Aranysárkány fejléc kép
Notes de E.
n
Jegyzet * Eckermann, Johann Péter (1792-1854) : écrivain allemand, secrétaire et collaborateur littéraire de Goethe. Il nota fidèlement les « Conversations de Goethe », en tant que témoin de l'élaboration de l'oeuvre, du déroulement de la vie, et enfin de la mort de son maître bien-aimé.
 
 
Buddy Glass, naturellement, n'est que mon nom de  
plume. Mon véritable nom est : le major George  
Fielding Suspense. (Salinger : Seymour : une introduction)  
 
 
  1. Par un « souriant mardi matin » de printemps, Péter Esterházy chercha longuement son pantalon de gym, puis, d'une voix quelque peu irritée, il dit : « Je ne le trouve pas. » Tant pour Esterházy que pour Mme Esterházy, il était clair qu'il entendait par là : « Purée, où l'as-tu encore fourré ? » La dame répondit à sa question par une question sans fioritures : « Tu es aveugle ? » Le lendemain. Esterházy fit cette réplique : « Au royaume des aveugles, les mots sont rois. » — C'est cette tranche de vie que le maître a distillée en cette illustre phrase d'ouverture, que je fixe encore une fois pour sa manière représentative : Nous ne trouvons pas de mots. (J'ose espérer que le maître ne blâme pas ma témérité. Car, eh oui, il s'est déjà produit qu'il fulmine d'un air courroucé, comme si, eh bien, je « disséquais » son roman, et surtout, ici, « au su et au vu de chacun ». Mais moi, j'assume même cela : son exaspération envers moi.)  
 
 
  2. Voyant l'application zélée de l'auteur de ces lignes, le maître esquissa un sourire indulgent. Tapotant le revers élégant de sa robe de chambre d'écrivain en soie, il grommela : « Quelle est cette idée, lieber Freund ?! Alors, ça ne suffisait pas ?! » Mais ensuite, il eut un geste de dédain, et formula cette réponse définitive : « Pouah ! L'idée ! Les idées sont finies. Mais le coeur qui bat en elles, lui, est infini ! » Il poursuivit sagement : « Tout ce qui est sage a été déjà pensé ; il faut seulement essayer de le penser encore une fois. » Il leva ses grands yeux perçants. « Qu'est-ce au juste ? Est-ce une trace d'oeuf, mon ami, ou de colle de poisson? » (Pourquoi : colle de poisson? Eh bien, ce sont là les nuances irrationnelles qui distinguent l'élu de nous autres.) Sur quoi, il épousseta derechef la soie superbe. Sieur Csucsu (qui ce jour-là, selon ma maigre opinion, avait été admirable : avec quel « délié» il avait subtilisé le ballon sur les 18 mètres... ! La feinte, comme toujours, avait été un peu plus qu'il ne faut... et pourtant !) et le Stoppeur (c'est un poste) lui enjoignirent, impatientés, de cesser de jacasser comme ça, et de jouer. « Vous savez, mon ami, dit-il sans se troubler le moins du monde, tout en posant sa boîte d'allumettes sur la vilaine table de l'établissement hôtelier, ici, l'humour n'est ni du genre " vitriol ", ni du genre " gemütlich ". » Il donna une chiquenaude à la boîte. Passe. Mais à présent, pour que ce qui suit nous apparaisse dans toute sa clarté, je dois rendre compte de sa conversation avec un certain sieur Péter (cf. planche p. 157), qui s'était déroulée à un autre moment. À une heure matinale. Le maître s'était rendu chez sieur Péter sans s'annoncer au préalable : sieur Péter avait l'air fort ensommeillé. Ils burent du Nescafé, de l'exécrable. La conversation, lente à s'établir, fut interrompue par un appel téléphonique. (Le maître aimait beaucoup les lenteurs de ses rencontres avec sieur Péter.) Au bout du fil, quelqu'un voulait se suicider. Le maître tendit l'oreille : « Naturellement, mon ami, bien entendu. » Il commençait à s'émouvoir, contrairement à sieur Péter, qui répondait d'un ton un tantinet résigné. « Ça dure depuis trois semaines », dit-il ensuite au maître. Plus tard — tout en mangeant une tartine beurre-miel (un mot du maître) et en causant de quelques « affaires » qui fleuraient bon le commérage — sieur Péter dit, à propos de l'ouvrage du maître : « Un peu tarabiscoté. — Je sais. Hélas ! Un peu, oui... Il l'est devenu. Les clowns font irruption, la musique retentit, on tape sur la caboche des enfants s'ils bronchent, et arrivent quantité de marchands de bretzels. Tu comprends ? — Je comprends », acquiesça affectueusement sieur Péter, et l'on pouvait lire dans son acquiescement sa reconnaissance du tarabiscotage, alors que celui-ci figurait auparavant dans des interrelations négatives.  
  C'est bon enfant, remarquai-je à la table antipathique du bistrot. « Oh, oui, fit-il à toute allure, mais le gemütlich a un Stich philosophique. » Oh là là, eût dit à ma place un esprit plus libre. « Cinq trempé! » s'exclama Esterházy, qui prit l'avantage, et ainsi réconforté, poursuivit. « Ce serait bien, si tout cela était comme une blague de clown. Et voyez-vous, mon ami, il y a des moments où nous croyons : le clown : est un homme : et nous l'aimons. Eh ben, voilà le truc : le clown : est un clown : et nous l'aimons. » Sieur Icsi (qui ce jour-là, selon ma maigre opinion, n'avait pas été à la hauteur, car il avait, certes, exécuté quelques plongeons de parade, m'enfin les performances fournies... Encore heureux que...) obtenant ce qu'on appelle un dix salé, trempé, la manche prit fin. « N'est-ce pas, en ce qui, d'autre part, concerne ces feuilletages, en arrière, en avant, etcétéra, il faut les imaginer comme de riants sentiers où nous nous promenons, bras dessus, bras dessous... bah, oui... celui qui s'y promène. Des ramifications, des raccordements, quelques fourmilières, au loin un brame, les bruits que font de jeunes baigneuses et une sirène d'usine ; nous sommes attentifs au panorama, et en général : nous prenons à coeur le sort du promeneur. Nous nous y efforçons dans la mesure du possible. » Il parlait comme seuls peuvent le faire ceux qui aspirent ardemment à la proximité des êtres. Ici, il éclata de rire. « Encore une chose : le nombre de signets. Nous nous en préoccupons. » Il eut un geste de dédain. « M'enfin, toute théorie est grise, mon ami. » Puis : « Oho, la théorie est grise, mon ami, mais la couverture ! elle est violet évêque ! » (Elle serait violet évêque, si l'austère Gallimard l'avait permis. Cf. encore l'Aveu d'Eckermann, c'est-à-dire Mon Aveu, p. 306.)  
  Le maître offrit du vin à la ronde. Sieur Icsi secoua la tête, mais ses yeux brillaient déjà. Sieur Csucsu prit la boîte d'allumettes dans sa main. À propos de quelque chose, il dit : « À cette époque, je trahissais une forme excellente. »  
  C'est alors qu'entra Gâbor Kacsoh, le secrétaire de la KISZ de l'usine, encadré par deux femmes. Avec un large sourire, il dit : « C'est-à-dire : tu es un traître » — et s'installa à la table. Sieur Csucsu sauta sur ses pieds, ses yeux lancèrent des éclairs. « Assieds-toi, dit sieur Icsi. L'atmosphère devint glaciale. Pourtant, peu de temps auparavant, comme ce petit collectif sportif était joyeux ! (Ils avaient gagné aux éliminatoires. La coupe du 1er Mai. « Vé sur un », comme dit le maître.)  
  Esterházy expliqua ainsi ce changement subit : « Vous savez, lieber Freund, ce secrétaire de la KISZ est un ver de terre. Un maudit parasite, un lombric, une belladone, une jusquiame, un sale petit carriériste qui enfourche la KISZ, et de là grimpe partout où il peut, même sur les femmes. » Ménageant l'équilibre psychologique (valeur et richesse nationales !) labile du maître, je me risquai à remarquer que c'était l'activité de Gâbor Kacsoh qui assurait les bases financières de l'équipe, ce dont le maître aussi profitait. Il baissa la tête. « J'en profite. » Puis, telle une furie : « Ne vous mêlez pas de ça. Ce n'est pas lui que cela qualifie : c'est moi. C'est ma défaite à moi. Il n'y a point d'orgueil en moi — il sourit —, celui-ci excepté : j'accepte l'argent même de lui, pour que nous puissions exister. » (Chaussures, maillots, boissons, ce genre de choses.) « Il a vendu les questions du concours Qui connaît le mieux l'Union soviétique », ajouta-t-il, malveillant. M'enfin c'est une blague. « C'est ça, fit-il, sérieux, et chacun, comme de son visage, est responsable de ses blagues. » Alors là ! Y aurait de quoi se montrer incrédule. Un jour, il se tenait à l'intérieur des 18 mètres, justement il ne se passait rien, mais ça, tout le monde ne le savait pas. « Voyez-vous, mon ami, tout intérieur des 18 mètres est en même temps extérieur des 18 mètres. Mais tout, et j'attire expressément votre attention là-dessus, tout extérieur des 18 mètres n'est pas intérieur des 18 mètres. » On peut faire des milliers d'affirmations pareilles. « C'est vrai. Et alors ? » L'arbitre approchait à grands pas. Le maître baissa la voix, caressant son menton hirsute. « Vous savez, c'est très intéressant. Que tout le monde se croie obligé de me raconter ses mauvaises blagues réactionnaires. » L'arbitre arrivait. « Encore une comme ça — et il montra ce à quoi il pensait —, et vous pouvez régler la douche. — Ça va, ça va », fit-il selon l'usage pour calmer le détenteur du sifflet, qui — à l'instar de ses collègues — ne se calma point.  
  « Je vois, seule une histoire vous calmera », fit-il. Il voulait tirer l'affaire au clair au sujet du secrétaire de la KISZ. De sa voix grave et chaude, il se mit à narrer.  
  « Je m'apprêtais à faire l'une de mes longues, vespérales, mélancoliques promenades, tout l'après-midi l'importun vent du nord avait hurlé, les châssis des fenêtres avaient sangloté, et moi, j'avais beau m'envelopper de plaids moelleux : je maudissais froidement Icsi (sieur Icsi — E.), je le traitais de tous les noms, quelle idée de fixer un match par un temps pareil. Mais je suis un homme discipliné (quel message ! quel message direct !), je pris mon sac de gym et me mis en chemin. Je ne tournerai pas autour du pot. À l'un des riants tournants de la route, Kacsoh pétrissait une étoffe. Ils ne m'avaient pas aperçu, et je ne me sentis pas disposé à les saluer. Comme je passais près d'eux, une main se coula sous un pull-over, et au même moment j'entendis : D'après le camarade Horváth, nous sommes solidaires avec eux. Pendant qu'il la tripote. » Le maître cria, très ému : « Partout cette putain d'affectation ! Comme un prêche mal ficelé ! » Mais sa fougue était déjà loin. Avec une profonde amertume, il proféra : « Alors, moi, je devrai tout entendre ? Je serais à ce point asservi à notre situation ? Livré à ma merci? »  
 
 
  3. Esterházy dévala l'escalier de ses longues enjambées — selon la rumeur publique : « chantantes ». Devant la maison, un colleur d'affiches accomplissait son travail quotidien. Le maître ne se dérobait jamais devant une occasion d'être touché par la réalité « multicolore ». (Comme il le dit : « Tel le roi Mathias. » I.e. : se mêler au peuple. Et quelle fine autodérision à l'égard de ce profil connu !) Comme il l'avait déjà fait souventes fois au cours de sa brève, mais tumultueuse et trépidante existence, il dit simplement : « Bonjour ! » Pahh ! Qui l'eût pensé ! À cette objectivité, etcétéra. Et il est révélateur que le « monde se plie tellement à la main » du maître (c'est l'une de ses idées préférées) que, justement... Vous avez certainement déjà deviné. L'ouvrier se retourna et fit un pas de côté ; grâce à quoi fut dévoilé le spectacle de l'affiche. Le jeu des proportions stupéfia le maître. Sur l'affiche, la figure de Luis Bunuel — car il y avait une figure de Luis Bunuel sur l'affiche — était dessinée un rien agrandie. « Environ de quatre à cinq... Effroyable. Tout est agrandi juste ce qu'il faut pour qu'on ne le soupçonne pas ; tout peut encore paraître vrai. Renversant. » Le maître était réellement frappé ; il loua, en quelques mots sans recherche, l'ouvrage de l'ouvrier, puis, balançant pensivement son sac de gym, il alla (se mut) jusqu'à l'arrêt du bus.  
 
 
  4. ───────  
 
 
  5. « Voyez-vous, mon ami, cette phrase — c'est moi qui l'ai faite ! — est comme l'arc-en-ciel. Joliment double. » L'arc-en-ciel n'est pas double. C'est ce qu'on appelle l'exagération artistique, qui, comme on le voit, se manifeste souvent sous la forme d'un rapetissement.  
  Je fais un petit saut en avant dans le temps qui coule autour de nous, puisqu'il le faut : mais peut-être n'en serai-je pas plus « moderne », et peut-être même pourrai-je éviter les pièges de la mode contemporaine. Car je n'aimerais pas du tout qu'on me taxe d'un quelconque enjouement, d'un manque de sérieux qui siérait mal au sujet — Esterházy en personne ! — (cf. encore ci-dessous)... Des deux hommes qui sonnèrent à la porte du maître par un soir d'été, un seul était sympathique, le maigre grisonnant. Lorsqu'ils se présentèrent, à l'ouïe du nom de ce dernier, le maître hocha respectueusement la tête (mais la sympathie existait déjà auparavant !). « Et comment. De nom, bien entendu. » L'épouse du maître, la mârveilleuse dame Gitti, les accueillit avec méfiance, et demanda s'ils voulaient du café. « Si ça ne dérange pas, faites excuse », dit le moins sympathique. Quand la femme entra dans la pièce avec le café, le grisonnant était en train de dire : « Et n'oubliez pas, cher Péter, que nous pouvons tout arranger, tout, sur le plan politique. » Au mot « plan », il décrivit avec la main un demi-cercle vers l'avant, comme s'il coupait du pain. (« Bon, mon ami. Vous savez, comme on mime : De l'autre côté, en Occident. Bon. Maintenant, on reporte ça dans l'espace sur un axe vertical. » — Il eût fallu le voir : penché sur ses notes, absorbé, mimant en silence pendant une demi-heure environ, pour ensuite, déconcerté — ayant perdu la spontanéité —, se précipiter hors d'haleine auprès de la fidèle femme et lui demander comment elle mimerait : de l'autre côté, en Occident. Mais la réponse ne le satisfit point, tant s'en faut : dame Gitti brandit le pouce vers l'arrière, comme si elle faisait de l'auto-stop. Et toc, dirait Dongo Mititch.) « Sur le plan politique, acquiesça le maître. — Ça, c'est du café, faites excuse », claironna l'autre. Peu après, les visiteurs partirent. Frau Gitti, en émoi, se mit à ranger. « Ils ont tout ratiboisé. Il ne restait pas un rogaton sur la table. » Soudain, elle glapit : « Regarde ! Là, la trace de sa langue sur la tasse ! — Ne fais pas la bégueule », répondit l'homme, flegmatique, et il resta encore longtemps, presque immobile, blotti dans son fauteuil géant (que son épouse avait acheté pour quarante forints au dépôt-vente), et lécha pensivement sa main blessée.  
  Pour moi, c'est vraiment une rude épreuve que de fragmenter ainsi, de cahoter en avant, en arrière dans le temps, comme une araignée souffrant du tournis, parmi les scintillants tessons des histoires. Ma principale excuse : lui. C'est lui que je sers avec tout mon amour et ce que j'ai d'esprit. Je suis conscient de ma qualité, laquelle est l'application, et de mes limites, lesquelles sont illimitées, et peut-être le lecteur ne sera-t-il pas dupe de ma rhétorique obséquieuse : moi aussi, de même que le vaillant lecteur (« Vaillant, vaillant, vaillant... » avait répété mille fois le maître au capitaine Andrâs, qui est « gothique comme une cathédrale », donc, je crois que nous aspirons semblablement à la totalité : nous nous rappelons encore le temps où les histoires commençaient au début (voire : à leur début !), et se terminaient à la fin — et, oh, que dire de leur milieu ! Mais restons-en là ! Nous avons vu précédemment le milieu de quelque chose, par conséquent, maintenant, j'insère le début. Quelle vie, mon dieu, mon dieu ! « Mon ami, la forme veut être aussi bien digérée que le sujet ; elle est même beaucoup plus difficile à digérer », éructerait sagement le maître, et il dirait, plein de gratitude : « Ma Guittouche, quelles lentilles. Incomparables », car tout cela se passerait à l'heure du déjeuner, je le sais bien. « Et encore une chose — il se penche hors du tableau où figurait à l'instant un plat de lentilles bien tassé avec du rôti de porc —, mon ami, n'oubliez pas : moi, notamment, j'indemnise le lecteur des complexités présentées, des difficultés d'explication, tantôt par ma jeunesse friponne, tantôt par mes aphorismes superficiels et ma vision désinvolte du monde. Il reste encore un peu de lentilles? Un rien?! — Chausson aux pommes », répondrait trivialement la dame.  
  (Je ne m'étends pas ici sur les scrupules qui me tourmentent tandis que je raconte — ou que je tais — certains faits. La vérité est un flambeau, mais un flambeau formidable : c'est pourquoi nous cherchons tous à ne passer devant qu'en clignant les yeux, et même avec la crainte de nous brûler. M'enfin... L'homme ne comprend jamais combien il est anthropomorphe.) Ressaisissons-nous, au bas d'une pente dont l'angle d'inclinaison — l'image est suggestive, hélas — est le maître lui-même. Sieur Icsi regardait, avec une rude tendresse, son visage d'une pâleur mortelle. Le maître, fortement incliné, les deux mains sur la fraîcheur bienfaisante des carreaux. « Tu vois, vieux », fitil, absorbé dans la rêverie esthétique qui le caractérise même dans les moments difficiles (et pour le coup, c'était un moment difficile, le jour qui suivit le « souriant mardi matin » : tant du point de vue collectif que personnel : ils avaient perdu la demi-finale, plus précisément 8 à 1, c'est-à-dire qu'ils ne l'avaient pas gagnée dans les proportions souhaitables, quant au maître, en un mot suave, il était ébouriffé), « tu vois comme ça mousse joliment. » Il retira une main des carreaux. En haut, la photo artistique du viaduc de Veszprém. « Ça mousse vraiment joliment. Comme une fleur, une fleur-de-hoquet. » Sieur Icsi comptait probablement sur une sorte d'éveil de la culpabilité relativement au maître ; qu'il abordât la chose sur un plan éthique, non esthétique. M'enfin le maître... ! Nous le savons. La réplique du gardien de but n'avait pas été davantage exempte de parti pris professionnel (algèbre), et un maître plus vigilant l'eût certainement écrasé. Mais le maître, à ce moment-là, était blême. « Puis-je te demander, dit d'un ton réservé l'individu aux réflexes de tigre, de centrer symétriquement l'image du vomi ? » Hélas, c'était le creux de la vague. Le maître leva les yeux sans comprendre : blessé et désorienté. Sieur Icsi accourut à l'aide de son ami. « Pardon, tu as raison. En ce qui concerne l'écoulement, naturellement. »  
  Mais éloignons-nous des débordements naturels, bien que je sache que le maître pense : il existe des unités élémentaires que nous (nous les.êtres humains, s'entend) avons en commun, et c'est la tâche de l'artiste que de les appréhender. Plaisant. À moi du reste, pareille tâche n'a pas été assignée. Et l'aigre odeur de lait, « d'une fraîcheur secondaire » (!), imprégna peu à peu sa peau, ses cheveux. Peu de temps après, l'équipe était assise dehors, sur le talus longeant le terrain, l'équipe battue gagnante. La brume se dissipait, le soleil arrivait en force, tout cela, combiné avec les couleurs de l'herbe, du terrain et du ciel, se montrait plein de santé. Comme sieur Icsi se penchait sur l'épaisse chevelure du maître — car celui-ci renversait son visage vers le soleil —, il grimaça. « Ben tu sais », dit-il à l'avant d'un ton réprobateur, mais ce fut la dernière fois. « Bon public. » Le maître opina, comme quoi lui aussi voyait les filles.  
  L'Arrière-droit, qui était souvent la cible à cause de ses flopées d'enfants, de son grand appétit et de sa femme autoritaire, abandonna le blues triste qu'il interprétait (en sifflant). « Bon public, mais pas pour nous. »  
  Sa femme était belle, elle avait les longs cheveux noirs et le visage d'une madone. « D'une madone affamée depuis des mois. » La peau blanche, les traits aigus, durs. « La bouche en lame de couteau. » Un jour, l'Avant-centre, preux à la taille bien prise et au tir puissant, après le match naturellement, avait dit : « Allons boire une bière... Sneci, file-moi des ronds. » L'Arrière-droit ayant tâté toutes ses poches, demanda deux forints à son épouse. La dame ouvrit son sac à main d'un coup sec, ouvrit son porte-monnaie d'un coup sec, et tendit les deux spécimens de monnaie. « Mais peut-être plutôt un Tonie pour moi », fit-il pendant que l'argent était encore en suspens. L'Avantcentre se tordait de rire en racontant l'histoire. (Je signale : que de transpositions d'un plan à un autre ! Un événement, un observateur, un narrateur, un rapporteur, un rédacteur, un concepteur, un lecteur.) Ici, on peut tout dire : 1. L'enfant se perd au milieu de toutes ces sagesfemmes. 2. Comme c'est épuré. Comme la fioriture est à son tour délaissée, pour qu'étincelle uniquement le contenu le plus secret ! Tel un diamant. Ou pour qu'il n'étincelle surtout pas. Tel un noyau de cerise. « À quoi en arrivons-nous, allons ! » Alors, donc, le rire syncopé de l'Avant-centre : « Si vous aviez vu le visage de Sneci : comment il quémandait, la bouche en cul-de-poule! En cu-ul-depoule !... » Il s'essuya les yeux. « Et en même temps, il rougissait. — Sneci ?! Pas possible. — Si. — Il devait blaguer. — Ah non. Tel quel. » Le maître se borna à secouer la tête, et shoota dans le muet Cosmos de tristes réflexions sur l'institution du mariage. « Vous savez, mon ami, divagua-t-il dans le même ordre d'idées, le premier enfant de chaque membre de la ligne des milieux de terrain a été prématuré. De chétifs prématurés de 4 kilos », et il cligna de l'oeil avec humour. « C'est Jozef Veverka qui sait cligner comme ça », avait-il dit une autre fois. « Un peu, hé-hé, prématuré, tu comprends, n'est-ce pas. » La dame épouvantablement sévère était donc cette madone sculptée dans un bois noir, mais : « Péter, elle répartit bien l'argent, pourtant on ne croule pas dessous, et elle fait la cuisine ! Mon vieux ! Moi, j'adore bouffer. Surtout la viande. » Sur son visage, à la femme, il y a un pli hargneux, amer : il commençe là où finit une moustache moyenne, continue jusqu'à la hauteur de la bouche en une courbe légère, et se termine en crochet vers la bouche. Le maître n'avait pas souvent rencontré cette femme, mais il sentait qu'elle s'adressait aussi à lui, cette lassitude hargneuse. Elle s'adresse aux hommes, pus-je dire, avec l'air bien informé d'une morale double, aux hommes, parce que la femme, avant cela... Et je murmurai le mot qui désigne ce métier disparu dans le meilleur des mondes, bien que ce soit un « métier archaïque », « l'un des plus anciens ». « Que cette madone sévère soit une putain ? » — il secoua la tête, incrédule. (Ce que le maître a dans le coeur, il l'a sur les lèvres, on pourra le voir.) J'observai, au cours de leurs rares rencontres ultérieures, qu'il traitait la dame avec un tact si raffiné, une courtoisie si recherchée et une tendresse si « dorloteuse » — que ça donnait carrément froid dans le dos. Nicht mein Kafee.  
  L'Arrière-droit abandonna donc le blouse triste, retourna pour ainsi dire parmi ses coéquipiers, et articula : « Ce n'est pas notre public à nous. » Ce qui était vrai et de loin, car — à une évanescente exception près — le public est pour les vainqueurs. Soudain ils lui devinrent très étrangers, et le maître se demanda, chose qui ne lui arrivait pas souvent, mais il était alors d'autant plus démuni, ce qu'il faisait ici en ce moment. Car c'est justement parce que la question ne se pose pas qu'il joue au football ; c'est d'autant plus grave lorsqu'elle se pose. « Un minuscule motif... »  
  Pour faire passer le temps, ils évoquèrent les instants les plus palpitants du match tragique (les buts, telle ou telle action particulièrement belle ou sotte, etc.). En pareil cas, le maître apprend beaucoup de choses intéressantes. « On l'a expulsé ? s'enquit-il, une fois de plus ébahi. — À quel match as-tu joué, ma colombe ? » demanda fielleusement sieur Csucsu. Oui : le maître n'use de ses facultés de concentration que pour le jeu, il ne fait pas attention aux choses accessoires. Naturellement, il enregistre, par exemple, un vide quelque part, parce que, par exemple, on a expulsé quelqu'un — mais c'est une affaire professionnelle. Moi, je crois qu'il a le jeu, cette forme d'action, dans le sang. Il ne bavarde pas avec son ange gardien, autant d'assassins impitoyables, et il ne donne guère de coups de pied intentionnels. Il commente la chose avec modestie : « Je suis trop bête pour ça. Je ne peux pas faire attention et à ceci, et à cela. » Puis, sur sa face de kobold, s'allume la « sérénité d'antan ». « Il suffit de s'enthousiasmer ; dans l'enthousiasme, on fait suffisamment d'erreurs... » Qu'on me pardonne, mais ça, quand même... « Mon petit ami, contentez-vous de veiller au texte, comme ça, ça collera... En ce qui concerne l'expression de mon visage, elle n'est destinée qu'à éviter que vous ne me preniez tout à fait pour un gaffeur... » Il resta songeur, la suite tourna à l'âpre. « Ou plutôt, ce n'est pas tout à fait comme ça. Moi, je joue au foot depuis trop longtemps pour être une belle âme. Deux points, c'est deux points. Si vous me suivez. » Plaisant. (C'est ainsi qu'il détourna de lui le soupçon d'être un homo aestheticus et sapiens.)  
  « Et pourquoi l'a-t-on expulsé ? » Évidemment, il ne savait même pas de quoi il s'agissait. « Le mec a dit à Mala qu'il aille se faire voir. » Le maître eut un geste de dédain. « C'est pour ça qu'il a été expulsé? — Oui. — Le pauvre. » Puis, suivant l'essaim de ses pensées : « Connerie. De toute façon, Mala n'y serait pas allé. — Spirituel », dit l'Arrière-droit d'un ton réservé — alors qu'enfin, le maître est quand même diplômé de l'université—, et, détournant sa tête blonde, il reprit le blouse bellement triste.  
  Oiseaux frileux, ils se pelotonnaient. Arriva une fille enthousiaste, avec un panier de pommes. « C'est vous les meilleurs. » Sous leurs dents, les pommes cédèrent. La fille les regardait manger férocement — car c'était féroce : le jus dégoulinait aux coins de leurs lèvres, et le moment de la bouchée suivante n'était pas encore venu que venait la bouchée suivante (l'acte, l'acte, l'acte !), ils se gavaient à éclater —, la fille en tee-shirt jaune les regardait, les bras croisés presque sous la poitrine, dans la pose classique de la mère regardant ses enfants voraces, qui accessoirement la lorgnent pendant sa douche. « Qui estce? demanda le maître sans tact. — Une de nos admiratrices. — Ce soir, discothèque », piailla en s'éloignant la dame aux pommes. Sieur Csucsu baissa sa tête mince et plaisante. Le maître aimait beaucoup son manque absolu d'opportunisme ; beaucoup.  
  Ils levèrent le camp pour réchauffement. Mais non. Ça n'allait pas. Ils étaient sur le terrain d'entraînement, face au terrain principal (ce n'est pas une blague : derrière ce dernier, il y a un talus, et dessus, une locomotive qui fume, fume pour incommoder les amateurs de sport ; dans le feu de l'action, le maître ne l'avait pas encore vue), où se déroulait la finale. « Quelle connerie que la finale soit avant. » L'Ailier-droit râlait. « Il est très fort pour râler, mon ami. » « Qui nous regardera encore après la finale. » Ah çà, les regards qu'il récolta ! Le maître, selon sa bonne habitude, fit crisser son menton. « Des amateurs », proféra-t-il de mauvaise foi, visant les participants de la finale.  
  Sur ces entrefaites, quelqu'un à côté de lui prit la parole d'une voix étouffée. C'était une voix masculine, grave, on sentait à cette voix sourde qu'on la tenait bridée au prix d'une grande tension. « Comme un saint-bernard dans un saloon, vous imaginez. » « Pardon, vous êtes bien Péter Esterházy ? — C'est moi », fit-il avec la simplicité des grands hommes. L'homme (car faut-il le dire : il n'y a pas de miracle : la voix grave et masculine sortait d'un gosier masculin, et ce gosier masculin était ceint par un cou masculin, et ainsi de suite, d'une façon rassurante) regardait conspirativement devant lui, comme s'il était un simple supporter. « Excusez-moi — son regard sautillait ici et là, de bas en haut et sur les côtés, « comme s'il eût suivi des yeux un moineau éméché » — excusez-moi, l'avant Péter Esterházy ? » « Dites-moi, mon ami, vous qui avez une explication pour tout, expliquez-moi pourquoi il faut saouler le pauvre moineau?! Hein?! » Moi, je n'avais qu'un souci : comment peut-on tenir le compte de cette boisson ? Autant de questions, mais les astres sont muets.  
  « Hoho, mon petit ami, voilà le hic! Il suffit d'une infime inattention, laquelle abondait dans l'état, on peut dire, de choc, où nous nous étions figés entre les deux matches, cela suffit, et l'on — alors que cet « on » est le maître lui-même — écrase à moitié les mots entre ses dents, et l'attention s'attarde, épouvantée, sur ce moineau. S'attarde. « Cher Péter, ne vous en faites pas, on vous observe. Les choses concrètes, plus tard. » Comme le maître se retournait, cette fois de toute sa personnalité, ouvertement, vulnérable, pour dire, à demi furieux parce que humilié, à demi serviable parce que bien élevé : « Quoi? », alors... alors il dut constater qu'il n'y avait personne ; il se retourna brusquement, comme un instituteur retors, mais là non plus... ! « Icsi, cher Icsi » — il courut ventre à terre vers le gardien de but, pour recourir à sa vue impeccable. (« Vous vous rappelez, mon ami, j'étais encore un écrivain débutant — ici, il rectifia sa coiffure, telle une populaire Callas, et indépendamment de cela, nous arrivions de Transylvanie ! Cette grande course avec l'Autobianchi ! Et Icsi qui ne cessait de repérer les chars à foin qui venaient en sens inverse ! Sur Tatrus, pas un mot. » [Cf. planche p. 157.]) « Icsi, mon cher — il s'adressait à la tête du gardien, qui suivait le match sans joie : il semblait (toujours) taillé dans la pierre, une pierre noire (bien entendu, nous ne pensons pas : noire de barbe ; la situation n'est pas à ce point bagatelle), je signale une autre tête de ce genre : celle de l'auteur des jours du maître, mais ce n'est pas une pierre noire, c'est une pierre blanche —, Icsi, regarde un peu de ce côté, qu'est-ce que tu vois par là? » Sieur Icsi, avec un sang-froid qui vaut son pesant d'or, baissa les yeux sur le maître. « Quoi ? » Dans ses yeux luisaient tant de résignation, de désespoir, que l'avant eut grand-honte de l'avoir importuné avec des affaires personnelles. « Scuse. » Puis, pour que le gardien au vaste cerveau comprenne, il ajouta : « J'ai été circonvenu. »  
  Le triple — et précipité — coup de sifflet de l'arbitre mit fin à la finale. Quelqu'un avait gagné. Une fraction conséquente du public s'en retourna chez soi, ou si ce n'était chez soi, du moins quitta l'établissement sportif. Ils restèrent sur le terrain ; l'adversaire tirait, sprintait, changeait de direction : testait ses muscles.  
  Et que font au juste nos bons amis ? Ils glandaient aux alentours des 18 mètres, qui à l'intérieur, qui à l'extérieur, qui sur la ligne, comme il arrive lors de telles répartitions, ils se tenaient sur le terrain, sur l'aire de jeu, s'écroulant les uns sur les autres, fouillant la terre de leurs chaussures ou la tassant de la pointe, qui regardant devant lui l'air ahuri, qui regardant quelque part au loin, comme précédemment. Hoho, mais cette fois, la situation est justement tout autre!!! Car l'extérieur est une chose, l'intérieur en est une autre ! À l'extérieur, bayer aux corneilles est acceptable, si pénible que ce soit. (Nous le savons : ça l'était.) Mais que va-t-il se passer ici, maintenant ! Il ne semblait pas que la situation s'améliorât. Pour le maître, c'était bonnet blanc et blanc bonnet. Il avait vu, comment n'eût-il pas vu le malheur qui approchait ; mais il n'y trouvait pas de remède. « Vous savez, mon ami, philosophiquement parlant, la situation est celle-ci : on a tué en nous les velléités de comportement romantique. » Tut, tut, tut. Je pourrais demander, si j'étais dans une telle situation, qui les a tuées, quand et pourquoi, et si au fond, c'est le comportement romantique qui nous fait le plus défaut ? Mais je ne peux le demander, car comment goupiller ça.  
  Esterházy aime beaucoup le moment où ils font leur entrée sur le terrain, arrivant presque chacun de son côté, les mains croisées dans le dos, ou pendant gauchement le long du corps, comme une cravate mal nouée, et ils ont l'air si empotés, si gauches, que le spectateur ne peut retenir un « oh » compatissant mêlé d'agacement.  
  « Oh. »  
  Comme les clowns musiciens, qui laissent le public s'esclaffer un moment, se faisant des crocs-en-jambe avec d'habiles pas chassés, s'étalant dans la sciure; un moment. Mais ensuite, de la poche bouffante de leur pantalon à damiers, ils tirent un instrument et commencent à jouer, si bien que chacun y va de sa larme, et qu'on tape sur la caboche des enfants, s'ils osent broncher. On goûtait fort ce petit programme bon marché, naturellement on voyait bien qu'ils « en savaient trop long » sur le foot pour que leur maillot fût déchiré et que leurs jambes semblassent cagneuses. M'enfin depuis que le monde est monde, leur maillot est déchiré et leurs jambes semblent cagneuses. De toute évidence, la question se pose de savoir si le monde est monde ?! Mais la situation était encore plus lamentable que cela.  
  Le maître faisait de lamentables tentatives, et chose ô combien instructive, c'est justement de cette médiocrité que naquit la solution. Car il y eut une solution, magnifique. Pour commencer à accorder leurs violons sur l'événement inévitable (« ah ; ce n'est qu'un jeu »), il dit ces mots classiques : « Quelles nouvelles ? On se défend ou on attaque ? » Mais c'était comme s'il avait parlé à des marionnettes : ils se bornaient à fouiller la terre, à bayer aux corneilles, comme s'ils étaient encore..., à l'intérieur, à l'extérieur.  
  Quelqu'un eut pitié d'eux, et envoya la balle que les organisateurs avaient pris soin de mettre à leur disposition ; si fait, ils n'en usèrent pas ; elle reposait là, au milieu d'eux, morte, comme une boule rouillée. Il n'est pas de vision plus désolante qu'une balle qui... Mais à présent, elle s'ébranlait. Le bon Arrière-droit l'avait poussée distraitement, exactement vers le maître. Sur quoi, tel un gramophone au ralenti, il dit avec des effets de graves : « Aon aottaoque ! » Vous imaginez ? Comme si on réglait sur 33 tours au lieu de 45.  
  Et comme une publicité Coca-Cola en couleurs, il se lança ! C'est le Schmetterling, c'est le Schmetterling ! Ses muscles étaient relâchés comme ceux d'un papillon, et — fidèle à sa promesse — il se lança à l'attaque ; c'est ce qu'il avait tramé. Il poussa le ballon, et pendant qu'il avançait balle au pied, ses deux ailes battaient, lentement et solennellement, là-haut, là-haut vers le ciel, où seul Dieu se trouve et les anges (se trouvent). Sa lente pantomime lui rapporta un petit quelque chose de ce ciel... Il passa la balle à sieur Icsi avec de grands mouvements ensommeillés, et comme il convenait à cette lenteur, dans l'optique proposée ci-dessus, il dit : « Maon chaer Iucsiu, but. » Le gardien se retourna. Les deux amis face à face ! Situation très délicate. Si le maître avait alors eu un alter ego, celui-ci se serait jeté aux pieds du gardien : « Ma colombe. Écoute. Aide-moi. Je n'y arriverai pas tout seul, seul, je n'arriverai à rien. » Mais l'intelligent garçon connaissait son affaire même sans alter ego, avec une grimace désespérée, lentement, comme une cheminée, il s'écroula juste dans la direction opposée à celle du maître qui l'avait effacé (« il a encaissé la feinte de corps »), le maître se retourna, et da capo.  
  Le film tournait au ralenti. Ensuite, comme une innovation essentielle, l'Arrière-droit — juste à la limite de l'équité implicite touchant au ralentissement délibérément assumé —, les pieds joints, plongea, plus exactement se laissa tomber dans la surface de réparation. Et les autres, tour à tour : l'Autre Inter, le Stoppeur, l'Ailier-droit, etcétéra, etcétéra ; et en dernier lieu, sieur Csucsu, qui savait vivre avec une grande précision la vidange de la vie (d'où son classement bon dernier). Ensuite, de ses longues, véhémentement parlant, jambes de coq, il ensorcela la balle, la fit tourbillonner, faillit la laisser échapper, pour ensuite la faire virer, valser et pirouetter, esquisser un dribble de la semelle, et l'équipe du maître s'inclinait obligeamment dans un sens, dans l'autre, comme le blé battu par l'orage. Les spectateurs, sous le charme, regardaient la scène qui pouvait passer pour une scène de cirque, et lorsque le coup de sifflet d'appel de l'arbitre retentit, les applaudissements éclatèrent. (Ceux des restants.) Cela, il est vrai, pouvait mettre de mauvaise humeur tel ou tel de nos héros, mais ils ne sortirent pas de leur élan — lequel, c'est un peu fort ! était cette fois un manque d'élan; si bien que le maître, remplissant ses devoirs de capitaine d'équipe, tendit la main avec la lenteur déjà dépeinte, de ce fait l'arbitre, qui devait par routine calculer la situation dans l'espace de la main qui démarrait, étreignit d'abord l'air. « Il a serré l'air. » L'un des juges de touche éclata de rire ; le maître craignit que cela ne monte l'arbitre contre lui; mais celui-ci était si déconcerté par l'intermède, que ce gai luron de maître aurait pu aisément voler la pièce de deux forints qui décide du coup d'envoi. « Nigaud », dit sieur Csucsu avec un agacement incompréhensible pour le maître.  
  Bien sûr, on n'a pas de happy-end gratuit, et l'on ne peut échapper à une bévue professionnelle telle que le manque d'échauffement. « Passablement chiffes molles » — le maître, tout en courant, pointa le doigt sur sieur Csucsu. Le piquant de l'affaire est que l'adversaire, en 10 minutes de jeu, menait 3 à 0. Mais nerveux, personne ne l'était vraiment. Pendant un temps, ce fut bien, parce que cela reflétait une légitime assurance, mais au bout d'un temps (le même temps !), ce ne fut plus bien, car cette assurance se transformait en inattention. « Faut en mettre un coup !» — si l'on use de l'exacte définition de sieur Armand, et c'était ce qui manquait. Alors le maître, poussant des gueulantes — dont je négligerai, ainsi que je l'ai pratiqué jusqu'ici, la citation littérale —, fit une remarque. La remarque était d'ordre critique ; quant à son objet, elle visait le jeu collectif négligent ; dans sa conclusion, comme une sorte d'étincelle surréaliste, les parents de l'Ailier-droit lançaient un éclair, dans une distribution négative des rôles. « J'avais commis une erreur. Ce genre de choses, nous ne pouvons les dire qu'à ceux que nous aimons. » C'était la version sérieuse. L'Ailier-droit n'accueillit pas l'apostrophe en personne de sang-froid occupant une position responsable. Dans sa brève réplique, le maître faisait figure d'expédié. Il demanda pardon en quelques mots rapides (« Voire, de ma chère maman! »), l'Ailier-droit lui accorda son pardon. Ensuite, ils consacrèrent leurs forces à l'épanouissement de l'équipe. — Ça, c'est le côté humoristique de l'affaire.  
  Ils gagnèrent. Ils accrochèrent la médaille de bronze à leur cou : elle pendait au bout d'un long ruban rouge-blanc-vert. On les applaudit, sieur Csucsu fut sacré champion de buts, et ainsi, le fiasco cessa de paraître un fiasco.  
  Bon, ensuite la nuit tomba (la journée s'acheva). Sieur Csucsu et le maître se détachèrent du groupe, dans une sorte de ruelle. Il faisait très noir, à l'arrière-plan, de nouveaux immeubles poussaient comme des champignons. Sieur Csucsu rompit le silence : « Moi, en ce qui me concerne, je vote pour nous aujourd'hui. » Le maître ne le rompit pas. « Pourtant, d'ordinaire, nous sommes de vraies bûches », dit encore l'autre avant, tandis que son beau visage pénétrait dans le rond lumineux oscillant, mouvant d'un lampadaire minable. Ainsi qu'une auréole... « Eh oui », confirma le maître, songeur. Ils se rapprochaient des immeubles colossaux. « Horrible », dit sieur Csucsu en faisant la lippe, ce qui était malgré tout caractéristique chez lui. Le maître partit d'un plissement d'yeux orageux. Il ajouta les appartements des étages inférieurs. « Effectivement, ce n'est pas très... Mais quand même, c'est rassurant de pouvoir épier comme ça quelques appartements. » Il ricana. Sieur Csucsu s'était à nouveau fondu dans l'obscurité. Dans l'un des appartements qu'ils avaient à l'oeil, une famille dînait. Le père était assis avec un long adolescent, la mère apportait une grande soupière. « Un genre de bouillon de poule à la Újházi... » C'était une femme blonde. Derrière elle entra une femme identique. Mais absolument identique. L'homme sauta sur ses pieds. Il dit quelque chose, furieux ou énervé. Mère posa le bouillon. L'autre femme sourit à l'adolescent, (sur quoi) celui-ci ferma les rideaux de mauvaise grâce. « Voilà » — le maître s'inclina d'un air las.  
 
 
  6. Un matin, le maître se rendit à cheval chez sieur Banga, l'illustrateur à la main habile (Cf. planche p. 157). Rue du Roi Louisle- Grand, la circulation vertigineuse empêcha le maître d'atteindre rapidement son but, mais il finit par atteindre son but : sieur Banga. Dans une affaire d'imprimerie, ils eurent grand-peine à trouver un terrain d'entente. Le maître dit à sieur Banga : attaquons par les points de résistance les plus faibles. Sieur Banga supposa que le maître plaisantait, et répondit : « Vendons (nous deux) notre talent pour de la monnaie de singe. » Le maître fit comme s'il croyait que sieur Banga plaisantait, et dit, mélancolique : « Quelle est l'unité de compte ? » (Le violet évêque vint au maître comme une illumination. « Que la couverture soit violet évêque », proféra-t-il avec une simplicité à la Pyrrhus, puis il se mit à fouiller à coeur joie, avec sieur Banga, dans l'humus des souvenirs : se concentrant avant tout sur les messes d'enterrement qu'ils avaient servies — « parfois pour vingt balles ! » —, évoquant les teintes. Jusqu'à ce que le maître réalise que ce n'était sûrement pas un évêque qui était au cimetière. « Espèce de bangal. » — En tout cas, les ouvriers du livre ne les portaient pas dans leur coeur. « Ça finira bien par se tasser. »)  
  Il lampa l'un des célèbres cafés de sieur Banga, tout en rendant justice aux citrons élevés au rang de créations artistiques qu'avait consommés la femme de sieur Banga (vitamine C!) pendant son accouchement, et qui étaient « magnifiques et tragiques comme des seins tourmentés par les nourrissons », il inspecta à la va-vite le lustre composé de tibias (« plaisanterie »), puis : ni vu ni connu, le voilà déjà auprès de son fidèle destrier. Chez ce cheval — car c'était là le destrier ! — nous pouvons honorer l'excellente race d'Orlov, bête superbe, bien coupée. Sa robe est d'un gris caractéristique ; la croupe serrée, le large poitrail et la robuste ossature sautent immédiatement aux yeux du connaisseur. Même quand il n'a que du foin à manger, il reste en forme, tire un bon parti du fourrage, et n'est pas seulement apte à la course, mais aussi à la traction.  
  C'est pourquoi le maître prisait cette race chevaline.  
  Derrière le cheval, un petit monceau fumant marquait l'écoulement du temps. Quelqu'un (un passant) releva la chose. Le maître se mit en selle sans mot dire, et partit au galop, la tête haute. (Combien de fois déjà a-t-il ressenti cette crampe d'estomac lorsque, franchissant le porche de l'institut où il est un intellectuel à l'emploi assuré, pour 2700 par mois, il s'aperçoit que le joint de culasse du bloc-moteur ploie quasiment « sous le doux fardeau », et s'il pleut par-dessus le marché : sur la surface légèrement incurvée coule quelque chose en traînées jaunes, le tas lui-même est déjà réduit en bouillie, quelques morceaux se sont détachés de l'original, et sont entraînés vers le bas ; à Parrièreplan, la figure effrontément « heureuse » du cheval hennissant — et si, sur ces entrefaites, une personne à rouge à lèvres s'approche de lui et dit : « Péter, s'il vous plaît, venez. J'ai un parapluie. Vous pouvez le tenir jusqu'à la place Marx » —, cette personne, à la vue de son visage, décampe, alarmée !)  
  En arrivant au pont, il devint soucieux. Car c'était toujours un souci de passer sur le pont : dans quelle file doit-on se ranger, « on », c'est-àdire le maître. Car, s'il est vrai qu'on va plus vite à la fin de la file extérieure, de même on va plus vite au début de la file intérieure, mais où commence — jour après jour — le début de la fin, et où se termine la fin du début ; et si la fin du début de la file intérieure prend fin, est-ce là que commence le début de la fin de la file extérieure, n'est-ce pas plutôt là que commence, plaisamment parlant, le début du milieu, là où tantôt un autobus à soufflet trottine depuis une éternité, tantôt non. Ce n'est pas simple.  
  Le maître, pour le happy-end, choisit la file extérieure. « En pareil cas, on peut déplorer, mon ami, qu'il n'y ait pas de mouche à proximité — sur la croupe du cheval ou ailleurs —, pour que j'en attrape une d'un coup. » Il s'enorgueillissait fort de sa science d'attrapeur de mouches, qu'il avait acquise pendant son enfance, lors d'un séjour villageois. Un jour, il raconta à la reine d'Angleterre, avec de l'esprit et du pittoresque, comment il avait un autre jour attrapé 54 pièces de mouches. « Vous savez, Majesté, dit Esterházy à la reine ; ils étaient cousins à la mode de Bretagne —, vous savez, il faut noter ici deux choses. L'une, c'est qu'on n'a pas le droit de taper. » La reine le fixait, incrédule. « Frapper. Surtout pas. Ça vaut peau de balle, Majesté, parce que l'appel d'air produit par la main déporte la mouche ; appel de diptair. Donc — et ici, le visage du maître se durcit —, le conquérant devient le libérateur de sa propre victime. » La reine opina avec bienveillance, montrant par là qu'elle goûtait la phrase. « Et tout cela est proportionnel à la surface, donc c'est désespéré. Il faut attraper la mouche doucement, d'un geste enveloppant du poignet, comme si on ne lui faisait signe qu'incidemment. Viens, commère la mouche, viens. » La reine regardait le maître. « Viènes commeare la mooche viènes ?! — C'est ça, c'est ça », applaudit le maître tout heureux. « Tu ferais mieux de t'exercer, toi aussi, dit Élisabeth en rougissant à l'héritier du trône, au lieu de chouiner ! » — car celui-ci chouinait.  
  Sur le pont, avec des égards inhabituels, une Mercedes noire le doubla. Le maître tenait la bride d'une main, de l'autre il calma sa serviette mal assujettie à l'arçon. Il avait cru voir János Kádár dans la voiture. De ses éperons sonnants, il talonna sa merveille d'étalon d'Orlov, et tout en rattrapant la voiture, il fit comme s'il voulait ranger la revue porno qui dépassait de façon réellement risquée de la serviette (Les mains habiles des filles perdues de Hong Kong; Comment accroître l'appétit sexuel de votre femme ? ; Extase au coin du feu ; Filles avec petit défaut ; Quatre-vingts pour cent sans orgasme), dans ce but il se pencha, la crinière frôla son visage ; il jeta un coup d'oeil dans la voiture, ce n'était pas János Kádár. Le maître n'en conçut point de tristesse, puisqu'il n'y avait pas de quoi.  
 
