hui. ») commençait à s'inquiéter,
activement et objectivement, pour son fils. Il tripota longuement la bobinette, la
chevillette et le cadran. Et pendant ce temps, les bus, grues, camions dans la côte !
Comme il rusait dans cet ordre, dans sa vision périphérique
(un mot de sieur Armand) apparut une femme. Les grands yeux perçants du maître se
levèrent du combiné noir délavé, moite, sentant la cigarette, puis il demanda avec de
larges gestes : si elle voulait téléphoner ? La femme fit oui de la tête, avec une
discrétion muette, comme si elle ne voulait pas déranger, alors qu'il n'avait pas
encore la ligne. Puis il l'eut, et après avoir composé le numéro, attendant que la
communication soit établie — « je ne sais, mon ami, si vous l'avez déjà remarqué,
mais cet instant-là est tellement irresponsable ! » —, il dit : « Je n'aurais pas
deviné qu'elle attendait pour téléphoner. Elle se tient si — c'est alors que la
sonnerie se mit à retentir, et le maître parla plus vite —, si modestement. Ici. » Le
visage de la femme ne trahissait rien. « Vous savez, je suis un peu myope, et de ce
fait je ne pouvais... » Ici, le géniteur du maître l'interrompit : « Allô ! — C'est
moi, attends un peu, vieux — et brusquement, il souffla à l'intention de la femme —,
de ce fait je ne pouvais lire dans son regard ! »
Si bien que l'auteur de ses jours se lança dans la conversation
téléphonique avec un agacement compréhensible. Celui qui croirait toutefois que le
maître était beaucoup plus calme : se tromperait. Il dit quelque chose comme : il
avait assez de sa propre terreur, il n'avait nul besoin de la terreur familiale. Le
père du maître, fidèle à son habitude d'homme vieillissant, se vexa, disant, quel est
ce discours, ce serait mieux peut-être, s'ils ne s'en souciaient même pas : ça,
peut-être, ce serait bien? « Passe-moi la mutter », dit le maître nullement apaisant.
« Allô », dit sa mère avec une froideur pleine de prévention. (Sans doute avait-elle
entendu la précédente prise de bec.) Soudain, le maître fut inondé de chaleur, comme
après un saignement de nez. « Chut, mamouchka, pas un mot — car il sentait que sa
mère allait épiloguer sur ci et ça —, il n'y a aucun problème, rien, c'est ce que je
voulais te dire. Bisou, bisou, bisou. — Au revoir, mon fils », dit sa mère, avec
réserve, mais détendue.
Le maître se taisait ardemment. L'arbitre avait déjà sifflé deux fois,
de façon pressante. « Mon ami, qu'avez-vous à biaiser ainsi, d'aucun côté, dans
l'angle droit que vous formez avec les autres ? N'étendez pas votre main protectrice
sur moi ! — Son regard s'embua. — Écoutez, lieber Freund, j'ai passé contrat avec la
vérité. C'est pour ça que je reçois de l'argent de l'État... » Il rectifia ses
jambières, qu'il n'a jamais été capable d' « appliquer » comme il faut : il les
remonta comme des bas, enfila les fixe-chaussettes sous l'élastique. « Eh bien... »
Ses lèvres blanchirent un peu. Le maître est un gai luron, mais parfois, elles
blanchissent. « Et à cause de la frayeur que vous pouvez voir dans les yeux de ma
mère, même maintenant, mon ami, à cet instant, maintenant, quand je vous montre ces
lignes, dans ses admirables yeux vert-de-gris, à cause de cela, cette époque ne
mérite aucun ménage ment! Aucun, même de ma part. — Je dirais que... — Non! » Il
franchit la minuscule porte des vestiaires, rentra instinctivement la tête — si
quelqu'un s'y cogne un jour, le bâtiment s'écroulera —, lorsqu'il sortit, retentit
l'enthousiaste et décharné « Allez ! », et le père du Stoppeur éloigna la bière de sa
bouche : « Péter, plantez-leur'z-en deux, ensuite vous pourrez rentrer à la maison.
Chez maman. »
66. Le Stoppeur était en train de raconter au maître qu'il avait une
bonne amie comme ça à Pécs, que c'était la femme la mieux de Pécs. « Je ne te dis
qu'une chose : elle a un soutien-gorge noir. » Le maître marchait sans mot dire. «
Elle vient m'attendre à la gare en Zsiguli. Et c'est elle qui paie tout. — Aha. »
Puis le maître — pardon — s'esclaffa. «Ta femme va bien? » Mais l'effet souhaité ne
fut pas obtenu, car le garçon, choqué, regarda le maître, se demandant pourquoi il
était « gai », alors que sa femme était malade. « Non, malheureusement, Mária va mal.
Ses reins. — Oui, je sais. » Le maître savait, parce que sa mère avait aidé le
Stoppeur à se procurer des médicaments étrangers. Le maître, au fond, s'intéressait à
la femme de Pécs, et après une pause équitable, il demanda : « Comment est-elle ? —
Comme ça, fit le Stoppeur en fermant le poing : par conséquent, il était resté sur la
même longueur d'ondes. « Tu sais, Pierrot, moi, j'aime ces femmes mûres. » Le maître refréna sa mauvaise humeur croissante par une
plaisanterie. « Bref, elle est vieille. » Il évoqua le visage de la femme du Stoppeur
: la petite frimousse de poupée, le petit double menton — « le début de la
déliquescence » —, la peau lisse et les yeux fatigués. « Une fillette aux yeux
d'adulte. » « La pauvre », dit-il à mi-voix. Le Stoppeur riait du « bref, elle est
vieille », si bien qu'il n'entendit pas le « la pauvre » ; l'affaire se serait
compliquée sans espoir chimérique de solution.
Ils longèrent le mur de l'usine. Sur le mur chaulé, il y avait des
lettres rouges, décolorées, fragmentaires. Ainsi, de près, elles étaient illisibles.
Que le maître connût l'inscription originale, c'est une autre
affaire.
« J'ai toujours aimé les femmes plus vieilles ! » dit le Stoppeur d'un
ton provocant. Il tendit ses deux mains, comme s'il empoignait quelque chose. «
Avez-vous déjà remarqué, mon ami, dit le maître en une occurrence ultérieure, quel
bien infini est la main ? J'entends par là que je ne saurais croire qu'existent un
postérieur féminin tel, des hanches à ce point généreuses que la main ne soit pas
capable d'épouser leurs rotondités ! »
Peut-être qu'autrefois, il se serait engagé — s'y sentant un peu
contraint — dans une conservation d'un goût un tantinet douteux, au sujet des aspects
positifs des femmes entre deux âges, mais, de même que dans d'autres domaines il «
s'était radicalisé », ainsi dans celui-ci, et d'une manière générale : il aurait aimé
pouvoir convaincre le peuple de certaines choses. C'est d'ailleurs leur tâche à tous
deux. (L'écrivain hongrois d'aujourd'hui peut regarder le présent des hauteurs de
l'avenir : partout, il voit la grandeur, l'invincible force du nouveau. Il doit, par
conséquent, livrer bataille d'autant plus passionnément contre tout ce qui est
dépassé, pour cet avenir projeté. « Etc., etc. ») C'est ainsi qu'il dit doucement,
dans l'entrée du bistrot : « Moi, je suis du parti des épouses. — Pas besoin de ce
laïus idiot, va, dit le Stoppeur. — C'est comme ça, mec », proféra modestement le
maître.
Ils s'assirent à une table, ou plutôt en mirent deux bout à bout, et
s'assirent. La main du bon sieur György, l'énorme battoir, avec failles tectoniques,
enlaça quelques bocks, et les fit virevolter jusqu'à eux. « Tenez. » Au bout d'un
moment, les autres arrivèrent, l'Ailier-droit demanda la permission de partir, « il
avait un rencard ». Bière sur bière, comme lors de grandes réjouissances. Peu à peu,
les phrases et les gestes s'égaillèrent, le Stoppeur raconta que, vendredi dernier, «
il avait emballé deux poules avec un pote », mais que « le pote avait pris la poudre
d'escampette », le Stoppeur avait cherché en vain son compère-trinqueur, mais « le
pote s'était volatilisé », et il était resté avec les deux femmes, et il avait eu
beau demander à l'une qu'elle renvoie l'autre chez elle, aucune ne s'y était résolue,
toutes les deux lui étaient restées sur le cornouiller (sur les bras), mais ensuite
la 2e « avait fait long feu », « ma vie sexuelle ressemblait à un
drame populaire médiocre : lonla, lonlère — ensuite on se consumait dans l'affliction
» (quelle griffe, quellitude !) ; dans l'un des coins, une mélopée chagrine s'éleva,
sieur Armand grommelait comme pour lui-même ce qu'il avait dit maintes et maintes
fois (« Il faut les ratatiner... certaines équipes, il faut les ratatiner
n
! »), d'une part les yeux du maître étaient déjà un peu injectés, de l'autre son silence était plus frémissant, alors
il se tourna vers sieur Armand, et plein d'espoir, demanda : « qu'est-ce qu'il va se passer maintenant ? » Sieur Armand regarda le maître.
Il tournait et retournait son bock. « Que veux-tu qu'il se passe. »
----------Qu'est-ce qu'il va se passer maintenant ? Que veux-tu qu'il se passe.
Qu'est-ce qu'il va se passer maintenant? Que veux-tu qu'il se passe. Qu'est-ce qu'il
va se passer maintenant? Que veux-tu qu'il se passe.----------Alors que le maître
allait rentrer chez lui — le bain à donner! —, sieur György l'arrêta et lui fit un
clin d'oeil. « Regarde un peu ! » Sur quoi, couvrant le bourdonnement, il cria : «
Pépé !... Vous, là ! Oui, vous ! Écoutez voir, pépé ! Tout ce que vous avez bu dans
votre vie, pépé, ça pourrait faire marcher un moulin de petite taille?! » Un vieux
émergea des dos. « Aha, le père Farkas. » «György! Comment ça, un moulin!? Le grand remorqueur russe pourrait y faire demi-tour. — C'est
bon, pépé » — le barman coupa court à la scène ; le maître remercia son cadet pour
l'exhibition, et sieur György tapa amicalement sur l'épaule du maître. « Je le lui ai
fait dire pour toi, exprès. — Sympa. — Tu peux même l'utiliser. » (Car à ce jour, le
maître avait déjà contaminé tout le monde.)