 
  7. Mon cher Péter !  
  Je vous remercie beaucoup de votre dernier beau souvenir. C'est très gentil de votre part Péter, de vous être souvenu de moi. Je peux dire que mon anniversaire n'a jamais été célébré dans des cadres aussi solennels que ce 75e aujourd'hui. Le choral l'a relié à une soirée de fête pascale. Les tables préparées avec des fleurs, des bougies, chargées de boissons et de brioches tressées. La chorale en mon honneur a chanté mon chant préféré, et après ça l'un après l'autre un par un ils m'ont félicitée — certains en m'embrassant — me donnant des baisers. Particulièrement j'ai reçu une bouteille de champagne, glissé sur son col un compliment et un grand bouquet! Je suis photographiée. Particulièrement m'a félicitée le secrétaire d'État du Ministère, le préfet du comitat (Landsrat) et le Maire de la Localité. J'aurais aimé que ma famille ait pu voir ça, ça leur aurait appris beaucoup. Mais je suis toute seule, tout au plus je n'ai que vous, cher Péter.  
  Mais Vous non plus. — Il y avait une foule d'invités. Ce Rubinstein m'avait promis qu'il passerait le soir et jouerait du Rachmaninov. Mais il a joué des études de Chopin, et je peux le dire : faux. En plus il s'est empiffré tous mes sandwiches. Encore heureux qu'il y en avait largement, vous imaginez, cher Péter. Voyez, voyez, plus je vieillis, plus je deviens malveillante. La bonté et la patience s'écaillent de moi, je deviens une vieille dame de plus en plus maigre.  
  Transmettez mes salutations à votre père. Il pourrait écrire une fois lui aussi, pas seulement la bonne maman.  
  Je vous embrasse bien fort,  
  votre vieille Jolánka.  
  P.-S. Je vous envoie cet intéressant arbre généalogique. La « chère parente » a maintenant de grands ennuis à cause de tous ces grévistes. Par ailleurs j'ai eu à dîner ici votre (ou notre? voyez, voyez...) grand poète. Il est arrivé avec un veston prince-de-galles et une cravate rouge coquelicot. Peut-être pour me contrarier? Ou il pensait qu'il était révolutionnaire comme ça ? C'est un bon causeur.  
  J.  
 
 
  8. Cher Péter !  
  Je vous remercie de votre amusant compte rendu de la Nouba Fottball — je ne dis pas de continuer comme ça. Ça m'a distraite formidablement. Il y a ici un Apponyi, il est très fier de son taureau de 18. Il n'y a plus de loutres, elles se sont sauvées; mais davantage de canards sauvages barbotent sur les lacs. Le chien Âgon existe encore, il est horriblement gros et aime aboyer.  
  Écrivez si je dois envoyer de l'estragon. Et si je le fais sécher, ou vert ? Parce que votre chère maman le conserve salé d'habitude, et moi séché. —  
  Mais maintenant mon cher Péter je vous embrasse de tout coeur et j'attends de vos nouvelles. Je salue bien votre estimée famille.  
  Jolánka.  
  P.-S. S'il vous plaît, prenez garde à l'adresse. Ce n'est pas 1010, mais 1100, et c'est 2/III, et non 2/IV. Je vous envoie ce papier.  
  NOTE À METTRE AU-DESSUS DU BUREAU  
  NE NOUS TROMPONS PAS DE CODE POSTAL !  
  FACILITONS LA TÂCHE DE L 'EMPLOYÉ DES POSTES !  
  AVEC UNE ADRESSE ERRONÉE LE COURRIER SE PERD !  
  C'EST AINSI DANS LE MONDE ENTIER.  
 
 
  9. « Ne vous inquiétez pas, lieber Freund, vous avez un charme grammatical, c'est tout. Et au fond : qu'est-ce que vous avez à vous aplatir toujours derrière les choses ?! Vous savez, mon chou, l'essentiel serait : reconnaître que tout fait est déjà théorie... Qu'avons-nous à fouiller derrière les phénomènes; ceux-ci contiennent déjà en euxmêmes l'enseignement. Ne faites donc pas d'embarras. »  
 
 
  10. « Vous savez, mon ami, toute la saison de printemps fut relâchée. Foutrelâchée. Parfois nous gagnions, parfois nous perdions. » Oui : l'enjeu diminuait ; une défaite créait un bref chagrin, une victoire créait une joie du même acabit. « Vous savez, mon ami, ça, on peut encore l'admettre. Seulement, la boule dans la gorge, elle, manque... » (Je me rappelle bien cette journée — cette lamentable journée, ainsi qu'elle le devint —, tandis qu'il était accoudé à la main courante avant le match, les spectateurs affluaient déjà, c'était le tour de la « bleusaille », et on lui lançait de temps à autre : « Péter, vous allez gagner ? — Je ne peux pas me prononcer », répondait-il, facétieux et distrait ; tout le monde se fiait à tout le monde ; jetant un coup d'oeil au visage de sieur Csucsu qui traînait à côté de lui, étreignant le froid tube d'acier, il y trouva une tension semblable à la sienne, et fit tendrement : « Mon Csucsu, dis-moi, toi aussi tu es oppressé ici, comme moi?! » — et il montra un endroit entre le coeur et l'estomac. Sieur Csucsu rit un peu, un peu.)  
  La situation était celle-ci : le soleil était déjà chaud, la lumière frappait le visage comme une serviette de bain (« Adoncques, lieber Freund, il y aurait bien des choses à dire sur les serviettes, les petites étoffes hydrophobes grandes comme des queues de lapin. — C'est imperméabilisé », dit le Stoppeur, la bouche pâteuse.), les vents ne soufflaient pas, mais les courants d'air étaient frais, vifs, animés : on pouvait en mettre un coup. L'observateur pouvait croire : il n'y avait pas de quoi. Ils ne seraient pas déclassés, ils ne seraient pas surclassés. « Vous êtes forts », disaient en passant les supporters, et ils se demandaient les uns aux autres : « Collègue, vous avez des graines de tournesol ? — Seulement des bonbons aux fruits. — Faites voir. Encore heureux que ça ne soit pas des caramels. Ça colle complètement aux dents. »  
  Même si la boule manquait dans la gorge du maître, c'est avec une grande ardeur qu'il se jeta dans la lutte. « Dans le travail », comme il dit ; signalant par là... — bien qu'il soit clairement conscient de l'utilité sociale de son activité extra-footballistique. « Pas de quoi pavoiser, mec. Plutôt : vous savez, mon ami, ces espèces de matches nuls typiques. De ceux qu'on peut facilement gagner ou perdre. » Mais le manque foisonnant d'enjeu ne l'incitait jamais à la facilité ; ou, si c'était le cas — car qui sait ce qui se joue dans les sombres replis intimes du coeur et de l'âme : lui, il résistait.  
  Donc le soleil brillait, donc le vent ne soufflait pas. Comme il descendait de l'express régional — avec ces façons alambiquées, courtoises, qui agacent tellement les autres ; « et vous savez, mon ami, si c'est moi qui suis l'autre, alors il en va de même pour moi » —, il baissa la tête, et se repérant bien dans l'étroit champ de vision ainsi déterminé — combien grotesque est cette plaisanterie, quand on connaît ses principes généraux touchant aux affaires du monde ! —, il fonça droit sur le terrain, sur l'entraînement. (Que signifiait se repérer dans l'étroit champ de vision? Cela signifiait des inégalités de terrain, des monticules, des buttes, des flaques connus, des empreintes de semelle séchées et pétrifiées, des rainures surtout, cela signifiait des arbres, des inscriptions sur ceux-ci, une vision fugitivement élargie lorsqu'il levait les yeux, cela signifiait des voix, une école, une maternelle, le gros qui ricane, tout de suite après la petite maman hystérique, et l'homme apparemment calme et bon époux avec l'affûteuse. Etcétéra. « La géométrie balourde, mon ami, au coin de l'oeil. Secondaire, mais éternelle. » Le maître est un bon patriote.)  
  Le fait qu'Esterházy baissait la tête, était-ce un acte gratuit? Que nenni. C'était pour des raisons purement pratiques. Mais ne faisons pas de mystères : la myopie tout à fait minime du maître ouvrait les vannes à quantité d'ennuis transitoires. Un regard flânant librement aurait déjà peine à déterminer de loin, au sujet de cette main qui s'agite, si c'est — ce geste — un salut, et si c'est un salut, à qui il s'adresse. Le chemin de la gare du èreuère jusqu'au terrain était l'une de ces parties du monde où le danger subsiste; après chaque victoire, défaite ou match nul, s'ouvre une porte de jardin, et quelqu'un se tient là — pour le maître —, tel un tableau de Renoir, et lui, il ne sait pas à quoi s'en tenir. Ce peut être un admirateur inconnu, mais ce peut être sieur Pék lui-même et en personne, l'archéo-supporter le plus persévérant («Mon ami, l'ultra Pék! Vous n'en avez jamais entendu parler? L'ultra Pék ? »), qui est là à tous les matches (il n'est pas rare qu'on soit obligé de le reconduire hors du terrain ; en pareil cas les joueurs, le maître compris, sont furieux contre lui), avant les affrontements susceptibles d'être difficiles, il promet une prime de bière, promesse qu'il faut ensuite, avec tact, lui rappeler, et à laquelle le vieux roué se dérobe avec un sourire entendu, recourant à des offres « double enchère ou rien » concernant le prochain match décisif ; ce peut être le bon sieur Holubka, qui a pendant longtemps approvisionné le maître en graines de tournesol gratuites, après certaine production footballistique de parade ou réputée de parade, puis, toutefois, la carrière sportive de sieur György d'abord, de sieur Marci ensuite (également de véritables Esterházy) culminant dans les hauteurs, le droit aux graines de tournesol fut transmis aux frères, et bien que, d'une part, ceux-ci ayant bon coeur, d'autre part, les graines étant amères, ils ne fussent pas en reste de lui en filer à l'oeil, leur goût était quand même différent (au-delà de l'amertume commune — qui relie le passé au présent) — ce peut donc être n'importe qui, lequel par ce geste lointain assure le maître de ses bonnes ou de ses mauvaises intentions, et lui, le pauvre, ne fait que plisser les yeux, hébété. Pardon.  
  Mais, cette fois, il eut de la chance. Lorsqu'il arriva au coin, toute la ligne des avants était là, à côté de lui ! Si fait. Bien sûr, ce n'est pas ça qui rend le coin célèbre. C'est ici que la vieille Benjamin Malatinszky vendait des graines de courge et de tournesol, qu'il pleuve ou qu'il vente. Le petit Ailier-droit brun flamme cracha. « Les enfants, les enfants ! » Sa voix grelottait d'excitation. (« Combien de fois, juste ciel, combien de fois ! ») « Les enfants, ce n'est pas possible. Benjamin, c'est un nom d'homme. » Sieur Csucsu leva les yeux au ciel et émit un rire caractéristique (que l'on peut approximativement transcrire ainsi : hi-hi-hi ; mais la blague, c'est que l'air entre au lieu de sortir !), rire dont on ne pouvait jamais savoir à quoi il se rapportait ; ce qu'on pouvait savoir, c'est que, dans l'âme de l'avant, quelque chose était entré en résonance avec autre chose, une chose que chacun pouvait voir, et c'est une nouvelle chose qui était irrésistiblement drôle. « Vous savez, mon ami, c'était un rire agaçant, donnant à réfléchir, voire salutaire. » Quant à sieur Csucsu, il fit : « Version sérieuse. »  
  Le Meilleur Remplaçant secoua ses mèches bouclées, sceptique. Ces derniers temps, il avait forci, « il avait arrondi les angles » ; il avait mis de l'eau dans son vin — et cela ne signifiait pas seulement qu'il avait grossi, mais qu'il avait renoncé à son rôle d'intrigant. Le maître observait avec intérêt ces changements négatifs et positifs. « Sa femme est belle. » (Unter uns gesagt : De qui la femme n'est-elle pas belle. « Y en a quand même. Celles dont il est bovin, le regard. » — ???) Le bon vieux temps ! Lorsque l'entraîneur dudit adversaire attirait particulièrement l'attention sur lui. « Le bouclé, là-bas. Rapide, résistant, bonnes feintes. C'est toi qui le marqueras, Grande-hécatombe. » « Ensuite ledit arrière, mon ami, faut-il le dire, passe le samedi soir à se retourner dans son lit à côté de sa maigre épouse, saute sur ses pieds, va regarder par la fenêtre. La fenêtre de la cité HLM. On a démoli leur maison et ils ont eu ça en échange, plus 60000, de quoi acheter une Moscovitch, mais dans le fond, on les a roulés, et l'argent a fondu. Il regarde par la fenêtre. En bas, des ivrognes tapent sur le couvercle des poubelles. Lui, il se prépare sportivement. C'est lui, l'arrière qui marquera 1'(actuel) Meilleur Remplaçant. On ne peut pas dire que son mode de vie soit tel (il faut voir les éminences et les dépressions qui tourbillonnent sur son visage), mais le samedi, il se prépare. Qu'est-ce que tu fais, demande sa femme maigrichonne, ivre de sommeil. Bon dieu, pense le consciencieux arrière, celle-là, on ne peut jamais l'empoigner, nulle part. On ne peut plus jamais s'y accrocher. — Elles défilent devant lui en pensée, lieber Freund, les femmes d'autrefois. Mais la parade, qu'il prévoyait éclatante, avec la buraliste blonde làdevant, et tout au bout la fille de cuisine très grosse, mais aux chairs fermes, ne le comble pas totalement. Entre les femmes s'insinue, encore et toujours, le Meilleur Remplaçant, d'une feinte de corps il renverse la Buraliste, elle est là, étendue par terre, ses cheveux épars, déployés comme un éventail ancien, à travers lequel transparaît la route poussiéreuse et huileuse, pis, ses cheveux s'y impriment, s'imprégnent d'huile ; elle rit, le Meilleur Remplaçant ralentit, soulève mollement le ballon, comme... euh... peu savent le faire, le ballon va rouler entre les seins de la buraliste qui glousse, le Meilleur Remplaçant met le pied sur le ballon, lui aussi il rit. Qu'est-ce qu'il y a, Grande-hécatombe. Tu es vieux. L'arrière ne bouge pas, et déjà l'avant va galoper plus loin, frôlant les cuisses de la fille de cuisine, quand l'autre reprend enfin ses esprits, et se met à faire des signes désespérés. Hors-jeu! Hors-jeu d'un mètre! Il doit siffler. Il dit, devant la fenêtre : Canari ! La dame s'est accoudée dans le lit. Couchetoi, ou va avec tes copains de merde, mais ne glande pas comme ça, nom de dieu. Ta gueule. » Ça, le maître n'a fait que l'imaginer, en virtuose. Comme c'est magnifique. (Ce qui est de mon ressort, c'est-àdire ce qui participe des faits et des données — cela paraîtra encore à propos du maître et dudit arrière. « Mon ami : le sang-froid des données : c'est ridicule. Les données, je devrais le savoir, c'est avec elles que je gagne mon pain, les données : avec lesquelles nous voulons accomplir quelque chose dans l'intérêt d'un but que nous avons fixé. Notions d'Organisation III-IV . chiffres 1972. » Ben voilà. Et toc; il fait tout aller de guingois.)  
  De nos jours, ledit défenseur peut dormir tranquille, le Meilleur Remplaçant mange le pain noir des remplaçants, toutes proportions gardées. « Bravo, lieber Freund, chez vous, les mots gagnent leur récompense. » Il fit tournoyer sa canne d'écrivain à la vitesse du vent. « Je citerai un cas, qui est instructif. Ma fille de deux ans dit tout le temps : idiot. Par exemple : Papa idiot. Alors je lui ai dit : Pas idiot : mignon. Pour qu'elle ne dise pas cela, mais ceci. Ainsi, j'ai dressé un barrage. Alors s'est produit un retournement comique, cela ne mérite pas de gaspiller beaucoup de temps. Papa pas idiot, mais mignon. Ce qui n'a pas diminué le nombre d'occurrences d'idiot. Je lui dis, mieux, pas mignon, mais adorable, et je me suis frotté les mains. J'ai attendu fièrement. Papa adorable, a dit ma fille ; et sur mon visage, le sourire s'est figé. Car j'ai vu, à la contraction de sa bouche, à sa crainte — papa, faut pas tape Dora, non, non ! —, j'ai vu que adorable signifiait : idiot. Comme on pouvait s'y attendre. J'ai donc commandé : halte, idiot est redevenu idiot, etcétéra. Ainsi, aujourd'hui, c'est avec une joie relative que j'entends : Papa idiot, et après une brève dénégation, pendant laquelle je réfléchis superficiellement à l'affirmation de ma fille, je me défends bec et ongles. Casimir Mitovitch, lui dis-je donc, je ne suis pas idiot. Non et non. » Bonne petite histoire. Quant au défenseur, il peut dormir tranquille, si tant est qu'il ne se retrouve pas lui-même parmi les remplaçants.  
  Mais il y a trop de « si »... Ce qui est un fait multiple (« c'est-à-dire unique ! ça suffit, ho-ho, ce que ça peut suffire »), c'est cet incertain poireautage devant l'éventaire de mamie Benjamin Malatinszky. Il y avait la ligne des avants au complet ! L'un à côté de l'autre, en rang, comme pour une mise en jeu. L'Ailier-droit, le maître, sieur Csucsu, l'Autre Inter, l'Étalon-moustique ; et : l'Ailier-gauche Blessé (un petit rat infect, avec sa moustache blonde, ses ponctions de synovie et son art génial du ballon, tout le monde était content que ce soit lui, l'Ailiergauche Blessé ; — « ah, sûrement pas, blabla de belle âme ; il nous manquait ») et le Meilleur Remplaçant, le pied sur une borne kilométrique, le pantalon retroussé, et, comme des vers de terre après une pluie bénie, il en sortait en rampant des varices, effroyables. « Ces varices ! Ah ! là là, vous savez... ! Mais il dit qu'il n'a pas mal. Alors... »  
  Bref, c'est la position d'engagement. Car il se peut que, de temps à autre, les jambes soient de plomb, que la tenue soit relâchée, que les poumons halètent, que l'on rate son tir depuis la ligne de but, que l'on tape à côté sur balle arrêtée, que d'une tête on envoie le ballon par terre, cela se peut : mais le fleuron de l'équipe, c'est incontestablement la ligne des avants. Sur l'équipe, on l'a vu, il y a beaucoup à dire, mais cette beauté, c'est indestructible. Les boucles romaines du Meilleur Remplaçant, la chevelure du petit Ailier-droit d'un brun simple, flamboyant, la « maigreur éthique » de sieur Csucsu, la véhémence tzigane de l'Autre Inter, la silhouette fragile de l'Étalon-moustique, la moustache de l'Ailier-gauche Blessé... Et le maître.  
  « Benjamin, c'est un nom d'homme. » Le Meilleur Remplaçant n'en démordait pas. Mamie Benjamin était une petite mémé ratatinée, des milliers de rides au visage (tel le col d'un sac serré par une ficelle). Elle touchait des dommages-intérêts de l'État. Car, à ce qu'on dit, « l'État avait fait une petite gaffe avec le mari de mamie Benja ». Le maître dit, pondéré : « Benjamin? Mais bien sûr que c'est une femme! » Ça, personne ne le contestait ; chacun avait déjà fait des emplettes.  
  Selon son habitude, le maître enfouit deux sachets en papier dans la poche de son veston, dans la poche de son veston à chevrons. (Un jour, une dame avait dit : « Un veston avec un jean ? » Sur le moment ça l'avait fait rigoler, mais ensuite, il avait longtemps harcelé Frau Gitti : « À quoi pouvait-elle bien penser, à ton avis ? ! ») Cette habitude à lui — à savoir le sachet — ne l'avait pas rendu populaire dans le milieu des croqueurs de graines. Et la raison de cette extravagance ne doit pas être recherchée dans quelque bégueulerie, car cela ne l'a jamais caractérisé (déjà chez ses parents, on peut détecter le manque de cette qualité, dans leur affairement), ce n'était pas davantage quelque excentricité de gourmet, puisque, quelle n'est pas sa noble surprise lorsque, plus tard, sa main fouillant éperdument dans la symbiose de la clé et du mouchoir gluant, démêle inopinément une graine de courge croquante et grillée, pour, après avoir adroitement fait craquer la coquille d'un coup de dents, que le corps, le corps de la graine de courge choie presque de lui-même, et repose longuement sur sa langue sensuelle. (« Pouah. ») Il n'y a pas de telle imprévisibilité avec le sachet de papier : soit il y a des graines, soit il n'y en a pas. (Éventuellement, il peut se déchirer : mais alors, la contrariété et la joie décrite ci-dessus se regardent en chiens de faïence.) Alors, qu'y at- il donc qui l'incite à accepter le négatif, sans le positif ?  
  Le trou.  
  Dame Gitti est une bonne dame, tüchtig. Mais, eh oui, ces vestons, ces pardessus auront bientôt une décennie ! C'est le maître qui les a rapportés de l'autre moitié de la Monarchie avant le verrouillage, mais ensuite, n'est-ce pas, le recrutement, la décision de sieur Mihály : restait le bloc socialiste ! Un veston, bien sûr, il aurait pu en acheter un ici aussi, notre pays compris ! Mais il ne voulait pas. Ainsi donc les poches s'effilochaient, tombaient en lambeaux, la pauvre dame n'arrivait pas à les rapetasser. Le trou, dans sa propre totalité, dans sa démontrabilité, ne se rencontrait pas souvent, voire rarement. Mais le risque promenait perpétuellement sa tête de dragon. (« La monnaie pêchée dans sa doublure! L'affaire est claire... Et pourquoi est-ce la plupart du temps une pièce de deux forints ? ! ») Voilà pourquoi il devait accepter l'inconvénient, à cause de la chance perpétuelle. Il n'en faisait pas grief à sa femme, non, non, jamais. « Le monde appartient aux pochés », préférait-il dire sans se fâcher, tournant « érotiquement » son index dans le trou, si bien qu'il l'élargissait : c'est alors qu'il peut être sûr que c'est un trou. Car c'est un problème continuel : qui sait si ce n'est pas seulement la couture qui s'est un peu défaite ? Qui sait. Au sujet de ces graines grillées, il déplorait bien davantage la maladresse barbouilleuse que la dame, de temps à autre, mettait en oeuvre de la langue et des lèvres sous couvert de croquer des graines. « Ne les massacre pas, pour l'amour de dieu », proférait le maître, désespéré. M'enfin, le mariage, ce n'est qu'être surpris, s'en tirer, s'incurver, rentrer le ventre et bien sûr voûter le dos, voûter le dos (« cerner notre estomac »)...  
  Après le tournant, une ombre trapue s'abattit pour ainsi dire à côté d'eux : sieur Armand, l'entraîneur. « Bonjour, messieurs ! » Il serra la main à tout le monde. À cette époque, le maître était le seul à le tutoyer : « Salut, grand chef », dit-il, ainsi que nous avons déjà pu le voir ailleurs. « Ces messieurs grignotent? » Il plissait les yeux, comme s'il était éternellement de bonne humeur ; alors que c'était plutôt le contraire qui était vrai; il ployait sous le faix des responsabilités. « Aujourd'hui, on s'entraîne ! » fit un peu aigrement l'Ailier-droit. Car sieur Armand leur avait mille fois recommandé de déjeuner tôt et léger, et fermement interdit de grignoter avant le match, disant que cela les déshydratait complètement. « Les huiles volatiles, menaça-t-il, à demi sérieux. — Mais la tension, dit alors peut-être le maître justement, au nom des autres. — Si tu es nerveux, fiston, bouffe du mastic », dit amicalement l'entraîneur, dans la chevelure de qui se pressaient déjà des fils blancs, tels de mornes étrangers, puis il regarda sa montre et articula, comme toujours quand le match commençait à l'heure juste : « Graissage de patte à vingt passées. » Chez sieur Armand, il y avait de la « chaleur humaine
n
Jegyzet volé puisé chez sieur Örkény
». Cette absence de ménagements, cet esprit de suite acharné, comment, par exemple, il forçait à courir jusqu'au bout certain « quatre cents mètres nasal » ! (Celui qui prononçait négligemment les consonnes nasales du nom de certain joueur devait courir un tour moyen. Fait célèbre dans les environs.) Il avait la réputation d'être sévère mais juste ; il n'était pas aimé de tout le monde. « C'est pas Ajax ! Qu'est-ce qu'il nous veut ? ! »  
  Sieur Armand faisait partie des meubles du terrain. Ils avaient grandi ensemble. L'équipe du maître était incapable d'arriver plus tôt que lui (d'habitude, il faisait déjà des tirs au but avec le gardien junior ; « vu, mon gars! ça, c'est à l'ancienne! »), et ils trottaient déjà vers des affaires qui ne souffraient aucun retard, que sieur Armand essuyait encore la « bouche faite pour le baiser » d'une canette fraîche (verte). « Et que dit ta petite femme ? » demanda le maître quand il put le demander (enfant, service militaire, renommée, savoir professionnel et situation). « Elle grogne. C'est une bonne femme... Il n'y a que le match des seniors qu'elle a du mal à avaler. Tu es un vieux décati branlant, tu vas attraper un mauvais coup, elle dit. Mais en vain. Tu sais comment c'est. Moi, c'est du terrain que je partirai à la retraite. »  
  « Bien sûr », dit le maître, et il repensa à la saison à la fin de laquelle sieur Armand avait pris congé de la carrière active. Sieur Armand connaissait tout : le maniement de la balle, le tir, etcétéra. Et même sa musculature. Seulement, on ne sait comment, les balles lui échappaient. Il avait la poisse, ou plutôt, il l'avait systématiquement. « C'était très intéressant. Il savait encore tout bien mieux que nous. Et il était moins productif qu'aucun de nous. » Ç'avait été une triste saison. Sieur Armand reçut un ballon en souvenir ; le maître aussi y avait écrit son nom. On lui avait même dit : « Comment que t'écris ? Regardez-moi ça. Il a de l'instruction, et quel gribouillage. » À l'époque, il n'avait pas encore, il ne pouvait pas encore avoir le droit de répondre : « Mec. Mon écriture n'est pas laide, mais intéressante. » (De même, lorsque aujourd'hui, dans un exercice d'entraînement, il faut tirer du pied droit dans le long, et que bien sûr, les gardiens feignants vont se placer là d'avance, et que lui, par hasard il est vrai, tire un boulet de canon dans le court, et qu'on lui demande des comptes, alors il peut dire, le coeur tranquille, en guise d'explication : « Didactique ! » Pour qu'à la suite de cela, si quelqu'un tire en plein dans la lucarne, imparable, ce quelqu'un s'écrie : « Bloque ça, mon vieux, c'est didactique ! »)  
  « M'enfin, à l'époque, il s'écrasait encore », il se tenait en équilibre au bout du banc des vestiaires, les mains emprisonnées entre les genoux, inhibé. Sieur Armand se montrait fort bienveillant à son égard dès cette époque. « Mets-en un coup, bon dieu ! » Ça, il s'en souvient très bien : « Mets-en un coup, bon dieu ! » Alors qu'il croyait : il avait tout fait. Plus tard, il sut ce qui avait été visé ici : la petitesse triviale de ce tout ! Et la grande tête de sieur Armand, comme elle grandissait et rougissait : Little red balloon, aurions-nous pu fredonner, si nous avions eu un fondement éthique.  
  L'organisation du premier fléchissement aussi était attachée au nom de sieur Armand. « Peut-être au Sept de Trèfle. C'était mon premier match en première division. » Le fait est qu'il se sentait très orphelin. « Alors, vous pensez. Une tournée de bière, une tournée de champagne. Ou plutôt de mousseux. C'est une période, vous pensez. » Le visage d'Armand était redevenu rubicond sous l'empire des émotions. Il chantait résolument : « On ne peut lui on ne peut lui courir sur l'ha ri cot ! » Le maître était dans un état qui lui permettait encore de rire de temps à autre, « le pauvre ne serait triste que plus tard » (parole de sieur Csucsu). Ce qui, effectivement, arriva à la suite d'une secousse à l'arrière du 55 à soufflet. (Alors que le maître encore junior, qui jouait avec une dispense d'âge, avait l'impression qu'il parvenait fort bien à s'accrocher ! Du coup, c'est là qu'il devint subitement triste. À sieur Feri, alors pilier de la défense, qui était gentleman jusqu'au bout des ongles, cela coûta vingt forints. — Depuis, le maître a tenté en vain de le dédommager. « Mais cette fois, mon ami, cette fois, il ne pourra pas se dérober!» S'il avait fallu payer à un receveur ou à un agent, impossible de s'en souvenir. Mais on ne peut oublier cette secousse soulageante dans un nouveau — si du moins le précédent était : l'« ancien » — bus à soufflet, où le « jeune sportif » pouvait à nouveau bien s'accrocher : cette petite secousse légère, qui pourtant est mémorable en ce qu'elle ne voulait pas prendre fin. « Le grand soufflet allait, allait et geignait, pendant que par une déchirure de la partie soufflet, le ciel apparaissait et disparaissait. »  
  Là, sieur Armand, par-dessus la table du bistrot, avait fait signe au maître. Le soleil transperçait le feuillage, en même temps que les feuilles frémissantes, les ombres bougeaient sur la grande table en bois, et les tranches d'or se modifiaient dans les bocks. « Alors, mon garçon. Viens. Assieds-toi ici, à l'ombre du vieux chêne. » Après cela, une fois par semestre, toujours dans quelque à-propos critique, il suffisait que sieur Feri dise : « Hou-hou, à l'ombre du vieux chêne, hou-hou. » Et tous de s'écrouler de rire.  
  Sieur Armand avait commencé grand espoir, à 17 ans, on l'avait appelé au Honvéd, l'équipe financée par l'armée, mais juste pendant cet été, ou plutôt au début de l'été, car l'appel devait tomber en septembre, mais juste à ce moment-là, il s'était cassé la jambe. C'est Öcsi Puskás qui l'avait taclé pendant le match préparatoire. « Mais Öcsi n'a pas fait exprès. C'était un type réglo. Il m'avait passé des balles en or pendant la première mi-temps, et moi, je filais comme l'éclair. Pendant la deuxième mi-temps, nous avons joué l'un contre l'autre. Et c'est alors. Öcsi a beaucoup regretté. — Il est allé te voir? — Ah, on n'allait quand même pas en faire tout un plat. Et peut-être qu'ils étaient déjà partis aux Olympiques. Mais il a beaucoup regretté. C'est lui qui m'a porté hors du terrain, il a fait signe à deux supporters. Hé, pépé, portez le gosse aux vestiaires. Comme un roi. D'ailleurs Öcsi, c'était un roi. »  
  Et puis, c'était quand même autre chose à l'époque. Déjà, rien que ça : ces matches. Cent balles. C'était le tarif. « C'était de vrais temps de merde, mon vieux, mais nous enthousiasmer, ça, nous savions très bien. — Ça oui, dit le maître, sceptique. — Si seulement vous en aviez fait moitié autant, vous n'auriez pas ramé comme ça dimanche, contre le Goli. — Nous avons gagné. — Ah, ce n'est pas de ça que je parle. Tu sais, toi, comment nous étions ensemble?! Pas juste une petite demiheure avant le match, comme vous, et après, filer à des tas de rendezvous... Mon vieux, nous, on séchait les derniers cours avec les potes, pour avoir une bonne place au marché et déballer, le fric en commun, ensuite au Béton jouer jusqu'au soir pour de l'argent. Entre deux murs pare-feu, quatre contre quatre. C'était de grands matches harakiri. Aux murs, les foutues grandes inscriptions, tu sais, vive la, à bas le, tout ce qu'il fallait. » Le maître — tandis qu'il pensait avec une amère nostalgie à l'esprit communautaire d'antan — se rappela un rêve. Sur le mur de l'usine qu'on longe, quand on se dirige du terrain vers le bistrot, il est écrit en lettres rouges : vive la classe ouvrière, et dans le rêve du maître, sous cette inscription, il y avait : de tristesse chère tiri mon sang s'est coagulé. « Mais vous savez, mon ami, moi, je n'aime pas qu'à côté d'une laiterie ou autre, il y ait : Mort à ceci ou cela! Surtout, ce qui est répugnant, c'est la façon dont quelques lettres bavent. » Oui, il préfère de loin que de gigantesques organes sexuels soient dessinés sur le mur, idiote d'erzsi pisti t'adore, des plâtras se détachent, et les briques crient d'un « rouge salace », comme si elles faisaient partie des dessins.  
  Un jour, l'équipe de sieur Armand avait même battu celle de Puskâs ! « C'était sûrement combiné d'avance, dit le maître goguenard. — Tu crois ça ? Eux, ils se sont défoncés comme en finale de coupe du monde. Là, il n'y avait pas de différence entre les matches, il y avait l'amour du jeu. — Allons, allons — le maître continuait à faire le malin ainsi que le voulait sa vitalité (qui, on le voit bien, se matérialisait sous une forme profitable à la société) —, et à petit fric, petit foot ? — C'est encore autre chose », dit sieur Armand, et il n'éclata pas de rire, en dépit du fait que le maître s'y attendait. Pourtant sieur Armand n'était pas dépourvu d'autodérision. « Le football, c'est une exception. »  
  Mais la façon dont, après cela, il dépeignit dans un but pédagogique le benêt au grand appétit qu'il avait été jadis, le taureau de village qu'il avait cru être jadis, le maître du monde, ce fut vraiment un fastueux morceau d'humanité ! « Ce que je pouvais bouffer ! Je ne faisais que m'asseoir et manger. » Et le tram 33, le long du pont Staline ! Un vent froid soufflait. « Ah ! ça, le petit casse-cou sur la plate-forme, les mains dans les poches, le col relevé, ouh là ! » Tout cela, sieur Armand le disait à propos de : pendant la préparation de fond, vous êtes priés de mettre un bonnet pour courir. « Vous attraperez une telle sinusite, vous vous en mordrez les doigts. » Car le bonnet — récupéré dans un vieux survêt' : cousu dans l'une des extrémités — n'a pas une bonne cote de popularité. (« La cote? Que peut être la cote? ») La plupart avaient été poussés à l'irresponsabilité par les ricanements des vendeuses de l'ABC. Le maître, en quelque sorte vis-à-vis de cela, affirme, et nous n'avons aucune raison d'en douter, que c'est la houppe qui l'énerve. « Le pompon. La façon dont il pendouille. » S'il vous plaît : les sinus sont les sinus.  
  L'entraîneur et la ligne des avants entrèrent par le portail donnant sur la gare de l'Est. « Vous savez, mon ami, on compare tous les stades au Népstadion. Et ils ont tous son orientation; on peut dire sans équivoque quel est le portail de la rue Verseny et quel est celui de l'institut de Géologie... Quoiqu'il y en ait quelques-uns, peu, mais il y en a, qui soient de travers. (Le stade Gamma est comme ça. — E.) ... Quoique, et cela aussi arrive, pendant le match, l'orientation puisse changer. À ce moment-là, on ne peut voir qu'une petite tranche du terrain. Cela ne trouble nullement les ailiers droits routiniers, mais, hum, donne une légère sensation d'étrangeté, comme si l'on était tombé dans un terrain étranger, et qu'on se trouve d'une certaine façon seul. Pour l'essentiel, ça n'est pas gênant ; seulement ça rend le souvenir difficile. » L'éblouissant soleil printanier pouvait embrasser un homme mécontent. Une graine était restée coincée entre ses dents. « Un état qui attire tous les jours de nouveaux chagrins n'est pas l'état normal », dit-il, et il cassa une brindille sur quelque arbre en fleur avec une brutalité compréhensible, pour curer ce qu'il avait à curer.  
  Une fois dans les vestiaires, le Meilleur Remplaçant montra les murs en se rengorgeant. « Je les ai passés à la chaux. » Le maître examina avec certain air de reproche les survêtements, mouchetés de milliers de petits pois blancs. Le Meilleur Remplaçant haussa les épaules avec bonne humeur. « Mais le chaulage, Péter, le chaulage ! — Écoute, dit sérieusement le très réputé numéro 8, ce n'est pas simple. Une peinture de ce genre. Car sans doute — et ici, il regarda autour de lui d'un air compétent —, ça, unser Adolf l'aurait mieux fait. Il part avec des points d'avance, c'est un fait — il hocha la tête —, c'est sa spécialité. D'autre part — il leva un doigt doctoral, et sur cet index, quelqu'un jeta un caleçon en manière de plaisanterie lourde, hop !, mais le maître s'en tira habilement, il fit tournoyer le caleçon (« Mon ami, un caleçon au crochet ! il faudra se renseigner »), puis, ruse, il retira son doigt, tel un axe, de l'élastique, hop là et alors, seule la force centrifuge s'exerça ! —, d'autre part, d'autres événements grèvent le budget de ton concurrent. Il est difficile de trancher. » (C'en est trop pour mon goût conservateur. Et au fond, sur le goût du maître, on pourrait écrire des romans, oui, des romans entiers... Il leva son grand regard perçant, comme, je pense, depuis des siècles les Esterházy lèvent leur regard sur un valet d'écurie, un huissier ou Haydn, quand ils font quelque chose qu'ils n'auraient pas dû faire. « Tu sais, mec, je ne peux pas blairer cette démarche cérébrale humanitaire, ça non. ») Le silence se fit dans les vestiaires, quelqu'un ricana, gêné. Le maître lui-même se troubla. Mais ensuite, il apparut que ce qui était en jeu, c'était : pourquoi fallait-il qu'il introduise ce morceau d'histoire douloureux de façon si frivole. « À quoi bon peindre ça? Ça s'effrite tout de suite. » Et, conformément à son intention, il introduisit en fraude la mauvaise humeur chez eux. Il y avait trop de signes infimes et prétendus : extérieurs qui les rendaient conscients de leur place et de leur situation. « Vous savez, mon ami, il est de plus en plus difficile de ne penser, sans tricher, qu'à ceci : ici aussi, le ballon est pareillement rond. Ici. Aussi. Pareillement. Rond. — C'est important. »  
  Peu à peu, les garçons étaient sortis, seul le maître « farfouillait » selon son habitude. «Purée, où est la chevillière? » Mais ici, de nouveau, l'âme provoque un important retournement. Je lui, pour ainsi dire, demandai s'il avait lu ce qu'avait dit sieur Joyce ? Sieur Joyce a dit qu'il donnait pour 300 ans de travail aux critiques... Eh bien, n'est-ce pas, en ce qui le concerne, le maître aussi en donne. Parce que, n'est-ce pas, les allusions, les démarquages, le dépistage de ces derniers, et tout ce mic-mac comme genre littéraire... « Il en donne. Pour deux jours. Purée ! La voilà ! » Il était aussi content d'avoir trouvé la chevillière que s'il n'y en avait pas eu cinq dans le sac, parmi lesquelles il aurait pu choisir, mais lui, c'était la vieille qu'il aimait ; car elle tient, mais ne serre pas. Il passa le pouce le long du short : c'est le geste habituel, comme si on étirait l'élastique. Il le tint écarté pardevant, et regarda dans le tunnel ainsi formé, car il s'en était formé un, et dit là-dedans : « Bien sûr, même deux jours, c'est du temps. » Hoho, et comment. Deux jours, c'est deux jours. Ce sont de tels aveux qu'il nous faut avant tout épingler, que diantre. (Pendant la rédaction, le maître, grand honneur, se penche par-dessus mon épaule : son long profil d'écrivain projette une ombre sur le papier, ses cheveux pendent dans mon cou. Sapienti sat. « Pour les débutants et les théoriciens, voir plus loin. » Il raconte qu'il a besoin de ce qu'il appelle un espace grammatical [c'est un de ses chers, jolis mots], et qu'ensuite il n'a qu'à vivre. « Ma vie. » L'auteur de ces lignes incline tristement la tête, et grâce à une subtile articulation, dit : L'espace grammatical, c'est moi.)  
  Mais sortons à l'air libre, pleins de santé sous le ciel frais. Le maître jonglait avec un ballon en arpentant le terrain. Sieur Armand attendait, sévère. Quelques-uns faisaient des passes, il y en avait qui s'exerçaient en douce à tirer au but, mais là, l'interdiction de sieur Armand tenait la bride à la bonne humeur prête à éclater. (« Les tirs au but engendrent toujours la bonne humeur. » « Vous voyez, mon ami, c'est de platitudes de ce genre que je gratifie la couche cultivée rebelle à la véritable catharsis. » Puis il imprima un petit effet au ballon : « Hihi- hi, ricana-t-il, méphistophélique, et il frotta ses petites pattes-fleurs, hi-hi-hi, je leur ai rendu la monnaie de leur pièce. »)  
  Le maître musait autour de sieur Armand. L'aurait-il embobiné? Non, il n'en avait pas besoin dans le rapport de forces donné ! Au contraire, il avait pris en affection cet homme juste, anguleux. Sieur Armand avait quatre enfants. Cela aussi attachait le maître d'une certaine manière, du fait de la situation analogue qui lui était échue — seulement sous l'angle des enfants. « Aujourd'hui je bétonne les chiottes. » « Aujourd'hui je bêche le potager. » « Aujourd'hui je démonte la remise. » « Aujourd'hui. » De telles phrases voltigeaient avant chaque entraînement, comme des papillons multicolores qu'on prend pour des mouches à merde. « Ou inversement. De façon bien plus rassurante, mon ami. » De ces choses, il était question le vendredi plutôt que le mercredi, parce que le mercredi, la blessure causée par la défaite ou la victoire etc. du dimanche était encore fraîche. Ils se tenaient là, sur le rectangle vert et magique.  
  « Aujourd'hui je vais fermailler. » Le maître arrêta son ballon qui se mouvait de façon pratiquement autonome, le maintint un bref instant en équilibre, puis celui-ci — tel un mort — tomba de son pied, piteusement. (« Pour moi c'est facile, disait jadis sieur Armand, car cela ne lui arrivait pas, à lui, pour moi c'est facile : le ballon est collé. ») « Il n'est pas collé », grogna le maître, et il regarda d'un air interrogateur le forgeron des tactiques et des stratégies : « Des fermoirs sur des sacs. — Quel genre de fermoirs sur quel genre de sacs?» demanda le grand homme, logique. «C 'était une belle question. La plus dépourvue d'intérêt. Mais même pour ça, il faut être doué, moutard. » Puis il fit une autre passe, avec sagesse : « Il est beaucoup plus aisé de reconnaître l'erreur que de découvrir la vérité. » « Des fermoirs de sacs à main comme ça. — Bien moches, hein? — Non. Ça se vend bien. Moi aussi, j'en ai acheté un pour ma femme, ou plutôt je l'ai reçu de Martinkô, parce que c'est pour lui que je travaille. Martinkó ; il a son magasin à côté de la boulangerie, là où autrefois le vieux Farkas avait son écurie. » « Des croissants comme ça, mon ami, on pouvait encore en trouver dans un endroit. Avant les travaux d'assainissement, dans la rue Pal Harrer, avant le dispensaire antituberculeux. Ou après, si c'est de la ville que... Il fallait aller au vaccin Mantoux. Grâce à ces croissants, c'était presque une vraie joie... Je demandais souvent à l'auteur de mes jours, qui a de l'instruction, car je ne comprenais pas, comment il se faisait que si le test était négatif) alors c'était bien. »  
  « Et ça paie bien ? » C'était la question pertinente : si ça paie bien. « Oui. J'y suis quatre soirs. Parfois cinq. Ça complète bien. Seulement c'est très fatigant. » Le maître fit un geste indéterminé. « Vous savez, mon ami, c'était un geste d'utilisation-rationnelle-du-temps-libre. » Ils passèrent outre. Cela, on put le savoir à coup sûr lorsque sieur Armand lui retourna courtoisement la question : « Et toi, combien tu gagnes ? » Le maître resta coi devant cette attitude, il croyait leur conversation plus spontanée, pensait que sieur Armand ne serait pas obligé d'user de ce genre de réciprocité. Ils se tenaient avec leur grande affection près du drapeau de touche — car je peux dire à juste titre que sieur Armand aussi éprouvait de la sympathie pour le maître : il devait aimer son caractère ouvert et droit, son enthousiasme, son bon pied droit ; et il observait un garde-à-vous respectueux face à sa renommée —, pourtant leurs paroles étaient de plus en plus cérémonieuses. Ils étaient dans leurs petits souliers. Quoique le maître eût peut-être « pu s'échapper », tirer au but. Mais non : c'était quand même sieur Armand qui commandait. Et une exception : le maître lui-même ne l'était pas.  
  « Vous savez, mon ami, l'amitié ne peut se développer, elle ne peut durer, que d'une manière pratique. L'inclination et même l'amour ne sauraient produire l'amitié. L'amitié véritable, active, efficace, tient à ce que nous marchons du même pas dans la vie ; que mon ami approuve mes vues, moi les siennes, et que nous avançons ensemble constamment, si différentes que soient d'ailleurs nos manières de vivre et de penser. » Et il poursuivit avec une très belle image poétique : « Vous savez, mon ami, je n'ai pas de cercle d'amis. Mais je vois mes amis comme des bornes kilométriques à moitié enfoncées sur les bas-côtés... Au fond, y fait-on attention?! » Il eut un geste de dédain. « Oui, quand même. Vous, lieber Freund, vous écrivez comme les femmes. Comme le dit Heine, lorsqu'une femme écrit, elle ne regarde le papier que d'un oeil, de l'autre, elle tient un homme à l'oeil ; sauf la comtesse Hahn-Hahn, qui est borgne. »  
  J'insère ici son dessin sur ses amis ou sur les bornes kilométriques ? comment, déjà?  
  [ábra 157. o.]  
  « Et toi, combien tu gagnes ? — Tu sais, l'argent ne m'intéresse pas tellement. » Et alors, définitivement, ce qui avait commencé auparavant se poursuivit : les deux hommes restèrent debout en silence : parce qu'ils n'avaient rien à se dire. La tête de sieur Armand fendait en deux la voûte céleste, la voûte céleste d'un bleu merveilleux (la tente de Dieu). Sur son front perlait la sueur, sur la voûte passait à tire-d'aile une hirondelle. Le maître, pour tempérer, dit quelque chose comme : pour lui, l'argent n'est qu'un instrument, et il lui en faut juste ce qui est indispensable. « Et toc. » Il appert que cet esprit pur était très perturbé. « Le soir, ça me pompait encore. D'avoir pris cette question si scolairement. » Eh oui : à ce moment-là, il avait eu l'impression d'être encore un enfant (malgré service militaire, enfant, renommée). « C'était une approche tout à fait amateur » — et il n'aurait pu s'accabler d'un mot plus dur que celui-ci, lui dont le métier est : la connaissance de la vie.  
  Tout ce temps prit fin : les retardataires étaient arrivés, ceux qui lambinaient à s'habiller étaient prêts, les ballons tirés malgré l'interdiction étaient récupérés. Ils couraient les tours d'échauffement. « Combien ? » Mais sieur Armand se taisait mystérieusement, il inscrivait les présents dans son petit carnet. Le maître était déjà passablement essoufflé, lorsqu'il s'adressa à ses compagnons : « L'un des coins du terrain est replié, et il est écrit dessus : mystère. » Ils continuèrent à s'essouffler. Signalant ainsi qu'il ne parlait pas en l'air, devant la ligne d'arrivée, il pointa encore le doigt : « Là. Ça. » Que je le dise carrément, ce n'était pas vrai, en ce sens que le coin n'était pas replié, et qu'il n'était pas écrit dessus : mystère; on ne peut même pas tout à fait comprendre comment il avait conçu la chose techniquement, peutêtre comme tapis de gazon ? — mais quoi qu'il en soit : de sa part, c'était encore une sorte d'élément poétique, un minuscule détail de cette vision du monde poétique et homogène qui est la sienne. Moi, je crois que c'est une chose très honorable.  
  Ils se mirent en place, l'entraînement commença. Le jeu — comme lors des matches de championnat — ondulait, la balle rebondissait tantôt sur l'une, tantôt sur l'autre moitié de terrain. Mais la plupart du temps sur la moitié de terrain « mixte », car les joueurs de la première équipe — conformément aux directives de l'entraîneur — sortaient rapidement la balle de leur propre surface de but. Quant aux défenseurs, par de longs dégagements, ils s'efforçaient d'atteindre soit les milieux de terrain, soit les ailiers. La balle tombait souvent au bon endroit. En pareil cas, l'entraîneur condescendait à commenter. « C'était beau, Lajos... Belle action, Sanyi. » Si au contraire la balle ratait son but, le chef entraîneur disait : « Pas grave, ça sera mieux la prochaine fois. » « L'erreur n'est pas dans la conception, mais dans la réalisation. » C'était surtout dans l'espace aérien que les fils de sieur Armand restaient inférieurs. « Frappez hardiment, bien sûr sans utiliser les mains », martelait la voix de l'entraîneur. Le temps passait si vite qu'ils ne s'en apercevaient pas, sauf lorsque sieur Armand consulta sa montre et siffla trois fois. « Un pour tous, tous pour un. » (Comme les dreï mousketeïres.) (Mon Dieu, que de vagabondages d'un pic sur l'autre. M'enfin le maître est comme ça : il fait un pas après l'autre.)  
  Le maître avait dérobé les pantoufles de sieur Icsi, espérant que sa vengeance serait modérée. Il était assis sur le banc, les pieds posés sur le short et le maillot froissés. Quelle vision ! Peut-être est-il superflu que je m'étende sur les avantages que représente pour le footballeur une (ou : la) troisième jambe ! Or doncques, Esterházy en avait une à sa disposition ! Cela me rendait fort proche du maître : que de fois nous étions restés assis dans des recoins sales et sombres des vestiaires abandonnés, tandis qu'il contemplait, en extase, une chaussure droite et une chaussure gauche. «Est-ce que...?» — et il haussait les épaules, désemparé. Grand honneur. (Que Dieu me préserve de cancaner, mais je note que cette hésitation rendait le maître fort populaire dans les milieux féminins.)  
  Le maître était en train de se savonner dans les douches — quelqu'un avait apporté de chez lui du savon parfumé, et il s'était jeté dessus, alors que... —, lorsque le malingre inter gauche, l'Étalon-moustique, dit que les bras... lui en tombaient. (À propos des trois points, ici : ce n'est pas l'absence de quelque chose que j'ai voulu signaler, je ne suis pas si demi-mondain, bien que la littérature du hiatus ne soit pas négligeable, et qu'elle prolifère. M'enfin, moi, c'est sur le maître que j'écris, et mon but ne peut pas être littéraire. — Les italiques : autodérision. — Ce nonobstant, si je ne souhaite pas perdre la bienveillance méritée des dames lectrices et des « tempéraments » sensibles, ou plutôt, en général, celle de ceux dont le respect, la déférence et le reste à l'égard des valeurs véritables ne se sont pas encore éteints ; et si, ma méthode assumée, je désire rester fidèle — pour user d'un jeu de mots — à la fidélité même, or doncques [!], en ce cas, un conflit s'embrase. De quoi s'agit-il? Voici : là, dans les douches, un magnétophone aurait enregistré ce qui suit : les bras, bordel, m'entombent. Doux Jésus... M'enfin la routine, l'expérience, l'entourage propice — le maître — ne sont pas vains, dans ces ornières les problèmes finissent toujours par s'aplanir. Je ne veux pas poser des bases théoriques, ce n'est pas mon truc, mais ne gardons cidessous que la réalisation, le résultat, pour lesquels la vérité artistique sera appliquée.)  
  Reprenons plus haut : le maître, donc, après s'être jeté sur la douche du fond (la meilleure), ayant éjecté avec toute sa considération un junior débarqué cette année des juniors, s'empara d'un savon privé, se gratta le dos avec une lente volupté, et se mit en devoir de se savonner la poitrine. « Vous savez, mon ami, combien et combien de personnes ont là-devant, vous savez, cette belle moumoute? » Moumoutéton, disons-nous culturellement. Sur ces entrefaites, l'Étalon-moustique dit à l'Ailier-droit : « Les bras, cornouiller, m'en tombent. » (On le voit donc. Lorsque « cornouiller » figurera dans un sens déviant de celui cidessus, nous le signalerons.)  
  L'eau ruisselait le long du corps — reflétant les proportions géométriques — du maître, et pendant ce temps, il tendait l'oreille. (C'est aux concerts de l'Académie de Musique qu'il sait le mieux tendre l'oreille, à l'entracte. Il se tourne en tous sens, s'intéresse sincèrement au couple marié qui se dispute dans la discipline, par sa mimique les assure de son incompréhension, et déjà tisse le matériau ouï avec un artifice inouï; mais il affectionne particulièrement les milieux cultivés. Là, il n'y va pas par quatre chemins, il crie à Guittouche, car il s'arrange pour avoir à crier à Guittouche : « Bibiche, ce Mozart est assez tarte », ou quelque chose de ce genre, et il se carapate, fier de lui.) « Ben, cornouiller, j'ai coché Rome. — Cornouiller, la dernière fois, ils ont même pilé la Juve, c'est juste, le un. — Bon, mais cornouiller, que l'Inter, cornouiller : l'Inter, sûrement pas la Générale Électrique, cornouiller : Tinter... » L'Étalonmoustique s'essuyait déjà, il était très énervé. Il gesticulait terriblement, surtout aux mots cornouiller, inter, sûrement pas, etc., et bien que ses mouvements eussent pu faire partie d'une « véritable gesticulation furieuse », en même temps ils s'adaptaient à l'essuyage, ce qui amusait beaucoup le maître. « Sehr praktisch. » « Que, cornouiller, l'Inter ne puisse pas gagner depuis des semaines ! » À la sincère surprise du maître, cette phrase qui, pour l'essentiel, ne comportait pas d'information nouvelle, mobilisa l'ailier droit aux jambes rapides. Celui-ci arracha la serviette de sa tête ; le geste, cette modification subite de la luminosité, fit vaciller légèrement l'ailier, il chancela et fit un pas en avant, et comme s'il était fou de rage, il dit à l'autre, en plein visage : « Cornouiller, et la Kómó qui passe devant. Cornouiller, si on m'avait dit ça la semaine dernière... Mais, cornouiller, que Tinter ne le sache pas... — Cornouiller?! — Cornouiller !? »  
  C'est alors que le maître sortit de la douche, déchira l'épais rideau de vapeur, et s'avança, telle une apparition. « Eh ben, cornouiller, proféra-t-il tel le fracas d'une cataracte, car dans les douches exiguës, les voix prenaient de l'ampleur, eh ben, cornouiller, qu'ici, en Hongrie, sous la douche, en 28e de la Fédération de Football de Budapest, avec un salaire de 13,20 de l'heure, la prestation prometteuse de la Kómó vous affecte à ce point... » « Vous savez, mon ami, pendant un instant j'ai craint qu'il ne se produise rien, et que nous resterions là jusqu'à la fin des temps, car je ne pouvais même plus retourner sous la douche. Mais ensuite, on s'est esclaffé un bon coup tous les trois. »  
  Ils rigolèrent un bon coup tous les trois là-dedans, mieux, que je signale combien sa chance le protège, le maître réussit même à éviter un balai traîtreusement appuyé là. Il s'était encore retourné sur le seuil, et comme il reculait ainsi, il accrocha l'objet dangereux. « Mon ami — dans ses yeux, solitude et isolement —, se peut-il qu'alors déjà, ils riaient de cela? Par avance. Las. » Voyez, le maître connaît déjà le « las » ; ce sont les douleurs, les déceptions et les fourberies qui permettent à son art de s'épanouir ainsi. « Oh, mon ami, pour que l'homme puisse accomplir tout ce qu'on exige de lui, il faut qu'il se croie plus — ou moins — qu'il n'est. » Pourtant, ce balai lui aurait cornouillé le nez...  
  (Sur le seuil, il dit : « On va gagner la coupe? — Oui », répondit gravement l'Étalon-moustique, comme s'il demandait en retour : « Tu déconnes? »)  
 
 
  11. Lorsque je passe en revue certains ...-s/-es , je peux être content de ce double guide-âne, lequel, même s'il nous serre, même s'il marque nos heurts de mouchetures bleu-vert : nous montre la voie. « La spécificité, mon ami, engendre la spécificité. » Le maître et son romansssic est ce Grand Guide. Aussi bien, même ainsi, combien de fois je me vois, chroniqueur fiable et dégonflé, comme un étincelant miroir, sur lequel — il suffit d'un mauvais ou d'un bon (pas mauvais) mouvement, et déjà... Peut-être ne sont-ils pas inconnus du Lecteur, ces magazines étrangers (occidentaux) sur lesquels, quand on les fait basculer, une femme, un genre d'hétaïre, cligne de l'oeil, suite à l'altération des trajectoires de la lumière... Dans les heures difficiles que me procurent ces notes, je me dis souvent : nous ne sommes pas autre chose que ce clin d'oeil, pour les siècles des siècles...  
  « Pâques est la première date. » Le dimanche matin, le maître empaqueta sa petite famille sur son cheval, et partit au galop vers la maison de ses parents. Les petites routes sinueuses, qui oscillaient à flanc de colline comme les muscles sur un dos, mettaient à l'épreuve cheval et cavalier. Le maître avait mesuré chichement le temps, si bien qu'il se borna à débarquer sa famille, déposa un baiser sur le merveilleux cou fané de sa mère, puis, sentimental, prit dans sa main la main maternelle. Les doigts débouchaient sur une surface fine, sillonnée d'os. Sur la partie qui atteignait le visage au temps des gifles reçues de revers, les veines dessinaient une géographie effrayante. Des taches hépatiques et des dyschromies pourpres, voire violacées, rendaient cette dernière image encore plus vraisemblable. La peau : comme un gant pas tout a fait ajusté. Un peu de chair s'était coulée sur le gras du pouce, à cet endroit la paume était plus brillante. Les gants mentionnés à l'instant sont un ouvrage délicat, soyeux, léger, mais des crevasses aggravaient (ici et là) les plis.  
  (En une occurrence antérieure, sieur Icsi avait mis en doute la fidélité à la réalité de cette description et l'avait taxée d'un certain pathos littéraire. — Cela se passe ainsi : dans les marges du manuscrit mis à sa disposition, à l'aide d'un crayon dur à mine H, il traçait une marque onduleuse aux passages incriminés. « Un vrai cauchemar que ces serpenteaux de merde ! » — car ceux-ci annonçaient toujours un dur travail. — Dans ce cas, le maître recourut à une trouvaille originale. Il manda courtoisement la mère du gardien sylphidesque, car le destin de ses mains présentait une ressemblance avec celui des mains de la mère du maître. Il les prit dans ses mains, puis lut en lorgnant sur le manuscrit, et ce qu'il lisait, il le montrait. « Les doigts, voici » — il montrait les doigts —, « débouchaient sur une surface fine, sillonnée d'os » — il montrait la surface fine, sillonnée d'os. Etc. Cette scène donnait froid dans le dos. Les deux footballeurs échangèrent un regard honteux; la mère retourna à la cuisine. Du reste, on peut faire l'expérience. Il faut : au moins quatre enfants, et un certain dénuement dans les conditions de vie ; l'expérimentateur assistera à l'apothéose des paroles du maître.)  
  Prenant les mains de sa mère, il se pencha de nouveau sur son cou, et murmura : « Maman-poule, tu es très belle aujourd'hui. Tu es belle comme une maquerelle ! » La sainte femme, habituée aux excentricités de ses fils, donna une petite tape au maître, qui cependant n'était déjà presque plus là ; il fallait qu'il soit sur le terrain au plus tard au quart.  
  Quand il rentra, les participants du déjeuner se mettaient déjà en rang. Mais le maître attira Frau Gitti hors de l'assemblée afin d'épancher son coeur. Il grognait sec, tandis qu'ils faisaient l'important détour dans le jardin. Il marchait avec sa femme sur le sentier dominical, et à chaque pas plus accentué, leurs cuisses se frôlaient, provoquant des étincelles. (Dans ce but, le maître marchait un peu comme s'il eût été rachitique. Mais moi, je suis sûr que, si quelqu'un avait déboulé sans crier gare de l'abri d'un peuplier, ou de la confusion d'un arrêt de bus provisoire, et avait braqué sur lui la question d'usage en pareil cas, il aurait donné la bonne réponse. « Elle s'est réveillée, mec, ma blessure obstinée » — ou quelque chose de ce genre.) « Ma Gitti chérie, je te jure, je n'ai encore jamais vu un arrière aussi stupide. » Ici, il s'éclaircit la voix entre deux grommellements. « Pourtant, je peux dire que j'en ai déjà vu quelques-uns dans ma vie tumultueuse. » Frau Gitti semblait un point d'interrogation. « Mon ami ! Deux points d'interrogation ! » Ah bon :  
  [ábra 163. o.]  
  « Il était tellement stupide qu'il n'a pas enregistré la feinte. — La feinte ? Oui. — Et qu'est-ce qui est arrivé ?» — la femme se blottit. « Qu'est-ce qui est arrivé, qu'est-ce qui est arrivé. On l'a remplacé. » Ça lui arrive rarement ; il n'a pas l'habitude de se réjouir de ce genre de choses. « Ces vestiaires vides ! Et la façon dont on fouille dans ce tas de pantoufles et de serviettes ! Répugnante, cette abondance, ma parole ! »  
  Alors, les feuilles vert tendre s'étaient déjà faufilées dans le jardin, et les bourgeons et les fleurs aile-de-papillon avaient escaladé les arbres. Personne ne se balançait sur le jaune d'une pâquerette, et personne ne s'allongeait à plat ventre dans l'herbe pour reluquer les cuisses des filles. « Mais lieber Freund ! Il y a là celle de Guittouche ! Voire : celles de Guittouche ! » Bon, c'est vrai : les cuisses de Frau Gitti sont de première classe ; si l'on aborde la dame sous l'angle de la psyché : elles sont l'incarnation des fantasmes adolescents les plus audacieux du maître !  
  Pâques s'était lourdement étalé sur le jardin : déjà après la résurrection, il est vrai, mais encore si près du Vendredi Saint. Chez le maître — en dépit de tout — la bellis perennis se prolongeait (à ce moment, naturellement, elle avait cessé d'être bellis perennis), et il ne disait rien. Sa main était entre de bonnes mains. Ils étaient tous deux, foulant la végétation du jardin, comme une action de grâces. Le maître roula (avec le fracas des rochers — Tu es Petrus, etc.) au côté de Gitti vers les appels qui leur parvenaient du déjeuner. La bellis perennis, lentement, comme si elle avait des muscles, et les simples, ce nonobstant, non moins mystérieux brins d'herbe aux alentours, se redressèrent ensemble après le passage de leurs pieds. « Vous savez, comme ça, par saccades, comme dans un film ; vous savez, ces films sur les sciences naturelles. » Et la bellis perennis fut.  
  Mais avant le déjeuner de fête, quel vaudeville se déroula par la faute des cadets du maître ! Dame Gitti s'était dépêchée pour aller donner un coup de main, quant au maître, il flânait Inotichalamment en direction de la maison, butinant parmi ses pensées ; « quand Totô a débordé sur l'aile », il aurait quand même dû feinter, hop, éviter le pied qui tirait, encore un, puis feinte de tir, le center-half osseux et désagréable par terre, son visage dans l'herbe, il lève les yeux, « leurs regards se croisent », éviter aussi le gardien, ralentir devant la ligne de but, tchac, inutile de l'envoyer au fond des filets. « Aaaah. » Un hurlement à s'arracher la gorge, à fendre le coeur, à faire frémir jusqu'aux moelles traversa la maison, tous ses coins et recoins; le maître, comme le hurlement avait jailli dans son voisinage direct, de terreur fut presque fendu en deux. « On m'a terrorisé », dit-il en une occurrence ultérieure en feuilletant des lettres. « Si fait — alors, il secouait une enveloppe conséquente —, si fait, mais celle-là a bien atteint son but. »  
  Il frappa. « Tellement j'avais eu peur. » Car il vagabondait dans les parages de l'âme, et quelle hâte pour en revenir! L'ombre dressée devant lui pivota, après que le petit poing rapide du maître eut déferlé comme un coup de maillet. Il sentit la rencontre de la chair et de l'os avec son poing. Sieur György — car c'était lui, l'ombre dressée — poussa un han ! sous l'impact du coup donné sur sa colonne vertébrale, puis le grand corps bovin, comme si on l'avait assommé, s'écroula en avant au pied du radiateur. Le maître, qui entre-temps s'était ressaisi moralement, ayant vu que son cadet ne daignait pas l'honorer d'un regard, entra en fulminant dans la pièce du fond. Il était fort énervé. « Quel boeuf. »  
  Les teintes mystérieuses et profondes de la pièce du fond, les rais d'or du soleil filtrant dégageaient un effet très rassérénant ; les bruns, les verts, les jaunes estompés — énumération bâclée. Le maître salua les parents proches et éloignés qui se faufilaient vers la table, puis se rua dans la salle de bains, disant qu'il allait se laver les mains. Il croyait entendre Jozef Veverka le poursuivre de paroles mielleuses : « Va, Péter, va créer de belles, de nobles choses. » Il dit toujours ça, et il est un peu vexé. (Tu sais, ma Guittouche, une sorte de peine virile l'inonde. » La dame haussait les épaules. (Jozef Veverka avait des liens de parenté plus étroits avec Frau Gitti qu'avec le maître.) Jozef Veverka, on peut le dire, empiétait jour après jour sur le « présent » de la (petite) famille du maître, il apportait un paneton d'oeufs, parfois des radis, bien que le maître eût dit qu'ils « en avaient des tapées », eh bien, s'il y en a, donnes-en mon fils, dans notre ménage les radis peuvent jouer un grand rôle, il rectifiait la nappe sur la table, et s'incrustait dans le fauteuil préféré du maître, de là, il les informait des petites histoires de famille, ou extrayait illico un tournevis de sa pochepoitrine, et se mettait à bricoler quelque chose qui ou bien était en mauvais état, ou bien réclamait justement, à son avis, les soins d'une main compétente ; au début, il fumait des cigarettes puantes, ensuite il donnait lecture — accompagnée de toux, de raclements de gorge soidisant involontaires — de journaux spécialisés, qu'il tirait froissés comme un Sport de sa veste en simili-cuir luisant, sur le cancer du larynx, les symptômes, les risques, etc. « Ma Guittouche, cornouiller, encore heureux qu'il ne nous pose pas des colles ensuite ! — Ne parle pas comme ça de mon... » Quand il commençait à lever le camp — en hâte —, chaque fois il accablait de reproches les dirigeants du pays et dame Gitti, les premiers parce qu'ils avaient vendu le pays pour un mégot, la dernière pour qu'elle arrose enfin la pandanus veïtchi.  
  « Mais, en réalité, je ne me lavais pas les mains, je pissais. » En sortant de la salle de bains, il tomba sur sa mère, qui partait justement à sa recherche. «Tu t'es lavé les mains?» demanda la matrone grisonnante avec une suspicion aspergée d'inquiétude. Eh oui : cette noble dame avait été capable de transmettre à ses fils toute son expérience, mais le lavage des mains, dans le monde bacillaire d'aujourd'hui, n'en faisait sûrement pas partie. (Parfois, quand le maître sent que ses mains sont déjà poisseuses, ou ne le sent pas, mais que, lors d'une friction résolue des doigts contre la paume ou des doigts entre eux, de noirs alluvions se détachent, alors, oui. — Cela aussi est un petit détail qui fait tellement humain.) « Naturellement, je les ai lavées », répondit le grand garçon, et il prit sa mère par le bras. « Imagine-toi, mon fils — sa mère déballait ce qu'elle avait sur le coeur —, que ton ami, ce feignant de footballeur, est venu ici. — Franz ? » La dame acquiesça ; rien que d'y penser la mettait hors d'elle. « Il entre, car, n'est-ce pas, je lui avais demandé de m'aider, il me salue à peine, et pendant que je le suis en trottinant avec mes vieilles jambes délabrées, le voilà déjà devant le carrelage, à secouer la tête, et il me dit : Faites excuse, faut creuser ici! » Le maître eut un haut-le-corps, et narra une anecdote : « Il travaillait dans l'Entreprise d'Entretien de l'immobilier. Tu sais combien il gagnait avec ce faites-excuse-fautcreuser- ici? Il faisait le tour d'un immeuble de dix étages, là-haut, au dixième, faites excuse le locataire d'en dessous, faites excuse, et il présentait un genre de papier-carbone, indiquant que c'était officiel, hop, et le voilà déjà, chagriné, devant le carrelage, mesurant l'intervention. Faites excuse, faut creuser ici. La maîtresse de maison rajustait son petit peignoir coquet, regardait Franz au fond des yeux, et demandait si on ne pourrait pas. On pourrait, disait Franz dans l'expectative. Vingt balles au minimum. — Ben moi, je lui ai dit tout de suite de sortir de là, c'est le robinet qui ne marchait pas. — Le joint ? — Tu en sais des choses. Avant, tu ne savais pas tout ça... Mais, mon fils, cet ami à toi ! Il répare, comme tu dis, le joint, ensuite on s'assoit, je lui apporte un verre de vin, et alors cet ami à toi commence à me dire qu'il a toujours préféré les femmes âgées ; moi, évidemment, je ne pensais à rien, seulement lui, tu sais, il commençait à regarder ma poitrine comme ça, ridicule. » La merveilleuse femme rougit. « Ensuite, il a mis sa main dans la poche de son pantalon... alors là, je n'avais jamais vu un pantalon aussi sale..., et il en a sorti une horreur, comme quoi c'était une perle authentique, qu'il aurait trouvée dans la tuyauterie d'un vécé. » Sur ce, sans crier gare, la dame tendit sa paume ouverte — et la perle, là-dessus ! Le maître rigola haut et fort, prit, étreignit dans sa main celle de sa mère, et de l'extérieur, avec la sienne comme une coque, la referma en poing. Donc, dans l'ordre, de l'extérieur vers l'intérieur : sa main, la main de sa mère, et au centre la perle trouvée dans la tuyauterie. Les gens qui, selon les instructions de Frau Gitti et du diligent père du maître, s'étaient apprêtés, à vrai dire n'attendaient plus qu'eux : la mère, son fils ; excepté Jozef Veverka, qui reniflait déjà autour de la table d'un nez aquilin et taciturne. Mais eux continuèrent à susurrer.  
  « Écoute un peu, mon fils, le rêve que j'ai fait. Nous étions ici, dans cette chambre. Comme s'il faisait jour, mais toutes les lampes étaient allumées. — Elle montra les lampes. — Et il y avait quantité de lits. Tous en cuivre. Des lits en cuivre étincelant, les fauteuils entassés entre eux. Mais tous recouverts d'un voile blanc. — Pour ne pas salir ! siffla le maître avec un emportement inattendu. Comme Jozef Veverka. Celui-là aussi. Il les recouvre toujours. — Mais tellement entassés, tu comprends, qu'on pouvait à peine se déplacer. Seulement en se dépêtrant comme ça, de côté. Dans un des fauteuils était assis Mátyás Rákosi. Sa tête luisait, nous bavardions. Vous aussi, n'est-ce pas, Mâtyâs, vous faites autant de traductions que mon Mâtyâs, lui demandai-je. J'étais assise sur un lit en cuivre, les genoux serrés. Oh oui, répondit Rákosi, seulement moi, n'est-ce pas..., et il haussa les épaules. Oui, bien sûr, nous l'avons lu dans le journal. J'ai froid, dit Rákosi, et il se couvrit d'un imperméable brun, bruissant. C'est alors que je me suis rendu compte, je me suis faufilée entre les lits. J'apporte tout de suite le café, ai-je crié. Pendant ce temps, vous, les hommes, vous n'avez qu'à bavarder. — Quoi, le pater était là aussi ? — Oui. Et ne dis pas : le pater. Bon, alors je suis allée dans la salle de bains pour allumer le poêle, puisque l'invité avait froid. Mais devant le poêle, un grand chien noir était couché, avec un petit agneau sur son dos. Dès que je suis entrée, le chien s'est glissé dehors, les deux Mátyás ont aussitôt construit une barricade avec les lits, et se sont cachés dessous. La barricade a pris si bonne tournure qu'ils se sont enhardis, et pour blaguer, ils ont aboyé sous le lit. Et moi, j'avais peur même de l'agneau ! Mais de quoi leurs chemises avaient l'air ensuite ! Celle de ton père, ça allait encore, m'enfin celle du pauvre Rákosi ! »  
  « Et moi, j'ai rêvé — le maître fonça brutalement sur sa mère qui attendait sa réaction — que Laci Nádai montrait son cartable à bretelles. Dessus il est écrit : Moscou 1980. En riant, il montre dedans une merveilleuse pagode faite d'éléments de jeu de construction Märklin. Qu'est-ce que c'est? Il rit comme un enfant. Comme je la donne toujours à la maîtresse de maison, dit-il, et il s'incline comme le prince Kerouac, cette pagode, et si par la suite je demande l'hospitalité, on me l'offre de bon coeur, on sait que je ne vais pas décaniller avant le temps, la pagode est ici. Laci, mon chéri, qu'est-ce que c'est que cette sottise ? — Voilà ce que j'ai rêvé. »  
  La dame écoutait, un peu vexée qu'on ait sauté à une telle allure pardessus son rêve. Le maître réalisa (de multiples façons). « Chère Lilkó, dit-il avec la fermeté d'un homme qui a pris une décision, assez de ce rythme de vie nonchalant (ici, la dame fit une grimace amère), tu vas noter chaque matin ce que tu as rêvé. — Mais il arrive que je ne rêve pas, et il arrive que j'oublie. — Maman-poule, alors ne note pas. Mais n'ajoute rien, n'enlève rien. Qu'en dis-tu ? Avec ça, nous écrirons un livre, moi, je lui donnerai une forme artistique, et l'argent pleuvra ! » Le maître enlaça sa mère, et allait la faire tourbillonner au rythme d'une valse fictive, mais sa mère ne le laissa pas faire. « Tu es complètement fou, mon fils » — elle riait, honteuse, fière. « Voyez, mon ami, c'est plus fort que moi, je ne pense que littérature. Quelqu'un dit quelque chose innocemment, et moi, telle une épeire diadème : donne-lui ! Quel clopinage ! » Mais moi, je sais très bien ce qu'il cache par cette tournure autocritique.  
  Son coeur ! Car, eh oui, à cette époque, la mère du maître avait fort mauvaise mine. Ce n'était pas tant ses maux concrets, mais plutôt qu'elle n'avait pas envie de guérir. « Les choses vont si bien maintenant, moi, je ne peux plus rien supporter », avait-elle dit, soutenue par force oreillers, et ses magnifiques yeux de chat s'étaient emplis de larmes. « Ça va, petite maman », avaient dit les garçons, et ils avaient caressé la main affaiblie, et s'en étaient allés à leurs affaires. Ensuite, quand le médecin avait voulu parler d'homme à homme avec le maître, il fallait faire quelque chose ; alors était intervenue la bizarre offre de collaboration du maître. C'est donc ainsi qu'il faut la voir.  
  « Tu as bonne mine, mon minou » — Esterházy donna une tape à sa mère, là où il est d'usage d'en donner aux mauvaises filles, la dame eut un geste de dédain, et s'appuyant sur son fils, elle clopina (angiosténose?) jusqu'à la table de fête, qui croulait sous quantité de biens terrestres. Le géniteur du maître — le publiciste grisonnant — cria, impatienté : « György ! » Sieur Marci, qui avait fait son apparition l'air ensommeillé, donna un coup de coude à son frère plus âgé : « La pommette bouge. » C'était un signe bien connu de la nervosité paternelle, qui en son temps avait été suivi de tant et tant de gifles propres à remettre dans le droit chemin, de paires, pour user du mot de sieur Mihâly (peut-être parce que, dans la praxis, le mot gifle émergeait toujours au cas duel?). Depuis lors, les rapports de forces se sont réorganisés, mais encore aujourd'hui, un pesant respect enveloppe les âmes lorsqu'ils aperçoivent les muscles du visage de leur géniteur, ce qui n'est possible que si les fibres se sont contractées, et ont soulevé la surface hirsute de la peau (chose qui, quant à sa cause, signifie qu'il a serré violemment les mâchoires), comme si des câbles secrets erraient tout autour de sa tête ; les forures de la fureur (en d'autres termes). Les rapports du père du maître et de sieur György, à ce que je vois, n'étaient pas sans nuages, et en tant que porte-parole non requis (« le cornouiller de son père, lieber Freund », je peux juger que la cause en est l'embrasement mutuel de la souveraineté du caractère de sieur György ainsi que de la soif d'autorité de son géniteur.  
  Für aile Fälle, ce cri exaspéré : György ! « recelait les déchirements de longues années ». « La pommette bouge » — sieur Marci répéta le mot d'alerte des temps anciens. À ce moment le maître, mû par une intuition, quitta au galop la compagnie festive. « Doux Jésus », s'écriat- il par anticipation. De fait, comme il ouvrait une porte — revenu sur les lieux de l'acte —, il aperçut une jambe qui dépassait. « Mon ami, une jambe en sanglots ! » Sieur György était agenouillé près du radiateur, sa main glissait lentement, très lentement le long des nervures, et les pleurs secouaient le géant tout entier. Sur la surface poussiéreuse du radiateur dégringolaient les stries fatales des doigts. « Qu'est-ce qu'il y a, mon vieux?! » Le maître se pencha, effrayé, il souleva le poids et le tira à lui, fort essoufflé. « Ne déconne pas, moi, vraiment..., mais Georgeounet, ne pleure pas, allons, allons, il ne faut pas, là : mon petit chéri. — Tu es complètement con », hoqueta sieur Gyôrgy. Le maître soutenait son cadet sanglotant, il pencha son visage tout près de l'autre visage, que de véritables larmes trempaient jusqu'au marécageux. « Mon Dieu, que ta tête est grande », dit le maître inconsciemment, et il caressa sieur György. (Malheureusement, dans l'effroi auquel l'avait réduit le hurlement de bête, il avait oublié les douleurs lombaires de sieur György. L'infortuné était déjà allé voir le rebouteux en Slovaquie.) Le grand corps — évitant les convives — se traîna à la salle de bains. Le maître piétina tout le long à sa suite ; il tâchait de se rendre utile ; mais n'y arrivait pas.  
  Sieur György baigna longuement à l'eau froide son visage rougi par les pleurs. Mais, peu à peu, le doute s'empara du maître : sieur György, ayant ôté la serviette de son visage, se planta devant le miroir, pressa un point noir, demanda le peigne que le maître, serviable, dénicha. N'ayons pas peur des mots, le frère se pavanait devant le miroir, qui pis est, tout en arrangeant sa coiffure — de la main —, il dit : « Va te faire mettre la Milo dans l'oreille, artiste de mes deux ! — Salaud ! » siffla le maître, réalisant que son cadet tombait le masque précédent, mais aussitôt sieur György poussa un aïe, et se plia audessus du lavabo. Le maître ne savait que penser : « Allons-y », dit-il à sieur György plié en deux, confondu, qui — ayant jeté un dernier coup d'oeil au miroir — le suivit d'un pas élastique. Sieur György savait fort bien se comporter en jars de charme. Les autres n'avaient pas attendu les traînards, ils en étaient à la soupe. « Quel con, celui-là » — sieur György montra le maître, et s'assit avec un bref aïe, pour rattraper son retard.  
  Mais le vaudeville que j'avais promis ne prit pas fin à la façon d'une brève ondée printanière, mais fila bon train — non plus au galop, il est vrai. Les « tantines » et les « tontons » pantelaient de délice. Onc'Ôdôn, qui avait conservé jusque dans ses vieux jours sa moustache et sa barbe dans une forme excellente, chantait les louanges en alternance avec Jozef Veverka : « Ma Lilkó, cette soupe est un poème délectable. » Veverka fit un petit discours, et Mme Veverka, ce petit bout de femme mince, le poussa du coude : « Bien parlé, le père. » Sur ces entrefaites — probablement dans sa hâte — la cuillère chavira dans la main de sieur György, heurta son assiette et d'autres choses encore. Sieur Marci tonitrua : « Qu'est-ce qu'il y a, mec ? Enlève donc la sauterelle de ton couvert. » Ce qui s'ensuivit ! En préambule, il faut ajouter qu'une soupe merveilleuse clapotait là, devant eux ! « Des restes, mon ami, des restes. Mais accommodés par une vraie pro ! » Et comme, sur le plan flou du jus brun, bougeaient des ronds gras tels des miroirs obscurs, le maître penché sur l'assiette coquetait (un peu). C'est ainsi que put se produire ceci : le maître, au trait d'esprit sauterelle, éternua dans la soupe, dont les éléments (cumin ? poivre ? pois ?), à la manière de moucherons sympathiques, froufroutèrent au-dessus de la table.  
  (Pourtant, quelles grandes précautions le maître prenait à l'égard des soupes. Il y a une histoire à ce sujet. Les amis de la littérature savent bien que les rapports entre le maître et les serveurs sont ô combien sans nuages ; des douzaines de droits d'auteur en sont la preuve. — Sur le mandat de ses premiers droits d'auteur, il y avait : droits d'horreur. Et toc. — Or doncques, malgré tout, il y eut un cas. Au Petit Coucou, le maître était en train de faire le connaisseur. « Lieber Freund, observez comment se tiennent les connaisseurs, armés jusqu'aux dents, ils tireront au moindre mouvement suspect, et pendant ce temps, ils picorent décemment dans le beefsteak à la Chateaubriand. » Bouillon de viande avec gnocchis de semoule, c'était la première partie du jugement, de notre point de vue la seule qui mérite d'être mentionnée. Avec sa cuillère, le maître coupait en deux les gnocchis dans le sens de la largeur [c'est important : dans le sens de la largeur !], et les avalait de sorte que la partie conique, à savoir non la partie coupée, tombât dans le sens du mouvement [lèvres, cavité buccale, épiglotte, et ainsi de suite]. Mais au fond ! Au fond, tout à coup, alors que personne, mais alors personne ne s'y attendait, au fond se diffusa la chaleur bouillante qui était emmagasinée à l'intérieur de l'énorme gnocchi ; se diffusa, se répandit, et il crut qu'il allait mourir sur-le-champ. La brûlure ne faisait que croître, et le maître ne pouvait rien faire. Littéralement : il ne pouvait ni cracher ni avaler. C'est alors qu'approcha le serveur — fort serviable —, mais lui, le visage cramoisi, ne savait vraiment que faire, pis : avait honte d'être asservi au gnocchi. Et c'est ainsi qu'il fit un signe de la main : « Allez. » Le serveur — conformément au souhait du client — déguerpit ; à la fin, le maître voulut réparer par un pourboire élevé, injustifié, ce qui bien sûr ne fit qu'aggraver.)  
  Les invités usaient de leur cuillère avec tact, la mère du maître piqua une colère. « Ça, c'est quand même un peu fort. Des adultes ! » Sieur György — ne se sentant plus de joie d'avoir retrouvé sa cuillère — dit, goguenard : « Sans compter que Péter a des diplômes. — La pommette bouge », souffla sieur Marci le grand guetteur, mais ensuite, il rappela à l'ordre le maître sur le point de s'exalter : « Tu ne peux pas te contrôler?! Que madame Achecéel t'embrasse! » Le maître eut un clappement de langue appréciateur, et sauta sur ses pieds pour noter cela ; comme on peut voir. « Voyez, mon ami, apparaissent les difficultés (celles de la rédaction du roman — E.), qui sont transitoires. » « Quelle inconvenance, se lever de table ! » — de nouveau, la mère trouvait à redire. « Ne bougonne pas comme ça, maman-poule ! — Eh bien, eh bien », grogna le chef de famille.  
  Les assiettes furent changées (grâce aux bons soins de dame Gitti s'affairant à l'arrière-plan, qui tel un honorable médecin de dispensaire, gardait les doigts posés sur le pouls des choses), et voici que déjà resplendissait la côtelette à la Lilkó : fondante, tendre, incroyablement. « Mais ma chère Lilkó! Comment fais-tu ? » La préparatrice sourit mystérieusement. « Mangez, mangez. » À ce moment-là, le père du maître s'esclaffa allusivement. « Il eût fallu voir, mon ami, comment ma mère cloua mon père du regard ! Comme quand un enfant se met dans une colère infernale ! Et va sur-le-champ trépigner de rage. » Je n'exagère pas ; la solution de ces foudres, c'est que la côtelette est simplement : de la viande hachée !!! « Mais bien accommodée. » Voilà pourquoi elle fond comme du beurre, etc. « Ma Lilkó ! Ça fond ! — Chère Lilkó, ma parole, ce n'est même pas la peine de mâcher, ça se mâche quasiment tout seul. »  
  Dans l'assiette de sieur Marci restait un tout petit morceau, dernier rescapé de la variété légèrement plus grillée à laquelle, d'ailleurs, le maître donne la préférence sur ses parentes plus falotes. Il essaya de le choper. « Bas les pattes devant le Vietnam ! » (Ici, c'est une erreur de traduction, ou plutôt une trouvaille de traduction, nos erreurs correspondant d'ordinaire à nos vertus.), s'écria fougueusement sieur Marci, et il donna un énorme coup sur la main qui tient la plume pendant une partie notable de la vie. Le maître, chagrin, allait se retirer, lorsque les traits de sieur Marci s'adoucirent, et après avoir enfilé le morceau sur la fourchette, il le présenta au maître, à peu près à mi-chemin. « C'était une version significative. » « Vieux, dit-il tendrement, la viande est ici », et il bougea la fourchette en direction du maître. Celui-ci rampa de joie. (« Il faut bien ça. ») Servilement, il happa l'appât ; il tendit les lèvres vers la viande, celle-ci était tout près. Sieur Marci recula d'un pouce. « La viande est ici, mec. — Son visage se durcit. — Et elle y reste. » Sur quoi, hamm, il la goba. Quand au maître ainsi humilié, il fit glisser son assiette vide vers dame Gitti, qui le gratifia d'une caresse de consolation.  
  « Nous boirons le café à l'intérieur », dit la maîtresse de maison, et elle ajouta en riant : « Nous allons le dire à la bonne. » Ce qui, naturellement, fut compris comme de l'autodérision ; cette fois néanmoins, cela se retourna contre elle, dame Gitti, qui pouvait se sentir visée, étant présente, et cela créa une sorte de situation classique bellemère- bru, alors que si jamais belle-mère s'entendit avec sa bru : ce fut bien la mère du maître et l'épouse du maître. À cause du lien douxamer, sans doute ! La principale attraction du café : sieur Marci, qui boit le jus originellement amer avec 6 sucres, soutient qu'il faut construire une tour de 6 sucres, et que dans le café, la seule chose qui compte, c'est la façon dont la tour s'écroule. Personne ne put se soustraire à l'effet, les diverses générations attendirent, retenant leur souffle, de voir le café « mordre brutalement dans » la construction, un cube craquer, la tour vaciller, et sombrer dans la noirceur... « Regarde la façon dont, comme un ivrogne, elle glisse lentement sous la direction du mur salpêtré. » La cuillère, comme un membre démis, pendait hors de la tasse de sieur Marci. La mère (branlant du chef) la posa sans ostentation sur la soucoupe.  
  Jozef Veverka se coula dans les pièces à pas de loup, et lorsqu'il trouvait une pandanus veïtchi — il en trouva une —, il la tournait vers le soleil. Le maître le suivit du regard. Onc'Ödön prit le père du maître par le bras. « Tu permets, il faut que je te parle d'une affaire de confiance. » Il caressait sa barbichette. Le maître goûtait fort son humour : « Vous savez, mon ami, on avait pu suivre cela, ce processus, avec le vieillissement d'onc'Ödön. Ç'avait été un bel homme, les femmes lui tournaient autour. Der schöne Ödön. Eh ben maintenant, son humour enjôleur, maigrelet, s'approfondissait au fur et à mesure qu'il perdait son sens. » Avec emportement : « Peuh, la didactique. » (Un jour qu'il allait à Vienne en même temps que la sélection de handball — l'oeuvre du hasard —, ayant reconnu « l'attirante tireuse », il avait dit à la femme : « Vous savez, Amálka, il suffit que je vous aperçoive, et je sens expressément l'odeur du but. — Oh, vous êtes très aimable », aurait dit la femme en rougissant. Onc'Ödön avait même eu un billet gratis.) « Tu permets, il faut que je te parle d'une affaire de confiance. » Onc'Ödön était un gentleman. « Je t'en prie, fais donc. » Le publiciste grisonnant, résigné, tira une bouffée de son cigare. Le père du maître — à ce qu'il semblait au maître — était fatigué de sa classe. Mais n'en disons pas plus : « On peut mettre tout ce qu'on veut à l'actif des pères, puisqu'ils vivent depuis si longtemps. » « Ecoute, tu permets, l'affaire est fort délicate. » Le maître prêta l'oreille, se glissa à plat ventre derrière le rideau, grimpa sur la table vernie (« qui cloque si joliment »), et imperceptiblement, « se fit couvert, fourchette ». Selon son habitude, il se pliait à toutes les exigences de sa profession en matière de sacrifices : il s'appliquait.  
  « Je suis à ta disposition, oncle Ödön. » Mais l'homme affairé couvrit à nouveau son sourire d'un voile de fumée. « Tu permets, Jolánka a écrit une carte, dans laquelle elle relate quelle grande émotion a suscitée là-bas notre voyage en Bretagne. » Les deux sourcils se haussèrent asymétriquement — héritage paternel —, interrogateurs. « Écoute, notre ami commun, je ne veux pas citer son nom tout haut — et ici, il jeta un coup d'oeil au téléphone —, le comte français, n'est-ce pas, s'est retiré dans ses domaines de Bretagne, n'estce pas. » Le père du maître acquiesça. « De toute évidence, il n'avait pas la moindre idée de ce dont parlait le brave Ödön. Vous savez, mon ami, un jour, j'ai écouté entièrement une de ses discussions sur un livre qu'il défendait fort violemment, et son adversaire finit par abandonner, pris dans l'étau de ses pressants arguments. Et alors, le vieux, sans se conformer strictement au fair-play, porta l'estocade : il n'avait même pas lu le livre. Also, weisst du, Matthias... ! Le quidam en eut le souffle coupé. C'est réellement un retournement culotté, non? »  
  « Tu permets, lorsque nous lui avons rendu visite avec ma femme, nous avons rencontré là-bas une très nombreuse société, comment dirai-je : royaliste, venue des environs pour une belle garden-party, au cours de laquelle le " général ", avec ses manières vives et spirituelles, s'est montré le plus charmant des hôtes. » Le père acquiesça d'un air las. « Le soir venu, dès que la dernière note de violon eut retenti, il conduisit ma femme sur une hauteur qui se trouvait sur la grande pelouse du château, rassembla autour de lui tous les danseurs et danseuses, donna le signal à l'Orchestre, et le patriarche de 75 ans conduisit la société en " farandole ", avec un cortège déférent, jusqu'à ma femme. »  
  « Extraordinaire », fit le père du maître, et, comme une part de tarte se montrait sur l'assiette en faïence, il s'empara d'une fourchette. (Le maître se recroquevilla, craintif, comme on pense.) « Certainement, tu permets, seulement tu sais, la réputation du comte! — Eh oui, évidemment, dit le publiciste grisonnant, de plus en plus renseigné. — Tu permets, par exemple le comte, dans la chapelle de son château de Bretagne, conservait très pieusement le linge avec lequel, dit-on — ici le narrateur baissa la voix (le maître, quant à lui, éclatait presque en sanglots ; à chaque 64 baisse " de ce genre) —, dit-on, le chef du mouvement s'était essuyé le front. » Onc'Ödön gloussa. « Vous savez, mon ami, on a peu d'occasions d'entendre un homme glousser. » Ce fut pour le maître une expérience précieuse, dommage qu'onc'Ödön se situât déjà sur la branche descendante, et non dans la force de l'âge. « Tu sais, tu permets, c'est une sorte de, hi-hi-hi, linge de Véronique communiste. » Le père du maître rit à gorge déployée. « Très bon, oncle Ödön, c'est excellent. » Mais il se rembrunit aussitôt, comme dans un film comique muet. (« Le vieux cavaleur a mis le paquet ! ») « Et quel est le problème ? — Tout de même, tu permets, tu as, n'estce pas, un droit de regard... » Onc'Ödön se tut, et lança un regard implorant au père du maître. Celui-ci soutint longuement son regard. « La canaille. » Après un long silence, du moins en ce qui concernait les deux interlocuteurs, car plus loin, les voix sans mots des caquetages allaient bon train — il parla sérieusement. Il posa sa main sur l'épaule de l'autre. « Je te remercie, oncle Ödön, de m'avoir averti. Et j'irai plus loin. » La fourchette à tarte dégringola sous la table. « J'irai plus loin et je te remercie et je te prie de m'informer sans faute, si à tout moment tu viens à apprendre des détails pouvant te paraître insignifiants. C'est à l'aide de telles mosaïques que se compose et s'éclaire le tableau. » Il devait avoir atteint la limite de ses forces, et s'empressa de planter là onc'Ödön.  
  Sieur György jeta la confusion avec sa vulgaire modalité de recherche du Sport. « On n'a pas d'autre plaisir après le repas que le sport, et même ça, on nous l'enlève. » La flèche de la critique visait sans nul doute sa mère. Le père du maître, fatigué et rafraîchi par la précédente discussion familiale, poussé en outre par le trait fondamental de sa nature, auquel se mêlait aussi un peu de remords, accourut à l'aide de son épouse, en ceci qu'il se mit à chercher le journal. « Il n'est pas à côté de la pandanus veïtchi, intervint Jozef Veverka. Vous savez, ma chère Lilkó — il poursuivait la conversation commencée —, un pareil choix de viande ! » Le père du maître sortit chercher parmi les fleurs, mais cela ne fit qu'exaspérer sieur György. « Encore heureux que tu n'ailles pas chercher au grenier, vieux lombroso ! » — ainsi retentit la voix irrespectueuse. Le père grisonnant leva la main, et articula l'une des sentences qui, pour ainsi dire, donnaient des boutons à sieur György. « Mon fils, puisqu'il n'est pas là où il est, c'est qu'il faut chercher là où il n'est pas. » Les garçons, tous ensemble, eurent un geste agacé, tel un corps de ballet féminin (sauf qu'elles le font avec leurs jambes). « À l'homme droit, l'instinct montre le droit chemin », fit le maître.  
  « Un pareil choix de viande ! — Vous vous souvenez de J. P. Látkal » Jozef Veverka hocha la tête, confirmant la chose. « Mon Dieu : jipélâtka ! Quel traiteur ! » La mère du maître, pour la première fois peut-être, regarda Veverka avec respect. Elle ne disait jamais aucun mal de lui, parfois même elle le plaignait. « Ah, Péter, ce pauvre Jozef Veverka est tellement malheureux... Il a l'air si fatigué, le pauvre ! » Mais à présent, peut-être ce jipélâtka avait-il imprimé une bonne direction aux relations des deux êtres. Cependant Jozef Veverka, comme d'habitude, perdit la mesure. « Et alors, Stayitch ! Chez Stayitch il y avait 25 sortes de charcuterie. Farcie aux rillettes, farcie au foie... » La dame donnait la réplique. « Dans la rue Kigyó aussi, il y avait un boucher fantastique, mais son nom... — Le filet coûtait 96 fillérs, et pas 100 forints ! 96 fillérs ! Une paire de cochons de lait coûtait 3 pengős, de bons godillots coûtaient 4 pengős, et un terrassier prenait un pengő ! De nos jours, vous pensez ! Et alors ces... » Jozef Veverka se tut, et il y eut soudain un grand silence. « Sans doute, personne ne l'écoutait plus », fit le maître malveillant. « Eh ben, qu'est-ce qui se passe, plus de sujet de conversation ? » lança sieur Marci de l'autre pièce, où le center performant, quoique un peu pataud, pignochait. (Sieur Marci mange plus que sieur György, si incroyable que cela puisse paraître.)  
  Le grand cadet (sieur György, pour qui ne le saurait pas), une Marlboro courte à la main, quémandait de la compagnie. Il s'enveloppait de grands ronds de fumée bleuâtre. Sieur György aime et sait papoter, trinquer. Dans sa petite enfance, il se sentait déjà à l'aise parmi les adultes, ce causeur excellent, spirituel. « Ce n'est pas une mince affaire, mon ami. Moi, parfois, je suis tout simplement incapable de parler. » Oui : eh bien, le maître est différent. Son grand respect à l'égard de la langue, qui est pour lui un outil de travail, lui donne aisément des inhibitions. Eh bien, là encore : il ne rompit qu'une fois « son blottissement mortel ». Il demanda à une « femme à rouge à lèvres » si elle pensait vraiment que la cantatrice Sylvia Sass était tellement bien? Pourtant, pour ce que le maître s'y connaît en musique... ! (Quoique : le maître et la musique ! Son effet sur lui ! « Je suis inculte, lieber Freund. Mais ne vous y trompez pas. Je suis fichu d'écouter. ») « Elle est bien. Et elle présente très bien. Sur scène, ce n'est pas rien. » « Comme l'heure du téléfilm de la soirée avait fini par arriver », les invités s'apprêtèrent à plier bagage. Le maître consulta sa montre, cette astucieuse petite machine, pour savoir si la messe du soir était commencée.  
  Sur ces entrefaites déboula sieur Kisteleki, un milieu de terrain, on échangea des bourrades amicales ; sortant de son coin, le petit ballon de caoutchouc jaune roula vers eux ; « le flasque ». (« Peut-être parce que nous étions tous du même côté, la maison donnait de la gîte? ») Sieur Kisteleki ramassa ce cadeau inattendu, de joie ses belles dents chevalines jetèrent un éclair, et il se mit à jongler; après quelques hauts et bas sans faute, il passa à sieur György (qui, bien qu'arrière, jonglait supérieurement, parmi les frères il était le plus fort en temps limité, peut-être grâce à la grande superficie de son pied ; un jour, le maître avait raconté à ses compagnons que sieur György savait même faire certain truc — en courant, au-dessus de la tête, d'arrière en avant — avec une canette de bière. « Vide ? — Bien sûr. Il n'est pas con : il est virtuose. » Ils avaient bien ri.), puis à sieur Marci, et à l'extrémité de la chaîne, au maître. Cela leur donna une idée, de toutes parts retentirent des cris excités : « Concours de jonglerie ! Allons-y ! Jonglerie ! » Aussi sec, ils établirent les règles. « Der ! Avant-der ! Deuze ! Preume ! » — et l'ordre aussi fut trouvé. Les trois frères étaient à égalité, quand vint le tour de sieur Kisteleki. Il se mit à l'ouvrage, très sûr de lui, ses dents reflétant les nombreuses lumières pascales. Si fait, quand il atteignit le score des Esterházy, ceux-ci — sans s'être concertés —, avec de grands éclats de rire, « pilèrent » sieur Kisteleki. « Vous savez, entre-temps nous avions bien sournoisé tous les trois. » « Match nul ! s'écria aussitôt le maître. — Ène ! — Les quatre à égalité », telle fut la proclamation officielle des résultats. Mais sieur Kisteleki bouda. (Eh oui, chose compréhensible du point de vue privé, personnel, mesquin !) « Vous n'êtes pas des gentlemen », dit-il gravement. Cependant, après une brève hilarité, ils rembarrèrent le pauvre garçon sans équivoque. « Mecton, ici il ne s'agit pas de gentlemen, mais de jonglerie. » Et ils clignèrent de l'oeil. Ce fut un bel exemple de la solidarité et des liens fraternels.  
  Le maître fit dire son habituelle messe d'action de grâces dominicale dans la cathédrale locale. Il s'y prélassa plus ou moins comme un propre-à-rien, son attention vagabondait; elle se concentrait sur quelques points mémorables, parmi lesquels, cette fois encore, il s'en trouvait d'indignes. Tout de suite, le premier. Il en était de nouveau au moment où Totó avait débordé... peut-être aurait-il quand même fallu lui passer la balle, si Totô la renvoie, alors : l'affaire est dans le sac : le gardien dans les choux ; s'il l'évite, il fait peut-être une bonne passe, et le maître arrive, et sur la ligne de but, en plein dans le mille !  
  Soudain, il prit conscience du silence. Le froissement de plus en plus sonore des feuilles de papier : le prêtre feuilletait. « Mais il feuilletait fort. » En avant, en arrière, on voyait qu'il n'avait pas de système, il se fiait à sa bonne étoile. Pourtant, celle-ci semblait tarder. Le maître guettait. (Il y avait eu une période durant laquelle il avait porté un jugement très dur sur les bévues commises lors des cérémonies ; oh, même aujourd'hui il ne s'en réjouit pas, mais elles ne le consternent plus !) Soudain le feuillettement cessa. « Voici », dit le prêtre, et quoique le maître sût que c'était lu, et continuerait ainsi : (voici), Jésus dit, malgré cela, l'humour insoutenable de la scène, né de cette actualisation profane du texte saint, l'atteignit lui aussi : « il dribbla dans la jambe de Guittouche ».  
  Devant lui étaient assis un homme et un garçon. « Père et fils. » Le père était le plus petit, tous deux avaient les cheveux fraîchement (« dégoûtant, mon ami ») coupés : ils s'interrompaient brusquement au milieu du cou — on pouvait presque sentir encore le bruissement métallique des ciseaux, « comme les ailes d'un ange diabolique » —, pour faire place aux marques pourpres de la peau meurtrie. Lorsque le garçon se tourna vers son père, le maître surprit le profil austère, les fortes lunettes — le garçon était assis de telle façon que le regard du maître traversait de temps à autre ces lunettes —, les épaules tombantes, toutes choses qui reflétaient l'obstination qu'il avait connue lui-même pendant son adolescence : la dureté autodestructrice, la terreur, la confiance et le manque de confiance. Voyant cette force, une pensée vint à l'esprit de l'homme responsable : « Comment m'entendrai-je avec mon fils, alors? !» Et : « C'est ce regard-là qu'il faudra soutenir, peut-être qu'alors, ça ira. »  
  Et à ce moment-là survint un événement bouleversant. Le garçon se leva — en soi, cela avait déjà quelque chose d'effrayant, ce qui n'est pas uniquement une explication après coup —, il se rejeta en arrière vers son père, puis sans crier gare, mais si tendrement que cela toucha même le maître, il posa la tête sur l'épaule de son père. Le maître avait vu bien à l'avance comment le garçon commençait à courber précautionneusement la tête, de sorte qu'il avait eu le temps d'être saisi, bercé par l'émotion. Il fut d'autant plus choqué quand la tête — atteignant au même instant l'épaule et le cou ou l'oreille, c'était difficile à établir à cause de la mèche qui tombait devant — toucha le père, et que celui-ci, comme s'il était effrayé, sursauta et gronda, furieux contre son fils : « Allons. » Chez le maître, le sens de la composition crut saisir le conflit. « Cas tristement simple. » Mais ce n'était pas tout. Ce n'était rien encore. Le fils eut un haut-le-corps, il projeta violemment le menton en avant — premier indice —, sa tête s'enfonça presque entre ses épaules tombantes, et de sa voix grave, grognonne, tandis qu'il arrondissait la bouche comme s'il était en train de gonfler un ballon, et que ses yeux se rapprochaient craintivement l'un de l'autre, il émit une sorte de chuchotement inarticulé, qui était pourtant si sonore que les coeurs frémirent. Celui du maître, en tout cas. Dans les yeux du garçon, l'effroi et le bonheur alternaient si rapidement qu'ils se mêlaient presque. Comme le sacristain approchait, le père, à qui le maître avait pardonné depuis longtemps, sortit une pièce de deux forints, et comme le garçon, d'une main tremblante, s'y reprenant à trois fois, tirant la langue, avait enfin trouvé la fente, le garçon fut alors la reconnaissance et la joie incarnées. Longuement, ardemment, il regarda son père. « C'est bien, c'est bien », dit brièvement celui-ci.  
  Et à ce moment-là — voyant l'éternelle pureté archéo-adolescente qui l'avait, tout à l'heure encore, incité avec la force d'un symbole à l'examen de conscience, pureté dont il était à présent revenu —, à ce moment-là, les larmes lui montèrent aux yeux ; et le maître s'agenouilla pour prier pour le garçon. « Mon petit frère, mon petit frère, mon petit frère. »  
  Le temps s'écoula ainsi jusqu'à la bénédiction, qui fut pour le maître un grand moment de ferveur. Il n'y a pas de mots pour cela. « Allez en paix ! »  
 