Jegyzet Il a raison. Mais pour que je puisse vérifier son affirmation, il
faudrait que je sache qui est l'adversaire. « Comment ça, qui? ! Les Briqueteries
de Buda. » « Nous nous empêtrons dans de simples plaisanteries, pour notre
plaisir. »
67. Le maître mit les mains sous sa nuque en guise d'oreiller. « Ma
Guittouche, souffla-t-il, aujourd'hui j'ai vu plein de femmes chouettes. — Ça va,
vieux vicelard » — tel fut le compliment de la femme à l'homme, là-dessus, zoum !
telle une gifle, elle l'embrassa sur la bouche. Le maître — et ses extrémités les
plus infimes ! — fut inondé du flot de sang brûlant et familier. Il se retourna
violemment vers la femme, et ils se heurtèrent de front, mais pas au quart ni au
tiers, que nenni, leur chair claqua, et en fut profondément ébranlée. Un instant,
comme dans le choc qui suit l'accident, ils restèrent entremêlés, immobiles, mais
seulement pour que la suite n'en soit que plus tumultueuse.
Soudain, les jambes de la dame s'échappèrent, en particulier, le
trajet des fortes cuisses fermes fut perceptible, car le maître, celles-ci s'étant
attachées à sa taille, voire un peu à ses côtes, les faisant craquer, pouvait à peine
respirer ; mais, comme il allait se libérer rageusement — il n'y eut plus de quoi :
en contrepartie, « quelqu'un » s'agrippait à ses épaules (bien sûr, c'était dame
Gitti), haletant, musardant dans le cou du maître. Etcétéra, etcétéra, on peut
imaginer.
Mais cette étreinte! Respirer ensemble et s'embrasser, dans la période
des afflux, des retombées, des déchaînements, des pénétrations, des retraits, des
abandons, des ascensions, des éloignements et des balancements, des arrondissements
et des raidissements convulsifs ! Et l'écroulement las, douloureux dans un sommeil de
syncope. « Grand chef, je t'aime, dit le maître à la dame endormie. Je t'aime, parce
que tu es merveilleuse, tu as beaucoup de jugeote, et ton cul et foort remarquaable.
» (Ouille ! Ici, je ne pouvais pas, en contrepoint, face à la fidélité, me cacher
sous les jupes de la vérité, là où l'obscurité est grande, même entre ses cuisses, le
soleil ne passe pas !)
Le nouvel arbre de Noël frémissait obscurément. « Noël est la dernière date. » Un bonbon en papillote suspendu tournait autour
de son axe. Le maître mit une de ses mains sous sa nuque, car des cuisses brûlantes
pressaient l'autre, oh, non par la force, seulement par leur propre poids----------À
une heure matinale, le maître était déjà dans son manteau, prêt pour la marche,
lorsque bon gré mal gré, il entendit dans l'appartement voisin : « Pour l'amour de
dieu, qu'est-ce que tu chafouines dans cette chambre ? » Le
maître aimait fort laisser traîner ses oreilles. Son terrain de prédilection était
l'Académie de Musique. Sur la pointe des pieds, un sandwich au saumon à la main, il
s'approche avec des ruses de Sioux. Et s'il sent le terrain miné sous ses pieds, car
chaque élément de la compagnie épiée non seulement s'est retourné pour le regarder
d'un oeil inquisiteur, mais aussi certain chuchotement gênant a déjà commencé, alors,
avec beaucoup de modestie, mais non sans élémentarisme — bien sûr : à tout le monde
et à personne —, il dit : LES GARS, JE CROIS QUE PIERRE BOULEZ
EST ENTICHÉ DE CE GENRE DE MUSIQUE.
Il franchit le seuil de l'appartement, les voisins aussi, juste à ce
moment-là, le mari affluait devant, la femme derrière lui, grande, élégante ; un
grand chapeau vert ombrageait son visage. (« Coiffeuse dans le
vent. — Dans le vent, dans le vent » — Frau Gitti avait fait un geste de dédain.) —
Un jour, le maître lui avait baisé la main, il avait longuement disposé dans sa
propre main celle de la femme, l'avait pressée pas trop insolemment, mais tendrement,
puis avait soufflé un baiser brûlant et parodique sur la main parfumée. Mais la femme
avait rougi, et comme elle le regardait sous ses longs cils recourbés, le froid ou la
chaleur l'avait parcourue, et le maître avait pris peur, car il croyait qu'était
évident ce qui l'était. Et si la femme aussi plaisantait? « Aha, avait-il réfléchi à
ce sujet, en effet. Il se peut, en effet, qu'elle ne l'ait pris au sérieux que pour
plaisanter. » D'ailleurs, ce baiser de reconnaissance (ou comment le nommer) n'avait
pas été donné en l'air, il avait un motif. Car le maître — « comme, après une nuit
mémorable, le lit s'était cassé » — avait emprunté un marteau au voisin. En matière
d'outils, le maître et les siens n'occupaient pas une place éminente. Il y avait un
marteau, soi-disant destiné à planter les crochets X, i.e. avec lequel dame Gitti
fixait au mur les « repros originales de Csontváry ». (Après certaine soupe de
poisson passée au moulin, le maître et Cie se tenaient au bord de l'eau. Le miroir du
lac bougeait à peine, le maître et le capitaine András provoquaient quelques remous.
Dans les lointains flous, le panorama s'offrait... À ce moment-là, le maître, sans
aucun à-propos, dit soudain : « Tu sais ce que je vais me procurer, András mon gars ?
» L'homme de haute taille se hissa. « Eh bien ? — Une immense photo de James Joyce. »
Ensuite, il fit le même geste que sieur Marci pour la moustache : « Voumm ! Sur tout
le mur de la chambre ! » Le capitaine András acquiesça, puis jeta
un coup d'oeil expert sur un poisson frétillant. « Un amour, c'est un amour.
— Il mange le coeur des roseaux, nêssepaâ ? dit le maître, comme un enfant. — C'est
ça, c'est ça », opina gentiment le capitaine. Le maître aimait beaucoup cela chez lui
: qu'il soit si content que quelqu'un ait un tant soit peu raison. « Au lieu de
manger les algues. Elles ne font que pousser. Mais leur chair est exquise. »)
Pour en revenir au martelounet, quand celui-ci ne soutint pas
l'épreuve de la pratique — pourtant, peut-être n'est-ce pas un sacrilège, la pratique
est la pierre de touche de tout marteau —, et quand le véritable clou légèrement
rouillé mais droit ne bougea même pas de la planche du lit, le maître, après s'être
porté au degré d'impétuosité souhaitable grâce à ce qu'on appelle un coup-à-côté,
jeta par terre l'outil quasi pubère, lequel se cassa. (De nos jours, on peut voir la
tête du marteau avec les brefs reliquats du manche, lequel se cassa en tant beaux
éclats, comme un cristal. Un véritable cactus !)
La coiffeuse se colletait avec la clé, guettant du coin de l'oeil le
maître, qu'elle voulait visiblement éviter. Le mari déferlant était déjà presque
sorti de la cage d'escalier, c'est là qu'il fut rattrapé par le salut du maître, et
de là aussi vint la réponse, mais exit le voisin. La femme, seule. Et après cette
ruée spectaculairement rageuse du mari — « indépendamment, mon ami, de la question de
savoir qui, dans la querelle, avait raison, si du moins il y en avait une » —, la
femme resta là, en déconfiture, à sa merci ! Mon imagination nourrie de littérature
me suggère : la femme se sentait un rien dénudée.
Le maître « cléfouilla » encore longuement, laissant passer devant lui
le couple au complet. « Vous savez, mon ami, peu de choses me réjouissent autant que
celle-ci : quelqu'un arrive au garage le matin juste avant moi, et je ne suis pas
obligé de trifouiller la clé du cadenas avec mes doigts
engourdis, ni de pousser de toutes mes forces la porte coulissante... Encore que la
porte coulissante, ce n'est pas terrible. » C'est une joie pareillement simple qui
s'empare de lui, lorsqu'il reçoit en cadeau une revue littéraire. Ce n'est pas
fréquent, mais parfois, tel ou tel rédacteur, par oublieuse courtoisie, en donne une.
Alors, des heures durant, impossible de le calmer ! « Mon ami ! Gratis ! Vous
entendez, gratis! — et il agite le poing. Parce que, hélas, celle-là, autrement, je l'aurais achetée ! »
Pendant qu'il fourrait la clé dans sa poche, il leva les yeux, à ce
moment la femme passait devant la porte du jardin : de côté, on voyait ses paupières
lourdement fardées. (« Une pro ! ») et le bord du chapeau
incliné, comme un autre profil. On voyait au regard de la
femme que c'était à dessein qu'elle ne se retournait pas. « Sottise. Comme si
regarder là, et justement ne pas regarder là, n'étaient pas la même chose. » La belle
silhouette altière disparue, il fut frappé : « Que celle-ci chafouine? » Et il secoua
vigoureusement la tête.
Il eut beau se hâter; car la source de joie absolue, c'est de «
démarrer sous le nez devant la personne que nous avons laissée passer devant nous,
parce que celle-ci doit encore s'occuper de chauffer son automobile à quatre temps et
circuit de refroidissement à eau ». Le maître fit tout de même un signe plein de
bonne humeur au couple qui sortait du garage ; les yeux fardés et la vitesse : comme
s'ils avaient formé une ligne ! « Le défilé des yeux fardés. »
Quand il fut rendu à la stalle de son fidèle cheval, et que le cheval
tendit une tête ennuyée vers une poignée de foin, le maître n'en crut pas ses yeux. «
Mon ami, l'allumage était resté. » De cela, bien sûr, nul destrier ne se réjouit
ostensiblement. « La vieille carne ne bougea même pas. » Le maître haussa les
épaules, et dirigea ses pas vers le bus. Mais il n'eut pas beaucoup de chance
(techniquement parlant), car le chauffeur du bus était en train de réparer sa
voiture.