 
  12. Le sachet de lait est un produit intellectuel d'Europe de l'Est. Dans ces pages il apparaîtra à plusieurs reprises, car il résume avec une concision épigrammatique l'essence de la région. À savoir : le sachet de lait est un sachet en plastique dans lequel il y a du lait. Donc, il y a du lait. C'est d'ailleurs, eh oui, une chose très démocratique. En revanche, accéder au lait, plus exactement libérer le lait, le doter de liberté, car disons c'est le matin, et faudrait bien tremper notre croissant rassis dans quelque chose, d'une part, on va le voir, est un processus très compliqué, nécessitant de la ruse, de la force et quelque résignation, d'autre part, est complètement superflu, car du sachet s'échappe en coulée continue le lait. Tout barbote! Le filet à provisions, la cuisine, le magasin, barbote, barbote, barbote ! Comme je le hais. — Pardon. Je me suis laissé emporter. Inutilement : les Hongrois, nous le savons, sont des buveurs de vin... Cette note, cher Lecteur françois, je l'ai taillée spécialement sur Tes mesures. Cordialement :  
  E.(ckermann)  
 
 
  13. Sieur Ferenc, le prosateur de Ternes, proposa au maître, et le maître à sieur Ferenc, d'écrire une nouvelle-jumelle. « Nous fournissons quelques paramètres, et ça y est », dit le maître, aux anges. « Et ça y est », acquiesça l'homme de Ternes. « Stefanovitch est l'homme de l'avenir », ajouta-t-il, et il jeta un coup d'oeil à Esterházy, pour voir s'il avait compris. Ce fut au tour du maître d'acquiescer. « On va combiner une fraction d'espace avec une personne. » « Monsieur Ferenc, dit-il en une occurrence ultérieure, car le maître veille toujours à saluer ses confrères plus âgés avec un profond et respectueux respect, monsieur Ferenc, j'ai taillé dans un texte plus long, si bien qu'en ce moment, l'affaire est en sommeil. — En sommeil », acquiesça sieur Ferenc, et son énorme crinière chut, affligée, sur ses épaules.  
 
 
  14. Dans la « panoplie des outils d'écriture que le maître possédait supérieurement », il eut ici recours à l'outil de la caractérisation complémentaire (il lui était arrivé, n'est-ce pas, une manifestation de vie, et ensuite il l'avait projetée sur le point d'origine — ceci, pour ceux qui veulent l'utiliser dans leur pratique — E.). « Vous savez, mon ami », et en soupirant, il donna une chiquenaude à la boîte d'allumettes. Celle-ci monta dans l'atmosphère peu esthétique du bistrot, puis redescendit. Passe. C'était sieur Icsi qui gagnait. Le gardien gloussait de satisfaction. Cependant sieur Csucsu, avec une résolution inattendue et inaccoutumée chez lui (c'est plutôt l'entêtement qui caractérise ce sportif calé), déclara alors que le précédent concours avait été le début de saison, et que 1. maintenant venait la pleine saison; 2. c'était lui qui commençait; 3. et il remaniait la disposition des bocks (et des verres — E.). Car en disposant ingénieusement les bocks et en général les récipients, on pouvait obtenir que la boîte d'allumettes reste debout sur une « face valable » plus souvent que ne le garantissaient les lois de la statistique, quasiment coincée entre les bocks. (« Trempé » était le résultat lorsque la boîte, ayant atterri dans le jus clapotant au fond du bock, « se remettait sur pied » ; dans toute l'acception, « salé, trempé ». Ici, nous rappelons aussi que 13 sphères de taille égale, dans le plus petit espace possible, se regroupent de sorte que 12 entourent et cachent juste la treizième. Les centres des 12 sphères tangentes à la treizième sphère centrale correspondent aux pointes d'un icosaèdre. Cf. : Jésus et les 12 apôtres, Jacob et les 12 tribus d'Israël, le Soleil et les 12 signes du Zodiaque, la « Jérusalem céleste » et les 12 anges, la croix et ses 12 angles droits, etc. — On trouve la représentation artistique du symbole de l'icosaèdre dans les lithographies de Sulamith Wülfing, animées par une spiritualité toute pure.)  
  Comme le maître mettait une sourdine à ses pensées, le monde luimême se ressentit de ce silence intérieur. Le bistrot baissa le ton, seuls tintaient les bocks de sieur Csucsu. Il avait trouvé un nouveau système formidable. Le patron, un verre à demi lavé à la main, sur le dos de celle-ci de la mousse rétractée, fit signe aux nouveaux venus de rester silencieux : le maître réfléchissait. « Vous savez, mon ami — les clients : ouvriers, paysans, intellectuels, tendirent l'oreille —, vous savez, j'ai attaché beaucoup d'importance à ce que, dans l'ouvrage, le secrétaire de la KISZ soit sympathique. Et je crois que ce gars (András Békési) est sympathique. » Le visage du bistrot s'éclaira, les gens dansèrent de joie, des étrangers se sautèrent au cou. Le maître monta d'un bond sur la table souillée avec sa pureté à lui, et prit la direction. Auteur et lecteur chantèrent dans une miraculeuse communion.  
Un kisss, rien d'autre,
c'est mon unique désir,
et continuer en silence
à végéte-e-er.
 
  (« Mon chou, mon chou, vous divaguez ! » sourit-il innocemment. Eh, ça, c'est vrai : il n'a aucune illusion sur cette communion. Nostalgie, ça oui. Quoique une fois... Ils venaient d'étriller quelqu'un, le maître avait joué avec légèreté et intelligence. « Il s'est appliqué », avait dit sieur Icsi à sieur Csucsu dans les douches, et ils l'avaient poussé sous l'eau froide. Bon, et alors, le gardien de but de l'adversaire, d'une voix que le respect rendait artificieuse, avait demandé au maître s'il était bien cet Esterházy-là. Le maître, connaissant l'ordre des vanités de ce monde, avait dit que non, qu'il était son frère aîné. I. e. qu'il était le frère aîné de sieur Marci. À cette époque, peut-être sieur Marci était-il encore fabricant de buts à Budafok. Et justice fut rendue par l'adversaire cultivé : « Oui ? Le frère aîné de l'écrivain ? » « Plaisant. »)  
  Sieur Csucsu donna une poussée à l'un des bocks, se renversa, satisfait. « Moi, en ce qui me concerne, je vote pour les milieux de terrain. » Le maître baissa la tête : ce qui pouvait signifier aussi bien son adhésion que sa douloureuse protestation. Sieur Csucsu promena une fois de plus son regard sur la construction. Il hocha la tête, et fit signe à sieur Icsi : commence. Sieur Icsi plissa les yeux d'un air rusé : il avait remarqué : celui qui commençait perdait, il fit signe à sieur Csucsu : commence. Sieur Csucsu se tourna immédiatement vers le maître (« grande sournoiserie ! »), tandis qu'il faisait glisser la boîte, comme un animal, vers sieur Icsi. « Ça se passait du temps des cadets. » Le maître indiqua des yeux : il écoutait. Il versa une tournée de vin rouge. Sieur Icsi secoua la tête, mais ses yeux brillaient déjà. « Ça se passait du temps des cadets. Ça, je le raconte à ce propos : il y a tellement de géants inconnus. » (Sieur Csucsu est grand amateur d'inconnu. Là, disons qu'ils s'appuient de nouveau à la main courante d'acier. La rouille s'effrite. « C'est la bleusaille qui joue, ou les juniors. » Alors, sieur Csucsu se tourne vers le maître, pathétique — ce qui les rend ô combien vulnérables —, et dit : « Je suis grand amateur d'inconnu. » Le maître pointe le doigt sur quelqu'un : « Il est capable. Balèze. » Sieur Csucsu poursuit : « Tu as déjà mis le nez dans le Bulletin Philatélique ou la Revue Cynégétique? » Question véritable. « La dernière fois, elle est arrivée avec un mois de retard, dit le maître renseigné, le rédacteur en chef l'avait laissée dans le bus ou autre. — Ou est-ce que tu es déjà allé à un championnat de judo ? » Le maître détourne pour la première fois son regard du rectangle vert et magique. « Moi, j'y suis allé la dernière fois, révèle sieur Csucsu. — Et comment c'est? — Intéressant. Comme quand j'ai mis le nez dans la Revue Cynégétique. »)  
  « Chez les cadets, l'Échalas était l'entraîneur. À chaque entraînement, il racontait les deux mêmes blagues et riait toujours très fort des blagues. — De toutes les blagues? — Toutes. Après réchauffement court, quoique approfondi (ils s'esclaffèrent), il divisait l'équipe en deux camps, et comme les maillots étaient pareils, il disait à l'un des groupes : Voilà. Vous autres, ébouriffez-vous. C'était la première blague. Et tout de suite après, la deuxième ; il y en avaient qui riaient encore quand il disait : Le vainqueur aura du soda avec double bulle. » Comme on voit, il était très important pour sieur Csucsu de ne pas commencer, pour qu'il se fasse le narrateur d'aussi piètres facéties. Néanmoins, le maître dit que cette blague lui plaisait. Dans son hilarité, il se tapait sur les cuisses. « L'Échalas était un véritable géant, il buvait du champagne dans la chaussure de ma mère, tout en criant : C'est moi le meilleur demi gauche de l'équipe de Győr. Mon père lui tapotait l'épaule. Le meilleur demi maladroit. — Ça aussi, c'est bon, s'esbaudit le maître : le meilleur demi maladroit. » Sieur Csucsu jeta un regard de reproche au gardien de but, dégoûté, il redressa la boîte. « À cette époque, je trahissais une forme excellente. » Il opina gravement, et personne n'en doutait.  
  C'est alors qu'entra Gábor Kacsoh, le secrétaire de la KISZ de l'usine, encadré par deux femmes (dont une à lunettes). Avec un large sourire, il dit : « C'est-à-dire : tu es un traître. » Comme il s'installait à la table, sieur Csucsu sauta sur ses pieds. « Assieds-toi », dit sieur Icsi, mais ses yeux n'avaient pas quitté les bocks de bière. « Vous savez, mon ami, ce Kacsoh était une bête fort nuisible. » Combien étrange est son animosité partiale, alors que le salutaire pouvoir du secrétaire de la KISZ saute ô combien aux yeux : rafraîchissements, chaussures de gym, ballons. Et plus ou moins désintéressé, sous l'impulsion donnée par le Mouvement. Moi, c'est comme ça que je le vois. « Mon ami. Oh ! combien de réunions, combien de délibérations, de discussions, de sessions, d'embrigadements, de conférences ont tourné au caquetage vide, et sont devenus l'enthousiaste apparence de la démocratie, ou, si les participants étaient avisés, sont devenus du cynisme appliqué, oh ! combien, à cause de ce type?! Et après de pareils cuisinages syntaxiques — car voilà ce que c'est ! et c'est putassier ! voilà ! —, combien ont laissé tomber d'un geste las : cela aussi, nous l'avons avalé. À côté de cela, est-ce que ça compte si, grâce à un adroit regroupement des factures, la problématique des rafraîchissements... Je suis injuste. » Oui ; pardon, pardon.  
  M'enfin l'atmosphère était devenue glaciale, la soirée était cassée. Un tantinet plus tard, ils cheminaient vers l'école, où l'équipe avait élu domicile. Ils rentraient (chez eux) fort mélancoliques. Leur âme était lourde comme la nuit (elle-même). Sieur Csucsu s'acharnait, impuissant. « Tu n'as pas remarqué comme cette ordure de jusquiame, ce champignon vénéneux, cet ectoplasme, ce maudit parasite était aux anges quand tu as maté sa gonzesse. » Le maître répondit, résigné : « Je ne l'ai pas matée. » (La vérité est que le maître avait jeté un coup d'oeil à la fille à lunettes, celle-ci lui avait rendu son coup d'oeil, puis pareillement, mais en sens inverse, ils avaient échangé un sourire. C'était ce qui avait déclenché les foudres.) L'Ailier-droit soutenait le maître et réciproquement. Celui-là sifflait un blouse haché. Ensuite, longtemps on n'entendit plus que le bruit des semelles. « Quand même, celle à lunettes était correcte. — Correcte », dit sieur Csucsu, prêt à faire la paix. Le maître ne fit que se replier davantage.  
  L'auteur de ces lignes se sent troublé ; est-ce qu'il agit judicieusement, lorsqu'il lève le voile ? « Vous savez, mon ami, il est difficile de s'accommoder des erreurs de l'époque : qui leur résiste se trouve seul ; qui s'y laisse prendre n'en retire ni gloire ni plaisir. » Ha-ha-ha : mais aujourd'hui, il se trouve justement que c'est lui, « l'époque »... Ne faisons de personne un soldat d'opérette à paillettes, aux lèvres peintes, mais l'objectivité est-elle judicieuse si cette personne n'est pas typique ? Malgré tout : je décris les choses comme elles étaient, peutêtre à présent ne font-elles plus honte à quiconque. Bon, et dans le cas du maître, du reste, il s'agit de quelque chose de diamétralement opposé : car qui sait quelle subtile métaphore une nuit de divertissements triviaux peut éventuellement engendrer. Mais dans le cas du maître, du reste, il ne s'agissait pas de cela : simplement, le soir, il faisait la noce avec ses amis pour fêter la victoire (le lendemain matin, ils n'étaient pas à la noce).  
  Dans le bâtiment de l'école, la chaleur bloquée à l'intérieur les frappa. De temps à autre, les radiateurs pleins de mystère claquaient, ils étaient, dirais-je, en activité, la saison de chauffage se prolongeait de façon superflue. Les sportifs se dispersèrent dans les salles. Le scribe fidèle, assiégé par des légions d'expériences vécues, ne pouvait dormir. Il s'égara dans la salle de gymnastique, où l'accueillit une vision terrifiante. Des vêtements, dépouillés progressivement, et une flaque de vomi (dont le nettoyage sans récrimination signifiait 20 forints pour la femme de ménage) montraient le chemin. Le formidable parfum de la mort emplissait la pièce. Je dénichai le maître dans le toit renversé d'un cheval-arçons. Étendu sur le dos, il reposait comme un homme endormi ; la fermeté, et une paix profonde (mon dieu, on peut l'imaginer !) se lisaient sur les traits pleins d'élévation de son noble visage. Son puissant front semblait encore garder des pensées. J'aurais désiré une boucle de ses cheveux, mais le respect m'empêcha de la couper. Le corps, mis à nu, était enseveli dans un drap blanc. J'écartai le drap, et la divine beauté de ces membres me remplit d'étonnement. Sa poitrine était extrêmement développée, large et arrondie ; les muscles des bras et des cuisses étaient pleins et doux ; les pieds magnifiques et de la forme la plus pure ; il n'y avait nulle part sur le corps trace d'embonpoint (sauf peut-être le double menton familial...), de maigreur ou de détérioration. J'avais là devant moi un homme parfait dans sa pleine beauté, et mon enthousiasme à cette vue me fit un instant oublier que l'esprit immortel — le vin, le rouge ! — avait abandonné une pareille enveloppe. Je mis la main sur son coeur — aux alentours le silence était profond —, et je me détournai pour laisser libre cours à mes larmes.  
  La matinée fut triste ; c'est compréhensible. Péter Esterházy, le visage renfrogné et l'estomac en feu, vira dans une large rue qu'on avait défoncée de part en part, on posait de nouvelles canalisations de gaz. (Trait caractéristique de l'état du maître à ce moment-là : lui chez qui la sensibilité sociale et überhaupt le sens des responsabilités sont si grands, lui, face à ces tuyaux étincelants qui serpentaient avec un tel dévouement vers les immeubles neufs, il ne pouvait se montrer content que par transposition, en grommelant : « Quel bordel. ») Il grimpa sur de grands tertres fragiles, puis traversa des fosses sur des passerelles ! Il ferma ses paupières frémissantes, les rouvrit. « Je ne supporte pas l'obscurité », dit-il à sieur Icsi. Sieur Icsi opina, et dit d'un ton de reproche : « J'ai donné vingt balles à la femme de ménage. » Le maître lui lança un regard contrit, le regard pur et dur de sieur Icsi le rafraîchit. Mais son estomac grelottait. Il faisait froid, une matinée grise. Il entra dans le libre-service pour acheter du lait et un croissant géant. Il délibéra : un demi-litre ? un litre ? La femme du libre-service le reçut aimablement, et le maître remarqua séance tenante qu'il manquait un bouton à la blouse de la femme, au niveau du ventre. Le tissu blanc s'écartait de son pendant, formant une sorte de fente propice au lorgnage. Le maître inclina la tête sur le côté, mais il ne put établir si c'était le ventre qu'il voyait ou la combinaison. « Voici votre grand croissant et votre lait, quoi d'autre ? » Lorsque ensuite, le maître se retourna pour regarder à travers la vitrine, entre deux canettes de bière, la femme ne souriait plus ; elle comptait. « Vous savez, mon ami, regarder entre deux canettes de bière sans qu'aucune bascule — ce n'est pas chose facile. » Il pria le gardien de but aux réflexes de tigre de bien vouloir ouvrir le sachet de lait, car lui, même avec des quenottes aussi pointues, c'est en vain qu'il avait déjà mâchonné deux coins. Sieur Icsi porta dédaigneusement la main à sa veste, et avec son mignon canif, cric! il tailla le coin du sachet que le maître avait brutalement mâchonné. Après quoi, ce dernier lampa le lait entre deux enjambées (une goutte ou deux s'échappaient parfois des lèvres, tombaient sur le menton et ainsi de suite), il sentait des mains soyeuses lui caresser l'estomac.  
  Ils arrivèrent au stade et jouèrent le match qui devait décider de la finale. Sur le terrain se déroula une « boucherie » répugnante, les buts giclaient de partout ; il fallait 8 buts pour gagner, et le résultat fut 8 à 1. « Quelle perversion ! On n'a même pas eu le temps de se réjouir ! » Pendant le match, le maître avait déjà pensé, de plus en plus fréquemment, à la petite fraction d'espace carrelée, dont les deux murs opposés s'ornaient d'images : le viaduc de Veszprém (anciennement viaduc de Veszprém) et le château de Fertőd (anciennement château des Esterházy). (Deux photos artistiques.)  
  « Je vais vomir, tellement on a marqué de buts », dit le maître dans les vestiaires, où l'air éventé l'avait pour ainsi dire giflé, et on n'eut pas longtemps à attendre pour qu'il courût aux lieux, que le contenu de son estomac — le lait — fût évacué, et qu'il pressât la tête contre le carreau froid, dont le contact, telle une médication, telle une médication ! — et que, se ressaisissant, regardant dans la cuvette, il s'exclamât : « Comme ça mousse joliment blanc ! Comme une fleur de givre ! — Quand même, n'oublions pas le vin rouge », fit sieur Csucsu, acerbe. Gábor Kacsoh — qui, comme il sentait que les avants ne l'aimaient pas vraiment, ne les aimait pas non plus — siffla : « Pas terrible. (I.e. : pas terrible, les 8 buts marqués !) Pas de quoi pavoiser ! » Sieur Csucsu, comme d'habitude, « bisquait », il envoya le secrétaire de la KISZ se faire. Le maître aussi pâlit (bien que chez lui, pendant cet intervalle, la cause en fût à tout le moins double), mais il gardait encore assez de présence d'esprit pour enlacer sieur Csucsu, et, d'un geste tel qu'il se trouve des gens qui y répugnent, il lui caressa le visage : « T'inquiète, ma colombe. C'est vrai que c'est pas terrible. » Sieur Icsi se tut, l'air sombre.  
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  Quand ils laissèrent derrière eux les immeubles qui poussaient comme des champignons, c'était largement le crépuscule; telle une crue, sournoisement, irrépressiblement, l'obscurité s'étendait, et le maître, à la main son sac de gym, au coeur une tristesse qui se dissipait lentement, descendit de l'autobus (un arrêt plus tôt qu'il n'est « nécessaire » et « recommandé » — si l'on s'approche géométriquement), et prenait la direction de la rue A., lorsqu'il rencontra sieur Sândor, le poète. Le poète fumait, et avec sa cordialité accoutumée il offrit des bonbons soviétiques au maître, des caramels sévérianka, que cependant le jeune maître, invoquant l'état de ses dents, repoussa en remerciant. (Quelle rage de dents il avait eue ! Comme si, ma foi, c'était le nez du maître qui lui faisait mal. Pendant des jours il avait tourné en rond dans la chambre, telle une mouche automnale. Pourtant, c'était le printemps, un merveilleux printemps : des verts naissaient, des jaunes s'insinuaient parmi eux, et des violets, des rouges. Tout cela est ô combien poétique. [À mon avis tout au moins. — E.] Mais le maître ne fit que tourner en rond pendant des jours. Pis. Il s'asseyait sur une chaise, se penchait en avant, enfouissait une joue dans sa paume, et lisait. Et qu'est-ce qu'il lisait! En trois jours, 17 pages des articles de presse de sieur Csáth. 17 ! Mais ça lui plaisait tellement... !) Ils cheminèrent ensemble! Le maître étant d'humeur pensive, sensible, ils n'échangèrent pas un mot ; ce qui est extraordinairement regrettable, si nous l'envisageons du strict point de vue de l'hist. litt. ; aussi le regrettai-je. Néanmoins, quelque temps plus tard, un aboiement féroce les tira de leur promenade béate. Le maître prit peur, contrairement à sieur Sândor, qui affronta les deux molosses. C'était de superbes bêtes, musclées, puissantes, le blanc de leurs dents étincelait de manière provocante. Le maître, avec une mélancolie mâtinée d'irritation, dit : « Quels Prussiens ! » Sieur Sándor regarda les chiens, peu à peu ceux-ci se turent ; pour bouger, ça, ils bougeaient, mais leur gueule restait fermée. Sieur Sándor tripotait son fumecigarette. Il le considérait de son regard extraterrestre, et c'est ainsi qu'il dit : « Quand serons-nous d'aussi beaux chiens ? » Alors le maître regarda mieux les chiens, et là-dessus lui aussi pensa : « Quand seronsnous d'aussi beaux chiens ? » C'est en s'écoutant mutuellement en silence qu'ils poursuivirent leur chemin, et lorsqu'ils arrivèrent à un carrefour — la rue A. débouchait dans l'avenue T. qui tournait juste là —, sieur Sándor prit à droite, et le maître à gauche.  
  Naturellement nous aimerions, c'est-à-dire j'aimerais éviter les mensonges, l'idylle grossière des descriptions du « grand homme en pantoufles » : mais la façon dont le maître, fatigué, sonna en s'effondrant contre le chambranle, et dont Frau Gitti ouvrit la porte, et dont la clarté de la lampe les enveloppa de son rayonnement invraisemblablement mais profondément vrai, et dont la dame, enlaçant le maestro, dit de sa merveilleuse voix d'alto : « Mon chéri » — cela ne peut être tu.  
  Mais le maître était vraiment fatigué. « Il y a de la bière? » Il s'écroula dans l'énorme fauteuil brun qui occupait la moitié de la pièce, ne jeta même pas son sac de gym, se borna à le laisser choir, allongea les jambes, laissa pendre vers le parquet ses mains jetées en travers des accoudoirs. C'est alors qu'il dit : « Ma chérie. » Le visage de la dame s'illumina, sa peau redevint lisse, elle-même s'accroupit, saisit la main du maître, et y posa la joue. « Mon chéri », dit-elle, mais comme elle regardait le maître dans les yeux, elle ajouta : « Tu n'es pas ici. » Le maître releva la tête brusquement, gêné, et marmonna quelque chose. (Voyez, de cela aussi il appert, eh oui, que les artistes ne sont pas des gens ordinaires. Ce geste, comme il avait relevé la tête ! Et ce regard ! Qui à la façon d'un petit oiseau effarouché, volette ici et là ! Comme il se découvre !) La dame ne se fâcha pas, mais s'attrista. « Vous avez perdu? demanda-t-elle enfin. — Ç'a été un carnage », dit avec une noble ambiguïté le maître ès paroles, et il ajouta : « Les hommes à serviette se sont montrés » — sur quoi il sauta sur ses pieds, se rua sans aucune explication dans la salle de bains, et se mit à tailler avec des ciseaux inadéquats l'ongle de son gros orteil qui, eh oui, était assez incarné, et en outre, ébréché par endroits. (« Au royaume des aveugles, les mots sont rois. »)  
 
 
  15. «Mon ami! Nous vivons tous du passé, et le passé nous engloutit », dit sagement le maître, prenant son élan. Les conditions objectives avaient beaucoup changé : le copieux déjeuner avait alangui l'après-midi pascal. Le maître, oubliant la sainteté du jour (mais se gardant de la torpeur rassasiée), rôdait parmi les membres présents de la vieille génération (Jozef Veverka, onc'Ödön, le père) comme un limier affamé. « Mon ami : là où la compassion s'arrête, la mémoire s'arrête » — il hocha la tête pour rassurer les esprits inquiets. Ensuite, non sans un brin de hâblerie, il enchaîna : « Voyez-vous, mon ami, les pierres des papotages ? Tu es Petrus, et sur cette pierre je bâtirai mon Église. » Il se faufila en silence.  
  « Tu sais, Péter — onc'Ödöôn s'adressait à lui après un persévérant furetage —, moi, tu permets, j'aime de beaucoup la messe en musique. Parce que ça me met dans un tel état d'âme. » Le regard du vieux monsieur se faisait tantôt vague, tantôt perçant : il oubliait quelque chose, et se rappelait quelque chose. Le maître, excellent connaisseur de l'âme et de l'homme, sut le discerner illico (il ne se laissa pas entraîner dans cette grossière impasse : à savoir que le « vieux piquait un roupillon » ou « aimerait piquer un roupillon »), et comme il était fachmann des hommes et de ce qui leur arrive : des histoires, il entra en action. Il dit à voix basse : « Ça ne devait pas être facile. »  
  Onc'Ödön releva brusquement la tête, et posant son regard clair sur le maître, il sembla que l'opportunité s'effondrait, et que le vieux allait aussitôt demander, un peu ahuri : « Quoi ? De quoi tu parles ? Qu'estce qui ne devait pas être facile ?» — mais au bout d'un moment qui sembla à la fois trop court et trop long, il cligna platement les yeux, tel un crapaud paresseux, le long de sa paupière roula pour ainsi dire une loupe de bonne taille, « s'arrêtant court » dans la haie fournie des cils : « Ce n'était pas facile. — Nous autres, nous n'en avons même pas idée, fit le maître, effronté. — Eh oui, aujourd'hui, c'est devenu inimaginable. Disons, 1000 kilomètres à pied. — Fichu auto-stop », dit sieur György, une Marlboro courte à la main, avec cette arrogance désabusée qui, quoique pure et — insistons, insistons, insistons — bien intentionnée, néanmoins, avec ses nécessaires partis pris et exagérations, favorise l'affrontement des générations, l'édification de cloisons, et de ce fait est problématique. Alors que le maître, avec sa discrète exigence d'absolu, était en plein effort de communication. « Ne capitonnez pas, lieber Freund, surtout pas. » Le grand cadet s'enveloppait de grands ronds de fumée bleuâtre. Sieur György aime et sait trinquer. Le maître se souvient que sieur György, dans sa petite enfance, se sentait déjà à l'aise parmi les adultes.  
  « 1000 kilomètres, mais tu ne pouvais pas te reposer. Celui qui s'arrêtait une seule fois était fini. Là-bas, nous passions à côté d'hommes gelés. Il y en avait, tu permets, qui vivaient encore. Mais làbas, il n'y avait plus de secours. C'était déjà assez de nous trimbaler nous-mêmes. C'était un devoir de survie, tu permets, on peut le dire à bon droit. Nous mangions l'écorce des arbres : bouleau, platane, acacia. Le meilleur, c'est le bouleau, l'acacia est sec. Pendant que nous nous repliions, nous avions pris un partisan. Je suis là, dans la grande plaine, avec un unique partisan. » Onc'Ödön eut un rire chevrotant. « Nous avions besoin de ça là-bas comme, à toi n'est-ce pas je peux le dire hardiment, en fin de compte tu es déjà père, nous sommes entre hommes, comme Juliette du plat. (De nouveau la « chèvre ».) Mon commandant s'approche de moi, un gars solide, de Somogy. Enseigne ! Qui est-ce? Je lui dis que c'est un partisan. Un partisa-han?! Et il est encore en vie ? Oui. Liquide-le immédiatement, veux-tu. » Onc'Ödön tendit le bras. Le maître, obligeant, leva le verre pour lui, et sieur György prit soin du contenu d'icelui en grand seigneur. (Oui, oui !) La pointe de la moustache trempa dans le vin. « Le partisan, à votre santé, bon petit pinard ! de Budafok ?, le partisan savait de quoi il retournait. Je l'ai regardé au fond des yeux, dedans il n'y avait aucune haine, et luimême a senti que je voulais le sauver. — Et... — le maître s'agita sur son siège moelleux —, vous avez réussi ? » « Vous savez, mon ami, j'avais mis le vieux tout à fait en confiance. Moi, je savais... Moi, à sa place, je me serais menti à moi-même, enfin plutôt... à lui. » Onc'Ödön eut un geste très humain d'impuissance. « Tu permets, n'est-ce pas, en lâcher un comme ça, là-bas, c'était impossible. Et n'oublions pas : si je le lâchais, sans tarder il se remettrait à tirer sur des Hongrois... Il me regardait, il se fiait à moi. Moi aussi, je respectais son courage. Nous étions des soldats. Sur ce le sergent s'amène, je lui demande de s'en charger. Il s'en est chargé, bien entendu. Ils se sont éloignés de la route de quelques pas. Il a tiré. Le partisan était toujours debout dans la neige. Espèce d'âne, ai-je hurlé, hors de moi. Tu permets, en un tel moment, en une telle situation, se tromper : c'est un crime capital contre la peur de la mort. » Cette fois il reposa le verre : aussitôt, sieur György combla le manque. « Je lui ai passé mon pistolet, avec celui-là, il a réussi à en finir avec lui. »  
  Le maître s'enfonça dans son fauteuil, à cet instant il ressentait fortement : lui et le monde : ça fait deux. Jozef Veverka les rejoignit, l'air sombre et mystérieux. « Comme une pandanus veïtchi crevée, haha- ha », avait ricané le maître en une autre occurrence. Ça n'arrêtait plus. Les sons parvenaient de loin au maître, de très loin. Jozef Veverka, dans une brève introduction, avait cru se souvenir de la mère du maître, avec qui il avait peut-être été en captivité, après le conflit mondial affecté de tel ou tel numéro (« Quelle gaffe, Péter ! Ce pauvre Veverka ! Et l'autre fois, il me raconte qu'il a du sable dans les urines, est-ce que j'en ai, moi ? »), puis, choisissant le maître comme auditeur représentatif, il poursuivit (« il renchérit ») : « Ce froid, mon fils, ça, c'était du froid, mon défunt frère cadet Lexi, tu as peut-être vu la photo, grand-père aussi est dessus, eh ben même là-bas, sa moustache était aussi longue, et comme nous faisions la queue pour le petit déjeuner, la fille de cuisine avait jeté son dévolu sur Lexi, et celui-là, du reste un fier garçon, comme tu as pu voir sur la photo, il retrousse sa moustache, et la fille éclate d'un rire infernal, eh oui, la moustache était restée dans la main de Lexi, elle s'était cassée, tellement il faisait froid, plus tard, bien sûr, Lexi a coincé la fille dans les fourrés, car enfin ce n'est pas la moustache qui compte, on a même eu du pain en rab, on arrivait à peine à le planquer, il faisait un de ces froids, un froid de loup comme on dit, et les Russkoffs sont arrivés comme des sauterelles, plus les poux, aujourd'hui encore je me réveille en sursaut à côté de ma moitié, et je les vois défiler lentement dans la pièce, et même que ça me gratte pour de bon, peut-être un genre d'eczéma, Lexi bien sûr n'a pas attrapé d'eczéma, parce que la fille de cuisine le cachait chez elle... — Allons, le père », geignit Mme Veverka. Jozef Veverka ne broncha même pas. « ... seulement l'ancien commandant, qui avait également des histoires de coeur avec la fille, a ouvert la porte juste sur eux, il s'est mis en colère, ça, n'est-ce pas, on le comprend, il a chassé Lexi, ce n'était pas encore un grand mal, car tu connais le dicton, n'estce pas : vous trépasserez d'ici peu, mais ne vous tourmentez pas, votre bien-aimée est fidèle, seulement comme la fille était bien avec le magasinier, il lui a procuré de l'eau-de-vie, ensuite Lexi, éméché, n'a rien trouvé de mieux que de dire au commandant : La médaille d'argent aussi est brillante, grand chef, sur quoi l'autre l'a abattu, pourtant Lexi était un bon garçon, et moi, je me suis enfui, les paroles du vieux Pedro m'ont beaucoup aidé, Pedro qui était mort dans mes bras, parce que je l'avais abattu, la guerre est si cruelle, mais enfin soit c'était moi, soit aucun de nous deux, car à l'époque ça marchait encore comme ça, nous savions encore que, si nous utilisions la porte d'une maison paysanne comme planche à lit, alors il fallait que nous remettions la porte à sa place avant de quitter le village, sûrement pas de magot, mais oui et non, il n'était même pas vraiment fâché contre moi, le cher vieux, eh ben c'est lui qui m'a dit : Retenez bien ça, mon fils, où que le soldat se trouve, le nord est devant lui!, aussi suis-je revenu, aujourd'hui encore j'ai ma gamelle, elle m'a sauvé la vie, à chaque anniversaire de mon retour, aujourd'hui encore, elle est là sur la table, on ne peut plus manger dedans parce que la balle l'a transpercée, mais nous y gardons les gâteaux, si vous venez il y aura des roulés au fromage, que tu aimes tant. »  
  Jozef Veverka détonnait un peu. « Il ne fait pas dans la dentelle », marmotta sieur György, et il versa. « C'était bien, le père. » Mme Veverka caressa la main de sa moitié. « Ça, mon ami, c'était bête à pleurer. Seulement, à ce moment-là, j'étais déjà anesthésié. » Onc'Ödön, vexé, s'était tu un court instant. « Chez les aviateurs, parce qu'on m'avait muté chez les aviateurs, on disait toujours : lever matinal : à cheval ! Sous le cheval, faut-il le dire, on n'entendait pas par là un vrai cheval, mais l'appareil. Le zinc, tu permets. Pauvre fils du pauvre Horthy. Tu permets, c'était juste mon centième décollage à 45 degrés. » Onc'Ödön but une gorgée. « Sans aucun doute, ç'a été un grand combat avec l'Anglais. Tantôt c'était lui qui me culbutait, tantôt c'était moi qui le culbutais. Tu permets, j'appuie sur le bouton de la mitrailleuse, et puis rien, je bourdonne au-dessus de l'Anglais et rien. Et l'autre, tu permets, lève les yeux, l'air complètement ébahi, que se passe-t-il. Je lui montre que les munitions sont épuisées. Tu permets, nous étions là à hausser les épaules, quand finalement, j'ai pris la caisse à outils, et avec ça... ! Dans le mille! » Veverka se borna à dire : « Moi, à l'époque, je faisais mes classes chez maître Santelli... » Les deux anciens combattants, selon la bonne habitude hongroise, se montrèrent d'abord de sensibilités opposées, ensuite ils identifièrent les lieux (par ex. Dobrudja), les dates, les commandants communs (par ex. le jeune capitaine Mányoky), puis ils unirent leurs forces pour vider les Russes du pays, en tout cas du château de Buda, reconquirent la Hongrie septentrionale et une partie considérable de la Transylvanie, Dieu soit loué.  
  Entre-temps tant' Lila, cette femme élégante, fanée, enrichissait elle aussi la palette. Elle parlait à Jozef Veverka, d'un air un peu supérieur. « Il est absolument certain que le jardinier voulait la dévorer. » Veverka écoutait puissamment. « Il n'écoute jamais quand je lui parle », s'était plaint plus d'une fois le maître à sa femme. « En effet, alors qu'elle se promenait dans le Parc de la Ville pour prendre un peu l'air, je crois qu'à vous justement (??? — E.), je n'ai pas besoin d'expliquer ce que signifie un après-midi entier passé au milieu de tous ces abrutis dans cette fumée de cigarette compacte, elle venait de tourner dans le sentier qui longe le bassin à poissons, ah, comme elle sait bien raconter ce qui lui est arrivé, par exemple elle a dit : charmant sentier, je lui demande, pourquoi tu n'écris pas, mais elle se contente de faire un geste de dédain, mais que cela, Péter, ne t'influence pas, bien que je ne comprenne pas toujours tes histoires à première lecture, donc elle longe le bassin à poissons, elle jouit du crissement des pierres sous ses pieds, lorsque, mais vraiment tout près d'elle, un outil de jardinage a atterri, elle a eu un haut-le-corps, et alors elle a remarqué que dans les buissons, par là il faut imaginer des broussailles à la méridionale, il y avait le jardinier, et qu'il la regardait férocement... Même indépendamment de cela, sa situation est très pénible. Et le garçon qu'on lui a donné pour l'aider, c'est aussi un Noir ! Et le climat ! Et puis, seule... pour une femme... vous me comprenez certainement! »  
  « Ah ! çà, et votre oncle Ödön. Il vaut son pesant d'or. — Qui l'eût cru, dit aimablement le maître. — Son pesant d'or? demanda sieur György, comme s'il n'était vraiment pas au courant. — Ma parole. Quelle trouille nous avons eue. Il arrivait que des officiers de l'étatmajor allemand se rencontrent chez nous... pour discuter les détails avec Horthy. Le vieux, remarquez, s'est comporté très loyalement. Bien sûr. M'enfin, qu'est-ce que vous en savez, vous autres. Donc, les officiers de l'état-major... j'avais beau essayer de détendre l'atmosphère, Bacardi, un disque, mais alors, ces gueules steif... j'avais à cette époque un pêcheur des marais, le vieux père Feri, de Râckeve, qui avait apporté une carpe et un silure magnifiques, tellement exquis... n'est-ce pas, Ödön ? — Quoi ?! — Les silures ! — Ah ! oui. Ces petits silures ridicules, et aussi ces carpes de rien du tout, je crois. » Tant' Lila fit un geste de dédain. « Au demeurant, des hommes grands, cultivés. — Et des soldats ! C'était quand même des officiers, ça se voyait. — Alors, je peux continuer... nous échangions des propos réservés, lorsque est sorti de la salle de bains, j'insiste, de la salle de bains, le Führer, Hitler. Ce fut épouvantable, et faut-il le dire, tellement mondain ! Heil ! tout le monde a sauté sur ses pieds pour le salut forcené, moi de même, on avait été dressé... et ensuite applaudir... mon dieu, quand on y pense, quels réflexes nous avions acquis ! rien que ça, c'était quelque chose !... pour en revenir aux fous, aux soldats, nous sommes restés longtemps le bras levé, moi, je glissais des regards furtifs en dessous (" sous son aisselle ! quelle broussaille, quelle broussaille! "), et j'ai saisi au vol les coups d'oeil qu'ils me lançaient parce que le Führer sortait de ma salle de bains : j'y ai vu de la crainte, du respect, du mépris. » Cela préoccupa grandement le maître : les trois en un seul regard, ou séparément ? « Bien sûr, c'était votre fou d'oncle Ödön qui s'était grimé. C'était une situation très peinlich. Notez que Hitler avait 7 doublures, 7 acteurs. Bien sûr. J'ai connu personnellement l'un d'eux, celui qui a fait l'Anschluss. Bien sûr. Beria aussi avait sa doublure. Au procès, c'était déjà lui. Pendant des mois, il avait appris son rôle, à ce qu'on prétend, c'était quelqu'un de prodigieusement bête. Bien sûr. L'acteur... Mes Allemands, du reste ils comprennent difficilement la plaisanterie, on n'a guère pu leur expliquer que ce n'était pas de l'irrespect de la part de mon mari, mais juste le contraire, une marque de déférence. L'atmosphère est devenue tout à fait glaciale, je pouvais toujours essayer les disques de Karâdy, les spécialités du traiteur Erdbeer, en vain, pis, pendant des jours et des jours, nous avons craint qu'on sonne le soir à notre porte. » Sieur Marci, avec une charmante naïveté, demanda : « À l'époque, l'ávó (Ávó : pratiquement, petit nom des organes de la Sûreté de l'État communiste : comme nous le savons bien. Après la guerre, c'étaient eux les sonneurs, à l'aube ils sonnaient ici et là, et ensuite ils emmenaient ceux qu'ils avaient trouvés. Trouille sonnante — il y a un terme technique est-européen pour ça.) existait déjà?» Plaisant; intéressant ce qui se dépose dans une âme d'enfant?! (Évoquer ça, n'est-ce pas, maître? « Chut. »)  
  Dans' le sillage de la main bénie de dame Gitti, le café noir dégageait un parfum excitant. D'après la mère du maître — et Frau Gitti partage cette opinion —, c'est avec du café de troisième catégorie qu'on fait le meilleur café. « Meilleur que le Meinl! »  
  Le maître et son géniteur aux cheveux gris se retrouvèrent l'un à côté de l'autre. (Ça arrive.) Un silence d'une seconde les isola des autres ; le plus jeune s'adressa ainsi au plus vieux : « Mon petit pater, de toi aussi je ferai un motif littéraire. » Il ne poursuivit pas. « Merci, mon fils. Qu'est-ce que tu bois ? » Il fit signe à sieur György — qui assumait, même dans le civil, son rôle de bistrot —, et celui-ci versa aussi bien du whisky que du vin rouge, fourni grâce aux pieds magiques de sieur Marci. (Et quelle chaîne d'allusions délicatement impitoyables — l'un et l'autre sont le privilège de l'art, même si non exclusif !) « Ah, die guten, alten Familien », pantela quelqu'un derrière « son bastion de poudre de riz ». C'est alors que le géniteur du maître adopta l'expression destinée à dissimuler de grandes espiègleries. « Ancienne familia ? Cela signifie deux choses. — Il s'agita un peu sur son siège, de façon circonstanciée. Un autre, en pareil cas, se met à bégayer (pour mieux attirer l'attention). — Deux choses : le caractère bénin des événements guerriers — devant les regards d'incompréhension, le maître inclus, il souffla : " que la famille ne s'éteigne pas " —, ainsi que le talent, les scrupules de l'employé aux archives de tous les temps. » Et après cette ciselure, le coup de massue : « Car, mes chers, moi, je n'ai pas encore rencontré d'homme qui n'ait eu père ni mère. » Ainsi parla le père vieillissant, en qui les éléments plébéiens (façon de se moucher, etc.) étaient très actifs. Bien sûr, aujourd'hui, il lui est facile d'être plébéien, alors que c'en est fini de tous les domaines et tutti quanti, je n'irais donc pas jusqu'à croire que le géniteur du maître ait abattu les barrières de classe, il est vrai qu'il n'est pas vraisemblable qu'il y ait eu une réelle exigence.  
  Oh, l'histoire, ce grand maître farceur ! Le père du maître savait : ce qu'est : la richesse, et ce qu'est : la pauvreté. (L'homme aux cheveux gris, comme il le formulait spirituellement : est le martyr du mouvement ouvrier. Mais pas de confusion : ce n'est pas grâce à cela qu'Esterházy a pu entrer à l'université, que non.) « On nous avait logés chez un koulak », enchaîna le géniteur du maître, tandis qu'il remuait son café. (« Fort impressionnant, mon ami », dit le maître, les lèvres serrées.) « Mère-grand! Le caoua est vraiment excellent », mais la destinataire, sans que l'expéditeur les voie, fit une grimace et un geste de dédain, et peut-être à juste titre, car le géniteur du maître loue tous les plats en chiffe molle. « Vieux, tu es quelqu'un de cassé », avait dit l'un des fils lors d'une scène qui avait éclaté autour d'un plat incroyablement brûlé : vis-à-vis d'un tel plat, un homme de bon sens soit jure, soit — si c'est un grand caractère ou s'il est bien dressé — se tait.  
  « Le plus fameux des hommes chez le plus fameux des fermiers », proclamait le vieux paysan, lorsqu'on épiait encore avec une certaine animosité les Budapestois. Mais les parents du maître sont, en raccourci, des types sympathiques, et comme le malheur commun rapproche les gens différents... Oh, l'enfance du maître : le comitat de Nógrád : le « pays courbe ». Le doux clapotis du ruisseau Kék, les forêts qui bruissent au loin, les prés soyeux des Palóc et ces fleurs de l'âme : les chants et les contes ! Le soleil brûle, tout s'embrume de chaleur, la poussière s'élève, et les balles de foin! Comme elles piquent ! « Je me souviens des machines ! Vous savez, il y avait de si grands engrenages. » (Il se peut que son attirance pour les « engrenages » vienne de là, de la batteuse en question ?!) « Et je me souviens d'une surface bétonnée et de la bascule. Et sur le béton, de quelques bottes de paille éparses, boueuses ou, hum, bouseuses — ça, de cette distance, c'est vraiment difficile à établir ! » Le géniteur du maître fut très tôt entraîné par la classe ouvrière à s'endurcir : aujourd'hui encore, on lui voit le grand dentelé, qui s'est si joliment développé grâce aux travaux de dépiquage. Comme le monde change, et comme il est pareil : le maître aussi a un grand dentelé, je veux dire par là qu'il se voit : le maître l'a acquis dans un camp pour la jeunesse, car il y faisait 100 à 150 pompes par jour — 126 était le quota journalier —, et pour que l'ensemble soit encore plus précis, et en même temps d'un décousu pléthorique (« utilisable ! exact ! ») digne du maître, il en fut ainsi parce que les travaux de terrassement pour lesquels ils avaient été embauchés, du fait de la pénurie d'outils — même pas de pelles, seulement des manches de pelles ! —, leur avaient échappé.  
  Un seul exemple de la grande intelligence du géniteur du maître. La situation est rustique. En mince chemise délavée — ayant viré du brun au gris — (il put prendre encore une fois connaissance du toucher de ces chemises lors de son service militaire), en pantalon de chanvre flottant, l'intellectuel à l'âme raffinée se tient là avec ses deux doctorats, et seuls les lunettes et le front sacrément hétérodoxe trahissent peu ou prou son visage de paysan fatigué, bruni par le soleil, et le cher homme, cette formule complexe, là, dans une situation simplifiée à l'extrême : il n'y a pas de pain (celui qui figure dans le Vaterunser).  
  Devant la maison du conseil municipal s'alignaient les cuivres, devant la boutique, les gens. Le maître tenait la main de son père, laquelle main paternelle était puissante. (Robuste complexe paternel qu'a le maître — situation actuelle ! — avec ses petites mimines de rien du tout. Une chose intéressante! — Ça tombe bien pour ce désir d'élucidation. — Le géniteur du maître, contrairement à ceux de sa propre génération, n'était pas victorieux, de même que la génération du maître et le maître lui-même. C'est pourquoi la lutte éternelle, mythique contre les pères, dans notre cas, prend un caractère individuel, qui ne plisse que la surface.) La main puissante serra la sienne, n'annonçant rien de bon. Jamais cette paume ne transpirait. Tenez : par contre, ce sont les pieds du maître qui ne transpirent jamais. (On peut regarder les semelles à l'intérieur ! Pas un brin de « brunissement »! Et, mille pardons, de parfum non plus.)  
  Tout étincelait, sauf la poussière. De la bouche des individus en uniforme poussèrent de grands tuyaux jaunes en vrilles, qui s'élargirent ensuite (comme s'ils se penchaient hors d'eux-mêmes), telles des fleurs de courge. « Miouzik », dit le père du maître d'un ton menaçant. La queue progressait lentement. Puis, quand ce fut enfin leur tour, et que le petit nez du maître, encore peu remarquable à l'époque, aspira l'odeur du pain frais et de la farine voltigeante, la triste vendeuse dit : « Les Budapestois, seulement quand... » Aussi le père du maître flamboya-t-il, « la pommette bougea », mais les deux gendarmes immobiles firent leur effet. (Les jumeaux Gyöngy. Le Feri et le Józska. C'étaient des gars forts comme des boeufs. La charrette sortie de l'ornière, etcétéra. Le Feri était très intelligent, il avait failli être curé. Grâce à son âge, il aurait pu le devenir, seulement il s'était amouraché de la contrôleuse du car. « Une gueuse de Budapest. » Il avait plaqué la prêtrise. Et le Józska était fantastiquement bête. Mais leurs visages étaient tout à fait pareils. C'était lui qui surveillait le Feri, pour qu'y fasse pas d' bêtises. « Dans la mesure du possible, le village les aimait. Parce qu'ils n'essayaient pas de profiter du malheur ; l'un était trop intelligent, l'autre trop bête pour ça. ») Pourtant, voilà-t-il pas que, tandis qu'ils étaient là, telle une armée en déroute devant la fanfare, dans la main du géniteur du maître, dans la toute-puissante, il y eut deux domôs. (C'était ainsi qu'on appelait les quignons de pain dans ce coin du pays palôc.) Tout de même, les gens s'entraident. « Regarde un peu par ici, mon petit bêta » — le père glissa un domô dans chacune de ses mains (et voilà le détail ingénieux, l'exemple parlant et agissant jusqu'à aujourd'hui : le maître fait de même avec sa fille Mitotchka, en tant que père désormais ; non qu'il veuille suivre en tout son père, oh non ; « non ! non ! non ! » — m'enfin, ça marche toujours de façon si mesquinement cruelle) —, « regarde un peu, mon petit bêta, choisis une main. » Le petit Péter — description acceptable quant à l'âge —, avec une impulsivité enfantine, tapa sur les deux mains. Comme s'il avait senti l'indirecte, bienveillante patelinerie? Ç'aurait pu être un triste clin d'oeil entre ces deux générations : la vie n'est pas toujours aussi lumineusement équitable dans le malheur que ces deux domôs. Qui peut le savoir aujourd'hui. « En vérité, je vous le dis » (un mot du maître), pas même le maître. Après quoi — et pendant ce temps on entendait la musique, la musique (« par ex. la marche de Rákóczi ») —, le père expliqua les règles, le maître choisit selon les règles — et gagna ! « Ça, mon petit bêta, tu es né chanceux » — et visiblement, il se réjouissait beaucoup de la chance de son fils.  
  Le pain lui a souvent donné du souci. (Aujourd'hui encore, dans l'abondance, le maître ne jette pas de pain. On le lui a martelé. Il ronge, ronge les croûtes desséchées, et hurle contre sa famille, lorsque celle-ci pèche contre le pain sacro-saint. C'est un trait sympathique chez lui.) De nouveau la queue ! Cette fois, le maître s'agrippe à la main de son grand-père. Ça, c'est un spectacle, la façon dont le vieux comte se promène dans le jeune, vigoureux, mais, comme le veut l'époque, quelque peu virulent socialisme, en culotte, l'inévitable béret sur la tête ! Moi, je crois que le grand-père du maître était équitable (« Mon ami ! Nous n'allons quand même pas nous vanter de son exclusion du Casino ! »), mais il n'était pas devenu un fils du peuple, terme qui pouvait déjà s'appliquer au géniteur du maître. La chose n'était pas sans conséquence, même pour le pain. La vendeuse dit qu'il n'y avait pas de pain, qu'ils achètent des biscuits. L'aristocrate la remercia de l'information, et éclata doucement de rire : « Exactement comme au temps de Marie-Antoinette. » (I.e. s'il n'y a pas de pain, qu'ils mangent de la brioche, fit la reine.)  
  Mais le premier ministre d'antan (1917) eut encore l'occasion de tracer bien d'autres parallèles amusants entre le présent et le passé. Bien des attaques injustes — restant bien sûr dans la sphère personnelle, car tout ce sang et toute cette sueur qu'a fait couler la famille Esterházy, en tenant son rôle qui procédait de la place qu'elle occupait dans la pyramide féodale, tout cela ne peut être contrebalancé par les aspirations progressistes qui se manifestent dans certaines strates et périodes (révoltés kouroutz, mécénat, etc.), tout cela mérite que l'histoire fasse justice, donc, en ce sens, le comte essuya bien des attaques injustes, à cause de son aristocratie représentative. — Pour user d'un raisonnement tranchant comme la hache et en quelque sorte culinaire, « au fond, on peut rapprocher ce phénomène du grossier concert de sifflets accueillant, mon ami, Bene entrant sur le terrain. » Alors que ledit footballeur, dans la force de l'âge, était un excellent avant — je le concède, dans l'équipe du Ministère de l'intérieur —, il se défonçait sympathiquement, n'était pas grossier, ne faisait pas de cinoche, etcétéra. — Chose qui n'aurait jamais pu arriver au géniteur du maître, en pleine rue, sous quelque fallacieux prétexte, devant beaucoup de monde, Szabó le Boiteux au pied-bot lui passa un savon. Le grand bd homme, la main de son petit-fils dans la sienne, restait là dans le cercle formé par les gens, sans pouvoir parler, tandis que Szabó le Boiteux l'injuriait. Le petit Péter parvint à le tirer de là, et les gens, sans un mot, les laissèrent passer tous deux ; pas seulement, bien sûr, parce qu'ils avaient senti l'appartenance du petit garçon — du maître —, mais parce qu'eux aussi détestaient Szabó le Boiteux. Lui, il n'était ni intelligent ni bête, mais madré.  
  Avec ce Szabó le Boiteux, le père du maître eut ensuite maille à partir. Un beau jour, le père était dans le milieu rural déjà indiqué, en godillots, sans chaussettes. Quel âge pouvait-il avoir ? Peut-être 34 ans. Un candide. Et devant quoi l'avait placé la tempête de l'époque... ! « Aujourd'hui, mon ami, seul le séchoir à cheveux est tempétueux. Mais ce n'est pas nécessairement un mal ! » Bien sûr, le maître en parle à son aise : avec ses cheveux longs ! Le jeune homme était donc là, avec de lourds — on peut les regarder ! —, lourds faisceaux de muscles dans le dos, car alors, depuis des années déjà, il avait délaissé la vie feignante, friponne des seigneurs, et il travaillait soit à la melonnière, soit à l'aire de battage, en simple paysan, faisant fructifier en ces lieux sa culture acquise, son intelligence innée, ses doctorats. « Le cantonnier retors, mon fils, a déniché une plaque d'acier pour y répandre les pierres. » S'approcha d'eux une sainte vieille toute ratatinée. « À Hatvan, à côté de la grande église. » Elle regarda à droite, elle regarda à gauche, elle conspirait. « Allez vous agenouiller su' 1' deuxième banc à partir du confessionnal, y a là quèqu'chose, contre un pater. » « Hein, mon petit bêta, vous n'aviez encore jamais mangé autant de poulet que cette fois. »  
  Aujourd'hui encore, c'est le géniteur du maître qui achète les melons pour la famille. Il les ausculte comme un médecin, puis il choisit. « Toquer avec le dos du couteau ; s'il sonne creux, il est mauvais. » Excepté le cantaloup de Zardeck, celui-là est plus petit. Bien sûr, le grand Zardeck est plus grand. « Le saisir à pleines mains, s'il se craquelle : le Zardeck est mûr. » Rafraîchi, c'est un aliment délicieux. « Le grenu, celui-là est bon. » Et si, le soir, sieur György se met à dénigrer à grand bruit le fruit peut-être en effet un tantinet avancé, il dit modestement : « Croyez-moi : c'était encore celui-là le meilleur. — Saint Laurent a pissé dedans », réplique sieur György, qui aime avoir le dernier mot. Et si, sur ces entrefaites, la mère en a assez d'entendre des mots inconvenants, et perdant patience, se met à rosser l'énorme superficie de sieur György, qui pendant un moment supporte en riant le jeu des frêles mains féminines, oui-da, il finit ensuite par s'en lasser, attire sur ses genoux la mère qui se récrie. « Te mets pas en rogne, maman-poule », claironne le garçon, son intention étant de l'amadouer, mais comme si souvent, ne parvenant qu'à dépasser les bornes.  
  Donc, le géniteur du maître se tient dans la cour du « plus fameux des fermiers ». (One' Ödön s'était retrouvé dans la maison voisine. Chez une ex-maquerelle, qui divertissait l'homme toujours élégant par son dialecte faubourien de Józsefváros. « Comment ai-je pu en venir, tu permets, à ce genre de personne. » Extraordinaire. Les raclements sonores, pleins de vie de la dame, au fond, il n'était jamais parvenu à les lui pardonner, même après qu'elle lui eut sauvé la vie. La dame avait corrigé une erreur judiciaire en le cachant. Sans compter un faux témoignage. Elle avait dû tomber amoureuse d'onc' Ödön, comme la plupart des femmes.) Le koulak n'était justement pas chez lui, car il était en prison. (« Le nombre des " était " est rassurant. Le style étincelle, l'Histoire progresse. Et mon histoire. » Plaisant.) Il avait dissimulé du vin. Il ne l'avait nullement laissé dans la cuisine, en face du fourneau, là où l'on ne cache rien, où c'est bien en vue, non, au contraire, il l'avait dissimulé comme il se doit dans le fumier. C'est ainsi qu'on l'avait trouvé. — Quand il sortit de prison, l'homme grand, corpulent, s'arrêta devant le géniteur du maître. Sa voix tremblait d'émotion. « Regardez, mais regardez, monsieur le professeur, ce qu'ils ont fait à mes mains. » Et il les montra, et il était secoué de sanglots. « Dans mes vieux jours. » En prison, ses mains (les cals, etc.) s'étaient affinées, et le pire, c'était qu'elles avaient blanchi, car elles n'avaient pris le soleil qu'épisodiquement. (Emprisondiquement ; pardon.) « Regardez donc, monsieur le professeur, mais quel homme je suis, moi ? ! »  
  Les pieds du géniteur du maître bougeaient nerveusement dans les godillots plus grands que nécessaire, alors qu'il a de fort grands pieds. (Et ceux des sieurs György et Marci ! Les magasiniers les tournent et les retournent en secouant la tête. « György ! Il n'y a pas d'avirons avec ? ») Il ôta ses lunettes pour nettoyer la poussière, les frotta dans sa mince chemise aux manches retroussées. C'est de cette façon que, en une occasion ultérieure, il a dû essuyer aussi la sueur. Son grand front illuminait quasiment la cour. Quant à son cou, il était brun-rouge, comme celui des paysans. Son pantalon était retenu par une ficelle. Le secrétaire du conseil municipal, Szabó le Boiteux, aurait aimé les déloger de chez le koulak, et les mettre dans une maison de torchis au bout du village, afin qu'un parent (de Szabó le Boiteux) puisse emménager : telle était la situation. Pourtant, les conditions de logement étaient déjà...! Le grand-père, la terrible arrière-grandmère, Jolánka, le géniteur du maître, sa mère avec sieur György dans son ventre, et le maître ! Tout cela dans une pièce.  
  « Je n'irai pas là-bas. — C'est une très bonne maison. — Alors, qu'il y aille, votre bonhomme. — Je ne vais quand même pas y envoyer un travailleur ? ! » Comme on le voit, il s'était coupé. « Et moi alors, bon dieu, je suis quoi?!» hurla le père, car il n'était calme qu'en apparence, en réalité il était très énervé. « Petit pater, la pommette bougeait, hein? ! — Oui. »  
  À côté de Szabó le Boiteux se tenaient deux conseillers municipaux, mais l'un d'eux n'était autre que le chef de brigade du géniteur du maître. « Père Dani. Allez. Dites-lui donc : comment je travaille, moi ? » Le géniteur du maître mettait le paquet. Mais Dani Condebois se taisait. « Petit pater, c'est le comble, ce Condebois. » C'était son sobriquet ; c'était lui qui confectionnait la tourte pour les noces, les fêtes. Le vieux s'asseyait sous le portique ou sous les acacias, le mortier de bois entre les genoux, et il cassait des noix, tant et si bien que ses oreilles en vibraient. Alors évidemment, ce mouvement, de haut en bas... peut-être est-ce compréhensible... Mais Dani Condebois se taisait. Le géniteur du maître s'empourpra. « Qu'est-ce qu'il y a, père Dani?! Crénom! Mais dites-lui! Dites-lui comment que je travaille, moi ! » (Le géniteur du maître est très fort pour le travail. « Vieux, tu es un grand capitaliste ! » dit sieur György, quand la parole paternelle flétrit l'intensité de travail de quelqu'un. « Un toucheur de bestiaux capitaliste. — Le travail est fait pour être fait » — le parent hausse les épaules ; mais il y a là une sorte de fierté — naturellement combattue et subie — qui énerve la jeune génération, les frères.) « Te fâche pas, pater, mais qu'est-ce que tu espérais de cette bataille de définitions ? » — Il faut bien que jeunesse se passe.  
  Dani Condebois baissait la tête. Il rougit, chose rare dans le cas d'un Hongrois adulte de son genre. « Ne me cherchez pas, vous aussi, monsieur le professeur. » Il y eut un silence, seuls les animaux faisaient du bruit à l'écart — et peut-être le petit maître pourchassait-il une poule ou autre bricole. Mais comme le regard du géniteur du maître ne diminuait pas d'intensité, le petit vieux releva brusquement la tête, affronta durement ce regard — le soleil traversait ses grandes oreilles. « Putain de vie de merde ! » cria-t-il, et il se précipita hors de la cour.  
  « Si vous ne partez pas — Szabó le Boiteux haussa les épaules, ennuyé —, je fais disperser votre fourbi. — Que quelqu'un essaie un peu d'y toucher, dit le géniteur du maître à voix basse. — Vous avez reçu le papier officiel. C'est moi qui ai mis le tampon dessus, fit l'autre, mais il recula. — Regardez voir par ici », fit le père du maître, et il se tourna vers la mère du maître (qui se tenait là en étrangère ; en étrangère intéressée par les affaires courantes), et lui demanda d'aller chercher le papier de déportation, ce papier de poids. « Regardez voir. Vous savez sans doute lire. » L'homme en passe d'être promu de comte à travailleur y allait un peu fort. Il fourra le papier sous le nez de Szabó. Le maître se souvient très bien de ce (ou d'un : tel) vieux nez cabossé. Cette cavalcade de couleurs ! Le rouge, le rose, le violet ! Mille et mille nuances, certitudes et incertitudes ! Et les noeuds ! « Rubicond. Superbe. »  
  Szabó le Boiteux retira son nez — le veinard : en même temps que son visage ! —, comme si un frelon était passé, zzzz, par là. Le père du maître pointa le doigt sur le tampon. « Eh ben, vous voyez. Quand vous m'apporterez un tampon comme ça, et pas un tampon que vous séchez vous-même en soufflant dessus et que vous faites envoyer ici par le gosse Bálint, alors je partirai d'ici. » On ne saurait en aucune façon prétendre que la famille du maître et l'ÁVÓ eussent été à tu et à toi, malgré tout, ce fut ce tampon qui les aida à trouver un accommodement. Szabó le Boiteux était déjà attendu au bistrot par les autres petits chefs. « Alors? ! — Ouh là, cornouiller, ça chauffe. Cet aristo a un papier de l'âvô ! »  
  Le géniteur du maître, après avoir durement frappé le maître, parce qu'il avait volé dans les plumes d'un caneton (il n'en fut pas de même pour sieur Gyôrgy : lui, hélas, avait jeté 12 canetons dans le trou des gogues : « ils piaulaient si bien », expliqua-t-il, argument difficile à réfuter), s'assit au bout du portique, resta assis seul, très longtemps.  
  « Vieux, comment tu manges », sieur György prenait élégamment son père à partie, qui s'était en effet couvert de miettes. Il chercha les miettes du regard, sa chevelure, comme s'il ventait, balaya son visage, ce qui rendit l'homme tourmenté et vulnérable : pourtant, que de fauteuils moelleux, richement colorés — et malgré tout, le visage, comme un os. Se redressant à demi, voûté, il fit tomber les miettes, avec l'irresponsabilité caractéristique des hommes----  
  Passer la houe-à-cheval sur la colline d'Andris----  
  « Boère un ch'tit tord-boèyaux. » Et revenir en chape blanche le troisième jour : (« Mon petit garçon, pourquoi tu piailles dans la profonde ténèbre? Pourquoi tu enfouis ta tête pleine d'oreillers, et t'agrippes pourquoi au drap? En poing pourquoi ta main même le matin, prête à frapper, pourquoi. »)  
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  « Comme ça, tout doux, impitoyablement, en fredonnant----»  
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  (La saison de printemps touchait à sa fin.) Le maître tira sur les rênes du cheval, freina. Il se hâtait vers la Radio, pour un enregistrement. « Une sorte de papotage. » Place Madâch, il se trouva pris dans un gigantesque embouteillage. Il semblait que vers la rue Dohány, la circulation fût plus rapide, et peut-être eût-il mieux valu choisir le chemin le plus long, mais il tourna et retourna la chose en lui-même jusqu'à ce qu'il eût raté le croisement : il était passé outre : de ce fait, il n'avait plus le choix. De plus, tant l'essuie-glace que le clignotant étaient cassés, si bien qu'il ne cessait de se pencher, dans la pluie fine, pour essuyer le front de son cheval, sécher le tour de ses yeux et les oeillères. (Cela ne devait pas être agréable — E.) Il est vrai qu'il trouva une place devant le Musée, mais il eut beau courir tout le long de la rue Sándor Bródy — tandis que le vent froid et vraiment désagréable traversait son blouson bleu, charmant, quoique mince —, il arriva en retard.  
  Après avoir été contrôlé à l'entrée, sévèrement et consciencieusement, mais un peu sèchement à son gré, le maître se hâta vers la Pagode, où l'attendait déjà le Directeur de l'Émission, ainsi que les sieurs Attila et Szabolcs, autant de poètes. Ils échangèrent deux mots, puis le Réalisateur de l'Émission entra en coup de vent dans son imper brun, bruissant. Le maître pria le Directeur de l'Émission d'obtenir du Réalisateur de l'Émission qu'il passe le premier, car il avait un match de football à 4 heures sur l'île d'Óbuda, ce qui faisait au moins trois quarts d'heure de route, et il était déjà trois heures moins le quart. « C'est vous, le prosateur? demanda dans le Studio le Réalisateur de l'Émission. — Oui. — Et vous voulez faire du foot. — Oui. — Par un temps pareil. » À présent, le Réalisateur releva la tête. « Quelles poches », pensa le maître de la plume, et il hocha la tête, appréciateur, à la vue du visage tourmenté de l'homme vieillissant. « Félicitations. » « C'est ce que j'aurais pu dire, moi aussi », pensa-t-il, mais il se borna à dire aimablement : « Merci. »  
  Le Studio n'était pas vide, une femme était assise à côté d'une harpe, la harpiste. « Oh, une harpe, une vraie », murmura le maître à l'intention de la femme. « Vous savez, mon ami, on en a déjà dit un mot, c'est très rassurant qu'à côté des harpes soient assises des harpistes. Très. » « Seigneur, vous avez demandé une harpe pour des textes de ce genre, siffla le Réalisateur de l'Émission. — Quoi — sieur Attila eut un sourire d'écolier —, une harpe éolienne, mue par le courant d'air. — Ici, il faut fermer les portes. — Dommage. »  
  « Dites-moi, monsieur Esterházy — la voix du Réalisateur assis derrière le mur de verre grondait de toutes parts —, dites-moi, vous lirez impeccablement ? » Le maître fut surpris par la puissance déferlante de la voix, un peu effrayé, il passa d'un pied sur l'autre. « Comment? — Vous lirez impeccablement? — Je ne sais pas. — Je répète. Je vois que vous ne comprenez pas. Je vous demande si vous lirez impeccablement? — Je ne répondrai pas à la question », dit le maître, et il eut un maigre sourire. Il devait croire qu'il s'agissait de quelque plaisanterie de radio. « Répondez, s'il vous plaît! » La voix retentit ici, là, partout. Le maître haussa les épaules. « Oui. Je lirai impeccablement. — Merci. C'était ce que je voulais entendre. Eh bien, allons-y ! Monsieur le Directeur d'un côté, vous de l'autre. Ma mie en face, si tu m'aimes, n'est-ce pas. Commencez, monsieur le Directeur ! » Le maître traînassait, l'envie lui était passée. « Vous savez, mon ami, je ne l'avais même pas remarqué, et je ne sais comment, entre-temps, l'envie m'était passée. »  
  « À Péter Esterházy également, je... — Stop. Monsieur le Directeur a dit : râzy. Esterâzy. Vous ne croyez pas ? On le repasse ? — Non, non, voyons. — Prêt ? Allez-y ! — A Péter Esterházy également, je... — Stop. Ça recommence. Articulez calmement. Hhhâzy. Ne hachez pas les H, ha-ha-ha. Prêt ? Allez-y ! — À Péter Esterházy également, je pose la question du paysage. Le paysage est-il important pour toi ? » Le maître inspira. « Stop. N'inspirez pas. Ça s'entend. Vous avez sans doute une mauvaise technique respiratoire. — Sans doute. — Comment ? ! Que dites-vous ? — J'ai sans doute une mauvaise technique respiratoire. — Ah ! oui. Prêt? Allez-y ! »  
  « Lorsqu'un homme vit quelque part, et il y a quand même des chances que ce soit le cas, il ne peut dire : quelque part est beau. Ce serait comme s'il disait : ma femme est belle. Ce qui signifie que la femme a été regardée de face, a été regardée... — Stop. Se peutil que vous ayez un autre exemplaire ? Que vous disposiez d'une autre version? — Quoi? » Le maître regarda la harpiste. Celle-ci détourna rapidement la tête. « Je vois, vous aimez les tournures simples. Voici ce que j'ai sur l'exemplaire de réalisation ! La femme a été regardée de face, de dos. — Et ? — S'il vous plaît. Moi, je suis venu pour travailler, pas pour m'amuser. Vous avez remis un texte, qui a été accepté et approuvé, n'est-ce pas. » Le maître regarda de nouveau la harpiste. Il l'aurait remis? Et on l'aurait accepté? « Oui, dit le Directeur de l'Émission, d'un ton ostensiblement bref. — N'est-ce pas. Alors ayez l'amabilité, monsieur Esterházy, de me faire savoir à quel endroit vous souhaitez maintenant, ainsi, après coup, modifier arbitrairement le texte remis et accepté sous sa forme originale ? »  
  Le maître se pressa la racine du nez, comme s'il rajustait ses lunettes, bien qu'il ne les portât jamais (monture sécu à 12 forints), « sauf pour un regard-au-but ». « J'aurai l'amabilité. » Soudain ce fut le silence. Dans la main du Directeur de l'Émission, le papier tressaillit. Sur ces entrefaites, un geste d'inattention, voire d'excessive émotion de la harpiste fit frémir la harpe. Tout le monde se tourna vers elle, furieux ; le maître hocha la tête avec tristesse, mais aussi reconnaissance — il devint aride, ses lèvres s'amincirent, un tantinet exsangues —, et il commença d'une voix blanche. « Dans le dernier paragraphe, je voudrais remplacer fait par vérité, et par conséquent, remplacer le par la ; de même, à l'avant-dernière ligne, avant un tas de fumier etcétéra : je me souviens des années de déportation, un tas de fumier, etc. — Stop. Je ne marche pas là-dedans. — Dans quoi ? — De telles tonalités politiques, qui sont parfaitement étrangères au sujet, moi, je ne les assume pas. — Moi, je les assume, dit le maître avec une émotion silencieuse. — Vous, vous n'assumez rien. Vous n'êtes pas en situation d'assumer. Ici, c'est moi qui suis responsable. Et moi, ces tonalités politiques... — Elles ne sont pas politiques, dit le maître un peu plus fort, mais biographiques. Mais si elles sont politiques, alors il est souhaitable que vous aussi... euh... les assumiez. — Pour vous, c'est tellement important ? » Le Réalisateur de l'Émission sourit, sûr de lui. «Vous savez, mon ami, il avait posé une question intelligente... Seulement... Elle est si souvent posée. » Le maître demanda en retour, car il ne savait pas s'il s'agissait de la phrase ou de la déportation : « Que cette phrase y soit? Pas particulièrement. Exactement autant que les autres. » Puis, avec une spiritualité temporelle, il ajouta (car on est payé à la surface) : « Que les autres phrases de la même longueur. — Je ne discuterai pas avec vous. Je ne veux pas que cette phrase y soit. — Et moi, je veux. Donc, grand chef, jusqu'ici, c'est ène. — Pardon ? — Un à un », et le maître brandit ses deux pouces. En une autre occurrence, il avait dit à ce propos : « Vous savez, mon ami, de cette position, en une courbe légère, pas simultanément, vers le bas... comme l'essuie-glace d'une Zsiguli. » (Plus tard, simplement ceci : « Essuie-glace de Zsiguli. » Bien sûr, c'était facile pour le maître : il ne dépendait — là — de personne.) Les foudres se déchaînèrent, des hurlements éclatèrent, des conjonctions, des subordonnées (« ou autres unités grammaticales ») se déversèrent des points les plus inattendus du local. Entre-temps il y eut une trahison : la demoiselle harpante (qui harpa et harpera) sortit sur la pointe des pieds. « Ce fut une grande saignée. » Le maître était debout au beau milieu et pariait, mais il n'identifiait la source sonore qu'exceptionnellement. « Là ! » Non. « Là ! » Non. Etc. Puis, de même qu'après une grande averse point le repos de Dieu, le silence se fit. Le Réalisateur de l'Émission regardait, les bras croisés. Le maître dit, « munificent » : « D'accord. Laissons. — Quoi?! » hurla le Réalisateur de l'Émission avec une force, une colère et un emportement frais, puis, quand tout un chacun eut compris ce qui semblait être de son ressort, l'enregistrement reprit.  
  « La femme a été examinée de face, de dos, puis un verdict est né, et le résultat de ce verdict, heureusement, est celui-ci : je peux être satisfait, ma femme est belle. M'enfin on ne peut confier ces choses aux caprices du goût, on ne peut les réexaminer encore et toujours : le Bastion des Pêcheurs ou la poussiéreuse Kőbánya me plaisent-ils... Heureusement, on n'y pense pas souvent : c'est ici que l'on vit... — Stop, s'il vous plaît. Ce beau texte, comment dirai-je, vous le gâtez. C'est ici que l'on vit, et non : c't ici. Plus aéré, plus tranquille. Un peu plus imposant, si vous voyez ce que je veux dire. Bon, nous pouvons reprendre ? Allez-y. — C'est ici que l'on vit, et l'on n'est pas touriste. Le touriste a la maudite obligation, et c'est ce qui montre le degré de perversion, de s'enthousiasmer; moi, si je veux, je peux même faire la fine bouche... Aujourd'hui je pense, mais je pourrais aussi penser autre chose, que je n'ai pas de paysages, comme d'autres ont la Grande Plaine ou la place Teleki, mais que j'ai des choses. Et selon moi, toute chose est intéressante qui, en quelque façon, fait montre de sa matérialité. Une église, par exemple, ou un aiguillage de tramway... Mais le fait est que je pense à ces choses assez à tort et à travers ; car si une fraction d'espace est comme découpée dans un long film américain en couleurs, j'aime beaucoup cela, mais d'un autre côté... un tas de fumier n'est pas rien non plus. C'est parmi ces choses que je dois me repérer. »  
  « Merci. Nous avons probablement terminé. Encore merci, au revoir. — Merci, au revoir », dit le maître, la tête basse, et, le Directeur de l'Émission sur ses talons, il se dirigea vers la porte. Ayant ouvert résolument la porte à la seconde tentative, il sortit. (Elle s'ouvrait vers l'intérieur, et Esterházy avait essayé vers l'extérieur. Quelle guigne ! On peut imaginer les joues du maître ! Mais allons, même ainsi, ce fut une retraite d'élite... !) Une fois dans le couloir, ses yeux s'accoutumèrent difficilement à la pénombre, il ne voyait que des taches, seule la silhouette de sieur Attila, vacillant là-haut, était sans équivoque. Cela le mit d'un peu meilleure humeur. « Je suis au courant », dit sieur Attila ; la nouvelle court vite sur les ailes des zéphyrs. Le maître hocha la tête.  
  Pendant tout ce temps naturellement, le temps ne s'était pas arrêté, il coulait ; il était déjà trois heures passées. « Allons, mon dada », souffla le maître à l'oreille du cheval, et traversant la rue Pouchkine (anciennement...), il tourna dans la rue Rákóczi. « Vous savez, mon ami — le maître suspendit le large, fastueux élan de la narration —, vous savez, une fort mauvaise humeur s'était emparée de moi. Il est vrai qu'il pleuvait ; il fallait que je fasse très attention ; je crois aussi que j'aurais eu besoin de lunettes neuves, peut-être 1,5 dioptrie... Vous savez, c'est dur à avaler, d'être embauché pour changer la disharmonie du monde en harmonie. »  
  Il traversa la place Madâch au galop, changeant de file comme un sagouin (n'oublions pas : le clignotant!), ralentit devant la Basilique, car c'est là que l'attendait l'Arrière-droit, qui passait le code ce jour-là, parce qu'il lui fallait le permis moto, parce qu'il voulait être livreur motorisé, parce que sa qualification c'est tapissier, mais parce qu'il était mal payé, il livrait les journaux le matin, et maintenant il n'allait plus faire que ça. « Tu sais, Péter, avec ça, on gagne le double d'oseille. » En ce moment, l'Arrière-droit arrivait au meilleur âge pour un arrière : il devenait rusé et restait dur ; bien qu'il eût un peu grossi. En ce temps-là, il avait la cote non seulement auprès des directeurs de la sélection junior, mais aussi auprès des colombophiles. Lors d'un concours, il avait été premier et son frère second. « Tu sais ce que ça veut dire, catégorie pondeuse standard ? » lui avait demandé le maître avant un entraînement. Sur la ligne du milieu, ils jonglaient tous deux avec un ballon chacun : le maître par devoir, l'Arrière-droit, par hasard, était expert. « Bien sûr que je sais. — C'est bien. Moi aussi, je sais », acquiesça le maître, sur ce il se lança dans un galop superflu (gêné).  
  Adoncques, il eut beau ralentir devant la Basilique, et pourquoi le nier : derrière lui quelques-uns klaxonnèrent impatiemment, il ne vit pas l'Arrière-droit. Sur le seuil du magasin de sport, il y avait plusieurs personnes, et le maître ne put établir au sujet de chacune qu'elle n'était pas PArrière-droit, mais il avançait avec son cheval si ostensiblement au pas, le long du trottoir, qu'une personne attendant aurait forcément dû le remarquer. « Il est sans doute parti en taxi. » (Ils étaient déjà sur le terrain, s'échauffant sous la pluie battante, lorsque arriva P Arrièredroit. « Sympa, Péter », dit-il avec un rictus, et il alla rejoindre les remplaçants dans la chaleur des vestiaires.)  
  Il y avait un gendarme place Flórián. « Purée, proféra le maître, alors je dois tourner en rond ici tant qu'il ne baissera pas les yeux ?! » C'est qu'il y a un sens giratoire place Flórián, et n'oublions pas : le clignotant ! Il trottait derrière un 55, pensant que peut-être, « à l'ombre » de ce dernier... Mais comme ils descendaient du pont, l'autobus prit quasiment la fuite — le maître avait fait des fioritures avec le passage clouté —, et comme le maître sournoisait à l'embranchement — encore dans le cercle, mais ayant déjà fait le plein d'arrièrepensées —, son regard rencontra celui du gendarme. C'était un jeune homme aux cheveux noirs, presque bleus, qui parfois se déployaient en s'échappant du képi. « Eh ben, quels beaux cheveux. Ou bien un corbeau sous le képi ? » marmonna le maître. Le gendarme le regardait avec insistance, entre-temps le cheval était arrivé au point critique : il renâclait un peu, attendant qu'on tire sur les rênes. « Un corbeau? N'exagérons rien. Et qu'est-ce que c'est que ces favoris relativement longs, de texture identique ? Trop longs, pas de beaucoup, mais trop longs. » Le gendarme fit un geste minuscule, qui pouvait être la phase initiale d'un coup de faux, mais aussi du geste de se détourner, résigné ; l'un ou l'autre : était lourd de menaces.  
  À ce geste, le maître mit automatiquement le clignotant, et se dégagea sur la droite, vers la place Miklós. Et merveille des merveilles : le clignotant fonctionna. Le maître se retourna en souriant, le gendarme le suivait du regard, « son visage, l'héroïque », ne trahissait rien. Lorsque le maître se mit à doubler un bus 42, il s'avéra que le clignotant ne fonctionnait plus. « Évidemment. »  
  La route menant à l'île s'interrompait d'un seul coup. « Mon ami, je n'avais encore jamais vu ça ! Sans crier gare ! » Il arrêta ici le cheval, puis gravit des monceaux d'ordures, et fut incapable d'éviter quelques plaques d'argile, car il ne prenait garde qu'aux flaques, et pas au sol. « Je crois que c'est naturel. » Sous la pluie battante, on distinguait à peine les vestiaires à l'autre bout du terrain. Il surveillait de moins en moins ses pieds, se hâtant. Les garçons s'habillaient déjà.  
  Il s'arrêta ; plissa les yeux ; il avait laissé ses lunettes dans le bissac assujetti au troussequin, à dessein. Il crut découvrir au loin son entraîneur, et comme il s'approchait, l'hypothèse se trouva confirmée : c'était sieur Armand qui — à ce qu'il lui semblait d'ici — dépassait du mur et lui faisait signe, veillant à ne pas franchir le tracé de la gouttière, où commençait l'empire de la pluie. Pourtant, lorsqu'il le rejoignit, sieur Armand sortit de son abri retranché, lui serra vigoureusement la main, puis il dit : « Tu es en retard. Habille-toi. »  
  Dans les minuscules vestiaires, ils étaient les uns sur les autres. Le maître était très préoccupé par la querelle de l'après-midi. Sans doute est-ce ainsi qu'il put se produire qu'à la place du maillot n° 8, qu'il porte depuis largement 6 ou 7 ans, il enfila le n° 2 (!). (Le sieur Régisseur dut corriger le procès-verbal, puisque, en face du nom du maître, il avait écrit sans réfléchir n° 8.) Précautionneux, gelés, se pelotonnant, ils sortirent sur le terrain. « Bon, au travail », soupira-t-il, l'esprit toujours « ailleurs », et après avoir pris un rapide mais adroit appel, il « applaudit » des deux pieds dans une flaque. Ensuite — sous la pluie battante ! — il se promena jusqu'au grand chêne situé près du terrain, et pissa. Il branlait du chef. « Qu'est-ce qu'il me voulait, ce type? Suis-je donc fissure ou bastion dans la culture socialiste?... Allons » — et il secoua un peu son pantalon.  
  L'arbitre n'osait guère sortir de sa niche, mais finalement il sortit. Aussitôt après le coup d'envoi, le maître fit une passe en arrière, puis se lança. Le Jeune Demi, sans coup férir, brossa la balle devant le maître, fit une passe décisive, la balle, rebondissant d'abord dans l'herbe, accéléra, puis dans une flaque d'eau, ralentit totalement. Une course puissante et agressive s'engagea entre l'arrière-central et le maître ; le premier plus proche, le second en plein élan. Il semblait déjà qu'Esterházy atteignît le ballon — et alors, plus rien ne l'arrêterait jusqu'au but ! —, lorsque l'arrière, s'y prenant de loin, se jeta dans la surface de réparation. (Se sacrifiant.)  
  Le maître était assis au milieu de la flaque, et derechef brimbalait la tête. Les yeux, la bouche pleine de boue, de saletés, il sentait de plus en plus le pantalon boueux lui râper la peau. (La boue — la terre humide — avait pour ainsi dire été absorbée par le pantalon, et maintenant, elle attaquait de l'intérieur.) « Vous voyez, mon ami, ce n'est pas en vain que j'ai dit : J'ai vécu, j'ai aimé et j'ai beaucoup souffert. Il en fut ainsi. » C'est alors qu'une lueur espiègle s'alluma dans son regard vif. « Mais la remise en jeu, c'est nous qui l'avons faite, alors que... »  
 
 
  16. « Excuse-moi, monsieur Tibor — car le maître s'adresse avec un respect respectueux non seulement aux confrères, mais aussi aux techniciens de l'informatique —, des comparaisons, moi aussi, je peux en faire ; voire même, je suis payé pour ça. »  
 