Et là, une dame Suzanne en femme du monde, telle quelle ! « Une grosse
vache, mon ami. Et malgré tout... » Adoncques, oui : car la
femme était un sacré morceau, mais bien faite ! Le manteau
d'hiver léger, vert, à longue fente, laissait entrevoir la
forte ligne des mollets, qui ensuite, plus haut, disparaissait sous l'enveloppement
commun de la jupe également visible et du manteau oscillant paresseusement, comme une
flèche : intentionnellement, résolument. « Mon ami : montrant la voie aux égarés et
aux indécis ! » Ce n'était pas la taille qui était stupéfiante, bien qu'elle pût
l'être : ces hanches-là ! et devant, le déferlement ! pas seulement le baroque dru
des lignes, mais « ça, c'est un sanctuaire, lieber Freund, ça ! » « Mais le fait que
le manteau soit tendu exactement comme un chemisier ou une
jupe. » Ce fut une grande expérience vécue.
À côté du siège de la femme, le chauffeur bricolait ; il souleva une
feuille de caoutchouc, fit glisser une plaque métallique, et, comme le maître se
penchait — car faut-il le dire, il avait planté sa tente quelque
part à proximité de la femme —, il aperçut le sol à travers la fente. Cela
lui parut tellement ridicule.
Le chauffeur, un homme sec, maigre, plongea un tournevis dans le trou,
ce qui fit jaillir de petites étincelles, une sorte de Grande Ourse diurne ! Sur quoi
cette « paléo-femme », cette « Vénus paysanne » glapit hystériquement : que l'homme
arrête immédiatement ces étincelles, elle a 40 ans, et par ailleurs son système
nerveux est éprouvé. Le chauffeur avait déjà remis en place la
plaque métallique, il poussait du pied la feuille de caoutchouc. Il regarda la femme.
« Je ne pouvais pas savoir, moi, que votre système nerveux était éprouvé. » Et il se
mit au volant ; on partit.
« Le tristounet bourreau des coeurs » changea ensuite de bus et prit
le 15, se hâtant vers le centre de la ville, car c'était de ce côté-là qu'il avait vu
l'autre jour un point de vente d'arbres, qui avait gagné sa faveur. « Il avait gagné
ma faveur. Ça arrive. Quelqu'un aperçoit quelque chose, et terminé : fini, ça a
commencé. » Une grande inscription nescafé lui rappela
sieur Péter. (Sieur Péter — avec ses coups de fil suicidaires ! « Le garçon remonte
la pente », avait-il dit au maître indiscret, à propos de celui que lui, le maître,
ne connaissait même pas, il l'avait seulement « mis sur écoute » une fois. « Je
soupçonne de plus en plus que par réalité, j'entends ce qui
peut être établi par la police. Tout ou rien. » Regrettable.) Les nescafés de sieur
Péter peuvent tout au plus se mesurer aux Cafés Souris de sieur Banga. Depuis
longtemps, ils projettent tous deux de s'asseoir dans une fraction
d'espace en terrasse, et de papoter en sirotant une bière. « Depuis lors, cher vieux, dit le maître à l'homme à la voix douce, j'examine
chaque établissement (hôtelier — E.) en fonction de la possibilité de s'y asseoir
avec toi ou non. Mieux. Je prends même en considération les facteurs thermiques. Par
exemple, si le soleil y brille et si le manteau est assez chaud, si l'on peut
etcétéra ; il y a beaucoup de variables... — Oh, il fera
bientôt chaud de nouveau », dit sieur Péter.
Le ciel se couvrait, une bizarre obscurité matinale surgit :
solennelle et effrayante. « Mon ami, cela, comme le dit fort aimablement l'allemand,
est : doppelt gemoppelt. ( ? — E.) Le solennel est toujours effrayant. » Pensons
seulement aux draperies criardes et là-haut, sur la table dressée, sur le plateau de
plastique, la cruche et 6 verres à eau ! « Mon ami, les verres à eau ! Quelqu'un
a-t-il jamais bu dedans? ! » Que la matière de l'arbre de Noël
solennel puisse être identique à celle de la croix...
Continuons à décrire la nature : et voyez, pour la plus grande fête de
la chrétienté, même la nature hivernale revêt un capuchon solennel. Il y a des
difficultés transitoires : la neige était plutôt neige fondue, mais, au moins, elle
était. Les boutiques et les vitrines, dans une lumière féerique, scintillaient de
mille riches présents. Dans la rue Váci, d'élégantes femmes faisaient leur promenade.
« Et alors, mon ami, quelle aventure avec cette femme à l'ahurissant chapeau à large bord, bleu marine !» Il a un faible pour les
chapeaux à large bord, surtout à cause de l'ombre qui se
projette sur la moitié du nez et des joues ! (Mon dieu, tant de motifs ! Si j'étais un autre, je fulminerais : ce ne sont plus des motifs,
c'est un salon de modiste ! je suis celui
qui suis . )
Le port altier de la femme, le traitement de la poudre et du
maquillage, le balancement plein d'assurance donnaient
l'impression d'une femme inaccessible. « La beauté masculine,
mon ami — il transmettait la science chèrement acquise —, la beauté masculine n'est
rien d'autre qu'un genre de chatoiement du regard ! Bon, mais cette femme! Que dire,
elle était si belle... que je ne pouvais l'imaginer qu'intelligente. » Ce n'est pas
une simple plaisanterie, mais le rayonnement de la plénitude, par conséquent une
chose profonde.
Le maître débusqua pour ainsi dire de la rue Régiposta. Ce n'est pas
là une excuse que j'allègue. La chute de neige ou de neige fondue qui avait commencé
n'avait rien de vraiment spécial, excepté Noël. C'est alors que ladite femme passa
devant lui. Son visage était calme et serein et lointain; cela ressortait dans la
sainte bousculade! Elle fredonnait à voix basse. « Mon ami, attachez votre ceinture,
et ne vous évanouissez pas... Elle chantait à voix basse, ou plutôt en une psalmodie
rythmée, tel un chant authentique : Tombe la nei-eige, pète le cheva-al... »
Chez le maître se rouvrirent les paysages de l'enfance, en particulier
le visage aux mille rides de sa grand-mère lui revint, comment la neige y tombait, et
il voyait comment les flocons fondaient, et comblaient « d'eau véritable » les
ornières des rides, comme les fossés au bord des routes. Le maître avait passé maints
étés au fil des temps chez la dame âgée, de plus en plus courbée. Son imperméable
noir et sale se tendait sur son dos comme sur celui d'une sorcière. C'était la
grand-mère qui, la première, avait appris à travailler au maître. Il fallait fendre
du bois et tirer de l'eau. Tirer de l'eau faisait 50 fillérs — le meilleur commerce,
mais limité ! Le bois faisait — selon l'épaisseur, ou plutôt la dureté — 10 fillérs,
20 fillérs, 30 fillérs, 1 forint et 2 forints. Le petit maître et sieur György
pouvaient dire au coup d'oeil le prix d'un morceau de bois ; et ils ne trichaient
jamais. Ils se surveillaient même un peu l'un l'autre. (C'est de cette période que
date le touchant document qui suit : dans le livre de sieur Viktor Szombathy intitulé
Vértes-Gerecse, Budapest, Ed. Gondolat, 1960, tiré à 2400 exemplaires, on peut voir
sur l'une des photos le maître blondinet, avec les deux lourdes cruches devant lui.
Légende du cliché : Un blason sur le fronton de l'ermitage. Photographie de Zoltân
Tildy jnr.) Le maître se souvient aussi de sa sévérité, surtout de l'esprit de suite
de cette sévérité. Un jour, dit-on, l'oseille n'avait pas été ébouillantée, si bien
que celle-ci — c'est sûr — était amère comme le fiel. Le maître essaya de se
l'enfourner à l'aide d'une énorme quantité de pain, mais il était sans cesse au bord
de dégobiller, ainsi, il dit qu'il se sentait mal. Ce qui était donc à la fois vrai
et faux ; mais c'était pour l'essentiel un mensonge. « Tu es malade? » La grand-mère
le regardait. Autour du fourneau, fumée, vapeur. Des chats sautaient des chaises. Car
c'était l'attraction spéciale ! La façon dont les chats étaient traités là-bas !
Comme des êtres vivants ! Une fois, le maître avait été le témoin de la façon dont
son père avait jeté dans la cour un chat en l'attrapant par la queue, après que ce
dernier eut lapé, dans un instant d'inattention, la soupe au goût d'eau. Il y eut un
tel crac qu'il éclata de rire ainsi que son père, bruyamment. Mais alors, le père du
maître eut une violente altercation avec la grand-mère du maître. « Oui, je suis
malade », répondit le maître, quoiqu'il eût pressenti quelque chose du piège. Ce qui
le fit tomber en captivité : car il dut garder le lit pendant trois jours, mais dans
le fond, c'était un cachot domestique. Ce fut surtout une grande saignée parce que
l'exhibition de parachutisme tombait à ce momentlà. De la cour, il était (aurait été)
possible de bien la voir. Beaucoup de gens venaient chez elle : elle était très
hospitalière. Le livre d'or est mémorable ! Avec toutes sortes de gens célèbres ! Le
maître lui-même l'a signé plusieurs fois. Et chacun des petits-enfants était mesuré
au montant de la porte ; régulièrement. Au baiser d'adieu, elle traçait du pouce
droit une croix sur le front. « Dans ces moments-là, elle ressemblait à un prêtre. »
À son discours, tout comme sieur Gyula, elle mêlait des mots de remplissage — chez
sieur Gyula : gueu-gueu, chez la
grand-mère : dn-dn —, cela, au début,
incitait toujours les petitsenfants à rire (c'est seulement bien plus tard que le
maître y découvrit l'aspect sympathique, la gestuelle involontaire du « manque
d'affirmation » d'une part, et dans les pauses de ce bizarre bégaiement : la
vulnérabilité). Le père du maître se mettait chaque fois dans une colère terrible. —
Son emportement avait été pareillement incompréhensible quand, à l'occasion d'une
excursion dans les environs, sieur Marci, voyant au sommet de la montagne le grand
aigle-touroul de bronze proclamant la gloire (?) de la
Hongrie millénaire, avait demandé ce que c'était là-bas? «Une chèvre-touroul », avait
répondu ce luron de maître. « La pommette bougea. » « Que je n'entende pas ça deux
fois. — Mais pourquoi, avait-il répondu avec insolence. — Il y a des choses avec
lesquelles on ne plaisante pas », avait dit l'auteur de ses jours, et il était resté
irrité. « Il y avait là-dedans, mon ami, quelque chose de typiquement hongrois. »
Le maître, aussitôt, aperçut l'Arbre. Il sut : celui-là ou rien.
L'arbre minuscule, aussi bien dans le lointain des yeux plissés que dans la proximité
vérificatrice, se montra bien tourné, les proportions indiquaient l'intimité, non pas
la petitesse, il avait de la tenue, pas de fierté, mais une éthique ; avec cette
conscience modeste, il s'abandonnait à l'étreinte d'un coin, seul, délaissé. À côté
de lui, ni arbre ni homme! Quelle chance. Un peu plus loin se déroulait la grande
bagarre. « La charité — paf, va te faire ! — faisait monter les larmes aux — eh !
pépé, j'y étais avant toi ! — yeux des personnes présentes, c'étaient de nobles
larmes d'émotion — salaud! faites au moins attention à son état ! — qui disaient
éloquemment combien belle est la charité ; et pourtant, combien peu nombreux sont
ceux qui la pratiquent ! » Là-dessus, on peut citer la petite maxime concise de sieur
Marci : « Toi, espèce de bête faite homme ! » (Car un jour — « nous bouclons peu à
peu la boucle » —, sieur Marci effectuait sa sieste matinale, besoin de sommeil, ça, il en a!, lorsque le maître se coula furtivement dans
sa chambre, avec force circonspection, « de peur qu'une écharde ne lui entre dans la
main », il caressa les tibias de sieur Marci, chuchotant tout attendri : « Mon cher
jambe-de-bois ! » Sieur Marci sursauta; ensuite, le maître trembla longtemps de
frayeur. L'avant-centre, que d'aucuns aiment et détestent, hurla la brièveté
cidessus. Elle concernait le maître.)
Autour de l'Arbre régnait le silence. Le maître, approchant une
aiguille de son nez, la frotta entre deux doigts, la bonne odeur, unie à l'îlot de
paix symbolisé par l'arbre, était : Noël. Le maître se tenait résolument à côté de la
« fameuse prise », ne décollant plus de là. Le vendeur, un grand jeune homme, avec un
mètre pliant à la main, n'avait pas le moins du monde remarqué l'homme. (« Voilà un homme ! » s'était écrié au mitan de l'été le Président du
club où le maître avait fait une tentative, après que ce dernier eut quitté la salle
; voilà un homme : et là est ce qu'on peut dire de plus important sur Esterházy ! Il
est semblable à un homme.)
Il ne cessait de lever son grand index, inutilement. Il faisait le
même signe qu'à un serveur ; ce devait être une erreur. M'enfin un débit a lieu tôt
ou tard, et se frayant un passage à travers l'humanité tourbillonnante, il joua des
coudes jusqu'à ce qu'il se retrouve à l'arrière du bus : lui et son arbre. Les gens
le regardaient, hochaient la tête en souriant. « Ils appréciaient ! » Sûr qu'il avait
besoin du renfort ainsi fourni.
« Quoi. Ça? demanda la dame, avec une pause lourde de menace. — Que
veux-tu que ce soit. — Qu'est-ce que c'est que ce buisson chétif, bâtard ? » Sur les
lèvres du maître pointait déjà la vexation ; car l'an dernier, Jozef Veverka s'était
amené avec un arbre grand comme une forêt. « Sommes-nous la Salle des Fêtes du
Parlement? » avait-il naguère demandé à la fille. M'enfin une fille est partiale en
pareil cas. Cette fois par contre, dame Gitti se montra fine mouche, elle avait percé
à jour la situation psychique du maître. « C'est comme ça que tu veux égaliser?...
Sache bien que l'autre était un arbre vraiment costaud ! —
Sûrement. On a coupé 1,50 mètre, et il était toujours costaud
», répliqua le maître, et ce disant, il défit astucieusement la ficelle, afin que la
forme dédommage l'épouse de la hauteur. « Regarde, mon petit amour. Quel format ! »
Sur quoi il ôta le dernier noeud, dévoila l'oeuvre. Il imprima même une pirouette à
l'arbre, et s'inclina.
Comme il se tenait là, courbé, la ceinture, ou plutôt la boucle de la
ceinture du pantalon s'enfonçant dans son estomac, attendant l'exclamation
reconnaissante et étonnée, son regard tomba sur le parquet qui se coulait hors du
tapis, sur le mystérieux quadrillage et les fentes qui — c'était le gros lot de ce
spectacle difficile ! — décrivaient exactement le même coude que les lattes. C'est
alors qu'on entendit un soupir féminin, et le maître se déplia tout droit, « tel un
canif de Pétauschnock ». « Alors, tu vois », fit-il aussitôt. L'ivresse du triomphe
fut éphémère. « Qu'est-ce que c'est, Péter? On a grignoté cet arbre. » Il regarda
l'arbrisseau — « impeccable ! » —, puis la dame, d'un air interrogateur. « Tourne-le
un peu, mon chéri », fit la voix cynique. Il s'exécuta, quand soudain... « Mon ami,
il y avait là une partie qui n'y était pas. » (Comme les vestiaires, si j'ai bonne
mémoire.) Grignoter un sapin ! Alors là ! Il hocha la tête ; il était l'incarnation
même du... ; on peut l'imaginer. Là-dessus, Frau Gitti fut aufwârts ! « Tant pis, on
le tournera contre le mur... — Un ange de plâtre, grogna le créateur échaudé. — Ange
de plâtre, ange de plâtré, bêtifia sa moitié. Il est des nôtres ! » C'est ainsi
qu'elle prononça le mot de la f in ----------Après le maigre déjeuner, on lui
enjoignit de s'asseoir dans son énorme fauteuil, mais certes pas pour butiner de bons
morceaux littéraires, ou pour, entre de vifs grattements de tête, imposer un nouveau
cours à quelqu'une de ses histoires, ou pour creuser ou aplanir son ancien cours, ou
simplement pour décompresser; non! Pourtant, dans ces moments-là, il sait si bien brandir une revue littéraire !
« Fais les noeuds ! » dit dame Gitti au maître qui avait pris place,
et elle montra les bonbons en papillote. Il prit la chose très joyeusement> toute
sa vie il s'était réjoui du genre de travaux ménagers qui ne l'obligeait pas à
utiliser son cerveau. C'est ce qui peut expliquer le petit accent craintif dans la
question : « Et les ficelles ? » Frau Gitti était en train de préparer les paquets
avec goût. (Lors du Noël précédent, il y avait un grand paquet, dépourvu de tout
attrait : ficelle et papier d'emballage ! Oui-da, mais c'était une très bonne action.
Nommément, le mérite en revenait à la dame, le maître non plus ne manque pas, il est
vrai, de bonne volonté, mais ses capacités de réalisation, parfois oui. Il avait été
porté à la connaissance de dame Gitti qu'un ingénieur élevait seul ses 7 filles. Et
hop, Frau Gitti remua ciel et terre, demandant qui avait du superflu. Puis le grand
jour arriva. Mais comme ils avaient planifié cela ! Pour que ce cadeau soit personnel
mais pas pesant ! Pour que l'ingénieur soit tout juste obligé de les remercier ! Ils
cachèrent le cheval dans l'obscure ruelle, le maître lui dit de rester sur le
qui-vive. Cela tomba bien ! Car, après un rapide clopinage, ils revinrent d'un pas
joyeux mais pressé. « Ma douce, dit le maître, tandis que son pied, à l'aveuglette,
cherchait l'étrier, moi aussi je veux 7 filles. Comme ça, elles se tiendraient les
unes à côté des autres comme des tuyaux d'orgue, et chacune d'elles aurait un grand
nez sans peur et sans reproche! » — Nous savons qu'il en fut
autrement, etc.)
« Tu dis les fclls ? » La femme tranchait de ses dents les liens du
paquet. « C'est ça. Les ficelles », dit le maître désespéré. « Pour l'amour de dieu,
qu'est-ce que tu attends, la pilote est là, les ciseaux sont
là, c'est tout ! » La bonne humeur se déchirait chez la moitié, car son lien venait
de casser, mais j'ajouterai : pas là où il aurait dû. M'enfin le maître voulait
justement éviter l'évaluation : quelle serait la longueur de
la ficelle, suffirait-elle en simple, et il voulait aussi éviter l'habileté manuelle
: car les brins de coton se collent, se tordent et se détordent, etc. « S'il faut de
la force, et seulement ça, je m'en charge », aimait-il à dire fièrement. (Quoique le
déchargement de gravats effectué chez sieur Icsi fût comme en contradiction avec
cette... « Là, en plus, j'étais encore chétif. » Bah, moi, je serais en droit
d'avancer qu'alors, il ne reste pas grand-chose...)
Dame Gitti, dès qu'elle vit la source de l'infortune, par des caresses
ranima de son désespoir léthargique le maître, qui se bornait à constater que les
ficelles coupées à la mesure gisaient serrées l'une à côté de l'autre, tels des «
vers de terre morts », zébrant l'accoudoir. Il se frotta les menottes, prêt à
l'action, et dit ingratement : « Elles ne sont pas longues ? » Il était un peu
préoccupé. « Si, Péter, elles sont longues. — N'est-ce pas, n'est-ce pas. Bah, ce
n'est pas grave. Nous allons bien trouver quelque chose. —
Elles sont longues, Péter, poursuivit Frau Gitti d'un ton mesuré, juste assez
longues. » Il se mit à nouer, nouer.