 
  17. Le dernier match de printemps se compliqua. « Même la mitemps ! en fait, surtout ça ! » Pourtant, le printemps était si joliment sans prétention ! « Vous savez, mon ami, par exemple, ces jours venteux! Temps trompeur! Que les petits boutons rigides...! » Le soleil brille, le monde étincelle, mais il fait encore frisquet, « on a froid aux reins » ! Et les femmes... elles, elles se trompent, tout simplement ! Les chemisiers, les toiles légères, les tee-shirts moulants sont tirés des profondeurs, et la façon dont elles se tiennent autour du terrain, disséminées au hasard, pour qu'il soit excitant de les découvrir, ou dont, se détachant de tous ces gentils retraités édentés de 1' « autre » côté, les jupes flottant au vent se tendent de temps à autre (« par phases frémissantes ») sur les cuisses, et entre les deux cuisses, une dépression minuscule quant à sa dimension, légèrement incurvée, se forme sur la jupe ; pour qu'à l'inverse, plus haut, se colline une collinette, qui attire le regard comme le miel l'abeille (pour rester dans le style — E.). Adoncques : c'était le printemps.  
  La lumière et la température, peu à peu, mirent fin à leur jeu : l'air en ronronnant se réchauffa, les matches devinrent plus fatigants, les filles transpiraient, ou, las ! allaient à la plage. « Vous vous souvenez, mon ami, de cette fille en robe bleue, que j'avais tellement regardée pendant réchauffement... qui jura ensuite avec tant de charme, ou plutôt m'injuria... et moi, n'est-ce pas, près des 18 mètres... » (Moi, j'avais alors noté que, mille pardons, mais quand le regard du maître s'était vrillé sur celui de la demoiselle, je m'en souviens très bien moimême — 15 h 53 —, elle portait une robe de soie bleue, et le vent soulignait fort les babioles de ses seins, mais à ce moment-là, le maître ne rôdait certainement pas aux alentours des 18 mètres... Il s'étonna de cette attention à son égard, qui est ma tâche. Il haussa les sourcils de ses aïeux. « Dites-moi, E., vous ne voudriez pas magyariser votre vilain nom en Egyhegymegy ! Ça aussi, on pourrait l'abréger en : E. » Allusion osée au charmant petit détective de certaine nouvelle d'espionnage modérément connue de par l'Europe ! Quelle honte, quelle honte ! Puis, égayé et apaisé par une idée [n'allons pas croire qu'une idée suffise à l'égayer et à l'apaiser !], il marmonna : « Ahh ! Et tout ce qu'on peut abréger en E., et de combien ! Hum hum. Serionsnous le Judas de nous-même?! Plaisant. » Il attendait la chance schizophrène, telle une araignée. Aussi vint-elle, à savoir que je remarquai : je ne pouvais le suivre. « Essayez, mon chou, essayez ! » — sur quoi il releva froidement le col de son veston. Mais ensuite, la vie fit irruption en lui — c'est son grand avantage, la vie ! [À utiliser !] —, et dans un grand style virulent, il s'étala en travers de l'intermède, montrant, expliquant longuement les mystères feutrés situés « de l'autre côté » du revers de son veston, la signification de la crasse collée dessus, le toucher moelleux, les fils défaits de la couture, l'importance et l'insignifiance des frontières, etc.)  
  Ils allaient sortir des vestiaires, lorsqu'on attira l'attention des arrières ou des avants sur quelqu'un : rapide, dur, feinte et crache bien. Pour lors, le maître éclata : « Je n'ai jamais cornouillé une chose pareille. Y a-t-il seulement un adversaire — et il montra ses doigts : un ! deux ! trois ! quatre ! — qui ne soit rapide comme l'éclair (sec), dur comme le diamant, qui ne feinte diaboliquement et ne crache juste et dru?! — Du calme, cher Péter, ce ne sera pas toi qui le marqueras. » Et alors, il eut beau faire un geste de dédain, cela lui resta, qu'il n'aimait pas marquer un homme, qu'à lui, on ne pouvait confier un homme. (Grimace amère !) « Mais, mon ami, tout le monde sait aussi que ce n'est pas vrai. » (I.e. marquer un homme.) C'est vrai. « Vous savez — fit-il en une occurrence ultérieure, alors qu'il semblait déjà que son projet " concernant 6 ou 7 filles à grand pif eût foiré " —, vous savez, j'élève mon fils pour être stoppeur. Il sera dur, impitoyable, et tombera tous les coeurs. » Et son hochement de tête rieur signalait ceci : cette faculté subsistait chez le maître, chez cet inter droit ciselé.  
  La chaleur jouait déjà le rôle principal. Une sorte de vent démarra. .D'abord fluide, frais; puis il se renforça et devint incroyablement brûlant. Foehn. Le temps devint accablant. Le maître n'était pas encore « lacé ». (La longue errance serpentine, ou plutôt intestinale, des lacets de chaussures, à la suite des joueurs faisant leur entrée !) Dans l'étincelante lumière solaire, le maître se hâtait d'une ombre à l'autre, sans pouvoir éviter un large espace répugnant de soleil : le terrain. Sortant on ne sait d'où, le Stoppeur lui susurra : « Péter. » Mais le maître faisait justement les derniers pas à l'ombre, s'écriant : « L'envie de jouer m'est venue. — Car il ne l'avait pas en lui à ce moment-là. — Je vais me battre comme un lion. » (Quelle intensité. Nous allons le voir. À un sentiment donné, une réaction adéquate.) « Amène-toi un peu », dit le Stoppeur goguenard qui était déjà du côté ensoleillé, cuirassé d'expérience. Pourtant, c'est cette phrase qui fit s'arrêter court le maître, et non la première apostrophe conspirative. « Ils ont allongé 5 caisses de bière », dit le Stoppeur à voix basse, et il indiqua le bâtiment du Club qui était la propriété de l'adversaire. « Vous savez, mon ami, 5 caisses de bière, à ce niveau, c'est une offre généreuse. » Sans réfléchir, le maître dit non (faisant la moue, branlant du chef). « De toute façon, on perdra. C'est leur arbitre maison qui conduit le match. — Je sais. — Péter, rien ne sert de courir... » — il écarta les bras en signe d'impuissance, énervé : il croyait déjà que l'affaire était claire, m'enfin sans le consentement du maître, le marché ne pouvait être conclu. «Courir? Par cette chaleur?» plaisanta allusivement le grand homme. Il avait compris la démarche de pensée : s'ils doivent perdre — car l'adversaire est bon et l'arbitre connaît déjà le score final —, alors au moins qu'ils ne soient pas des jobards. Mais le maître ne pouvait rien penser d'autre que : « purée, pourquoi » avoir traversé la moitié de la ville au galop, si c'était un pseudo-match qui se jouait ici. « Non », répéta-t-il, puis, voyant que le cher Arrière-gauche (qui avait, sérieux, rallié le grand conseil grâce au prestige qu'il avait acquis dans l'équipe, et chose inattendue, partageait l'avis du Stoppeur) rougissait, secouant la tête d'un air indécis, il s'empressa d'ajouter : « Mais, Janika, ce n'est pas parce que je suis plus honnête, connerie. C'est pour des raisons purement pratiques. Simplement, il n'y a pas de raison pour que j'envoie promener le match. Voilà, cornouiller. Dites-moi une raison. » Les autres se taisaient. Cela ne fit pas plaisir au maître. « Allez, rien qu'une, mes petits choux. Encore, si on jouait pour du blé. Mais tricher à ce niveau... Pour vous, 3 canettes de bière : c'est une raison ? Ce n'est pas une raison. Si on rentre làdedans, on est exactement aussi infects qu'eux et l'arbitre. Et après, on boit 3 canettes de bière. Connerie. » Ils cheminèrent à la queue leu leu jusqu'à l'autre bout du terrain. Le Stoppeur fit un petit détour, dit : non d'un signe de tête. Celui à qui il l'avait dit se mit en colère. « C'est comme ça », dit le Stoppeur. Le maître n'avait absolument pas convaincu les autres que cette décision fût juste, et l'autre injuste. Aussi bien n'était-ce pas ce qu'il avait voulu, il est bien plus madré que cela. « Vous savez, mon ami, tout ce que je voulais, c'était qu'ils reconnaissent la légitimité de ma démarche. » Bon, bien sûr il savait, le gai luron, ce que cela entraînerait. En revanche, il ne savait pas quelle heureuse tournure prendrait le match, quelle parabole morale il réussirait à proposer cet après-midi-là. « Le monde se plie à ma main. » (Ses ongles ! Scandale !)  
  À la suite des amicales négociations préalables, le jeu se bouscula dans une atmosphère passablement « pierre taillée ». Ah ! çà, la façon dont le maître se coulait entre les montagnes de chair, et il avait encore de l'audace à revendre! La façon insolente qu'il eut de dire en se ramassant : « Mon chou, pas besoin de ce feu de Bengale ! — Et toi, pourquoi tu ne cornouilles pas ta mère ? — ainsi retentit la question à son adresse. — Mec, fit-il en courant déjà, mec, je vais y réfléchir. » À deux doigts en deçà du scandale, ce maniement humaniste bourgeois du discours était, de la part du maître, on le comprend, provocateur. — On compte au nombre des cas classiques la fois où, se retirant en défense (c'était un match sans histoires), il avait soutenu une longue discussion avec sieur Icsi relativement à un article de la revue catholique Vigilia, sur une subtilité dans les rapports entre sieur Ottlik et la revue littéraire Nyugat — « elle a cessé de paraître, lieber Freund ». « Ça, c'est monsieur le rédacteur en chef Osvât qui l'a dit », avait par exemple hurlé le maître dans les 18 mètres à sieur Icsi, et il avait subtilisé le ballon aux adversaires qui l'attaquaient. (Tâche professionnellement simple.) Qu'est-ce qu'il avait pris alors, pour son indubitable infatuation ! Pendant des semaines, il alla en physiothérapie à l'hôpital du Sport. « Comme un emplâtre sur une jambe de bois... ! » Pauvre maître ! Pour qu'il ne soit pas dit que sieur Ottlik...  
  « Tu viendras encore dans le collimateur, grand-pif! » « Mon dieu, mon dieu, avait-il songé lors d'une brochettes-partie — il était déjà barbouillé de graisse jusqu'aux oreilles, le Kékfrankos de Sopron millésimé de 1974 était gouleyant —, mon dieu, est-ce que je suis un écrivain populiste ou un écrivain citadin? » Il aurait aimé le savoir, c'est-à-dire, savoir à quoi s'en tenir. Puis il en était venu à se dire que, eu égard à l'ancienneté de sa famille, il était sans doute populiste, d'autre part en revanche, sa piètre moustache (non pas à la hongroise, mais d'aucune sorte!), ainsi que le fait que, tous les trois ou quatre matches environ, on le traitât de youpin, renvoyaient à des caractéristiques citadines. « Ça, il ne faut pas le voir de façon plus nuancée. » — Je signale que le nez de sieur Gyôrgy aussi devint la cible de plaisanteries historiques. Dans la crasse de la Trabant stationnée devant le bistrot, on avait écrit : arrivage de pain azyme frais à l'abc.  
  « Tu viendras encore dans le collimateur ! — Tu es un moucheron, grand chef, susurra-t-il à l'arrière, c'est pour ça qu'on t'a placé ici ! Pour que j'aille dans le collimateur! » Le gamin était Petite-hécatombe, arrière de la race des assassins, mais encore jeune. « Son frère aîné est un rusé renard, Grande-hécatombe. » Comme le maître détestait Grande-hécatombe ! S'il pouvait haïr, il le haïrait. Petitehécatombe se pencha tout près du célèbre visage. « Vous reviendrez encore chez nous, grand-pif, hein?! — Eh bien, très cher, répondit-il avec l'esprit d'une marquise, si les caprices du tirage au sort en décident ainsi ! — Ne roule pas des mécaniques, cornouiller, tu seras dans le collimateur ! » C'est alors qu'enfin, le maître releva franchement le défi, et siffla : « Essaie un peu, minus. » Et il haussa le coude, afin de favoriser la rencontre de celui-ci avec certaines côtes ; tel un lion superbe et généreux, le maître rompit l'aimable étreinte de l'arrière.  
  Ils pilèrent l'adversaire dans les grandes largeurs. Bien sûr, ils ne purent, eux non plus, rester impassibles, de sorte que l'observateur impartial — disons, l'individu qui regardait du sommet de l'un des gigantesques immeubles neufs qui ceignaient le terrain — ne pouvait voir que la rencontre de deux équipes exceptionnellement violentes. Le maître, selon sa bonne habitude, ne donnait pas de coups de pied, il « se contentait » d'être enthousiaste. « Ça fait l'affaire. » L'un d'eux tira même dans l'arbitre — avec la balle. (Le Stoppeur.) L'arbitre se retourna, et chercha à foudroyer le coupable du regard. Il s'approchait, menaçant, lorsque le maître dissipa en sage les nuées orageuses : « Allons, allons. Si quelqu'un te touche intentionnellement d'aussi loin — car dans son énervement, il tutoya ce blanc-bec d'arbitre amoral ; " mon dieu, nous avons le même âge " — cornouiller, c'est qu'il ne joue plus ici ! »  
  (Ils perdirent 1 à 0, avec un but marqué d'un hors-jeu criant.) « Vous avez vu, ils ont eu peur, rit le maître en se retirant, fatigué. Bon dieu, qu'est-ce qu'ils les mouillaient. » Puis, comme il arrivait près du Stoppeur trempé, qui — bien qu'il trahît ces derniers temps une forme déclinante et fût « au creux de la vague » — s'était révélé cette fois l'un des meilleurs de l'équipe, il lui tapa dans le dos, riant aux anges : « Eh ben, cornouiller?! — Péter, dit le héros négatif puis positif du match, Péter, ils ont rampé... L'an prochain, je vais au Cosmos. » Sur quoi le maître, nullement chenu, mais pas précisément frais, c'est-à-dire ce genre de maître flasque du dimanche après-midi : « Pour 5 caisses de bière, minimum. » Jamais défaite ne fut aussi bien prise.  
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  Quelque part quelque chose changea, des pneus crissèrent, des lumières acérées — comme des couteaux — jaillirent des phares, des pieds martelèrent, un portail (!) se déchira comme une feuille de papier, une matraque fend l'air mollement, la main qui empoigne pourrait être celle de Karajan, on commence à suivre discrètement quelqu'un, quelqu'un — parce qu'on l'en a instamment prié — commence à suivre discrètement, un glaçon tinte triomphalement, une gâchette claque, un discours télévisé prend forme, quelque part quelque chose devient définitif.  
  Abstraction faite de quelques coups d'oeil pouvant sembler bizarres, qu'il avait interceptés après tel ou tel match, d'ordinaire en sortant des vestiaires, et dans lesquels il avait pu lire quelque encouragement singulier (« Ça va, mon gars ! »), il ne se passa rien : il ne reçut aucun signe secret, aucune lettre, aucun mot échappé par hasard, personne ne le convia à une petite conversation impromptue, ni au café ni ailleurs, il ne perçut aucune allusion indirecte ( ), on ne diminua pas son salaire, au contraire on l'augmenta comme prévu (à 2700 forints), personne ne le convoqua chez lui, et on ne signifia d'aucune autre façon au maître qu'il devait comprendre quelque chose de spécial, il ne fut pas davantage cerné de ragots que n'importe quand, sa situation ne devint impossible ni au travail, ni en privé ( ), il ne se passa rien : les matches succédaient aux matches — malgré tout, peu à peu, comme le froid après un bâillement prématuré de l'aube, une sorte d'assurance biologique se répandit dans le corps du maître, la conscience de l'ordonné et de l'organisé, le credo : il n'est pas seul, ses pas (mieux : les passes en profondeur, ouvertures, balles brossées et retraits en défense) peuvent être observés : on les observe, peuvent être évalués : on les évalue, par conséquent, on le tient pour responsable de telle ou telle chose. Et c'est bien.  
 
 
  18. Le maître demanda raison à sieur Banga. La réponse de sieur Banga fut évasive. « Vieux », dit-il. Puis, comme le maître insistait, il répéta : « Vieux. » Mais il s'avéra que, au fond, l'illustre illustrateur n'avait rien accompli. « Vieux, dès que je suis entré, il s'est mis à ranger ses dossiers sur son bureau, et il a dit que malheureusement, il devait s'en aller, parce que malheureusement, il devait conduire sa voiture, malheureusement, au garage, mais ne nous inquiétons pas, ça marchera. » Le maître eut un geste de dédain. Mais ensuite, ils se transformèrent (évoluèrent) en hommes d'action. Le maître enfourcha son destrier qui l'attendait, discipliné, sieur Banga se blottit derrière lui, et s'agrippa des deux mains au maître, affolé, tel le cercopithèque à sa mère. Le maître accéléra l'allure de l'intelligent animal. Ils firent une sub-excursion à l'imprimerie. Le maître avait accepté une tournée de lectures publiques en Europe — « ahh, les obligations, lieber Freund, les obligations ! » —, et pour cela, avant tout, il avait besoin de produits d'imprimerie. Le vent étrillait la chevelure de sieur Banga, son front menu, brun, intelligent rayonnait librement. Il criait de temps à autre du haut du cheval, de sa voix rude, mais modulant quelque belle mélodie, à l'intention des piétons, surtout si c'était de beaux brins de filles. « Mes petites choutes, ahattention, car le pèhère Fouettahard arrive, et il vaha vous empohorter. » Mais ça rendait bien mieux en chanson ; on peut l'imaginer. Et quand sieur Banga se tait ! Cela aussi, quelle expérience et révélation ! Car, par exemple, soudain le plasticien s'écrie : « Teen-ager ! » et le maître de tourner de droite et de gauche ses grands yeux perçants, pour capter la vision espérée, oui-da, sur ces entrefaites, par exemple sieur Banga se ravise : « Non. Pas teen-ager — il secoue la tête : corruption ! » « Terrifiant, mon ami ! » Et l'autre de se lancer dans une sociologie piétonnière.  
  Lorsqu'il parvint à caser on ne sait comment une auto-stoppeuse polonaise — le maître n'aimait pas la fille : celle-là s'était décidée, et sans un mot s'était assise sur un livre posé sur la selle ; « mon ami, ses cuisses, elle y avait mis ses cuisses ! » —, sieur Banga fut si content qu'il en dansa quasiment de joie. En grand émoi, il commença à raconter une histoire à la fille, avec ses notions clairsemées de langue russe. Luimême s'esbaudissait fort de la chose, mais le déroulement de l'histoire n'allait pas de soi pour le maître, quoique ses affinités avec les histoires et leur contenu fussent grandes ; de plus, il comprenait mieux que la Polonaise les mots hongrois qui se mêlaient en veux-tu en voilà au discours de sieur Banga, bien mieux. Tout en narrant l'histoire, sieur Banga tapotait parfois l'épaule du maître (comme s'il était le destrier), et ce faisant, se retournant à tout bout de champ, il disait à la fille : « Pista Lapiste. Pista Lapiste i fachistu. » « Qu'est-ce que tu as raconté ? » demanda le maître soupçonneux, lorsqu'ils se furent débarrassés de la fille. « Les taurillons l'attendaient déjà à l'entrée du camping. »  
  « Que veux-tu que j'aie raconté?! Des histoires de partisans et de fascistes, évidemment. Et Pista Lapiste, qui est partisan, les a taillés en pièces. — Et pourquoi tu me tapais sur l'épaule ? — Quoi, pourquoi. Pour lui montrer que Pista Lapiste, c'est un nom, que toi aussi, tu pourrais t'appeler comme ça ! — Je ne m'appelle pas comme ça. — Je sais. Ça aussi, je le lui ai montré. — Cornouiller. »  
  Cric-crac, les voilà déjà devant l'imprimerie, mais sur le chemin du retour, le camarade Jónás leur fit des signes affectueux. Les deux artistes avaient eu peine à trouver un dénominateur commun quant à savoir s'ils donneraient ou non un pot-de-vin au camarade Jónás. C'est la maladresse qui fut la solution, et le fait que leur regard à tous deux plongeât si droit dans les yeux offerts, et que leur joie fût tellement authentique.  
  La ville frémissait dans la chaleur estivale, la pierre, l'asphalte, le béton irradiaient la touffeur, et toutes ces teintes pastel clair — ils vadrouillaient dans un centre-ville moderne — et ce frémissement rendaient fort invraisemblable ce décor urbain (et à force de plisser les yeux, c'était comme si un voile errait parmi les blocs de pierre rigides pour les adoucir), surtout qu'ils examinaient, enivrés, le livre neuf (Éditions Magvető, Budapest), et ne goûtaient tout le reste — géométrie, jean, robe de cretonne et les voix, les voix — qu'accessoirement. Ah, les artistes ! Dans un moment pareil, ils ne voient ni n'entendent. (Eh oui, une perception de l'espace très spéciale peut se développer dans cette situation. « Aiguë, en creux. »)  
  Ou bien, quand même ? Car ils « voyaient et entendaient » le livre, et leur coeur — leur exigence professionnelle ! — n'était pas fléchi par le grand événement. Sieur Banga, dans la mesure où son âme belle et tendre le lui permettait, écumait. « Je leur avais dit de le faire en pleine page ! Je leur avais tout mâché. ». Et il bouscula le maître, pour qu'il regarde lui aussi. « Hum », fit ce dernier sans avoir détourné la tête du texte, un sourire sceptique plissait sa bouche, la coexistence de la joie et de la peine, comme toujours lorsqu'il absorbait, s'assimilait son propre texte. « Et la trame ! » glapit sieur Banga. Là-dessus, le maître ne pouvait plus rester indifférent à son ami et collaborateur. « Révoltant ! Quelle trame ! » dit-il avec une compassion discutable, tout en feuilletant le livre frais, odorant, car justement, c'était nécessaire. Les deux artistes renommés plissaient les yeux dans la lumière qui se propageait comme l'infamie. (Ce n'était pas un facteur négligeable !) Mais le maître aussi fut rattrapé par la juste destinée ! « Qu'est-ce que c'est, tartine beurrée au miel ? » — il pâlit. Sieur Banga — qui a le sens des infimes réalités de l'existence, apprivoise de ses petites menottes les objets qui l'entourent, a fait son chemin tout seul jusqu'ici — eut la force de demander, et avec un intérêt réel : « Tu ne sais pas ? Mon petit chou... » Mais le maître n'entendait pas plaisanter : à présent, il s'agissait de sa peau à lui. « Ce n'est pas tartine beurrée au miel, c'est tartine beurre-miel. C'est son nom. J'ai corrigé deux fois sur les épreuves. — Deux fois ? » — le graphiste incrédule fit clapper deux fois sa langue, absorbé dans sa propre problématique. « Solitaire. »  
  Ce fut de nouveau le moment de galoper. Sieur Banga demanda raison au maître : « Comment tu conduis ?» ; le maître comprit son ami : eh oui, le bon sieur Banga, lorsqu'un virage pris par le maître n'épousait pas l'harmonie que son goût sûr avait balisée, en faisait la remarque, sans se laisser influencer par les tournants concrets de la route. Pourtant, le maître était finalement obligé de se référer à cela, à la praxis.  
  Mais à quoi se référait au juste sieur Banga pour le café qu'il prépara, lorsque les deux hommes furent revenus ? A rien. Il n'endossa pas la critique qu'on lui présentait. Le maître fit de même pour l'offre réitérée. Il était contrarié par deux choses à la fois. « Pourquoi ne peuton pas fermer une parenthèse? Pourquoi? ronchonna-t-il. Puisqu'on peut enfermer les gens », enchaîna-t-il, travesti en Jimmy Carter. Mais l'esprit phosphorescent de sieur Banga passait déjà aux louanges. « Vieux. C'est quand même pas mal. » Cela conduisit à nouveau le maître — de par son sens des proportions — à insulter le café. « Vous savez, mon ami, c'est une chose fort aisée que d'insulter quelque chose. » Équitable, il poursuivit : « Ou de louer. Ce sont là choses d'une simplicité primitive. » De son petit nez, il aspira une prise de la quantité d'air que contenait la cuisine du confortable appartement préfabriqué. « Ma colombe, ça sent la souris. Ton café sent la souris. » Et il mima même, avec ses dents, quel genre de souris. « Snif, snif, une souris comme ça. »  
 
 
  19. Le maître enfila sa robe de chambre d'écrivain famé-fameux, et prit place à sa place ; il tenait sa main posée avec enjouement sur la chère tête blonde de la Hongrie. Les revers de soie luisaient; on pouvait distinguer nettement un long cheveu, sur lequel, ainsi que sur un brise-lames, venait trébucher la lumière intime du soir. (Sur la page suivante, je reproduis avec émotion le dessin certifié conforme d'un spécimen de l'éminente crinière. Causant, on peut le supposer, une grande joie à ses admirateurs.)  
  « Mon doux amour, dit dame Gitti, n'enchevèle pas. » Elle promena un regard scrutateur. « Voilà, encore une touffe ici ! Qu'est-ce que tu as à te gratter la tête comme ça ! — L'insatisfaction créatrice, ruminat- il. — Et moi, je peux toujours faire le ménage », bougonna la dame par alibi. Elle s'affaira autour du thé. « Earl grey ou pas earl grey ?, la question se pose toujours. » C'est alors que Dongó Mititch se mit à pleurer. « Qu'est-ce que je fais? demanda le maître. — Eh ben, couvre-la » — la dame faisait la gueule. Le maître trottina sur la pointe des pieds vers le petit lit. Mitotchka, déçue, posa sur son père un regard de reine ensommeillée. « Nounours. — Bon, acquiesça le maître paternel, comme je suis un bon père pour toi, je ramasse le nounours. » Sur quoi il aurait ramassé le nounours, mais comme il se penchait, ses talons dérapèrent sur le parquet, il perdit l'équilibre, ses  
   
  jambes se dérobèrent sous lui, et il rua de tout son élan dans le petit lit, les petits barreaux s'écroulèrent dans un craquement, et le maître, tel un arrière-gauche dans un inter enthousiaste, envoya sa semelle dans la figure d'ange fleuri de Dongó Mititch. « Quelle brute je suis », fit-il brièvement. La mère s'étant précipitée, enleva le chérubin, le père sur le plancher, brisé, polysémiquement. Du sang coulait de la bouche de la fillette. « Quelle brute je suis », fit-il, évanescent cette fois. La situation s'apaisa. Les hoquets de la petite fille et les gargouillis sinistres des robinets (« Les joints, les joints de Frantz ! ») servirent d'arrière-plan démoniaque, fort singulier, aux mots significatifs qu'Esterházy allait prononcer...  
  Il remuait distraitement son thé (« Earl grey — encore une pincée, rien qu'une, pour le goût »), tout en feuilletant un livre de sieur Dezső. « Comme c'est bien de s'appeler Dezső », se disait-il. Dame Gitti mit du sucre dans son thé. Ce geste suspendit l'intéressante et pittoresque envolée du maître. « Il y a déjà du sucre ? demanda-t-il, faisant allusion à son thé. — Pourquoi y en aurait-il? répondit-elle d'un ton las, car c'était le soir. — Ce n'est pas un reproche, mais une question » — Esterházy expiait sa faute à l'égard de Mme Esterházy. Puis l'expiation se poursuivit : le livre de sieur Dezső atterrit sur le carrelage de la cuisine avec un pouf déshonorant, car le maître — repoussant son dîner — se leva et embrassa sa femme dans le cou. « Encore, dit la dame à un moment facile à deviner. — Ma chérie — le maître s'était rassis —, ma chérie... Où est le sel? — À sa place. » Après une pause minime, pendant laquelle les muscles avaient pu se contracter et se détendre, le maître sauta sur ses pieds et apporta le sel. Il s'inclina devant son épouse : « Demande n'importe quoi. — Je veux le sel, dit celle-ci en souriant. La sérénité s'est établie entre tes deux yeux. C'est bien. — Tu te trompes, répondit le maître avec une mauvaise humeur naissante, c'est mon nez. »  
  « Tu m'aimes ? — Je t'aime. »  
  Le maître s'assit dans son cher vieux monstre de fauteuil, et pressa sa paume. Au début de la saison, la peau est fendue — d'ailleurs, cela ne va pas forcément de pair avec un coup franc! —, et le travail permanent assure l'étirement dans le temps de la blessure, leurrant ainsi son propriétaire : la blessure est de plus en plus rassurante. Ce qui reste ici en fait, c'est peu de chose : la blessure est de plus en plus rassurante. On ne parvenait pas toujours à retirer tout le mâchefer, ainsi de petits îlots se formaient, qui sous la pression « pleuraient du pus ». (Comme le maître était profondément affligé par la masse croissante de rapports humains se vidant comme des boîtes de conserve, eh oui, il advenait, soit « à l'air libre », soit à l'orée d'une bouche de métro, qu'en voyant sur la main, la paume d'un homme, l'étalage de blessures diaboliquement ressemblantes à ses propres stigmates, il apostrophât le quidam : « Petit terrain, vous aussi? » Et les réponses sont de genres tellement variés !)  
  « Ne fais pas la vaisselle, cria le maître en direction de la cuisine, je la ferai. — Elle est presque finie, ulula en retour la dame. — Ah ! bon », s'en accommoda-t-il, et ses grands yeux perçants parcoururent une lettre qui traînait sur la table. L'écriture tremblée, sénescente, et la force tragique rayonnant de certaines lettres impétueuses trahirent aussitôt l'expéditrice de la lettre. « Ce Rubinstein m'avait promis qu'il passerait le soir, lut-il, et jouerait du Rachmaninov. Mais il a joué des études de Chopin, et je peux le dire : faux. En plus il s'est empiffré tous mes sandwiches. Encore heureux qu'il y en avait largement, vous imaginez, cher Péter. » Le maître esquissa un sourire : « Oh, oui. Les sandwiches beurrés au salami, au saumon, au rôti froid, au filet, au caviar, à la sardine, aux oeufs, au jambon. » « Voyez, voyez, plus je vieillis, plus je deviens malveillante. La bonté et la patience s'écaillent de moi, je deviens une vieille dame de plus en plus maigre. » Frau Gitti sortit précautionneusement de la cuisine, tenant ses mains pendantes légèrement écartées, l'eau gouttait de la pulpe de ses doigts, puis elle se décida à essuyer ses mains dans sa jupe de jean : le tissu se tendit, permettant au maître de reconnaître, heureux, la ligne impétueuse des cuisses, qui plus haut s'arrêtait court de façon ô combien excitante. « Tu es belle... » Après un brin de lutinage, dont le tact de rigueur laisse les détails dans l'ombre, le maître s'empêtra avec sa fidèle compagne dans une conversation précieuse, du point de vue même de l'histoire littéraire. « J'ai lu et relu la lettre de tante Jolánka... C'est une merveilleuse vieille dame. — Déjà un peu artériosclérosée, dit l'épouse après brève réflexion. — Oui. » Le maître promena son regard voilé sur l'horizon (sa main de nouveau posée sur la chère tête blonde, c'est là qu'elle joue, pétrit, pétrit), puis, lentement, afin que le scribe fidèle et fanatique puisse transcrire avec exactitude, il se mit à parler. (Avec exactitude ! Comme ce mot est insensé ! Car comment pourrais-je rendre le soyeux des mots accompagnant les gestes, l'opérette des gestes accompagnant les mots, les audacieux virages de la voix véhiculant les mots, les hoquets, les plissements d'yeux, qui couronnent les mots de guillemets, ou justement les détrônent. Et enfin, toute la situation !... Dur métier. Mais qu'il me soit permis de souffler : c'est beau-au-au.)  
  « Tante Jolánka fut une étape importante de mon développement spirituel. » Dame Gitti tâta le papier à lettres. « Ça, c'est du papier, reconnut-elle. — C'était une belle femme jadis, avec un immense chignon brun, un regard alangui, sûr de soi, que telle une reine-sirène, je décompose : rei-ne-si-rè-ne, elle posait sur chaque objet et chaque être nouveaux avec un calme égal, un regard qui enregistrait tout. Je m'asseyais souvent sur ses genoux, tant de dos, pressant mon dos contre sa poitrine, que de face. Cette dernière position, je ne l'aimais pas, car il fallait que je tinsse mes cuisses fortement écartées. » (Aujourd'hui encore, le maître n'aime pas cela. Lorsque l'Arrièregauche ou P Arrière-droit — tous deux, pour des raisons différentes, sont des passionnés de moto — lui proposent de l'emmener jusqu'au bus, à deux blocs d'immeubles, il balance beaucoup à accepter, et ensuite, pendant le trajet, il a très peur. « Janika, cornouiller, moins vite, j'ai peur ! » hurle-t-il dans le vent frôleur, après quoi il se tapote longuement les aines, les articulations des cuisses. « Mec, t'es en sucre. ») « Que je pince ? » Dame Gitti pliait ironiquement une couche. « Vous savez, mon ami, elle prévoyait déjà la déconfiture de cette approche froide. Le fait, mon ami, que c'était de l'égoïsme. » Impétueux, il poursuivit : « Encore que cette dernière position, je l'aimasse passionnément, parce... — Chouette dialectique! — Ta gueule. Je travaille. » Eh oui : Part est égoïste, comme je l'ai lu quelque part. (Bien entendu, ce n'est pas le même égoïsme que cidessus.) « Adoncques, adoncques j'aimais cette position inconfortable, écartelée, parce que de là, je pouvais regarder sans dissimulation son superbe visage. De cette position, de la chaleur alors encore sans objet, mais déjà excitante de ce giron, c'était surtout le nez qui s'offrait à l'examen... Le chemin que balisaient les sourcils, où le regard pouvait courir comme un... comme un... — Un liè-è-èvre! — Merci, ma colombe. Comme un lièvre, perdait de l'assurance à la base du nez. La naissance du nez s'élargissait un peu, mais très délicatement, en transparence, à la façon d'une place dans un bourg, tout comme... euh... le portrait de Joe Luis, le Bombardier Brun, de même que l'ombre incroyable d'un avion prend son essor, s'éloigne devant le spectateur. Le nez au demeurant classique se greffait d'une incertitude, d'une agressivité excitante qui était, mais cela ne pouvait être établi que de ma position d'alors, réservée à peu d'élus, accentuée par les narines obscures, ombreuses. »  
  Oho, mais ses rapports avec cette dame-fée ne sont nullement aussi esthétiques. La foi inébranlable (« en dépit de tout ! ») qui rayonnait de cette femme déclassée, d'une intelligence radieuse, avait et a toujours une grande influence sur le maître. Et puis sa féminité ! « Chère Jolánka, dit-il sans tact en une occurrence ultérieure, vous pouvez bien être aujourd'hui aussi vieille que vous voulez, vous restez quand même ce qu'on appelle une femme attirante. » « Elle avait été persécutée dans les années cinquante. » Mais pas comme les ennemis du peuple en général, que nenni : comme dans un film en couleurs. Elle pérégrina de chaumière en chaumière. « En certain lieu, pendant des mois, elle tapa le carton chaque soir avec un homme de la police politique locale, sous un noyer. » Pourtant, à ses mains, on aurait dû voir immédiatement son mode de vie non rural ! Le maître le constata à la même époque : « Hé bé, vous avez pas beaucoup travaillé. » Et le petit Palóc — car c'était ce qu'il devenait — tourna et retourna ses mains soyeuses, comme des objets tombés de la lune. (Remarque à caractère de classe comparable dans un contexte comparable : « Dites voir. Comment c'est-y possib' de marcher sur des si p'tits pieds?! ») C'était déjà avec une tendance à s'amender que le maître vivait dans le cercle de famille (« Cercle : trace des verres sur les tables collantes des bistrots. Définition. »), lorsque, tard le soir, on sonna. Chez le maître, n'est-ce pas, on ne trouve pas à un degré déterminant le réflexe qui tord ses parents d'un spasme lors d'un tel effet (« L'effet bon-sangmais- c'est, mon ami, c'est ça ! Je signale qu'il y a du vrai là-dedans. Bien sûr, dans quoi n'y en a-t-il pas ?! »), de ce fait, seule la curiosité le poussa jusqu'à la porte vitrée — où l'on pouvait regarder même les films interdits, grâce à une intelligente manipulation du rideau —, mais d'où, cette fois, il fut chassé sans explications. L'hôte tardif et inattendu était tante Jolánka. Elle était encore en train de pérégriner. Avant l'aube, elle avait pris la poudre d'escampette. Le maître ne dormait pas. Terriblement excitant. Tante Jolánka n'avait qu'une jambe, ou plutôt, l'une de ses jambes était artificielle. Pendant la guerre, elle s'était fait une réputation (également dans les sens + et — ) par son attitude chrétienne conséquente, qui dans ce cas signifiait abriter (nourrir, aimer, etc.) des enfants juifs ; de ce fait, elle séjournait moins fréquemment dans les abris (jeu de mots — E.), et ainsi, sa jambe... Laquelle était amovible! De là découle l'inquiétude horrifi que qui s'empara ensuite des parents du maître. « Dis, elle n'a pas laissé sa jambe ici ? L'une de ses fausses jambes. — Faudrait la mettre au feu. — Mais le cuir ! Tu sais comment ça pue en brûlant ! » Eh oui, la charité peut être aussi frivole.  
  Au début du séjour villageois, le maître dormit dans la même chambre que tante Jolánka. Et que bien d'autres encore. — C'est sa piteuse enfance qui a endurci le maître, si bien que même dans les temps soyeux d'aujourd'hui, il sait être un roc. Tu es Petrus, comme je l'ai déjà indiqué... Encore que le petit double menton familial... « Vous savez, mon ami, releva-t-il avec la sagesse douloureuse, poignante des grands hommes, même moi, je ne remplis que le vide que je crée. » Eh oui : la voici, la tragédie de la finitude, de notre finitude à nous tous, qui ne sommes pas le Tout-Puissant. Et ici, le maître est un parmi les autres ! — Isolée par un rideau, il y avait aussi l'épouvantable arrière-grand-mère. Le maître la craignait comme le feu. Le père du maître lui-même la craignait encore. « Elle nous disait toujours : Mangez du pain, mes enfants, sinon vous sentirez le renard ! » Bah, à l'époque, ça ne faisait pas partie de la problématique ! « Elle me regardait à travers un lorgnon ! Rien que ça déjà, en soi ! » Sa peau était jaune, son visage dur. Le maître entendait toujours dire à son propos : quel grand seigneur. Longtemps, il crut : l'arrière-grandmère est le roi ! Seulement, pour une raison quelconque, elle est avec eux pour l'instant. Elle ne disait presque rien de toute la journée. Il fallait lui baiser la main à tout bout de champ. Et lorsqu'elle entendait le baisemain effectué par le maître, bien qu'on puisse concevoir un clappement discret pour les baisers de tous ordres, elle relevait brusquement sa main froide, osseuse, frappant quasiment la bouche du maître. « J'avais très peur. » (En général : au cours de cette période précoce de la vie du maître, il était à même d'avoir peur dans les situations les plus variées ! « Mon dieu. » Un jour, une chaleur estivale pesante, profonde s'était emparée de la contrée. Au bout du portique, à côté du tonneau d'eau de pluie, l'arrière-grand-mère était assise dans la chaise à bascule. Autour de sa robe noire, garnie de dentelle, haut boutonnée, de gros taons bourdonnaient. « Vous savez, mon ami, on pouvait la regarder de manière à voir en même temps la dentelle et, à l'arrière-plan, le tas de fumier ! » Et entre les deux, l'arrière-grandmère. Le maître rôdait par là, lorsque la dame âgée fit entendre un son dit bassement corporel. Cette date marqua la fin de la peur! Désormais, le museau vermeil du petit maître pouvait bien se fendre après un baisemain ! Pauvre vieille arrière-grand-mère ! (« Mon ami, je voyais alors les choses de manière plus nuancée que cela : Pauvre vieille arrière-grand-mère ! Et : Crève, charogne ! »)  
  L'arrière-grand-mère et tante Jolánka, c'est peu de dire qu'elles se détestaient. Quand on emmena la fille de tante Jolánka au camp de Kistarcsa, et que la mère s'assit à côté du maître, les yeux pleins de larmes, pour leur cours d'allemand habituel, l'arrière-grand-mère, incroyablement irritée, lui jeta presque cruellement : « Chère Jolánka, il vaudrait mieux que vous vous taisiez, chère Jolánka ! » Alors que tante Jolánka n'avait pas soufflé mot! À la suite de cela, les deux femmes ne s'adressèrent plus la parole. « L'une est morte, l'autre s'est expatriée. » « Vous savez, cher Péter, mes proches sont morts, et je suis un peu fatiguée. »  
  « Oncle Tibold la battait souvent », intervint à la façon d'une vox diaboli la bonne dame Guittouche, qui se retirait de plus en plus à l'arrière-plan, d'où elle décochait tel ou tel coup d'oeil. Par conséquent, il y avait un premier plan et un arrière-plan. « Il ne la battait pas, il la giflait seulement. » Le maître ouvrit grande sa paume, sur les lèvres des plaies grattées, « telle la rosée sur l'herbe aurorale », perlait du sérum : « la plaie jutait » (l'expression équivalente du maître). « Combien de temps j'ai passé sur les genoux de Jolánka à regarder un film, la première partie de la Bataille de Stalingrad. On nous apportait toujours cette première partie. Mais ça aussi, c'était chouette. Et comme nous n'occupions qu'un siège à nous deux, je conservais l'argent qu'on me donnait pour le cinéma. Net. » Et alors le maître, avec cet argent, achetait des livres. Son entendement s'épanouissait en absorbant les mille merveilles du monde ! Oh, ces livres de la Bibliothèque Populaire ! Ils étaient sales, déchirés, effilochés, mais estce que ça comptait alors!... De même, la balle de chiffon! « Et les bougies, mais brûlées jusqu'au trognon ! » Puis le maître, comme s'il voulait qu'on croie qu'il dit ce qu'il dit si doucement que cela ne concerne personne « d 'autre» (c'est une plaisanterie!), pas même peut-être le maître lui-même : « Maxime doit se retourner dans sa tombe. »  
  Le maître s'engagea de nouveau dans les prés fleuris des histoires, allons donc humer avec lui, allons ! Et il advint un jour, un jour qu'il revenait avec tante Jolánka du cinéma, où il avait vu, une fois de plus, la première partie de la Bataille de Stalingrad, que sieur Mihály, assis dans un coin de la maison, d'une voix entrecoupée de pleurs, traînant, puis s'arrêtant, puis se lançant, parla ainsi : « Pauvre papa, ils l'ont tellement battu, j'aurais préféré qu'ils le pendent, ça ne m'aurait pas fait aussi mal. » Le maître se tourna vers son épouse : « Malheureusement, même de cela on a fait une story familiale. Il faut le raconter de la manière suivante : Adoncques, le petit Mihály estoit assis au piano, mais, après quelques traits, il s'interrompit. Ah, mais nous n'étions pas contents, c'est sûr, nous pensions qu'il s'était embrouillé. Mais lui, imaginez un peu, comme ça, devant tout le monde ! il s'est levé et a pris un sandwich, qu'il s'est mis à grignoter. Naturellement, les autres ont poussé des soupirs. Les vieilles charognes, tel quel! elles ont tout boulotté, disait toujours Georgeounet. Il fallait encore allaiter Marci, et courir à droite et à gauche, et mon Mihály a remarqué : Une chèvle ne selait pas plus platique ? N'est-ce pas adorable ?! Platique. Bien sûr, je ne m'en faisais pas pour mon Marci, c'est lui qui — plus tard, bien sûr — m'a demandé : Dites, maman, vous êtes encore vierge? Que répondre, à mon quatrième enfant? Je ne voulais pas le décevoir... Pour en revenir à mon Mihály, une main tenant le sandwich, l'autre posée sur le clavier, et autour, les invités, ou plutôt, n'est-ce pas, les vieilles charognes, quand d'un ton si désinvolte, si sentencieux, il dit : Pauvre papa, ils l'ont tellement battu en 56, j'aurais préféré qu'ils le pendent, ça ne m'aurait pas fait aussi mal. Il était debout, dans ce silence, et il souriait, vous imaginez... » Le maître se lécha la main (sûrement pas les babines : il est bien trop impitoyable à l'égard de luimême !). « C'est sensiblement ainsi qu'il faut le raconter. »  
  Depuis son plus jeune âge, « les anges sombres des maux de tête visitaient » le maître. (Comme il dit, c'est en pareil cas qu'il sent qu'il est un intellectuel.) Pis, ces douleurs du jeune âge étaient des migraines ! Pareilles à celles des adultes ! (Il n'était pas précocement vieilli, mais simplement mûr.)... Cette année- (« voyez, nous sommes des éléphants pleins de tact, mon ami, dans un magasin de porcelaine »), la cinquante-septième de ce siècle, demeure pour le maître un grand souvenir complexe. Son échec cuisant. Pourquoi? Tout peut se ramener à la note cinq en papier kraft. Le maître, pour l'essentiel, a toujours été bon élève, voire un Musterkind ennuyeux, et un gentil garçon bien élevé. Cela dit, durant une brève période de ladite année, soudain c'est le un qui devint la meilleure note (jusque-là, c'était le cinq). Le maître, grâce à son application et ses dons, obtint même deux un en papier. Si fait, mais c'est qu'il en perdit un, et la règle était, car il arrivait souvent qu'on en perde, qu'alors celui-ci ne compte pas. Mais cette fois, il tricha, et avec l'aide du voisin, le chef cloutier, il fabriqua un un en papier kraft. (Ce n'est pas un travail aisé.)  
  Mais mauvais sang ne saurait mentir... Le matin, déjà ! Des soldats étaient venus, et avaient fouillé l'appartement. L'avaient passé au peigne fin. Des papiers voltigeaient. Le maître était aligné avec ses parents, comme pour une photo solennelle. C'est à cela que correspondait à 100 % le taux de crispation des visages. Le maître considérait les soldats avec un grand respect. Ceux-ci demandèrent s'il y avait des armes. On répondit que non. Cependant, sieur György dit qu'il y en avait. « La pommette ! » Ils prièrent le brun garçonnet de bien vouloir leur montrer l'arme ou les armes. Sieur György accéda volontiers à la prière, et il sortit de sous le lit son fusil à bouchon. Il reçut une grande baffe. Le maître, non sans quelque joie maligne, prit congé des adultes, car il devait aller à l'école. Dans la cour, un soldat armé d'une mitraillette lui fit enlever ses chaussures pour voir ce qu'il y mettait, mais seulement, dit-il, ses pieds ! À travers les trous du canon de la mitraillette, le ciel apparaissait et disparaissait.  
  Mais à l'école, il s'avéra que le cinq était de nouveau la meilleure note. Cela désavantagea gravement le maître, car afin d'éviter les abus, on n'avait pas le droit de « convertir ». (Car éventuellement, contre un véritable un d'avant-période, on aurait pu recevoir un véritable cinq — hors-période.) Ne parlons pas ici des tourments qui harcelaient la conscience du petit enfant (le maître !), mais seulement des maux de tête. La « ruée hors du bahut » se fit titubante. Il souffrait tellement qu'il dut s'arrêter sur la grand-place. Il y avait beaucoup de gens, lui derrière eux. Il voyait de grands dos noirs ; il se rappelle précisément cinq sortes de manteaux, tous noirs. Puis un manteau se retourna, un visage de vieux, moustachu, et voyant le petit enfant pâle, il le conduisit à l'écart : « Va-t'en, petit, rentre chez toi. » Il chancela jusqu'à la courette de la poste . S'adossa au mur. Il voyait de tout près les traînées de salpêtre, lorsqu'il fut pris d'un effroyable dégueulis (pardon ! pardon !). Il avait l'impression de s'être complètement vidé. Souvenir persistant — on peut dire : récurrent — de cela : un petit morceau de carotte, qui eut grand-peine à quitter une place qui n'avait pas été réservée à son intention ! Plus l'odeur. Comme il échouait à nouveau, tout blanc, sur la grand-place, un peu soulagé, mais dans un état passablement atroce ! la foule se fendit, et il put voir au milieu son père battu, car à l'époque ses yeux fonctionnaient encore, et par terre, aux pieds de son père, les lunettes (abattues) aux branches écartelées. Mais son vomissement l'occupait tellement qu'il se détourna, rentra à la maison. Quand ensuite le père du maître, le troisième jour, arriva en chemise à carreaux, avec les lunettes cassées, et sur le visage et le front magnifique quelques singularités — ces signes objectifs peuvent avoir été familiers d'autres époques aussi —, le maître en savait plus que d'autres, et attachait une grande valeur aux gentillesses viriles de la main paternelle sur sa caboche. À la question superficielle de sieur György, le père saisit ses lunettes, les tourna et les retourna, son visage se fit étranger, en particulier ses yeux se rétrécirent d'une manière jusque-là inconnue, et il dit : « Elles sont tombées. » L'abattement était l'élément dominant. (« Ses traits épuisés étaient barrés transversalement de trois sillons parallèles. »)  
  « C'est sensiblement ainsi qu'il faut le raconter, et ensuite, cela peut être rapproché à volonté d'une histoire palôc, une poavrée. » (Houhou ! Par exemple, quand sieur György écrasait le pied du maître, ou vice versa, à l'église. Et alors, dans le grand silence chrétien cueilli, la petite voix grêle, angélique [si c'était sieur György qui écrasait, celle du maître, si c'était le maître, celle de sieur György] : 'spèce d'enculé! — Ciel, c'est un véritable supplice, je veux dire en général, cette mondanité à laquelle je suis réduit.) Sur ces entrefaites, on sonna.  
  « Qui est-ce ? » demanda le maître sans réfléchir, et néanmoins inopportunément à Frau Gitti, qui était exactement aussi peu renseignée sur ledit coup de sonnette que le maître lui-même. « Comment veux-tu que je sache, va ouvrir », répondit en conséquence la femme ; mais comme l'homme, déjà près de la porte, se retournait blessé, elle envoya des baisers au mari, telle une prima donna, indiquant que c'était un hasard si la phrase précédente avait à ce point durci. Le maître, désireux d'exprimer qu'il se radoucissait, dit d'un ton radouci, faisant fi du sonneur : « Pour respecter la symétrie, faudrait quand même conclure par une histoire du petit Péter, du style : Et lui, dès sa plus tendre enfance !! Il était crasseux, haut comme trois pommes, avec son petit pantalon : “ son ganda ”, il était dans le jardin, et avec le tuyau d'arrosage, il pourchassait un chat malade, qui depuis plusieurs jours pérégrinait à l'abri des buissons. Ces chats sont affreux! Et malades, alors là, ils sont répugnants. Mais mon Péter, qui était en même temps un vrai garnement et un petit garçon à l'âme sensible, pressentit quelque chose du caractère temporel des chats, ce qui ne l'empêcha point de chasser la charogne du territoire en dirigeant habilement le jet d'eau. Mais quand le chat sauta dans la rue, et qu'entre les buissons apparut un instant sa silhouette trempée, miteuse, et que tout de suite après on entendit des pneus crisser, mon Péter parla ainsi : Je meurs. Mon manuscrit est confié aux soins des Éditions Magvető, mais ensuite, je guérirai... Hein, que dites-vous de ça. Et il tenait le tuyau devant lui, comme ça, la flaque grandissait, lui, il ne bougeait pas, et peu à peu, lui aussi fut inondé. » « Va ouvrir ! souffla Mme Esterházy. — J'arrive », cria le maître. Sur le seuil se tenaient deux hommes : un maigre aux tempes grisonnantes et un jeune « aux chairs relâchées ». Le maigre aux tempes grisonnantes était sympathique (à première vue), l'autre, à première vue, n'était pas aussi sympathique.  
 
 
  20. (serait) « crucifié après le match blême aplati sur une surface meurtri la cage thoracique concave être étendu rompu bruyamment sur la ligne des 18 mètres être la ligne l'oreiller et la fatigue et soudain les bières éclaircir la vision aiguë en creux sentir la géométrie des alentours voire en faire partie craindre fort de l'abîmer encore et toujours être donc étendu sur la ligne des 18 mètres les mains levées démonté et remonté en éléments regarder les nuages bouger et dans cette paralysie active inventer des histoires arrivées à tout cela naïvement » Sur le maître, comme un pauvre petit nuage orageux, le vieux se penchait. Son visage occupait tout. On ne savait ce que regardaient ses yeux louches, une odeur de vin aigrelette l'enveloppait, et une odeur de vieux ; pourtant le maître ne se « défendit » pas. « Je vous salue, sieur Pék. » Celui-ci fit signe : ça va, ça va, il ne s'agit pas de ça. Ainsi fit-il. « Qu'est-ce qui ne va pas ? » demanda le maître, voyant son air préoccupé. « C'est vrai? » demanda d'une voix enrouée le supporter en chef, comme s'il savait fort bien : c'était vrai. « Quoi ? » De ce moment, le maître dit tantôt la vérité, tantôt non, mais dans tous les cas, il mentait pareillement. « Mais que vous partez. — Qui ça?! » Sieur Pék regarda le maître. « Allons, Péter ! » Pexhorta-t-il, afin de ramener l'avant à la raison. « C'est vrai que vous passez à l'Arrondissement? — Non », proféra le maître, et dit comme ça, c'était vrai.  
  Car, eh oui, les hommes à serviette s'étaient montrés, et il y avait en lui la disposition. Mais qui sont donc ces hommes à serviette ? Comme les frères de sang du maître — contrairement à la brève période prometteuse du maître — gagnaient de l'argent grâce à leur art du ballon, il est aisé de reconstituer la scène adéquate : Disons, sieur Marci pose ses dents du haut sur sa lèvre du bas — on peut faire l'expérience : comme si l'on « enlevait d'un coup de dent l'araignée du coin » —, il recourbe ses doigts en serre, et s'abat sauvagement : « Zouh, fait-il, solennel, et alors le gran-and oiseau bleu arrive — à ce moment-là, chafouin, comme s'il tendait la main pour un pourboire, il tend la main —, et il dépose beau-aucoup, beau-aucoup d'oeufs d'or. » Voilà donc ce qu'il en est des oeufs d'or. Cela posé, si, aux alentours du terrain, se montre un homme au regard étranger, perçant, tenant à la main un attaché-case rare de par ici (« c'est de la poésie »), alors, quoi de plus simple que de penser : « Le voilà. C'est le prospecteur en joueurs. Et dans sa serviette il a beau-aucoup, beau-aucoup d'oeufs d'or. » Et entre ses dents filtre fièrement : « Les hommes à serviette se sont montrés. » (Pour l'essentiel, cela se pratique à la fin de chaque saison. Ou se pratiquait, car le temps : ne s'arrête pas.)  
  Les hommes à serviette se montrèrent et sonnèrent. « Mon cher Péter, en fait, nous ne faisons que prendre contact. » Dame Gitti, méfiante, tendait l'oreille. Le maître connaissait de réputation le nom de l'homme sympathique, maigre, grisonnant. « Cher Péter, vous résoudriez nos problèmes pour des années. — Vous voulez du café? demanda dame Guittouche, modérément confiante. — Si ça ne dérange pas, faites excuse, dit l'autre, le jeune rondouillard. — Voyons, cher Péter, nous ne voulons que votre bien. » Le jeune ricana : « Et bien sûr, le nôtre. » Le grisonnant lui jeta un regard furieux, le maître un regard appréciatif. « Cher Péter, vous pouvez demander n'importe quoi. » Le maître esquissa un sourire. Tempesargentées aussi esquissa un fin sourire. « Enfin, ce qui est d'usage à la Chambre basse. » Survint une petite pause. « Et n'oubliez pas, cher Péter, que nous pouvons tout arranger, tout, sur le plan politique. » Dame Gitti entra avec le café. Le maître vit tout de suite qu'il y en avait moins dans l'une des tasses, et sut que c'était la sienne. L'appareil fait deux tasses. « Sur le plan politique », acquiesça-t-il. Dame Gitti le regarda d'un air interrogateur. Le grisonnant se mit à conter quelques grands contrats de transfert d'antan ; les noms lâchés embarrassèrent un tantinet le maître. « Ça, c'est du café, faites excuse, claironna le jeune. — Alors, cher Péter — l'homme à serviette prenait congé —, nous ferons le nécessaire. — Nous nous manifesterons », dit le grassouillet, déjà dehors ; la porte était presque fermée sur lui.  
  « On m'a dit que vous partiez et que c'était pour l'Arrondissement », dit sieur Pék incrédule, car il se rendait compte que le maître disait la vérité. « Vous savez ce que c'est, sieur Pék. On dit tellement de choses... — Péter, mettez-en un coup cet automne. — On en mettra un coup. » Allons, ça, c'était de nouveau un mensonge.  
  –––––  
  L'été au parfum de miel fit donc son apparition : le maître partit pour une tournée européenne, pour un périple de lectures publiques dans quelques carrefours culturels. Sieur Böll trépigna, énervé, sieur Handke rongea ses ongles jusqu'à l'os, sieur Sartre grilla cigarette sur cigarette, sieur Mészöly passa la main dans ses cheveux raides comme des baguettes — deux fois. L'Europe tomba aux pieds du maître, et lui caressa les tibias à rebrousse-poil. J'ose dire que l'Europe l'échappa belle : eût-elle dû caresser les jambes de sieur Marci, que sa main eût été criblée d'échardes...  
  Ayant traversé en trombe les formations en terrasse des contrées bocagères, les sentiers sinueux des sous-bois luxuriants, les cyprès oblongs et les chênes, lesquels représentent le naturel, les cactus et les tamaris, les capitaines tracasses, il se tenait debout dans l'air lourd, musqué — à une réception fichtrement importante. (En son honneur ?)  
  Holà, la horde des parasites se pressait, les noeuds papillons crépitaient, apéritif sur apéritif. Le maître, faisant montre d'une grande routine, se procura de l'orangeade, y versa de l'alcool, confectionnant ainsi un genre de cocktail. « Alors ma bibiche, tu peux boire avec un vrai prince. — Seulement comte » — il déclina le compliment ou l'injure non requis, avec cette affabilité qui témoignait de son indulgence, et qu'il n'aimait pas tellement chez lui. (Le maître est un critique si impitoyable de ses propres actes, discours, silences.)  
  La pièce était une salle, d'immenses lustres déversaient leur froide lumière, on pouvait passer tout le monde bien en revue, mais ensuite, des coins se formèrent, des salons où des lampadaires griffaient dans des tons chauds. C'est alors que le maître découvrit la maîtresse de maison dans une tunique prodigieuse, avec un make-up jamais vu ! Oui : Gina Lollobrigida!!! Le maître regarda la femme, et ce fut comme s'il eût chu dans un puits profond ; des alentours, il ne resta plus que la giration rapide de la margelle (le cercle !), ses réserves de morale et sa philosophie personnelle ne furent plus que verte mousse fulgurant au cours de la chute, mousse glissante, visqueuse, flottante. Il avait aussi vu les pattes d'oie et autres signes du temps, tout de suite ; ce visage était encore plus bellement meurtri que celui d'Erika Bodnár. (Un jour, devant le poste de télévision, dame Gitti avait trouvé moyen de faire la critique ci-dessous : « Regarde, chéri, elle a des pattes d'oie ! » Il s'était laissé aller à une incroyable irritation. — La malveillance de dame Gitti à l'égard des femmes est proverbiale. Semblable à celle de sieur András à l'égard de ses confrères. « Belle, oui, mais ses collants filent. » « D'accord, elle a ce qu'il faut. Mais tu la verrais sans soutien! » — de telles remarques sont à l'ordre du jour. — Quant au contenu de son explosion véhémente, c'était que les moindres fronces de Lollo ont plus de valeur que les mortelles au grand complet, toutes autant qu'elles sont.)  
  Il se trouva que, lorsqu'ils voulurent en même temps prendre une olive, leurs mains s'entrechoquèrent. « Pardon », fit Gina. Tels 100 altos. Mille. Pas de sourire, seul le regard, plus long que nécessaire. Le maître fit tomber une olive ; elle dégringola le long de son pantalon. Comme il s'était cochonné, la star mondiale lui proposa son aide. « Je vais nettoyer votre pantalon, Péter, dit Lollobrigida. — Laissez, ce n'est pas grave, ce n'est qu'un jean. » Il répugnait à cette trivialité. Mais plus tard encore, entre les nombreux invités, la femme regardait le maître — lui, cependant, secouait furtivement la tête... Dans une des pièces, une balle de ping-pong rebondissait. Lollo voulut avec le maître. Il la laissa mener longtemps, puis, d'une main ferme, il « battit comme plâtre » la star de cinéma un peu, ma foi, gâtée, 21 à 18. Après le match amical, Lollobrigida reçut les félicitations les larmes aux yeux, un peu théâtrale — ce que le maître ne perçut que lors d'une analyse ultérieure, mais alors, d'autant plus violemment, presque saisi, telle une vieille tante, réalisant: une actrice ! —, s'approcha théâtralement, ses immenses cils épais balayèrent pour ainsi dire son visage (ce fut renversant et en même temps répugnant), sa poitrine palpita puissamment, se cognant quasiment au léger tissu d'été. (« Une soie toute simple », dit plus tard Frau Gitti d'un ton scharf.) « Tu pourras revenir quand les autres seront partis? » Il tourna et retourna la raquette : backhand, forhand... «Viens», souffla Lollo, implorante. Cela lui fendit presque le coeur. L'être moral qu'est le maître était un peu perturbé. « Tu es belle », articula-t-il enfin. (Car à la personne féminine attirante, il est d'usage d'associer des impératifs grammaticaux : « Vous savez, lieber Freund, l'embêtant, c'est que j'aime dire ce que je pense. Alors que je devrais penser ce que je peux dire. » Il ajouta, sérieux : « Es ist kein Scherz. » C'est-à-dire : Ce n'est pas une plaisanterie [allemand].) Sur ces entrefaites, la porte s'ouvrit à deux battants, et entra — non le mari ni personne de ce genre — le petit Carlo, fils de Lollo. Il était si beau, un blondinet aux cheveux d'or, que le maître sentit qu'il devait avoir la nausée (effet Thomas Mann). Mais il n'aurait pu fournir des explications de sa sortie précipitée, aussi restat- il. « Dis-moi, mon chéri — le garçonnet le regardait droit dans les yeux —, tu aimes maman ? » Le maître s'empourpra, Gina baissa la tête. « Je l'aime. » Le petit juge poursuivit son interrogatoire : « Tu la préfères à tout le monde ? » Le maître répondit sans réfléchir : « Je la préfère en deuxième. » Carlo resta songeur. « Hum. C'est pas mal. » Mais le maître avait déjà déniché la démarche adéquate. « En deuxième ? Justement, ce n'est rien. — Débarrasse le plancher ! » hurla Gina à son fils. Celui-ci s'éloigna dignement : « Mais maman, de quoi tu as l'air? » Gina s'effondra sur la table de ping-pong. Elle sanglotait. Les formes divines trépidaient dans la vaste tunique. Maintenant, cela agaçait un peu le maître. « Non, ma colombe », fit-il inutilement. Gina se redressa, s'agrippant au filet de ping-pong, qui se déchira. « Cher esterhâtzi », hoqueta-t-elle, et elle sortit en courant.  
  Mais quel retournement complexe s'ensuivit ! Tout à coup, stupéfait, le maître ne put éviter de voir le cinéaste — d'origine slave — à la réputation de séducteur sortir en chancelant de la chambre de la dame : il regarda ses yeux troublés, écouta son rire dédaigneux. Il alla s'asseoir sur le seuil (« comme un trimardeur, ou un fidèle chien de garde »). Lollobrigida était accoudée sur le lit. La pose classique est plus cassée, le corps plus anguleux ; la situation était triviale : cheveux ébouriffés et marbrures rougeâtres au visage. Le maître ressentit une grande pitié pour lui-même, mais tâcha de ne pas regarder la femme comme une dévergondée. En revanche, sa situation de supériorité se volatilisa très vite. Non qu'il eût l'impression que le seul acte moral — car même le non-acte peut être immoral, oho, et comment — fût de se vautrer aussitôt ensemble comme des somnambules ; non ; mais parce que de la femme jaillirent en un flot de paroles monotone toutes les amertumes, la misère de sa vie, les mensonges (« au milieu desquels, mon ami, nous vivons tous »), les compromis, les recommencements convulsifs — toutes ces disproportions féminines, la comédie de la vérité (dont Lollo, même en cet instant critique, ne pouvait se dégager) emplirent le maître de crainte et de remords, car il s'était montré irresponsable à cause de ses propres incertitudes et équivoques ; si bien que la profondeur et l'obscurité d'une vie de femme l'avaient assailli. « Viens, allons manger quelque chose » — il sauta sur ses pieds avec une légèreté enjouée, et caressa le bras de la femme.  
  C'est ainsi qu'il était ballotté, toujours dans cette dualité : entre le vrai et le faux.  
 
  (1. Lollobrigida — réglant tous ses comptes, c'est-à-dire lui réglant le sien —, avec une amère tristesse, lui demanda un quelconque souvenir. Le maître s'inclina, puis, avec un charme enfantin, lui tendit un merveilleux brin d'herbe vert. — Quelque chose de ce jardin gigantesque, dont il se languit tellement. L'immense espace vert ! Le vent de l'aube déploierait artistiquement sa chevelure, tandis qu'au fil d'une insouciante promenade, il lirait Spinoza! Ensuite, un peu de marmelade, des petits pains frais, des oeufs coque ! — Mais la femme ne fut pas satisfaite de ce petit brin d'herbe, il lui fallait quelque chose de plus palpable. Finalement, il donna à l'actrice, comme un objet exotique, une pièce de 20 fillérs, restée on ne sait comment dans sa poche. — Comme cela s'avéra au cours des temps, Lollobrigida fit percer la pièce, et depuis lors la porte comme une amulette. On peut le voir dans un numéro de Stern, où elle se tient avec sieur Marlon Brando à côté d'un énorme téléphone en plastique rouge. Les 20 fillérs, là, sur la gorge d'albâtre!!!  
 
  2. Cher Péter !  
  Retournant à Rome, j'écris ceci dans l'avion. Là-haut le Soleil, en bas les nuages moutonnants. Parfois l'avion cahote, voilà pourquoi mon écriture est si moche. Marlon Brando me demande qui tu es. Je lui dis, un écrivain. Mais qui tu es pour moi. Sur ce j'ai fondu en larmes. Je ne sais pas. Mais ce que je sais, c'est que moi, je n'ai pas été grandchose pour toi. Pauvret ! Je crois que tu as eu très peur de moi. [En ce moment l'avion danse une polka, j'attends.] Tu sais, j'ai de petites antennes invisibles tout le long du corps et dans mon cerveau : je peux savoir ce que quelqu'un sent ou pense, même quand l'intéressé n'est pas là. À plus forte raison quand...  
  Et pourtant : le seul désir bizarre que j'avais, c'était — pour te remercier d'exister — de te serrer une fois dans mes bras. Rien d'autre. Mais voyant ton immédiate suspicion, j'ai compris que tu te méprenais sur mon intention. La tension entre le désir et l'évidente impossibilité de le réaliser a par la suite engendré, alors que j'étais étendue dans ma chambre après le départ d'Igor, les ineptes faufilement et faux-fuyant que j'ai présentés. [A présent, cet avion de merde rafiote à nouveau !] Vous avez de la chance, vous tous, d'appartenir à quelqu'un, quelque part...  
  Je suis allée chez Marlon [Brando], et dès le lendemain je suis revenue comme un chien battu. Une fois de plus. On n'apprend jamais rien. Mais le temps émousse tout...  
  Même les projets irréalisés, les gestes inutiles, arrêtés en l'air, à michemin, de l'amour lâche.  
  Cette fois, on descend.  
  Ciao, Gina)  
  On les mena à la table du souper. Dans les cercles qui s'étaient formés, la causerie habituelle se déroulait. « La futilité, mon ami, sévissait. » En véritable artiste, le maître, renversé sur sa chaise, se délectait à écouter cette construction que personne ne démolissait, où personne n'avait un geste sincère ou prétendu tel.  
  Mais soudain, il se lassa de rester sans cesse un pied levé, il en eut assez des bienséances. « Tout le monde était très courtois, feutré, élégant, vornehm et rustre. » Quant à lui, cela lui bouchait les oreilles, elles en tintaient comme si elles eussent été emplies d'eau, bien que ce ne fût pas le cas. « Bon dieu, bon dieu. — Qu'est-ce que tu marmonnes ? » demanda son voisin, sieur Miklós, un ami ès littérature. « Mon bon Miklós, tirons-nous d'ici, pour l'amour de dieu. — Couché, toi », dit l'homme d'expérience. Là-dessus, quelle cavalcade s'ensuivit ! Un scandale, presque. Le maître tendit la main vers la corbeille à pain, en la retirant il faucha impitoyablement quelques verres à vin. « Ouh là », s'exclama-t-il, et aussitôt, un peu tard, il voulut rattraper les verres, mais ne parvint qu'à balayer au passage la serviette de sieur Miklós, il s'excusa, plongea, s'excusa, entre-temps, s'étant cogné la tête sous la table, il avait renversé quelques nouveaux objets. Tout rouge, il demanda pardon à la compagnie, qui fit preuve d'un tact exceptionnel. Seul le regard compréhensif et tout ensemble réprobateur de sieur Miklós exprimait : lui, il savait de quoi il retournait. Lorsque les respirations autour du filet de sole à la Orly s'affirmèrent, le maître souffla à sieur Miklôs : « Ouf, mon vieux — ici, il éleva la voix, pardon —, au fait bordel, quel ustensile maintenant ? » Puis, de nouveau, des pardons à la ronde. (En fait, peu de gens, à part lui, savaient : ce qu'est le couteau à poisson.)  
  En emboîtant cette musette superficielle dans ce support diplomatico- politique, discrètement démagogue — chose qu'il supportait difficilement : il cassepilait tout de façon représentative. « Tu as été assez primitif », dit plus tard sieur Andrâs. Le maître en fut effondré. « Qu'aurait-on pu faire d'autre », grommela encore l'individu susmentionné. Après quelques escaliers, portails et portes, ils se retrouvèrent à l'air libre. Le maître plissa les yeux ; la métropole palpitait. « Je crois que, moi aussi, je me tenais là très métropolitainement. »  
  –––––  
  Un chat lui avait filé le train. Efflanqué, etcétéra : bref, aucun velouté, aucun gros dos, aucune chatterie. Son nom : Marcello. Le maître était assis, chagrin, dans une chambre, la logeuse apporta un plaid chaud et du thé bouillant. C'est alors qu'entra le petit Carlo. « Il est beau, ton chat. — Oui. — Comment il s'apppelle ? — Marcello. — On ne pourrait pas l'appeler Alberto? — Si, répondit le maître, seulement il s'appelle déjà Marcello. — Écoute. Mettons-nous d'accord. — Bon. — Ce sera Marcello-Alberto. » Il acquiesça. Le petit garçon tendit la main par la fenêtre. « Il pleut encore. » Laissant sa main dehors, il se retourna. « Weisst du, mein Guter — tu sais, mon cher (allemand) ; sur quoi, il montra le chat —, j'aimerais beaucoup le prendre pour femme, mais je crois que ça n'irait pas sans difficulté. » Le thé, le plaid, la pluie, le chat, le petit garçon — ces choses furent.  
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  Donner un coup de coude à l'agent de la police politique, ne riez pas de la blague : « à ma connaissance, vous avez 3 enfants ».  
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  « Vous savez, petit pastoureau — bien sûr que vous le savez, et plus encore ! —, nous autres, les Faust de l'Europe de l'Est, appelons “ Reviens ” le moment où les autorités ne sont pas en train de nous les casser. »  
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  L'aube européenne le trouva assoiffé. Sieur András dormait à poings fermés sur l'autre lit. Le maître tituba jusqu'au couloir, avec une gueule fripée de bouledogue. « Je t'offre une petite cerise », lui fut-il lancé en plein visage. Celui qui proposait était bien habillé, sa cravate impeccable. Le regard du maître resta comme un battoir à viande, froid, indifférent et inanimé. « Alors que j'avais un peu peur. » « Étiquette noire. » Comme le maître semblait réagir (sa bouche s'ouvrait et se refermait comme celle d'une carpe, comme celle de quelque carpe), il ajouta impulsivement : « Pour faire passer la gueule de bois. » Le maître sentit le mur protecteur, le long duquel — immédiatement ! — il pouvait se faufiler. « Merci de ta sollicitude. » (Mais ça, on connaît déjà.) Les dents de l'autre homme étincelèrent. « Comme tu voudras, ma foi. » Sa peau brune trahissait le bronzeur acharné.  
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  il fut pris d'un désir si violent pour dame Gitti, devint à ce point livré au flux puissant du sentiment, qu'il se mit à se tourner et se retourner dans son lit (« de même que les grands morts là-dessous »), et même en se tournant et se retournant, il ressentait ce qui précède  
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  (serait) (démonstration de la méthode) L'Europe tomba aux pieds du maître, et lui caressa les tibias à rebrousse-poil. J'ose dire que l'Europe l'échappa belle : eût-elle dû caresser les jambes de sieur Marci (Sport Club de Ferencváros), que sa main eût été criblée d'échardes... !  
  Ayant traversé en trombe les formations en terrasses des contrées bocagères —», les sentiers sinueux des sous-bois luxuriants —», les cyprès oblongs et les chênes —», lesquels représentent le naturel —», les cactus et les tamaris —», les capitaines tracasses — il se tenait dans un espace clos , orné de canettes de bière — « Pleines, mon ami, pleines ! » —, de canettes de bière pleines, ainsi que de quantité de vin rouge. L'attention du maître flottait, c'est-à-dire qu'il ne faisait pas attention. On lui avait fait la leçon. « Purée, quoi, cette fois? s'était-il fait prier, sceptique. Peut-être quelque chose de Fancsikó et Pinta. C'est tellement charmant, nêssepaâ, c'est tout de même mon premier livre. » Mais ensuite, la soirée avait pris de l'élan —> —» —», et le maître avait oublié ses soucis torturants. Un certain sieur Gyula, tout en sortant de sa poche, comme par magie, des cigarettes allumées qu'il fumait incontinent, si bien que l'homme chétif en était tout concave, ce sieur Gyula donc — maintenant, étant donné le processus, portant et éloignant de façon brouillonne sa cigarette à sa bouche, et ce faisant, en prime, les mots ! —, dit : « Comment faites-vous pour être si sacrément insolents? »  
  Une charmante jeune fille poussa le son du magnétophone, les miettes — comme autant de gracieux petits rats de l'Opéra — pirouettèrent sur le parquet. Sieur András éclata de rire à côté du maître. La question le concernait aussi. Sieur Gyula vivait dans un pays divergent de celui du maître , et dans une autre ville, holà, mais ils se posèrent quand même des questions l'un à l'autre, et allèrent jusqu'à formuler des réponses. « Je ne te comprends pas »,0 dit le maître. Sieur Gyula se racla la gorge. « Vous savez, mon ami, presque de la même façon que ma grand-mère. Cela m'alla droit au coeur. Même que je le lui ai dit. J'espère qu'il a compris. » « D'où vient votre cran... votre cran, là... — Allons bon, peste », déclina le maître, car il avait l'impression (et à juste titre !) qu'on le félicitait. Ce nonobstant, il fut répondu à la question par un alibi, chose que sieur Gyula ne méritait nullement. « Merci, meussieu », proféra encore le maître, et l'énoncé s'irisa de plusieurs signifiés.  
  Sur ces entrefaites, le maître sauta sur ses pieds de façon significative, sa voix, et c'est un trait intéressant, moderne, s'étrangla, il était secrètement heureux, et il s'éclipsa dans sa confortable suite, abandonnant la soirée à elle-même. Il sortit son célèbre — voire : fameux — carnet de notes, et sa plume se mit à labourer. « Alors, petits bêtas ! » Ensuite, on peut le voir à nouveau en bas en compagnie des sieurs Istvân et Géza, puis en haut , puis en bas : la grande âme se consumait pour ainsi dire. Comme la cigarette de sieur Gyula (ab straction faite de l'ex traction de la poche) : la brasillation. (« András-mon-chou! Vaillant, vaillant, vaillant! Va te faire »), ce - permanent, qui correspondait au - du lieu, et bien sûr, la concavation aussi ! Car, après quelques « excursions supérieures », il rejoignit complètement ténué les joyeux drilles, solitaire, affaissé, pour être lui aussi l'un d'eux. S'étant propulsé dans un fauteuil, il soupira. « Mon vieux, dit-il d'un ton léger, car il peut aussi être ainsi, un homme d'une telle envergure peut aussi être léger comme la baudruche de sieur Istvân, eh oui, il le peut, mon vieux , où sont les bas - bleus, purée? » Le maître, enthousiaste, se mit à expliquer, son nez se lançait à droite, à gauche, labourant l'air lourd de fumée en cercles réguliers. « Mais bien sûr, une foule de bas-bleus serait venue, mais l'homme — et il se désigna lui-même : ecce homo —, l'homme résiste nuit et jour! — Socquettes bleues » — le poète expérimenté eut un geste de dédain.  
  D'autres fois déjà, car son oeuvre était à un stade avancé, le maître avait eu le sentiment que son attention était celle d'un héros de roman, et cette fois, du fait des conditions de laboratoire exemplaires ici réunies, plus que jamais. « Vous savez, par exemple, dès que je scendais de ma chambre, où j'occupais mon temps à travailler laborieusement, j'avais l'impression que quelque chose manquait encore. Et alors, je scendais, et je cherchais une scène adéquate, afin qu'elle m'arrive. » Puis il enchaîna : « Vous voyez, lieber Freund, la faillite de l'écriture romanesque. Bien sûr, concrètement, de la mienne. De sorte qu'il est grand temps de... Je suis tout plein de cela. »  
  Que notre regard, cette fraîche harde de cerfs, saute d'un bond dans l'escalier où se tint jadis le maître. Justement à l'occasion d'une . Le maître avait entendu une délicieuse anecdote de sieur Istvân, qui semblait —>ploitable. Le poète, de sa voix grave — qui, en soi, pourrait être une production érotique, « s'il se trouvait quelques jupons, mon ami, qui s'en contentassent » —, raconta qu'à Stockholm, en 56 — et sa voix, comme campanulette bleue, fit tintinnabuler le verre, celui des fenêtres —, à Stockholm était inscrit sur la porte d'un hôtel, en lettres grossières : hongrois ! ici, on peut s'envoyer la standardiste! Et, sieur Géza peut en témoigner, paraît-il, elle y était encore 10 ans plus tard, cette inscription. Qu'était-elle alors devenue, n'est-ce pas, cette pauvre petite standardiste, avec ses deux yeux rêveurs, d'un bleu Scandinave, l'hétaïre ! Mais dès lors, sieur Géza ne se plaçait plus en position de témoin (bah, pas plus qu'en celle de fiancé, ha-ha-ha), mais en position d'anxieux. « Cela aussi deviendra littérature », dit-il, et même ses lunettes soupirèrent, si fait. « Vous voyez, mon ami, c'est un mécanisme tristement simple. Suffit d'un nom et d'un sine qua non, et tous les intellectuels s'écroulent de rire. Moi-même, je peux à peine contenir mon enjouement. Je ne sais vraiment pas comment j'y arrive. » Ici et maintenant, nous faisons une courte pause typographique, suite aux caprices de la mise en pages.  
  En ce qui concerne sieur Géza, le cher poète, car cette pièce grouillait
n
Jegyzet le mot du maître
de poètes, peut-être ne savait-il même pas à quel point il aurait raison. On le voit : sieur Géza eut superbement raison. Cela devint littérature, et de quelle sorte ! Poignante, hongroise, sérieuse, littérature de la destinée.  
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  C'est alors — n'oublions pas : dans l'escalier précédemment exposé — que déboula un Hongrois immense, et il tendit ses battoirs au maître. D'une voix qui croulait sous quelque slave mélancolie, il apostropha le maître, à qui visiblement le grand nounours était sympathique. « Monsieur l'écrivain, dit-il, en manière de plaisanterie naturellement, monsieur l'écrivain, mettez donc cela dans le livre, ces mains ! »  
   
  Aha : la grande carcasse soupçonnait quelque chose. Le maître s'enquit encore de choses et d'autres, provoqua un dialogue particulier concernant lesdites mains, mais comme son partner allait se lancer dans quelque joyeuse histoire d'ávó, il s'esbigna.  
  Ayant exhalé ses forces par autocombustion, il alla s'affaler sur la terrasse mouillée. Le siège en rotin craquait sous lui, et la nuit était noire comme une « Mercedes officielle ». « La mystique des miroirs » — sieur Tihamér montra le bassin qui s'arrondissait devant la terrasse, et son opinion rencontra celle du maître, qui partageait l'opinion de sieur Lukâcs sur le reflet, tout au moins, celle de sieur Hanák, qui vit à Vienne. Oppardon. Il en coûtait au maître d'exister. L'obscurité s'étanchait lentement, une transition vint à naître entre la nuit et le jour.  
  Le maître se retira pour dormir. Il partageait fraternellement sa suite avec le bon sieur András, qui avait mis ses mains entre sa tête et l'oreiller. « Dormons ! » Mais ils ne dormirent pas. L'esprit du maître, rebelle au sommeil, emplissait l'espace en grésillant. C'est ce qu'il dit à son compagnon. Car sieur András, à la vitesse de l'ouragan, était devenu pour lui : un compagnon. (Ceci est un passage d'une beauté lyrique.) « Con », dit sieur András. (Il avait de prodigieuses capacités pour insulter les représentants de la vie artistique.) « Attends. Je note. » Et de fait, le maître sauta sur ses pieds. « Tu l'as fait? » demandait maintenant, d'une voix amollie de tendresse, le grand garçon gothique. « So-so. » Puis le maître s'esclaffa (pardon : mais c'est le mot fidèle : il s'esclaffa) : « Ce sera une oeuvre ouverte, impitoyablement. » Puis il ajouta en homme responsable : « Bien sûr, en musique, c'est différent. — Dormons. » Mais ils étaient trop fatigués. Peu de temps après, le maître se leva, et travailla, travailla...  
  Holà, ses yeux cernés, cernés ! Dans le grand salon affluaient déjà les gens, et ils s'ordonnaient en cercle autour du maître, comme la limaille dans le champ magnétique. Mais il alla à l'invitée d'honneur, et lui baisant la main, tel un jeune magnat (ha-ha-ha), il murmura : « Mes hommages. Euh... lors de mon intervention... euh... je mentionnerai votrEuh nom, donc, *-cusez-moi. » Le témoin des temps illustres tapota l'encolure du maître comme celle d'un cheval, et le maître en fut hEuhreux. Le grand maître des pauses introduisit le maître. CEuh fut le silence, immense  
  tchtchtch psst  
  pst chutt chutt  
  il feuilleta çà et là — et tout au long fit de même, d'un air important — parmi ses notes, puis, pressant ses doigts écartés sur la table avec une force effroyable, il se lança. Avant que nous ne reproduisions en tant que note, mais fidèlement, ce qui fut dit là-bas, nous ajoutons quelques remarques sur quelques points du texte, en décrivant avant tout quelques gestes. « Et le système de coordonnées, mon ami, qui va le tracer, Sari Fedâk, peut-être?! » (N.B. : Comme s'il avait dit Arletty.) Au lieu de : « Dóra, cette grande brave femme » (suite à la requête de d. m.), lire « cette grande bringue de brave femme » ; en prononçant le passage : « et là-dessus, cric-crac, il sortit une feuille », il sortit, cric-crac, une feuille, « une sorte de feuille de route », qui fut accueillie par un rire tonitruant ; « Faudrait plutôt un feutre ! » : cela devint une réprimande concrète, sieur Géza, effaré, se jeta sur le feutre ; « quelque joyeuse histoire d'ávó » : chahut au centre gauche, applaudissements à droite, mais de toute façon, trouble ; le « pardon, pardon, peutêtre n'aurait-il pas fallu » consécutif eut un grand impact, un impact libérateur; « Eh bien, mon cher, l'ameublissement s'est produit. » Á ce moment-là, il regarda sieur István d'un air provocant. Sieur István, lentement certes, réalisa. Quant à la lecture à haute voix, le maître fit comme s'il poursuivait quelque conversation privée ; c'était une grande finasserie — mais sieur Istvân, perdant patience, raconta l'histoire stockholmique, avec tout son drastique. Un effet semblable joua dans le cas de « Pali, si vous les sortiez, etc. » (© Esterházy, 1977.)  
 
  Notes d'Eckermann épigraphe première de Goethe les amateurs mon ami quand ils ont fait tout leur possible ils ont coutume de dire pour s'excuser que leur travail n'est pas encore achevé et certes il ne saurait jamais être achevé parce qu'il n'a jamais été bien commencé le maître en quelques traits parachève son oeuvre qu'elle soit travaillée ou non elle est d'ores et déjà achevée écoutez mon petit eckermann ne vous fourrez pas les doigts dans le nez épigraphe deuxième buddy glass naturellement n'est que mon nom de plume mon véritable nom est le major george fielding suspense ainsi parla péter esterházy vous savez lieber freund je suis très fatigué excusez-moi auprès de ces gens toute la matinée j'ai trimé sur cette merde ainsi dit-il sans ménagement presque injuste à l'égard de lui-même cette merde oui poursuivit-il inflexible et encore à table dôra cette grande brave femme a dit que peut-être il n'aurait pas fallu faire ce roman-photo on peut imaginer quel effet cela fit sur l'âme ô combien sensible du maître naturellement notion complexe que cette âme cette semonce m'enfin les artistes sont tous ainsi cela il faut que nous le sachions nous qui vivons dans leur orbe une nouvelle d'aventures dit-il ensuite du niveau d'un feuilleton qu'accueillent de si bon gré les meilleures feuilles littéraires nationales et non nationales mais là encore qu'est-ce que la nation laissons cela et làdessus cric-crac il sortit une sorte de feuille de route avantage aux militaires et la fit circuler pour qu'ils y écrivent leurs noms ceux qui sont présents en lettres d'imprimerie ça ressortira mieux grommela pour lui-même le grand homme et ensuite au niveau d'une mère il ajouta inquiet faudrait plutôt un feutre à cause de l'impression à cheval par un sec lumineux authentique matin d'été péter esterházy leva sur certain confrère ses grands yeux perçants et parla ainsi bordel j'ai à peine dormi ah l'imposture des mots je me consume ici m'enfin qu'estce que le faux et qu'est-ce que le véritable quelles questions sont-ce là de grandes questions que notre regard cette fraîche harde de cerfs saute dans l'escalier ou se tint jadis le maître je vous en prie c'est alors que sieur czigánv tendit au maître ses battoirs dussé-je y laisser ma vie sans doute d'une voix qui croulait sous quelque slave mélancolie il apostropha le maître à qui visiblement le grand nounours était sympathique monsieur l'écrivain monsieur l'écrivain mettez donc cela dans le livre ces mains et il les mut de bas en haut suivant la verticale donnée péter esterházy n'est pas de trempe à s'affoler en pareil cas à enfourcher son cheval et hop ni vu ni connu fort peu objectivement il dit qu'est-ce que c'est que cette coupure sur ta paume ma foi péter ce hongrois rigola de toutes ses dents ma foi je me suis coupé avec quoi mais cette question le maître la posa de façon à faire sentir qu'il pensait avec une conserve et cela fut brillamment confirmé je me suis coupé avec une conserve dit loránt czigánv pendant que tu l'ouvrais fureta encore le maître tandis que l'autre approuvait et quelle sorte de conserve était-ce claqua incontinent l'intelligente question acérée comme cet éclair par une nuit accablante sieur loránt indigné s'affala sur le versant que l'escalier cette rencontre asstucieuse de surfaces bidimensionnelles avait créé qu'estce que j'ouvrais ma foi je vais répondre une bière naturellement ma foi et il allait se lancer dans quelque joyeuse histoire d'ávo pardon ça peutêtre n'aurait-il pas fallu cependant le maître de ses longues enjambées chantantes se hâta vers le foyer où sévissait la soirée m'enfin la voix czigânyenne lui parvint derechef mettez cela dans le livre monsieur l'écrivain ça n'est-ce pas vous n'êtes pas fichu de le faire mais qui^ait où il était déjà quels regards glissaient sur sa nuque duveteuse mon ami eh bien justement c'est cela pas le moindre regard mon vieux dit-il d'un ton léger car il peut aussi être ainsi un homme d'une telle envergure peut aussi être léger comme la baudruche de sieur kormos herzmansky 21 schillings il le peut eh oui il le peut donc puisque où sont les basbleus purée le maître enthousiaste se mit à expliquer son nez se lançait labourant l'air lourd de fumée en cercles réguliers mais bien sûr une foule de bas-bleus serait venue l'homme et il se désigna lui-même ecce homo l'homme résiste nuit et jour eh ben le résultat est le même objecta le partner de conversation occasionnel le résultat le maître eut un geste de dédain le processus mon chou le processus socquettes bleues le poète expérimenté kormos eut un geste de dédain sieur thinsz ohé sieur thinsz fort préoccupé se pencha sur une cacahuète salée cela aussi deviendra littérature dit-il et même ses lunettes soupirèrent si fait Esterházy lui-même pensait avec bienveillance à sieur thinsz ici j'insère une infime nuance laquelle est ô combien caractéristique le maître avait toujours pensé que sieur thinsz avait soixante ans et qu'il était allé à l'école en même temps que sieur weôres le poète grande fut donc sa surprise en voyant un homme d'âge moyen le poète secoua tristement la tête cela deviendra littérature or doncques eh oui sieur thinsz ne savait peut-être même pas à quel point il aurait raison il eut superbement raison c'est de la littérature et de quelle sorte poignante hongroise sérieuse littérature de la destinée vous savez lieber freund j'étais assis là avec kormos le poète et mon ami géza thinsz ainsi qu'avec attila józsef moulé dans un blazer à double rangée de boutons c'était moi qui lui avais encore donné quelque argent enfin qu'il pût l'acheter au gerngross vous savez attila était un homme très sur son quant-à-soi et dans ce genre d'affaires surtout après qu'il se fut querellé avec kassâk je restai son unique mais comprenez cela mon ami comme je le dis son unique appui si l'on continue de démêler le temps perdu chez sieur kormos le bon sieur kormos un homme sérieux il y a de la chaleur humaine en une autre occurrence il avait soufflé à l'excellent sieur fifre fifre alto fifre soprano regarde ch'est un géant eh bien mon cher l'ameublissement s'est produit d'ailleurs que dit sieur kormos ce que dit le maître nous le savons cela fait partie de l'histoire de la littérature il dit mon ami écoutez cela c'est un hommage un véritable hommage ce hisse c'te vanne corps moche si c'est vrai il hisse et haut par conséquent comme il faut mais sieur kormos en réalité mon cher istván comment était-ce enfin hier tu n'étais pas encore bourré et à Stockholm comment était-il écrit que cette femme comment et le maître exprima sa profonde gratitude au vieux poète géant pour son obligeante histoire qui éclaire d'une fort belle exemplarité la structure du temps perdu sieur thinsz du temps perdu dont il faisait déjà grand cas chez sieur krúdy et il dit encore faisant claquer sa cravache façonnée à la hongroise je suis content tout va bien vous êtes des hommes de culture centreeuropéenne et vous êtes oui remmmarquablement dressés chose d'une touchante futilité avant de se sauver il aborda sieur pál nagy le rédacteur en chef tenez mon cher pal si vous sortiez ça au műhely oh ce rusé renard qu'est déjà le maître comme il sait faire pression sur un rédacteur mon cher pal mon vieux mon vieux alors le mot bordel composez-le ainsi bé point point point point èle j'y tiens oké et nous le retrouvons déjà en train de balancer les jambes dans la bruine extérieure le siège en rotin craquait fort mystérieusement sous lui et la nuit était noire comme une mercedes officielle bah ne nous en attristons pas dit-il avec des accents naturels et il ne s'en réjouit ni ne s'en attrista il remarqua le minuscule bassin à poissons un cercle il en fut stupéfait x au carré plus y au carré égalent r au carré car dans son premier effarement il avait pensé à un cercle avec point d'origine mais ensuite la morgue la classique poussée du moi se rebiffa en lui et il gratifia mademoiselle dedinszky qui volait par là d'une figure générale canonique et sur-le-champ le maître se mit à se taper sur les cuisses à propos d'une blague en gestation lesquelles cuisses se dissimulaient sous un jean d'écrivain usé écoutez cela mon ami et tamás tüz d'une figure chanoinique et c'est ainsi qu'une délicieuse plaisanterie chassait l'autre jusqu'aux heures de la prim' aurore mais monsieur cette idée pardon pour cette parole logique est ô combien connue ehh est-ce qu'elles comptent les idées elles sont finies le coeur qui bat en elles le coeur lui est infini là-dessus il se tut pour laisser les applaudissements retentir avec d'autant plus d'intensité.  
  L'intervention prit fin, il était vidé comme ces fameuses boîtes de conserve. Lorsque, plus tard, il déboula dans le cercle de famille, retour d'Europe (en Europe), dame Gitti appendue à l'homme demanda : « Je t'ai manqué, je t'ai manqué? » Le maître ne comprit pas à quoi se rapportait la question, aussi répondit-il, grossier : « C'était bien. » «—trayons, nous aussi, ce qui est de notre ressort, à nous autres humanistes méticuleux, la cavalcade du positif et du négatif qui résulte de cette double « chose ».  
  Négatif : Nous sommes témoins d'un délavement, car ce que nous gagnons par la sacralisation du blanc papier bruissant et de quelques lettres moralement étiques, cela est perdu par le temps ; cette escapade hors de la Littérature, qui est tout ensemble la frivole symbiose de celle-ci avec la Vie, chose qu'il réalise à tout bout de champ et à flots, tel un rêve classique d'avant-garde, ça c'est foutu. Et maintenant, passons au positif.  
  Positif : En revanche, participer à l'étiolement d'une production — c'est une chose belle et utile. Ah oui, ceci encore : voir comment un texte se mord la queue, ts ts ts. « Ouste, saletés de chattes, mes amies ! »  
 
 
  21. Cher Péter!  
  À peine aviez-vous quitté ma chambre que je me suis rappelé ce que je voulais encore dire, mais je suis si vieille que ma vieille tête est une vraie passoire. Il n'est pas rare que je mélange ce que j'ai rêvé, à savoir avec ce que je n'ai pas rêvé. Souvent je me promène en pensée sous vos peupliers, mais les ballons qui passent par-dessus les clôtures, même là je n'arrive pas à les renvoyer. Dès que vous avez quitté ma chambre, comme vos fleurs sont belles. Vous saviez que ce sont celles-là que je préfère ? Ou vous êtes seulement tombé juste ? Lorsque claque la porte de l'ascenseur, je me suis rappelé ce que je voulais vous dire sans faute : ça que vous avez pensé à pourvoir la pauvre grand-mère de l'extrême-onction.  
  J'ai reçu une photo très bien réussie du primat. Beaucoup de choses me sortent de l'esprit, mais vos fleurs se tiennent bien. Comment avezvous trouvé J. ? Elle était sûrement très contente de vous voir? Moi aussi j'ai été très contente de votre visite, laquelle comme toujours, était trop courte ! Autrefois une visite de famille n'était pas si courte. Il fallait laisser le cavalier se reposer !! Mais j'en ai été très contente.  
  Seulement il faut dire une chose (si vous ne la prenez pas mal!), votre profession actuelle ne me plaît pas : pourquoi faut-il étayer comme ça le penchant des gens? Je vous vois quasiment devant moi. Alors pourquoi pas la pâtisserie ? Là aussi il faut mélanger ou faire des crêpes. Mon cher Péter ! ne le prenez pas mal — mais en voyant vos belles fleurs je me suis rappelé de vous écrire cela.  
  Mais ce non obstant je vous embrasse bien fort  
  votre vieille Jolánka  
  Veuillez transmettre les lignes jointes à votre père.  
 