Ayant terminé, il sortit chercher l'Arbre sur la loggia, s'accrocha
deux fois dans la porte, il ne s'ensuivit pas de casse, seulement une nouvelle chute
d'aiguilles. Puis il s'avéra que le petit arbre était trop épais à la base, n'entrait
pas dans le socle. « Petite pluie abat grand vent », le maître en rabattait. La dame
se pencha, examina le problème, le devant de sa robe flotta, et le maître aussitôt
vrilla son grand regard perçant dans ce décolleté non officiel. « Guittouche, tu es
pour moi comme une soeur de lait. » — Un jour, ils avaient
visité tous deux une plage demi-nudiste. Le maître fit immédiatement le tour, puis,
revenu auprès de sa dame, il dit qu'à son avis celle-ci « était en bonne position »,
« sûrement en milieu de peloton » ou « dans les six premières », ce qui « n'était pas
peu dire ». Après une autre promenade, le grand homme fonça, hors d'haleine. «
Chérie, haleta-t-il, il faut que tu voies ça. » C'est que le maître avait vu une
Noire amphigourique, assise au bar en plein air (!). « Mon ami, comme votre tête !
Mais imaginez que votre tête soit montée sur ressort ! » La brave petite dame partit
pour voir la merveille noire, mais quand elle revint, elle dit : « Je ne l'ai pas
trouvée. — Ce n'est pas si important », dit le maître incrusté dans le sable, sans
avoir ouvert les yeux.
Il taillada, froissa l'arbrisseau, ce fut merveille qu'il lui restât
une seule feuille persistante. « C'est un bon petit arbre rachitique », dit-il enfin,
victorieux, et la dame ne protesta pas----------La nature — en dépit des coups de
collier de la matinée — n'avait pas revêtu ses atours de fête. De grands nuages de
neige impuissants servaient de doubles rideaux.
« Vous savez, mon ami, comme j'allais à la cuisine chercher ma fille,
pour commencer la fête au “ tintement angélique ”, et que je
marchais sur un carreau déboîté, soudain, il devint clair que c'était Noël depuis
longtemps déjà. » Peut-être n'y avait-il pas pris garde, ou l'on peut penser en
général aux tours de passe-passe du temps, ou plutôt de la fête, mais le fait est
qu'il était déjà en plein dans Noël. « Guittouche ! cria-t-il en se baissant pour
rajuster le carreau tombant en poussière, Guittouche, c'est Noël ! » Mais, comme la
dame était exclue de la marche de ses idées, elle crut qu'on la charriait, et
répondit en conséquence. Le maître, nimbé d'incompréhension, démonta de mauvaise
grâce Mitotchka du Récipient, et ce faisant chuchota à son oreille menue, « brossa un
tableau de la situation », soulignant que Noël était une mine inépuisable de poésie ;
tout ce qui tombe ce jourlà ! les enfants reçoivent un cadeau du petit Jésus, même
si, dans les semaines précédentes, saint Nicolas, ou plutôt le Père Fouettard ne
s'est pas fait faute de les effrayer, et pendant que la chère maman accroche tous les
trésors de son garde-manger, gaufrettes, noix, pommes, etc., le chant des personnages
de la crèche ambulante retentit sous les fenêtres. — Le maître aussi avait participé
à la crèche ambulante, il est vrai qu'il n'avait pas dépassé le Berger III. Ils
allaient de famille catholique en famille catholique. Une fois, le maître, suivant
son rôle, avait braillé : le-petit-jésus-est-né-réjouissons-nous, et il avait frappé
du pied ; il sentit que le plancher s'enfonçait, se dérobait pour ainsi dire sous
lui. « Le parquet ondulait dans les règles. » Cela n'aurait pas causé grand mal, car
c'était une petite compagnie disciplinée que la leur, si les adultes qui se tenaient
en cercle, énervés, n'avaient pas fait comme si de rien n'était. « Sans mot dire, ils
faisaient des signes rassurants : rien n'est arrivé, continuez tranquillement...
Purée, comment rien n'était arrivé ! Pauvre saintjoseph (hélas, il a émigré depuis en
RFA ; pas à cause de cela — E.), tel un matelot ivre, il tituba entre saints et rois,
et basculant, il écrabouilla la viergemarie ! » Sur quoi Esterházy, de sa voix
maigrelette de garçonnet, s'esclaffa ! « Je ne sais comment, on en vit quand même le
bout. Mais je ne me souviens que de la chaleur épouvantable, pas à cause de la
houppelande — un Berger III sans houppelande : c'est inimaginable ! —, mais mon
visage. Comme après une gifle. » Aussi bien avait-il frôlé celle-ci ou une autre : il
semble que la main du jeune vicaire aux joues rouges lui ait sacrément démangé !
« Bon, mon enfant, dit le maître fatigué, car changer les couches,
comme ça, debout, l'avait éprouvé ; de même que la victime : l'insuffisant rentrage avait conduit à un total trempage —, bon, maintenant
le petit ange va sonner, ou plutôt ta mère par lui déléguée, et nous allons entrer. »
Père et fille attendirent dans la puanteur piquante, mais certes pas dans celle de
Noël, le récipient était resté sur le tabouret. « Sonnange », dit la fillette. « Je
viens de dire à Mitotch, hurla le maître, que quand l'ange sonnera, Guittouche, quand
il sonnera ! alors nous irons. — Ça va, ça va. » Il était
réellement dans tous ses états.
« Le sonne » — le visage enfantin s'égaya, et ils firent leur entrée.
Le jeune couple ému épiait la petite, dont les yeux reflétaient les nombreuses
bougies et les cierges magiques qui prenaient leur élan carillonnant. « Alors
maintenant, on fait une prière. — Piè, piè, dit Mitotchka. Papa acc'oupi, maman
acc'oupie » — i.e. qu'ils s'agenouillent. Et de fait. « Notre Père qui es au cieux,
que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la
terre comme au ciel. Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour, et pardonne-nous
nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. Et ne nous
soumets pas à la tentation, mais délivrenous du mal. »
« L'arbre » — Casimir Mitovitch montrait l'arbre, après avoir examiné
vite fait les poupées ritas, les gros nounours et les léos à poil. « Raisonnement
sans faille », pensa le maître, et il enleva la minuscule créature, et tourna,
tourbillonna avec elle jusqu'aux cieux. Lorsqu'il la reposa, et que tous deux firent
quelques pas vacillants, pris de vertige, celle-ci ramassa une aiguille dans sa main
boudinée. « Papa ! Petit papa — elle regardait son père, suppliante —, remets-la ! »
et elle tendit l'aiguille vers l'arbre. Le maître, impuissant, caressa la tête dorée.
« Excuse-moi. » ----------Eh oui, chaque année, toute la maisonnée, petits et grands,
se met en chemin, bien bottés, pour arpenter la neige crissante jusqu'à la maison de
Dieu : les yeux de la marmaille se ferment presque de sommeil, mais pour rien au
monde ils ne négligeraient de remercier le petit Jésus pour son cadeau, et de lâcher
dans l'église le moineau attrapé exclusivement à cet effet. Merveilleuse image
idyllique, aussi naïve que sublime.
Fi donc, neige crissante ! Mais où sont les neiges
d'antan ? Bien entendu, ils « arpentèrent le temps » jusqu'à la minuscule
cathédrale, en soulignant les aspects positifs des Noèls blancs — m'enfin : il faut
placer chaque année la fête dans les conditions météorologiques données. L'église, de
l'intérieur, est de toute façon ce qu'elle est ; un point de repère sûr. En chemin,
ils rencontrèrent les frères et le père. Les jambes de la mère du maître étaient
toujours douloureuses, et du reste la sainte femme faisait un peu la fine bouche à
cause de la foule. « C'est si turbulent, mon fils. » Les
hommes battaient la semelle devant l'église, ils bourdonnaient autour de Frau Gitti,
sieur György lui tapait irrespectueusement dans le dos, sieur Marci etc. Le
publiciste grisonnant était préoccupé. « Vous savez, mon aiîii, on peut reprocher au
dénommé telle ou telle chose, ne mettons pas d'italiques, mon ami, mais ce qui est
certain : il est imbattable pour deux choses : plisser le front et être préoccupé. »
Cette préoccupation, il faudrait l'enseigner. « Les enfants, peut-être serait-il
indiqué d'entrer tant qu'il y a de la place. — Ne t'énerve pas, pater », proféra
vigoureusement sieur György.
Finalement tout le monde trouva une place, sauf le maître et sieur
Marci : debout. Beaucoup de monde arrivait, pour caractériser la densité, au moment
de l'élévation, on ne pouvait pas s'agenouiller. Passant le bras sous celui de son
cher cadet, il le soutint en le bichonnant presque, et debout au milieu de la
multitude de catholiques réguliers, il aurait pu avoir la gorge serrée par le
sentiment communautaire (il y avait de bonnes chances pour cela, du fait de l'infime
bousculade, du menu trottinement fatal consécutifs aux mouvements de foule, car il
suffisait que s'ouvrît la porte du confessionnal, voire il suffisait d'un soupir plus
profond causé par les confessions omises — chatteries, frictions et glissements qui
suivaient tous ces mouvements étaient comme l'expression physique du sentiment
communautaire — « en 46, ça devait être comme ça, mon ami, dans telle ou telle
chambre d'internat bondée » ; il est très attiré par ce
sentiment, on peut en faire l'expérience la plus prégnante sur la plage — décor ô
combien mondain ! —, il faut être assis sur l'herbe verte, il faut être fatigué par
certain jeu de ballon, que les couvertures soient rares, il
faut que de ce fait quelques-uns soient assis sur l'herbe, il faut qu'il se taise,
mais d'ailleurs on ne lui pose pas de questions, on ne le connaît qu'à peine, ensuite
il faut que quelqu'un pousse un bock devant lui, parlant de la sorte : « tiens,
cornouiller, tu as bien joué », bien sûr il faut a priori s'y connaître dans ce jeu
de ballon, et il faut en mettre un coup, pour que le corps soit poisseux de sueur, et
que la main elle-même glisse tout d'abord sur le corps râblé du bock, pour la même
raison), au lieu de tout cela cependant — pardon pour ce retournement comique —, il
avait la gorge serrée de solitude, « son regard se détachait de ses yeux », il voyait
tout et tout le monde, « et il lui restait peu de motifs
».
Mais voici la parole : « Vous savez, mon ami, n'importe quel être
vivant correspond à tous les êtres vivants; c'est pourquoi nous percevons à tout
moment l'existence comme simultanément distincte et unie. Et vous savez, mon cher, si
nous poussons trop loin l'analogie, tout coïncide à l'identique ; mais si nous
l'évitons, tout se dissémine dans l'infini. Dans les deux cas, la contemplation
s'arrête, tantôt parce qu'elle est trop animée, tantôt parce que nous l'avons tuée.
»
Le maître se mit à prier avec une terreur compréhensible, dont il fut
dérangé par un événement fort ordinaire au moment de la communion, une remarque
déplacée, indue de sieur Marci, à propos d'un « souhait de kidnapper » éventuellement
un « petit lapin mauve ». C'était indigne de sieur Marci, et je le dis sans ambages :
indigne aussi du maître — surtout le rire étouffé d'écolier que signalait la forte
trépidation du dos, qui se propagea ensuite à celui de sieur Marci, scandalisant le
père assis à l'écart. « Ne t'agite pas comme ça, vieux », proféra irrespectueusement
sieur Marci à la sortie de l'église, et paf ! il donna une énorme tape au publiciste
grisonnant. « Tu m'as fait mal, dit le père. — Qu'est-ce que tu croyais ? »
Ils poireautèrent encore, échangeant quelques mots avec les voisins.
Quelqu'un salua sieur Marci, sieur Hús. « Hús et Basa ont descendu les marches. »
L'aile droite à la messe de minuit ! « Ils font bon ménage, non? » dit au maître
sieur Marci, avec un sourire béat, après avoir répondu à leur salut. « Pater, disait
justement ce dernier à son père, je t'ai déniché une petite gâterie. » Et il raconta
qu'il avait réussi à se procurer du véritable chocolat amer, du bitter. Il avait mis la ville sens dessus dessous. Il
se souvenait des années d'enfance, le père : recevait le chocolat amer, car c'était
celui-là qu'il aimait. La mère faisait de même avec l'échine du poulet. Le maître
trouvait cela bizarre, son cerveau et son goût ayant mûri, m'enfin mon dieu ! S'ils
aiment ça ! « J'aime ça ! qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre » — l'amertume
(plaisanterie — E.) de toutes ces années jaillit allègrement du père. Quelle
dissimulation de la vérité ! C'est ainsi qu'il s'avéra, presque à la suite d'un
hasard, il est vrai qu'on avait pu l'apprendre aussi par d'autres sources, que les
parents du maître étaient du genre à se sacrifier. « Je n'aime que le blanc et les
cuisses », dit la mère lors d'une vérification ultérieure.
Les deux familles prirent congé, qui d'un côté, qui de l'autre,
ensommeillées. Dame Gitti avait pris le bras du maître; celui-ci, comme un étranger.
La sainte veillée sans neige touchait à sa fin ; mais dans la cuisine — dont le froid
carrelage était d'une température odieuse ; « vilain », piétinait souvent Dongó
Mititch —, elle jeta une dernière lueur, pour céder la place, suivant l'ordre éternel
de la nature, au lendemain. Pieds nus, dans son pyjama tourné, il titillait le pied
de porc en gelée de fête, lorsque Frau Gitti (en pantoufles !) dit ceci, élément
d'une conversation en cours, mais inconnue du maître : « Peut-être n'y a-t-il pas
trop de viande dedans. » Il convenait que le maître réponde, mais il ne savait pas
exactement à quoi le mot se rapportait. « Nous faisons ripaille, comme il se doit »,
dit-il enfin d'un ton réservé, et il tendit la main vers le vinaigre. Il piqua sa
fourchette dans le pied de porc, désagrégea la surface par de minuscules mouvements
en tous sens, et versa du vinaigre dans l'atroce déchirure.
68. « Nous nous procurons du vin, du blé, la paix, et nous faisons une
petite nouba », dit le maître plein d'amertume, (la Cène) Ils se tenaient devant la
réserve après le dernier entraînement. Le maître était fort éprouvé par ce processus,
à savoir donc qu'après chaque entraînement, il fallait rapporter l'équipement. À
commencer par le fait qu'il oubliait toujours. « Ça arrive. Ce n'est pas ma nature. »
Allons, il se trouve quand même régulièrement quelqu'un pour l'avertir, lorsqu'il
s'éloigne en se baissant à cause de l'entrée trop basse des petits vestiaires. Il le
prend mal. Et la façon dont il le rapporte ! Comme s'il déménageait ! Pourtant, de
quoi s'agit-il : un short, un maillot, deux chaussettes, une paire de chaussures ! On
peut dire : rien. Et malgré tout, les chaussures tressautent dans sa main, tels de
bouillants chinchillas, les chaussettes « comme des écharpes
crevées » s'entortillent autour de son poignet — et il atteint son but : c'est déjà
quelque chose ! Quant à cette commodité, la façon dont le short est roulé dans le
maillot — « deux d'un coup, mon ami, deux ! » —, il en est carrément fier. Et alors,
le tri !! Il laisse tomber le tri. Il jette un regard circulaire, tel un petit
orateur de fête, et si sieur Eugène ne fait pas attention, il cache rapidement la
petite pelote dans un tas. Bien entendu, sieur Eugène connaît par le menu les
artifices de l'artiste (jeu de mots), et : « ça le fait bien marrer dans sa barbe ».
De sa menotte, il donne une taloche au maître : « Ça va, Péter, défoncez-vous ! » Le
maître relève brusquement la tête : « Un jour de semaine, Eugène ? Il n'y a pas de
match. » Le magasinier baisse la tête : « Toujours. » Plaisant.
L'équipe piétinait dans la réserve surchauffée, hésitant à partir ou à
rester. Il fallait discuter des détails du dîner de clôture de la saison. « Où
irons-nous ? — Mes enfants » — le maître écarta les mains, plein d'initiative. Sieur
Armand — autrement dit, le maître de la situation — musardait à l'arrière-plan, comme
depuis belle lurette, depuis que les choses n'allaient plus, mais restaient sur
place. Quelque chose s'était brisé en sieur Armand. Un entraîneur, quel que soit le
développement du milieu, est responsable de son équipe. Et eux maintenant... « Vous
savez, mon ami, voire, lieber Freund, mon point de départ à moi est beaucoup plus
avantageux. Je n'ai pas de culpabilité collective. » Oui : le maître est la promesse
chimérique incarnée. Sieur Armand représentait beaucoup trop de choses qui avaient
échoué, et bien que sieur Armand fût personnellement immaculé, ce fait chez lui (« de
ce fait ! ») avait conduit à la rupture, et voyez, même en ce moment il disparaissait
ostensiblement entre les étagères, il lui semblait très important de ranger les
équipements. « C'est le lot des pères. »
Le maître poursuivit donc. « Mes enfants. Allez à la ville. Vous
rencontrerez un homme portant un bock de bière. Suivez-le, et là où il entrera, dites
au maître de la maison : le maître te fait dire : où est le lieu où je pourrai
consommer un dîner avec mes coéquipiers ? Et il vous montrera une grande pièce toute
prête. » Voilà ce qui retentit au pied des vestiaires dévastés, mesquinement
reconstruits. L'Ailier-droit faisait la gueule. Dès qu'il intercepta le regard du
maître, il dit : « Péter. » --------- La solution, comme bien souvent, fut le bistrot
de sieur György. Le maître arriva en avance, s'assit avec sieur György à côté du
flipper « mort ». Le grand frère était fatigué. « Je me suis procuré de la viande et
des patates bon marché. — De la salade ? Il y aura de la salade ? » (À la perspective
de n'importe quel dîner collectif, le maître enquête immédiatement sur la salade. Par
ex. : « Si vous battez l'École Normale d'Éducation physique, un dîner à l'Agneau ! —
Merci, sieur Pék ! Il y aura de la salade ? — Si, alors. — De la salade de concombre?
» etc.) Sieur György ne répondit pas. Parfois, le maître l'enquiquinait.
Une femme entra. « Vise un peu la bonne femme, dit le barman, elle est
amoureuse de moi. — Naturellement. » Mais peut-être y avait-il du vrai dans la chose,
car la dame collait fort sieur György. Quand elle partit et rentra en hâte dans son
tabac, le maître fit : « Elle t'a parlé comme une épouse mauvais genre. — Tu l'as vue
? » répondit sieur György avec un enthousiasme puéril qui fit plaisir au maître, mais
ensuite, à un rapide coup d'oeil en biais du cadet inattentif, il vit qu'il était un
peu ennuyé, que l'emphase sentimentale servait plutôt à complaire au maître. « Tu
l'as vue ? C'est comme ça qu'elle le cache. — Elles font toujours ça », marmonna
l'écrivain nationalement réputé. La mémé s'arrêta à côté d'eux avec son seau et sa
serpillière. Sa tête branlait fortement. « Elle nettoie les vécés pour vingt balles,
souffla sieur György. Ça vaut le coup. Tu sais quel boulot épouvantable c'est? » Le
maître ne trahit rien de ses mortifiantes expériences (militaristes). La mémé édentée
souriait béatement à sieur György. (Quand la vieille femme s'éloigna, le maître ne
put se retenir de remarquer : « Mec, moi, je crois qu'elle aussi... elle aussi
t'apprécie. — Beau brin de jupon » — le jeune homme cligna de l'oeil, puisque c'était
un blagueur.) La mémé parlait, et tout en parlant, au rythme de ses paroles et de sa
tête, elle secouait le seau, qui « grinçait bigrement ». « György, je ne suis pas
étonnée que vous ne vouliez pas de cette femme... » La
dame-caca parlait à s'y méprendre comme sieur Kassák. « György, je vous le dis, vous
avez raison. Si j'étais un homme, et qu'on me baillât mille braques — ici, elle émit un ricanement à faire dresser le poil sur l'échine
—, qu'on me baillât mille braques, même au mille et unième je ne confierais pas cette
femme. — Ça va, la mère, éclusez un demi de schnaps, et filez à la maison. — La
maison, la maison... », grommela la vieille entre ses dents, reprenant son
train-train, mais sieur György la conduisit inexorablement vers le bar. Le maître
ressentit un soulagement coupable.
Il s'apprêtait à se lever, mais sieur György gardant sa main posée sur
l'épaule du maître, le projet fit long feu. « Reste donc assis, bavardons un peu. »
Le maître ne sut vraiment pas s'il allait pleurer ou rire. « Le ou, mon ami, c'est exactement ça. » « Je vais en faire un petit bijou de cambuse, et il fit un geste circulaire. — La moitié de mon
royaume, ainsi le maître traduisit-il en langage humain le geste du bras. — D'abord,
je vais faire pousser des rames de haricots le long du mur coupe-feu. J'ai déjà
demandé à la mutter à quel moment il fallait semer les haricots. — Et elle savait? —
Elle a essayé de noyer le poisson, mais quand je lui ai dit : arrête de louvoyer, et
crache le morceau, elle s'est vexée, m'a chassé, pour que je cesse d'être insolent. »
Le maître prit une inspiration, afin d'exposer la série de ses critiques, lesquelles
auraient visé, comme d'habitude, les rapports de sieur György au monde, mais comme, à
nouveau, il croisa le rapide coup d'oeil en biais, il se contenta d'expirer l'air. «
Ffff. » Les choses désagréables laissaient sieur György systématiquement froid. «
Mais au dîner, on avait déjà fait la paix, et elle m'a promis de demander à ce grand
échalas, celui-là s'y connaît. » C'est époustouflant, le nombre de gens que connaît
sieur György — si l'on compare avec le maître. « Le grand qui était gendarme dans le
temps, je crois. » Le maître s'en souvenait vaguement. « Pas garde du corps ? — Si. —
Un vrai muskel-tier. » (C'est ainsi qu'il se ménage les faveurs de ses traducteurs
allemands. Très grand seigneur.) « En tout cas, un vieil admirateur de la famille. —
Bref, d'abord les rames de haricots, ensuite une pianiste. » Le maître mit le doigt
dans l'engrenage : « Une petite vieille fanée, une voix de fumeuse, française, un
panneau à la fenêtre : tous les soirs Margot, en grandes
lettres dorées... — Quelque chose dans le genre. » Sieur György s'y croyait. « Et
elle est très capable au piano. » Le maître, eu égard à son
affirmation, a complètement perdu son sens de la langue face au mot capable.
Examinons in statu nascendi ce parti pris linguistique : Ils se baladent, disons,
tout l'après-midi avec sieur Csucsu, sans mot dire, car le maître sait fort bien (est
fort capable de !) se taire avec sieur Csucsu, mais ensuite, sur le bord de quelque
terrain, dans l'hémicycle de béton ou l'escalier de béton ou simplement sur le pilier
de béton d'un poteau électrique renversé — ce dernier est planté dans la colline qui
entoure le terrain, tel un immense cure-dent —, l'un d'eux dit, pointant le menton
vers certain joueur méritant : « Il est capable. » Et le monde est remis sur ses
rails. « Et elle est très capable au piano » — le maître s'extasiait donc sur la
future musicienne, mais sieur György le refroidit réellement. « Ça ne compte pas,
dit-il d'un ton gris, suffit qu'il y ait de la musique. C'est une autre clé de sol. »
Le maître allait changer sa bonne humeur pour une mauvaise, lorsque sieur György lui
fourra un papier dans la main. « Un brouillon. Jette un oeil, tu es quand même un
grand styliste », et il étouffa un rire. Le maître s'y
attela.
Par la présente requête, nous sollicitons du directeur de la S.P.
l'aménagement des horaires d'ouverture de notre établissement, jusqu'ici 10 heures-22
heures, en 11 heures-23 heures. Nous fondons notre requête sur les motifs ci-dessous
: D'après nos estimations sur la fréquentation de notre établissement, entre 10 et 12
heures la recette ne dépasse pas 500 Fts. Cet important manque à gagner peut être
imputé à l'influence attractive des cafés ouverts depuis peu. Par contre, notre
expérience montre qu'entre 22 et 23 heures, la recette de l'établissement serait
supérieure et de ce fait nous pourrions compenser quelque peu le manque à gagner de
la matinée. Dans l'espoir que vous appuierez notre requête, veuillez agréer...
distingués,
Cette fois, c'est le maître qui fut pris d'une prompte indifférence,
il rendit le papier en opinant ; se borna à dire : « Il faut une virgule avant le et. — Crève, charogne. »
À mesure que les garçons commençaient à s'installer, les obligations
professionnelles de sieur György allaient croissant, le tête-à-tête intime, quoique
non exempt de tension, des deux frères « dispâlissait » en proportion. « Messieurs —
le gérant adjoint s'inclina —, nous sommes arrivés à vous réserver le salon
particulier. » Sur quoi, il désigna dans le coin trois tables bout à bout.
L'amusement contenu qu'avait causé la blague ne s'était pas encore éteint, que déjà
sieur György les gratifiait d'une autre. Car le père Farkas était venu le voir : il y
avait un cheveu dans son bock. « Où ça ? » demanda sieur György avec une
bienveillance sonore. Le vieux le lui montra. « Pépé, ce n'est pas un cheveu, mais
une marque sur le verre. — Une marque? À l'intérieur? — Bien sûr, une marque comme
quoi il faut remplir jusqu'ici. — Bon, mon petit gars, alors remporte ça gentiment,
et remplis-le jusqu'ici. » Sieur György dut rester là,
échaudé, pour satisfaire la légitime exigence. Le maître avait l'impression que son
cadet savait dès le début comment ça se terminerait. « Les filles du père Farkas ! »
Il déroula le fil de sa pensée. Édith et Klári. Elles avaient longtemps acculé le
maître à une culpabilité cuisante. C'était une culpabilité catholique persistante :
il n'était pas encore écolier quand il s'était fourré dans un sac avec les deux
filles ! D'abord l'une, puis l'autre. C'était un très bon jeu, « un jeu-suicide ou
autre », son visage était rouge, il peut se souvenir de sa chaleur brûlante. Ce fut
seulement ensuite qu'émergea l'éventualité du péché, et c'en fut fini des ébats. Il
en resta longtemps confondu ; « hélas ». — Plus tard, le père Farkas avait traversé
une mauvaise passe, il buvait tout ce qu'il avait. Et quand il se pointa au banquet
des deux filles en monôme, au milieu de toutes ces dames de Budapest à tournure, du
dernier cri ! Nous serions tenté de croire : quelle scène digne de la plume d'un
écrivain. « La scène, le scandale, serait peut-être digne de la plume d'un écrivain
plus ancien (un aîné?)... Vous savez, lieber Freund, le père Farkas fut sublime. Je
signale qu'il l'est toujours. Vis-à-vis de moi par exemple, il conserve ce caractère.
— Aussi le maître le respectet- il ! — La façon dont il est apparu là-bas, en
haillons, maigre, hirsute, et pourtant en quelque sorte, il ne demandait aucun
compte, ni du salami ni du jambon. Moi c'est moi, vous : c'est vous ; je ne vous en
veux pas. Il était comme ça. Concrètement bien sûr, il voulait manger, du salami, du
jambon. Affirmer que les filles sautaient de joie, c'est sans
doute exagéré. Et bien sûr, il y eut même un scandale ; en surface, il y a toujours
des scandales » — et le maître coupa le fil pittoresque.
Entre-temps sieur Armand était arrivé, un parmi beaucoup d'autres. Il
s'assit à la table où quelques-uns, et parmi eux le maître, étaient déjà assis. Mais
l'acte de s'asseoir ne fit pas d'émules, il y en eut qui se levèrent et allèrent
regarder les joueurs de flipper, ou s'engagèrent eux-mêmes dans le jeu, ou taillèrent
une bavette avec sieur György, tandis que celui-ci ensorcelait les bocks, entre-temps
d'autres arrivèrent, qui connurent le même sort. Au flipper, il y avait une fille. «
À croquer. » Mais sieur Csucsu dit : « On était ensemble en primaire. » Le maître se
montra plein de tact (tel un vicomte, ha-ha-ha). « Mais maintenant, contre* une
modeste rétribution, on dit qu'elle... — Un bock. Mais si tu le lui demandes, elle le
fera aussi de bon coeur. — Y a que le train qui... — On a le même âge, répéta sieur
Csucsu, comme un argument. — Le feu au cul? — Mais non. C'est une pute normale. »
La table était en perpétuel état de métamorphose. Le maître parcourut
d'un regard inquiet cette « difformité ». Je dis sincèrement comment il est — c'est
son « tic » caractéristique —, il craignait que le dîner d'adieu ne commençât point. Quelqu'un s'était procuré une bouteille de cognac roumain,
qui circulait. (L'Ailier-gauche Blessé fut très vite mûr.) « Je ne sais pas, lieber
Freund, ce cju'il en était pour les autres, mais moi, j'attendais quelque chose. » («
A citer. ») Le maître dit cela, ce qui précède bien sûr, à
l'Arrière-gauche, qui, plein de bonne volonté, se méprit et commença à presser sieur
György pour le dîner.
Les bières défilaient automatiquement, les visages rougissaient, même
celui de sieur Armand. Une bonne humeur menaçante se déployait. Le maître comptait
que le dîner — « la force élémentaire de la biologie » — rassemblerait les gens, et
que sieur Armand se lèverait, s'éclaircirait la voix, et qu'avec un peu d'émotion —
laquelle, on l'a vu, ne lui est pas étrangère, aussi bien les tâches communautaires
l'ontelles bien fait ressortir chez lui — prononcerait son Discours de Fin d'Année,
c'est-à-dire évaluerait les performances, communiquerait les statistiques, la
meilleure performance moyenne; le buteur le plus performant (ce serait le maître avec
24 buts), et ensuite annonçerait... Oui, annoncerait qu'il démissionne ou ne
démissionne pas. Car d'une certaine façon, cela non plus n'était pas clair.
Mais le maître dut se tromper lourdement. Dans la première étape, en
lui-même, ensuite dans le développement. « Succession honnête. » « Messieurs, la
bectance », claironna sieur György, et sur son bras, tel un rang de perles, les
plats. « Ça alors, comme un vrai serveur ! » Le maître béait d'admiration devant son
cadet. Il avait de grandes affinités avec les serveurs. « Les variantes » — le
serveur sortit comme par magie de petites assiettes de porcelaine blanc grisâtre avec
des poivrons et des crudités au vinaigre. « Bien fortes. C'est Holubka qui les envoie
à l'équipe. — C'est parti » — le maître se frotta les mains, car les odeurs mettaient
en branle le flux des garçons, le reflux. Il vit sieur Armand sortir de la poche
extérieure (« ! ») de sa courte (mais neuve) veste de cuir le papier quadrillé, le
déplier, le défroisser, le replier, et s'éclaircir la voix.
Les plats arrivaient avec une régularité rassurante, pas question
d'attrape-nigaud, comme si souvent, et à une telle allure que celui qui était déjà
servi, logiquement, attendait. Cela se transforma ainsi en une véritable harmonie,
car celui qui n'était pas servi, logiquement, attendait lui aussi. Comme toute
harmonie cependant, celle-ci fut suivie d'un désordre.
On entendit un plof inattendu, et aussitôt après, le glapissement de
l'ex-camarade de classe de sieur Csucsu (« Vous savez, c'était comme dans un film, un
son post-synchronisé. ») et encore un
crac. « Comme si un vêtement se déchirait, mais plus pesant. Ou disons : comme si un
vêtement très précieux se déchirait. »
Le maître, vu son expérience antérieure, supposait qu'il savait se
repérer au milieu des barbes naissantes, hanches tourbillonnantes, poitrines plates
rehaussées, des W.-C. aux murs passés au goudron, du lac jaune et trouble débordant
de l'écoulement bouché, sourcils barbouillés, lèvres gercées, saignantes, globes
oculaires cernés de vaisseaux sanguins, haleine aigre et odeurs d'aisselle rances,
boutons de braguette égarés, glissières jamais fermées et nombreuses croupes
féminines — comme autant d'accessoires humanistes —, cette fois cependant, voyant le
visage de l'homme étendu par terre, et ne voyant de l'autre, de dos, que les larges
épaules sous lesquelles, de temps à autre, les jambes
partaient comme des ressorts pour frapper, et d'ailleurs frappaient le visage par
terre, le maître fut cloué sur place. Pourtant, c'était sa situation qui était la
plus avantageuse. « Vous savez, mon ami, j'avais peur. Un visage pareil... surtout
les cracs... » Sieur Armand envoya valdinguer sa chaise, se rua d'un bond sur les
lieux du tournoi, mais soudain sieur György — se débarrassant comme par enchantement
de sa vaisselle — empoigna les larges épaules, et comme si ç'avait été un chat, il
souleva l'agresseur courtaud et l'arracha à la victime ; il le tourna vers lui, le
tenant prudemment à distance. « Ne fais pas l'idiot », lui dit l'homme de haute
stature. « Brave petit chauffeur de taxi, dit sieur György en une occurrence
ultérieure, il m'a souvent ramené à la maison quand j'étais bourré. — M'enfin, donner
des coups de pied comme ça, dit le maître avec une moue de terreur. — Tu sais ce que
c'est. Le sang lui est monté à la tête. »
La scène traîna en longueur; une donnée caractéristique à ce propos :
une demi-heure plus tard, le maître aperçut à côté de ses chaussures un bouton de
taille moyenne. Il le ramassa. « Un bouton de braguette, dit-il avec une franchise
scandaleuse. — Donne-le à la gonzesse », dit quelqu'un, gouailleur. Le maître élargit
respectueusement cette vétille en disant : « Relique. Et toc », et il donna une
chiquenaude au bouton. Ce que chacun peut comprendre comme il veut. (Comparution
détournée d'une phrase de sieur Ottlik.)
Les viandes étaient sur la table, à de rares exceptions près, et
refroidissaient. Les escalopes nature, panées, et les patates. « Les meilleures
patates écrasées. — Je t'aurais tué, György, si tu avais apporté du riz ! dit le
Stoppeur. — C'est ce qu'il y a. » Sieur György, dit-on, « ne pouvait pas blairer » le
Stoppeur.
Sur ces entrefaites le maître, ainsi qu'il en avait l'habitude jusque
dans les meilleurs restaurants, prit une patate à la main, et l'avala. « L'étiquette,
c'est moi », dit-il, contre-buté par le temps, le temps historique. Mais cette fois,
ce fut une grande erreur. À son geste, les passions se déchaînèrent : les garçons se
mirent à manger. « Attendons, peut-être », tenta-t-il. Et le plus fantastique, ce
disant — sans doute inconsciemment — il tendit la main vers une autre patate, voire,
parla quasiment la bouche pleine.
La confusion était à son comble. Il y en avait qui ne mangeaient plus,
il y en avait qui ne mangeaient pas encore, il y en avait qui commençaient seulement.
Le Stoppeur recueillait les os pour son chien. Le Jeune Demi, pour plaisanter, déroba
un morceau de viande à sieur Icsi, qui ne s'en aperçut pas, ce qui déclencha une
grande hilarité, lorsque le Jeune Demi, la bouche pleine, demanda à sieur Icsi : « Tu
en as assez? » Sieur Icsi fut courtois, comme toujours, il caressa ses cheveux en
brosse, caractéristiques : « Merci de ta question. Tant pour la quantité que pour la
qualité... — Con. » (C'était de notoriété publique : « Sieur Icsi a les papilles
gustatives sur la plante des pieds. »)
Les activités s'interrompant par endroits, de petits groupes de
discussion se formèrent. Pétrifié, le maître réalisa, tandis qu'autour de lui un
groupe faisait cercle, que non seulement la soirée avait commencé, mais qu'elle avait
dépassé son zénith. Après des discussions en tous genres, il remarqua qu'on
chuchotait à côté de lui, on chuchotait conspirativement. « Sur les modalités. »
Comment ils annonceraient, si sieur Armand ne pouvait rester leur entraîneur, qu'ils
s'arrêtaient. « Comment ça, nous nous arrêtons? » réfléchit le maître. « Ce serait
seulement une manoeuvre d'intimidation, l'affranchit-on à voix basse, seulement il
faudrait attester qu'Eugène fait ceci et cela. — Mais ce n'est pas vrai, dit le
maître stupéfait. — Enfin, ça ne s'est pas passé mot pour mot comme ça, dit l'Autre
Inter, mais dans le fond, c'est à cause d'Eugène qu'Armand s'en va. — Ça, c'est vrai.
» « C'était une défaite sérieuse, mon ami. D'une part les chuchotements... On formait
des groupes, on chuchotait pour la bonne cause, mais personne ne se levait pour dire
la chose en face, au-dessus de la table... Et puis, toutes ces discussions ne
faisaient pas de bien aux enfants. Dans leurs actions, on pouvait les cerner : durs
par exemple, ou sournois, ça dépendait. Mais vous savez, lieber Freund, ces théories qu'ils avançaient... ! »
Ce nonobstant, son coeur, durant un bref instant, fut inondé de
chaleur, car c'était quand même autour de lui que ce regroupement discutable s'était
fait ; sentir que, même s'il est différent, il est l'un d'entre eux. (Ho-ho, là, une
surprise l'attend encore !) Ils se mirent à jouer aux chiquenaudes ; cela renvoyait à
l'état avancé des boissons. « Vous savez, mon cher, regarder entre deux canettes de
bière sans qu'aucune ne bascule, ce n'est pas une mince affaire. »
Le maître s'approcha de sieur Armand, pour tirer enfin les choses au
clair. Il prit à part l'entraîneur meurtri, et se mit à parler à
voix basse. « Écoute, Armand, reste. » Très vite, la conversation prit fin. «
Laissons tomber, Péter. » Ils se regardèrent. Peut-être d'autres aussi
ressentirent-ils quelque chose de cet instant, mais malgré cela, les bières
diminuaient, les chiquenaudeurs chiquenaudaient. « Essayez. Fais en sorte qu'ils se
tiennent les coudes. » Le maître, furieux, frappa l'air du poing. « Laissons tomber
», dit-il à son tour. De nouveau, ils restèrent les bras ballants. Malgré leur
colère, ils n'étaient pas fâchés l'un contre l'autre : ils se connaissaient. « Vous
savez, mon ami, ma situation heureusement est facile : je
joue, moi ! » Mon dieu, facile ! je vous jure.
Il regagna sa place en traînant les pieds. Sur les assiettes grasses,
des serviettes froissées s'aggloméraient. L'Ailier-droit l'attendait déjà. «
Qu'est-ce que tu magouilles ! Qu'il s'en aille, à la fin. » Le maître resta sans
voix. Il ne pensait pas que sieur Armand eût aussi des ennemis! Les chuchotements
donnaient à croire qu'ils étaient tous derrière l'entraîneur comme un seul homme. («
M'enfin, allons, c'est justement le propre des chuchotements ! ») C'est ce qu'il dit
à l'Ailierdroit. Celui-ci eut un rire maigre. « Péter ! Que sais-tu de ces choses. —
Comment ça, bafouilla-t-il. — Comme ça! Toi, tu es ici pour les entraînements et les
matches, ensuite, terminé, tu rentres chez toi. — Pourquoi? Qu'y a-t-il d'autre? »
demanda-t-il, blessé. Le petit brun jeta un regard au Stoppeur. Lui aussi? « Ce qu'il
y a? Nous, toute la semaine, on galère dans cette usine. » Il se tut un instant, puis
dit encore : « Qu'est-ce que tu imagines?! Que tu n'as pas d'ennemis? Qu'on ne te
casse pas de sucre sur le dos ? » Il restait là, les bras ballants. « C'est comme ça
partout, Péter », fit le Stoppeur.
69. Sieur György hâta la fin. « On ferme ! » C'est alors que sieur
Armand leva la main. Le silence se fit. Le coeur de Péter Esterházy bondit. Un peu en
vain, comme il se doit. « Date du premier entraînement : premier dimanche de janvier,
dix heures du matin, dit sieur Armand, sans quitter la table des yeux. Soyez là.
»