 
  22. Cher Péter !  
  Merci beaucoup de votre lettre détaillée. Je m'y croyais. Votre ami, quels livres a-t-il apportés, qu'on les a confisqués ? Des livres subversifs ? Ou Joyce ? La petite Cousine dit : « Gitti est vachement chouette » (quelles expressions ! pourtant après vous, mon cher, je ne m'étonne plus de rien !), d'avoir envoyé aussi un liséré et du fil pour la petite robe rouge. Elle l'a déjà cousue, elle dit que c'est très mignon. Elle a la manie des vêtements, elle s'attife avec n'importe quoi. Elle était là tout à l'heure, elle m'a submergée de nouvelles jusqu'au nez, pourtant il faut le faire. Par exemple que dimanche prochain « ils projettent une excursion » dans la Vallée de la Joie. Ce serait un lac magnifique, paraît-il, avec des sapins tout autour. On peut faire du chachlik. Ta cousine vient de terminer « l'oeuvre intitulée » la Fille d'Écosse. Ça lui plaît beaucoup. Le style lui plaît, dit-elle. Assez làdessus.  
  Malgré la canicule, je vais bien. J'attends Karla, pendant que les 2 « Perlo » vont faire le ménage dans la maison du garde-chasse. — Ou ce n'était que du bla-bla?! Les soc-dém d'ici ont organisé un concours de ping-pong pour les vieux, paralytiques. (Cette condition je la remplissais à 100 %.) J'ai gagné un match de ping-pong.  
  J'imagine le visage chocolaté de Dóra! Était-il vraiment aussi chocolaté?! Votre Gitti a tellement de Schwung. Vous avez bien choisi. « Je suis d'accord avec Mamie que le tennis est beaucoup plus élégant, pas aussi grossier que « le foot ». Bien qu'il fût un temps où on le dénigrait, parce que ce n'était qu'un jeu pour nobles ! Moi je jouais mal, mais j'aimais regarder les grands mouvements blancs.  
  Je vous embrasse bien fort  
  votre vieille Jolánka  
  P.-S. Je viens de recevoir votre lettre du 7, sur le capitaine E. Mais ce qui m'intéresse beaucoup plus, c'est comment vont les jambes de votre mère? Jusqu'à quand durera le traitement? Combien de fois par semaine vient le médecin etc. etc. etc. A-t-elle de l'angiosténose ? Il n'y a pas suffisamment de nouvelles. Acupuncture ? La santé est quand même plus intéressante que le « foot ». Je suis fâchée. — Vous savez, cher Péter, mes proches sont morts, et je suis un peu fatiguée. Votre pays et donc mon pays est assez fatigant. Je ne sais si vous me comprenez, fatigant? Sans doute pas. Sans doute vous ne le sentez pas, car un homme aussi jeune que vous a encore des raisons pour ça.  
  Jolánka  
 
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  Il fut question d'un genre de circuit estival en canot, entre le canotage et la randonnée en canot. Quoique ni dans la Vallée de la Joie, ni avec du chachlik !  
  Le maître, quittant le banc, posa précautionneusement son derrière sur le fond, puis, autour du point ainsi fixé, il opéra une translation de son buste sur la planche à la peinture verte écaillée, afin que l'orientation assignée à sa tête fût : les nuages, et que la cavalcade des choses là-haut visibles pût avoir toute sa faveur : le cache-cache du soleil, les métamorphoses des fiers nuages qui participaient à ce jeu, comme par ex. de Gaulle se transforme en l'Italie, et celle-ci en un grand... etc. etc. — de façon divertissante. Dans la situation antérieure, le vent soufflait bravement, le maître dépassait, mais là, sur le fond de la barque, c'était l'agréable chaleur et l'accalmie. (« Ce n'est pas un texte codé !» Et : « Vous savez, mon ami, la vraie symbolique est celle où le particulier représente le général, non comme un rêve et une ombre, mais comme la révélation vivante et actuelle de l'insondable. ») Il ferma les yeux, et s'abandonna au soleil. Mais lorsque le flot fit cahoter la construction aquatique, il se redressa subitement pour demander à sieur András, le capitaine : « Qu'est-ce qui se passe, la route est rocailleuse ? » Il battit des paupières. « C'est à ce propos, dit sieur András en s'étirant gracieusement vers le moteur pour le détourner et assurer au canot un angle d'attaque plus favorable, c'est à ce propos que les vieux matelots disent que le canot se fait cornouiller. » Les occupants éclatèrent de rire : outre les personnes mentionnées : sieur Tihamér, le sculpteur.  
  « Tonton Tihamér », avait dit Dongó Mititch sur la rive. « Pas tonton » — le père avait corrigé sa fille ; encore qu'il eût tout aussi bien pu chicaner tranquillement le « Tihamér ». « Non-on? » Mais alors la situation avait déjà tourné aux pleurs. Ils se tenaient là, brinquebalant. Mais Ávdottya Iegorovna s'était butée. Le gentil capitaine András convia très gentiment la petite fille, quant au maître, il essaya la sévérité paternelle. « Allons ! Mon enfant ! Le temps est venu de décider ce que tu veux devenir : loup de mer ou rat de terre ! » Le regard vif ouvrit les écluses lacrymales, « le petit chou en or » dit en hoquetant : « Je veux ! Rahaaat de teheeerre ! Je veux ! »  
  Lorsque le capitaine András, qui révère immensément les règlements et les prescriptions (certificat, passage clouté, etc.), retourna à la maison chercher les papiers, et qu'ainsi le temps offrit un répit, la fillette s'apaisa ; elle se rognefripait les menottes. « Pourquoi faut qu'elle a peur la petite Dóra? Puisque les enfants n'ont pas peur non p'us. Pourquoi faut qu'elle a peur? » Ainsi se rassurait-elle anxieusement. Les silhouettes du maître et du capitaine András apparurent au bout de la mince bande bétonnée du port ; ils apportaient les papiers. Sur le trajet arrivèrent trois histoires mémorables — avec eux, par eux. 1. Sur le béton brûlant gisait une anguille crevée, avec une cicatrice jaunissante, brillante sur le ventre. « Comme une bouche fiévreuse. — Mais longue ; oblongue. » Puis, le maître ajouta que l'anguille, en quelque sorte, n'est pas un poisson hongrois (sans entendre par là, naturellement, qu'elle anguillerait, francillerait, etc. — la situation n'était point si bagatelle). « Eh bien, elle n'est pas autochtone », dit le capitaine András, en tant qu'autochtone bien sûr. (N'ayons pas peur des mots : loup de mer.) 2. À propos de certain ouvrage, le capitaine András s'exprima ainsi (en pantoufles !) : « Quantité d'épingles de sûreté assujettissent cette ébauche de thèse à la société actuelle, mais les allusions à la limite de l'innocence, au lieu d'opérer une mise à nu analytique, ne font que coller des étiquettes, et pas toujours au bon endroit. L'un des piliers de la construction idéologique est le dieu des armées, l'autre est la galette. » Le maître opina, le regard perdu au loin, lui aussi vomissait ce genre de choses. Et, bien que — on le voit ! — il mît son point d'honneur à prendre part de façon authentique à la scène éphémère, son anxiété enregistrait déjà quelque chose d'autre. Son constant plissement ! « Halte ! » dit-il non sans quelque effroi, et il montra l'une des innombrables lanternes suspendues sur le môle. Vimm-voumm, eh oui, celle-là bougeait, tremblait tout ce qu'elle pouvait. Les deux artistes articulèrent en même temps : « Elle est entrée en résonance. » Grâce à leurs radars sensibles, ils perçurent l'humour de l'expression, mais la tragédie de l'objet mis en branle prit le dessus. Le fait restait fait, Dieu merci. « Elle est presque ^rrachée du béton » — le maître hocha la tête. « Tu as vu ce pont? » (Allusion laconique à un film qui traitait de certain pont américain ondulant, lequel pont s'écroulait ensuite dans le fleuve. Les petits fétus humains se ruaient pour sauver leur carcasse.) « Je l'ai vu. — C'est pour ça que sur un pont, même les soldats ne marchent pas au mê... — Je sais. » Le maître avait parlé comme un professeur de physique, chose qui, on le conçoit, agaçait le musicologue, qui avait d'ailleurs failli devenir mathématicien. Sur ces entrefaites, le maître se résolut à agir et étreignit à bras-le-corps le long pied de la lanterne, vibra d'abord avec lui, pour ralentir peu à peu, et haleter, immobile. « Peut-être... peutêtre à cause des rafales... » Le capitaine hocha affectueusement sa belle tête gothique, posa la main sur l'épaule du maître : « Quel enculé tu fais! » Pardon. 3. Ayant laissé derrière eux le petit virage, un bateau leur sauta aux yeux, badigeonné de minium, baptisé á vendre — objet trapu, intimidant comme quelque Monitor (vedette de surveillance) désuet ; à la poupe, et tout le long du pont, travaillaient avec zèle les propriétaires ou leurs commis.  
  À la suite de cette triple aventure, ils rejoignirent la barque mère, où entre-temps (justement du fait de la durée de cet « entre-temps »), il s'était avéré : seuls les hommes s'en vont (wie gewôhnlich), Mitotchka et les épouses, sus à la bouillabaisse ! (« Oh, Blanka ! Cette bouillabaisse ! » — ainsi oscillaient d'un bord à l'autre les sentiments. Mais ensuite, le maître exprima ouvertement son avis, et prit un morceau de pain.)  
  Adoncques, justement, la bouillabaisse, avec son propre entrelacs de conséquences, ou plutôt avec son système de prémisses, se changea sur le lac en un instant précieux! Voyons ce qui arriva! Comme le capitaine András, en une plaisanterie bas-de-gamme, prenant de front — je le concède : hardiment — les vagues, « faisait cornouiller » le canot, le maître, cédant à une curiosité naturelle, demanda si ce canot pouvait se retourner. Sur quoi le sculpteur et le musicologue taquinèrent le maître. « Aha, d'abord une carpe, simplement... et ensuite... mais nous pouvons voir par nous-mêmes le résultat décharné dans l'histoire... un pas de plus et Arbeit macht frei... indubitablement, c'est la ligne. » Les autres échangèrent un regard plein de commisération.  
  Avant le programme canot, à la vue des carpes qui se mouvaient paresseusement, mais heureuses de vivre dans le bassin du jardin, sous le cornouiller
n
Jegyzet nous employons ici le mot dans son acception botanique.
, un grand conseil s'était tenu. « Demandons à Kolcsák », avait dit la maman du capitaine András, en désespoir de cause. (Le voisin ; un touche à tout ; je ne me porte pas garant du nom.) « Quel est le problème? » dit le maître, juvénile. Comme s'il voulait aider illico. Eh oui, il est comme ça. « Qui va assommer le poisson ? » murmura la maman du capitaine András. (C'était son papa qui avait attrapé le poisson. Ce n'est pas encore trop grave, en principe. « Il a des cheveux remarquables, mon ami, comme si c'était un de mes potes, parfaitement. ») Le capitaine András se détourna, se maîtrisant. « Oho. Un poisson?! Moi, je l'assommerai s'il le faut », dit le maître, tel un Naturbursch. Tout le monde lui jeta un regard horrifié, néanmoins incitatif. « J'ai faim, fit-il avec simplicité, et vous aussi vous avez faim. » C'était vrai. « Mon bon András, il suffit que tu me dises où je dois frapper! » Il brandit sa poigne de bourreau, Frau Gitti poussa un glapissement. « Brute ». Elle découvrait son mari sous un nouveau jour. « Sur le nez », dit le capitaine András de loin, et de façon quelque peu contradictoire, il tendit au maître un genre de matraque en bois. L'âme du maître resta inflexible. Le capitaine András — on l'aura déjà remarqué — avait endossé ce jour-là un rôle négatif : il recueillit les poissons dans un seau, non sans perfidie. Le maître sortit l'une des carpes, la posa sur la tranche dans le gazon, la flatta de la main gauche, « allons, allons, il ne faut pas, là : mon petit chéri », car l'infortuné animal se convulsait en tous sens ; de l'autre main, il fit des moulinets spectaculaires avec sa massue, comme les kouroutz ou autre groupe progressiste, et boing!!! il l'abattit. Ah, ah, fit la carpe. Il lui flanqua encore deux coups, quelqu'un implora : « Assez ! Pour l'amour de dieu ! — Belles âmes », grommela celui qui travaillait. Aux ouïes, le sang perla, puis gicla, et les chevilles du maître et leurs alentours en furent comme ci, comme ça. Il frotta ses pieds dans l'herbe pour les essuyer. Tous les yeux étaient baissés. Plus tard, dans la cuisine, quelqu'un s'exclama d'un ton critique, assoiffé de sang: «Comment a-t-elle été assommée?! Elle bouge encore!» « Allez donc expliquer aux femmes ce qu'est un mouvement réflexe. »  
  Au large, c'est avec cet arrière-plan qu'il répliqua aux chicaneries des deux hommes. « Voilà. C'est ça, votre reconnaissance! Ça!!! Je me dévoue, je le fais consciencieusement, et maintenant, on me crache dessus ! — Qui te l'a demandé, hein, qui te l'a demandé, chantonnèrent les autres. Un assassin est un assassin. — Et une bouillabaisse, c'est une bouillabaisse » — là-dessus, il sauta sur ses pieds clans le frêle esquif, si bien que celui-ci oscilla quasi tragiquement (répondant presque à la question oubliée, mais originelle : peut-il-se-retourner), et fulgurant sous l'affront — chose dont l'aspect ludique ne devait être révélé que par la suite —, il s'écria : « Faut bien que quelqu'un le fasse, crénom ! Et vaut toujours mieux que ce soit moi plutôt qu'un autre, un esquinteur incompétent, malhonnête ! Et vous, vous me crachez dessus ! Peuple à la nuque roide ! » Sur quoi, badaboum, il s'affala sur le fond, afin que la barque ne se fît plus « cornouiller » seulement par le flot, mais aussi par les éclats de rire rythmés des artistes oyant la paraphrase. (Peut-être même le maître avait-il splatché dans l'eau, mais soit on l'en avait retiré, soit elle n'était pas profonde. « C'est toujours comme ça. »)  
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  Cher ami votre nouvelle est intéressante spirituelle soucieuse de donner une vision du monde originale mais nous ne pouvons la publier car pour pas mal de temps nous avons retenu suffisamment de copies en vous remerciant de votre confiance ci-joint votre manuscrit cher ami je n'ai aucun doute en ce qui concerne votre talent votre nouvelle de uj iras m'a moins plu à cause de ces 4 ou 5 phrases de trame il n'était pas nécessaire de commencer par geindre autant notre rédaction a le sentiment que vous vous êtes amouraché de votre propre style c'est un trait nettement caractéristique du recueil de nouvelles que vous nous avez envoyé parmi celles-ci l'une est réussie la dernière mais pour ne pas vendre la mèche cette fois nous ne racontons pas la blague si vous vous déprenez de votre style indubitablement beau si vous écrivez une nouvelle construite de façon efficace et économique celle-là nous la retiendrons et la publierons volontiers ci-joint votre manuscrit cher péter ta nouvelle est excellente hélas mes patrons sont réticents les mots qui agacent sont l'innocent peuple hongrois encore une fois j'insiste ton texte m'a procuré un véritable pur plaisir depuis que je suis au journal je n'ai jamais lu un texte pareil envoie-m'en un autre si possible pas plus de dix feuillets bien sûr il va sans dire que ce n'est pas l'essentiel amicalement.  
  Quelle aventure ! Le maître était là comme s'il avait pris racine, et les papiers descendaient en voltigeant. Qu'était-il arrivé? Il était arrivé que le maître — comme toujours — s'était traîné bon dernier aux vestiaires pour y passer, avec ses coéquipiers, la pause qui se situait entre les deux mi-temps (c'est la « mi ») ; bon dernier, car il avait d'abord dû chercher la languette de sa chaussure de foot, celle-ci en effet s'était détachée, puis dans la fièvre du match n'avait cessé de lâcher, de glisser sur le côté et de pendouiller; en pareil cas, il l'arrachait et la jetait vers la ligne de touche, en notant bien l'endroit, et à la fin de la mi-temps, « il l'oubliait régulièrement ».  
  Ainsi donc, accompagné par la langue meurtrie (ils sont très chics ainsi tous les deux), il se traînait, lorsque... « Mon ami, un immense hélicoptère obscurcit le ciel, son ombre est pesante, son bruit se déverse, vrombit, zimzoume, et il largue ces papiers. » Tels d'énormes flocons, les papiers à en-tête pur chiffon descendent en voltigeant ; le maître s'arrête, renverse son visage las, trempé, vers cette chute.  
  Cher péter contacte-moi pour que nous discutions seul à seul plus longuement mais tu gardes toute notre estime nous parlerons de ton livre amicales salutations nous serions très honorés si vous confiiez à notre rédaction la primeur de vos travaux en gestation nous pouvons publier des textes où la fermeté le dévouement se trouvent exprimés et qui ne dépassent pas 8 à 9 feuillets dactylographiés salutations distinguées, cordiales.  
  « Faites bien attention, mon chou, à ce et. Il peut être décisif. » Songeur, il est donc sous la tempête de neige artificielle. L'hélicoptère, la grande libellule, s'est éloigné en bruissant, soudain un grand silence se fait. Les spectateurs tendent l'oreille. Puis dans son dos, là où se place d'habitude la famille du Stoppeur (s'il fait beau, et si tout le monde est sobre), quelqu'un lui lance : « Qu'est-ce que tu attends pour aller te doucher, Pierrot ! » « Vous savez, mon ami, ce n'était pas une remarque totalement bienveillante. Ça se voit au pierrot. » (« Va prendre ta douche avec les autres ! » « Ne vous souciez pas de lui, Péter, des types de ce genre, il y en a partout. » Il reste entre le cercle central et l'entrée. Il irait bien, et reste.  
  « Je l'ai lu à fond », dit l'homme-célèbre de sa voix ronflante. Le maître, nerveux, était assis dans un fauteuil de cuir artificiel collant, encore plongé dans l'obscurité de l'anonymat ; il serrait ses deux mains entre ses deux cuisses, et attendait l'illustre jugement. Soij manque de routine détonnait : il s'imaginait que « lire à fond » était déjà un jugement de valeur par rapport à « lire », bien qu'il n'eût aucune idée : de quelle nature était ce jugement. « Ma foi, tu es très doué. » Le maître opina. (Non qu'il approuvât, mais parce qu'il avait compris! M'enfin, qui peut vérifier ça aujourd'hui ? Qui ?) La moustache frémit. « Écoute. C'est très intéressant, ce que tu fais, mais crois-moi, j'ai déjà expérimenté moi-même certains culs-de-sac. » Le maître le crut sans peine (il a des lettres, enfin). « Car ce que tu fais, c'est un cul-de-sac. le même cul - de - sactrouvant sa fin en soi que ce que font JOYCE, SZENTKUTHY ET GYULA, GYULA HERNÁDI. » Le maître rougit, car il ne s'attendait guère à si grand compliment. Mais par la suite, il s'avéra que c'était une insulte.  
  Cher Péter Eszterházi mes supérieurs s'accordent à reconnaître que c'est l'oeuvre d'un écrivain de talent, avec qui il faut rester en relation si vous resserriez un peu votre texte cela lui ferait du bien et alors à notre avis il deviendrait publiable péter ne déconne pas ça à un quotidien envoie tout de suite autre chose et ne te fiche pas de moi salut à part ça c'est vachement bien cher ami je n'ai pas eu l'occasion avant la mise sous presse de te téléphoner ni d'envoyer un courrier c'est pourquoi je te signale maintenant avec les épreuves que nous avons dû couper deux lignes de ton manuscrit s'il te plaît sois compréhensif et ne les rétablis pas sincères salutations.  
  Les épreuves odorantes gisaient devant lui. Cela fait un an et demi qu'il a envoyé le texte, et en voici maintenant le fruit. Et tenez : véreux ! Le maître marchait de long en large à la façon d'un fauve furieux, frappait l'air du poing et jurait déplorablement. « Ventrebleu...! » Le grand homme luttait. «Vous savez, mon ami, c'est révoltant ! Que j'en vienne, moi, à réfléchir à des choses pareilles ! » Pardon, mais n'est-ce pas, qu'il lutte contre sa propre tendance à la lâcheté et aux compromis, au lieu de se réjouir de cette transaction plate ! Il était en train de s'extraire une profusion d'arguments légitimes (!), concernant la raison pour laquelle on pouvait en effet couper les deux lignes indiquées. Par ex. : « Ce n'est pas une nouvelle assez bonne pour que deux lignes la fassent vaciller. » Mais alors, il secouait l'enveloppe conséquente : « Si fait — il la secouait —, si fait, celle-là a bien atteint son but. » Abattu, il fanfaronnait. « Est-ce que ça compte ! Dans le Livre, ça figurera de toute façon. » Etcétéra — jusqu'à des heures tardives. Tantôt en haut, tantôt en bas; les artistes sont si versatiles ! Chez eux, les bossellements et les vallonnements se forment de façon si imprévisible ; allez donc trouver quelqu'un qui puisse les satisfaire ! Pauvre Frau Gitti, et tous ceux qui sont payés pour ça !  
  Cette autolacération l'avait beaucoup éprouvé ; ce perpétuel malheur par exemple que ses arguments honnêtes fussent devenus malhonnêtes, et en général : que tout fût devenu une mise à l'épreuve de l'honnêteté. Et que d'histoires ! « Vous savez, mon ami, une phrase de cinquième ordre d'une nouvelle de deuxième ordre d'un nouvelliste de n'importe quel ordre dans une — il inclina la tête avec un respect grinçant —, dans une revue de premier ordre ! Ouate eu piti ! Bon, alors l'un des deux adjectifs pourra rester, et moi, je pourrai rentrer chez moi en héros, d'abord en métro, ensuite en autobus. » Telle était donc la situation : il ne voulait être ni un héros ni un traître, il voulait être un prosateur. Enfin, il dénicha la démarche de pensée qui lui avait déjà rendu service en moult occasions.  
  Il se rendit à la rédaction, les yeux cernés à mort, et dit amicalement, ne les coupez pas. D'accord, dit le rédacteur en chef (sans lui avoir dit bonjour!!!), d'accord, si le maître est comme ça, alors lui aussi sera comme ça, et il ne peut pas « sortir » le texte. Le maître répondit, c'est bien, mais ne bougea pas. Un grand silence viril s'installa. « Mais bon dieu ! » s'écria finalement le rédacteur en chef d'un ton lamentable, et ce trait humain le rendit sympathique au maître pour une minute. « Elle est si importante pour toi, cette maudite phrase ? » Aha : ça, il connaissait déjà. Aussi bien la question que la réponse (que sa réponse). « Non. Exactement aussi importante que n'importe quelle autre. » Aimablement, il ajouta : « Bien sûr, que celles de la même longueur. Car on est payé au kilo. — Je ne te comprends pas! Pourquoi ? Puisque... » — et l'homme occupant un poste de responsabilité énonça l'un des arguments que le maître avait consciencieusement fabriqués par centaines. « Rien ne justifie que je fasse cette coupure. » (C'est la démarche de pensée à laquelle j'ai fait allusion. Si certain acte est tel qu'il n'ait apparemment aucune conséquence négative, nonobstant le fait que la chose soit un tantinet louche, il peut être mis en pratique illico. On peut l'expérimenter.)  
  De nouveau le silence. « Vous savez, mon ami, c'est pour ça que ça valait la peine d'aller jusqu'au bout! Pour les deux silences. Pour ça!! » « Écoute, cher ami, passons un compromis. » Le visage du maître s'éclaira. Il est très fort pour passer des compromis. Il sourit, sourit, et dit non. « Pas si fort que ça. » Mais à présent, tout tournait au déplorable ! « Que deux adultes, deux hommes sexuellement mûrs se cassent les couilles pour cette chiure de phrase... » Au fond, il s'agissait de 3 syntagmes qualificatifs ; des 3 restaient 2, 1 sautait ; ce qui est une bonne proportion, « une proportion bonne à se ronger les sangs ».  
  Dans le silence, l'avant repart, le papier bruit autour de ses chevilles, comme un serpent. « Mets le paquet, Péter, à la deuxième mi-temps. » Il est sur le point de baisser la tête pour franchir la minuscule entrée lorsque, tel un supplément posthume, un petit papier jaunâtre, insignifiant, voltige, dépasse la cheminée (dans le sens descendant), est devant les tribunes, pirouette comme s'il se ravisait, et voulait repartir. Tout le monde le regarde. (« Lèvres sèches, rides, sillons, fard, rouge, la fosse des yeux, la chassie, la barbe naissante, le pli de la peau, les plis des manteaux, le vent, la poussière dans les yeux, dans les cheveux. ») Le maître tend le bras, doit s'étirer, l'attrape. Des visages l'encerclent, et des souffles. « Contrat de transfert », murmure quelqu'un. « Nom de la mère ! » crie un autre. Et ça n'en finit plus, un grand chahut se déploie. « Date de l'entrée au Club ! — Né le ! — Fait à ! — Le ! — Proposé par ! — Nom de la nouvelle association ! » De nouveau le silence. Le papier dans la main du maître. Tenu du bout des doigts.  
  Puis, de nouveau, seul le trottinement, bon dernier, la languette trouvée à la main, dans le grand rectangle vert, un vent harcèle des lambeaux de papier.  
  –––––  
  Le maître prit la main de dame Gitti. C'est une main merveilleuse, gercée par les lavages de couches, fendue à force de laver, d'abord quelque chose de desséché, puis d'écorché, et enfin de purulent, qui démangeait douloureusement ; prendre ça dans ses mains, sentir les irritations de la peau, la prudente pression des doigts bouffis... ! Après avoir couché leurs enfants, les deux parents irresponsables étaient partis dans la tardive nuit estivale, pour s'offrir dans l'auberge voisine un dîner modeste, mais riche en saveur. Il est vrai, l'anxiété ne cessait d'assaillir la mère, mais le maître, avec un mauvais goût résolu, la désarmait sans désemparer. « T'inquiète, la maison est assurée ! » Etcétéra. Devant l'auberge, ils virent un écriteau sur le pied d'un réverbère, tout à fait intéressant. Voici :  
 
  laaapin!  
  Perdu 1 spécimen de lapin blanc  
  (avec don particlier!)  
  Récompense appréciable à qui le trouvera.  
  Karikó Mâté 215-290 numéro de téléphone  
 
  Le maître fit hum. « Après laaapin, j'attendais mieux... Quoique... Que peut faire de particulier ce lapin? » Il flatta le poteau. « Par contre, voici un remarquable poteau calfaté! » C'est alors que, venant de l'intérieur, une voix dit : « Cher Péter, peut-être suffira-t-il que je vous dise que le Président veut vous parler. » Hop ! Et le maître en resta coi, voyant s'éloigner la vaste pèlerine flottante du quidam ! « Je n'ai pas faim », dit soudain le maître ; mais la déclaration n'eut aucune sorte de suite.  
  Dans la salle s'éleva une musique lamentable. « Réfléchissez bien. — J'ai réfléchi. Je signe. Si vous me donnez un emploi, je signe. » Le maître sauta sur ses pieds, la dame aurait bien voulu dire encore quelque chose : cependant le maître s'éloignait, et elle ne voulait pas crier le moins du monde. Il prit le chemin des commodités, de près il put identifier les lettres immenses : femmes. Entrant donc par l'autre porte, après l'agréable chaleur de la salle, il fut saisi par la désagréable fraîcheur qui affluait sans obstacle par un carreau cassé ; c'est ainsi que le maître, lorsqu'il porta sans réfléchir la main à la fermeture à glissière, laissa venir un peu, et réfléchit quand même : oui ou non : telle était la question (« de même, mon ami, que dans des situations plus dignes, plus brillantes »). Les nécessités tranchèrent, et d'ailleurs la propreté, l'absence d'odeur contrebalançaient quelque peu la fraîcheur. Lorsqu'il retourna victorieusement à leur table, il jeta un regard interrogateur à dame Gitti, qui opina. « J'ai commandé. Il n'y avait pas de boulettes de foie, j'ai pris des gnocchis pour toi aussi. — Et de la bière ? — On avait dit qu'on ne boirait pas de bière, parce que ça donne sommeil. — Moi, j'avais fini par comprendre qu'on boirait de la bière. — Non. — Pas grave. Et qu'est-ce qu'on prend à la place ? »  
  « De l'eau de Parád. — De l'eau de Parád ? — Oui. Et j'ai demandé qu'elle ne soit pas trop fraîche. — Oui », acquiesça-t-il avec patience, puis il dit que, s'il devait trouver au débotté quelque chose de mieux que (ici, il éleva la voix) de l'eau de Parád tiède, il avait le sentiment qu'alors, il ne lui resterait plus qu'à tordre, mal à l'aise, ses mains menues quoique bien faites. Mme Esterházy, vexée, piqua dans les gnocchis qui venaient d'arriver. « C'est sec et froid. — Comme le bon vin blanc. — Sauf que ce sont des gnocchis. »  
  Le maître remarqua en pouffant (autant dire qu'il s'était remis à tendre l'oreille, fureteur, prenant à rebours les manières d'un gentleman, vers les mystères, les messages secrets de la réalité) que Û femme assise à la table voisine hésitait à prononcer : Pinot Noir, «... prenons ce... ce noir ». L'homme à côté d'elle acquiesça. « Ils sont un peu bizarres », dit dame Gitti avec cette intuition que le maître qualifie de féminine, et qui le « fait grimper aux murs » ; plus exactement, il reconnaît son efficacité pratique — c'est-à-dire que, si la dame dit de quelqu'un : ses petits yeux porcins ont un regard rusé, à l'égard du dénommé, le maître sera un peu plus prudent —, ce nonobstant, en ce qui le regarde (« hélas »), il ne la tient pas pour applicable. « Seulement si je suis déjà broyé par les faits. » Le visage de la voisine était très intelligent, pourtant le couple semblait grossier. « La femme est une... », souffla dame Gitti. Le maître se mit très en colère.  
  Lorsque à deux reprises successives, il eut vidé d'un trait son verre d'eau de parade, ledit plat du chef étant, quoiqu'un peu passé, non dépourvu d'intérêt et vigoureusement épicé; lorsque, désignant la bouteille, il eut donné au garçon le signal sans équivoque de la substitution, Frau Gitti reprit le dessus. « Demande pardon. — Pardon, répondit aussitôt le maître. — Je te pardonne », répondit aussitôt l'épouse. Le maître demanda au garçon pourquoi il avait apporté des champignons à la grecque, alors que c'était la macédoine qui était prévue. Littéralement, il demanda : « Comment se fait-il que la macédoine soit grecque? — Si vous me l'aviez dit, je vous l'aurais changée. Le cuisinier a dû se tromper », répondit le garçon. Dans la main de la femme au visage intelligent, une allumette flamba. Dame Gitti, par-dessus la table, caressa les poils qui croissaient au coin de la bouche du maître. (Don d'un rasage superficiel.) « Herbe follette », dit-elle, jetant le maître dans des transports de joie et de trouble tels qu'il fixa longuement, muet, le maître d'hôtel qui s'était déjà posté, serviable, avec son stylo. Enfin il se ressaisit, s'arrachant à l'extase conjugale. « C'était bien un plat du chef, mais au lieu de macédoine, je n'ai eu que des champignons à la grecque. » Le maître attendit, le garçon se pencha vers lui, impatienté. « Je ne dis pas ça pour le prix, seulement pour me plaindre. — Surtout, ne croyez pas que cela profite à quelqu'un. » Ils se regardèrent. « Naturellement, je ne crois rien de tel... Mais je ne crois pas non plus que ce soit une erreur bien intentionnée. — Excusez-moi, monsieur. » Le maître paya. (Leur voisine jeta un billet de 50 sur la table et se précipita dehors, prise de nausées. « Quelles gens ! » — le maître d'hôtel cherchait un milieu résonnant chez le couple. Mais le maître fixait le visage de l'homme resté seul à l'autre table. Il exprimait de l'étonnement, et une sorte de savoir, « un savoir bizarre, pour lequel je pouvais aussi bien l'envier que le plaindre ».)  
  –––––  
  Le vent hurlait, et le maître courait par les rues. Le Président l'attendait. Il déboucha sur une longue terrasse qui menait à une porte de fer rouillée. Grinçant, crissant, elle s'ouvrit ; on pouvait s'attendre à l'essor effrayé de délicieuses chauves-souris, à des mouvements d'araignées et de leurs toiles. Mais avant cela, des jeunes gens penchés pardessus le haut parapet croulecraquant de la terrasse s'étaient retournés. Comme ils étaient accoudés au parapet, leurs coudes étaient couverts de poussière de brique ou de mortier, c'était selon — en fonction de l'intervalle échu —, mais chacun en avait sa part. Cela créait un effet fort risible. Tandis qu'il traversait la terrasse, les jouvenceaux se retournaient sur lui l'un après l'autre. Ce défilé ne lui plaisait guère. Ses enjambées « chantantes », cette fois, ne lui servaient de rien. De l'autre côté de la balustrade, en bas, resplendissait un gazon vert où se déroulait un entraînement. Donc ici, en haut, les blessés, dispensés, simulateurs et éclopés ! Le maître en conçut quelque dédain. En dépit de sa mauvaise vue, il découvrit une personne de connaissance ; il est vrai que celle-ci, ayant quitté son point d'appui, se trouvait à peine à deux mètres de lui. Le grand garçon chic, l'un des milieux de terrain les plus célèbres de la banlieue (depuis, il est passé pro — E.), en tee-shirt noir, en jean italien étroit (avec cuir), l'interpella. « Pas mal, ton jean, Péter. — Il vient de Vienne », répondit le maître d'un ton d'excuse. Intéressante innovation, ils ne s'arrêtèrent pas pour discuter, le maître ralentit, mais comme s'il était sur un tapis roulant, et la personne de connaissance adopta le mouvement (« le vecteur du mouvement »), et par la suite, se détacha pour ainsi dire de lui. Mais n'anticipons pas, quelque infimes que soient les choses (sieur Banga, merci, cher sieur Banga !), surtout pas ! Du reste, il s'agissait d'un lévis côtelé, mais je ne voudrais pas me perdre dans les détails. Le grand garçon chuchota d'un ton rassurant : « C'est pour maintenant ? — Huhum. — Ils te prennent à la place de Móka? » Le maître haussa les épaules. Il n'aimait pas penser qu'il devrait éventuellement remplacer le docteur Móka. Encore que... il faudrait bien... « Vous savez, mon ami, c'était une grande ligne d'avants, je ne comprenais vraiment pas pourquoi ils voulaient la tournebouler. Peut-être s'était-il passé quelque chose entre Oszvald et le docteur Móka? Ou bien l'ingénieur chimiste avait-il simplement dépassé la limite d'âge? Hús, Basa, Oszvald, docteur Móka, Ugróczky. C'est là que je dois faire mon trou. Ugróczky a magyarisé son nom, d'Urin. On le lui a sûrement conseillé. » « Fais-les carrément cracher au bassinet. » Le maître — déjà un peu en retrait, près du monstre rouillé — acquiesça. Les deux futurs coéquipiers se regardèrent en souriant. Puis il jeta un regard circulaire ; les autres les regardaient. Sur la terrasse, tout le monde était en jean, faisait jeune. Le maître capta les coups d'oeil et quelques bribes de mots. (« C'est Esterházy. — C'est lui. — Qui est-ce ? — Le gars de Csillaghegy. — Il est arrière ? — Qui? — Le frère d'Esterházy. ») Il aurait été difficile de porter un jugement de valeur, ou plutôt, ce n'était possible qu'avec des préjugés ; aussi est-ce ce qu'il fit  
  Derrière la lourde, vaste porte vétuste, nulle chauve-souris poussiéreuse ne séjournait pourtant, mais elle s'ouvrait sur un couloir neuf, proprement tenu, qui donnait sur des bureaux. À la première porte d'où lui parvint une voix, il s'arrêta. Incrédule, il tendit l'oreille. « Par ce temps, c'est le sarcloir qui est vraiment á l'honneur. » Ébahi, il se pencha vers le trou de la serrure ; pour l'essentiel seule l'intention se voyait, pourtant, l'apostrophe qui tonna au bout du couloir, à une distance qu'il ne pouvait estimer : « Par ici, Péter, par ici ! » le trouva dans une position préjudiciable. « Hop là ! » — il se déplia à la verticale, autocritique, cette fois encore quant à l'intention. « Salut » — celui qui avait crié lui serra la main. « Salut », dit le maître d'un ton engageant. Il ne savait même pas à qui il serrait la main. « Viens par ici... eh bien, nous allons en découdre. — Il faudra s'escrimer? demanda le maître, confiant. — Tu sais ce que c'est... » Il introduisit le maître. « Permettez que je fasse les présentations. » Le maître sourit cordialement, passant l'épreuve de capacité d'adaptation avec la mention très bien.  
  « Eh bien, voici notre nouvel espoir, peut-être est-il inutile que je te présente, puisque nous n'attendions que toi, Péter. Alors, dans l'ordre : le camarade ingénieur en chef, président de la section, pardon, hop là une chaise, pardon, le camarade P-DG, oh là là, j'aurais dû commencer par là, excuse-moi, le camarade P-DG est le président du club, voilà, deux de nos activistes enthousiastes, eux, hé-hé-hé, tu les connais déjà. (Le maître revit la pèlerine, une Fiat Polski qui fouillait longuement dans la sombre ruelle, “ comme les amoureux ”, les avertissements étouffés, sifflants, bien intentionnés...) Ici, deux camarades de la fédération (des sortes de potentats ; “ deux spécimens de potentats, mon ami ”), et enfin ton serviteur. Salut. — Salut. » S'étant assis dans le profond et confortable fauteuil, le maître disparut presque entre tous ces gros hommes.  
  Le porte-parole discourait, les deux parties se taisaient pratiquement. « Les mots giclaient » : le maître avait beau écouter (au début), il ne comprenait rien, sauf une chose, c'est qu'il ne perdait rien à ne rien comprendre. — Au milieu du bourdonnement, il fut saisi par le déjà-vu. Peu de temps auparavant, il avait été assis de la même façon, à une réception lors d'une tournée européenne. « Alors ma bibiche, avait dit celui qui donnait la réception à son épouse résolue, tu peux manger avec un vrai comte. — Bon prince » — son sens de la langue avait percé. Conversation après conversation, et lui tendait l'oreille pour en jouir. « Rien que des chefs-d'oeuvre, sans exagérer. Cette platitude ne sera jamais renversée, je le garantis ! » D'une part, il était donc ravi de cette expérience esthétique, de l'autre, il était harcelé par une envie de vomir : qu'allait-il faire dans cette galère. « Mon bon Miklós, souffla-t-il à l'homme authentique assis à côté de lui, mon bon Miklós, tirons-nous d'ici. Allons grignoter un croissant, et examiner l'Europe. » (« Car c'était le but de l'opération. ») L'homme opina, drapé dans un sage sourire. C'est alors qu'un communiste de la Hongrie communiste, grâce à une plaisanterie qu'on pouvait trouver droitière, d'une audace bien pesée, amena le sourire sur les lèvres de nombreux intellectuels occidentaux. Mais le maître n'était pas de ceuxlà. Simplement sévère, il dit, embusqué derrière son apéritif : « Moi, je connais cette blague avec Carter. » (Faut-il le dire, ce n'était pas vrai, dans la mesure où cette blague, lui non plus ne la connaissait pas avec Carter.) L'assertion du maître était une assertion complexe, on ne pouvait savoir : s'il attaquait ou s'il soutenait. (Le maître en a des tas comme ça ; car aucun des deux ! voilà la solution ! aucun des deux.) Çà et là, on entendit des reniflements de compréhension, mais surtout les cliquetis des verres à pied. « Bon — le blagueur ricana —, excellent. Peut-être — il cligna de l'oeil et pouffa, se trahissant lui-même —, peutêtre aurait-il mieux valu pour moi, que moi aussi... hum... je la connaisse avec Carter. » À quoi le maître, tel un couteau ou un battoir à viande : « Je ne crois pas. » Et, après s'être envoyé l'apéritif trop sucré, il sourit à droite et à gauche... « Bon dieu », dit-il après la soupe à la hongroise. «Qu'est-ce que tu marmonnes?» lui lança sieur Miklós. C'était aux alentours du moment où la « Fogosch Orly Art » atteignait les langues et y fondait. Sieur Miklós souffla, la bouche pleine : « Opération croissant reportée. » « Et moi, dur, juvénile, je ripostai : D'accord ! » Mais tout n'était pas tellement d'accord, car dès qu'ils sortirent, le maître chancela — probablement à cause des pulsations lumineuses et de l'air émoussé, certes pas à cause de la crue d'infamie —, et il dit à nouveau : « Bon dieu. » Sieur András acquiesça tout là-haut, à côté de lui. Se posant mutuellement la main sur l'épaule, ils s'esbignèrent (après avoir salué chacun comme il convenait; le maître ne fit à dessein aucun baisemain, bien que ce fût de mode ; « dans la rue, du reste ! »).  
  « Écoute, pour ce qui est de l'argent, nous ne pouvons te le verser que par tranches, m'enfin je pense, Péter, que ce n'est pas un obstacle. La brave madame... comment déjà... oui : la brave madame Lili, nous l'embauchons comme femme de ménage, en six mois les dix briques y seront. » (Haha : la bonne dame était déjà femme de ménage pour sieur Marci!) « Quelles sont les conditions du collègue sportif? » demanda l'un des camarades, un camarade de la fédération. Les yeux du porte-parole jetèrent un éclair au maître, qui comprit. « En fait, aucune. » L'autre, derrière ses lunettes de soleil (« ô combien hypercaractéristiques ! »), acquiesça. « Je veux un emploi », dit l'avant. « Il est mathématicien », expliqua le porte-parole. Le camarade ingénieur en chef fit signe que oui. « C'est jouable. » Il regarda le maître : « Quatre. » Le maître secoua la tête. « Quatre mille — expliqua l'ingénieur, puis, voyant la mimique du maître, il affina encore —, par mois, s'entend. — Et quel est le travail? » demanda le maître. Le camarade ingénieur en chef repoussa la question d'un geste. « Mais je te prie de ne pas te tromper de jour de paie, et si possible de venir toucher l'argent dans la matinée. » Le visage du maître trahissait l'attente au sujet de sa question : Et quel sera le travail? Le visage resté ouvert, irrésolu, provoqua un malaise dans la pièce. C'était comme si le maître avait été assis sur un manège : de minuscules détails de « la géométrie éclatée », apparemment autonomes, lui parvenaient : le camarade P-DG soupire, le camarade ingénieur en chef se passe la main dans les cheveux, une pellicule blanche tombe, l'un des potentats se cure le nez, au-dehors résonnent les accents sportifs. « Lajos, file sur l'aile ! » « C'est Hús », reconnaît le maître. Hús est un footballeur-né, rapide, dur, bonnes passes, mais fantaisiste. Le camarade P-DG ouvrait la bouche pour parler, lorsque le potentat prit la parole (comme s'il était synchrone). « Bon, discutons de ce contrat de transfert. »  
  La situation fulgura. « C'est une demande ou un ultimatum? demanda calmement le maître. — Ultimahatum ? Mais, cher collègue sportif Eszterházi?! » « Vous savez, mon ami — la bonne volonté du maître creva les régions polaires —, vous savez, ce qui était horrible, c'était — et c'est toujours cela ! — que je ne croyais pas, je ne pouvais pas croire que nous ne fissions que causer. Pourtant — il brimbala sa tête intelligente —, il se peut qu'effectivement, nous ne fissions que causer. » (Oh, monsieur, le il-se-peut, le il-se-peut. J'emploierai ici un insert frech. Le maître affirme : il se peut que tout fût ce qu'il paraissait être. Il se peut. Mais celui qui a déjà fait le tour du pouvoir peut dire ce qu'est le il-se-peut, encore que ce soit à savoir. Car enfin, quelle est la probabilité que Napoléon, sur son cheval blanc, pénètre au galop, carpe au clair, dans les houppettes crissantes d'un bain moussant? C'est à savoir ; 50 %. Car il se peut qu'il galope, et il se peut qu'il ne galope pas. Eh ben, c'est ça, le il-se-peut, oh, mon pauvre monsieur
n
Jegyzet P. E. ne partage pas cette opinion sommaire
.)  
  Le P-DG s'empare à nouveau de la parole. « Nous savons que la Láng aussi a fait appel à vous. Ou la Erdért. N'importe. Vous aurez touty Péter, tout ce que vous voudrez. »  
  C'est sans doute une source d'humour satisfaisante de voir comment deux clubs de troisième division s'affrontent pour lui. (« N'exagérez pas, lieber Freund, un seulement. ») M'enfin si l'homme — c'est-à-dire lui — fait partie d'un monde, alors ce monde est un tout. C'est ainsi qu'il n'y a pas de différence entre le, dit-on, superbe gazon du Népstadion, et la surface glaiseuse, dure, éprouvante pour les pieds du stade Goli. « Mon ami, pour ce terrain-là, une météorologie spéciale est nécessaire. » En revanche, du fait de sa situation comparable et de l'importance sociale de celle-ci, sieur Marci est fatalement introduit dans le milieu des associations ; au demeurant, le maître l'aime bien.  
  Et puis, ç'avait été très comique, quand ça commença de tirer à hue et à dia autour de « mon Marci », et que l'émissaire d'un club célèbre avait pris pour cible la maison paternelle ; là aussi, on avait entendu : « Marci aura tout ce qu'il veut. » Le père de famille était assis, la mère intimidée, le maître et... mais ménageons la surprise. Le publiciste grisonnant se mit à rire comme un cheval de bonne humeur, ses belles dents jaunes pendaient. « Écoutez, monsieur, je vais vous raconter une histoire... L'un de mes fils (que le lecteur sache : il s'agit de sieur György, sans doute), âgé de deux ans, regardait la pleine lune — le talentueux traducteur avait peine à refréner sa gaieté —, la regardait, et dit : Ze la veux. Je ne sais si vous me comprenez. » Ses lunettes intactes brillaient, soucieuses. L'émissaire, un peu nerveux, car il ne savait pas si les Esterházy marchandaient ou déconnaient, dit: « Écoutez, monsieur. Nous sommes des adultes. Schwarz auf weiss. — Schwarz auf gelb », gloussa le maître fort spirituellement, passant cette fois l'épreuve de réflexion historique avec la mention très bien ; cependant, les autres s'occupaient d'affaires sanguinairement pratiques, et faisaient fi de lui. Pis, le père du maître siffla à son adresse : « Il ne faut pas les sous-estimer. » « Écoutez, monsieur. Parlons franchement. » Il prit une grande inspiration. « Nous offrons le double de la Fradi. » Alors, de sous le lit — et voici la surprise promise ! — jaillit un rire de farfadet : « Te casse pas le tronc, mec », dit sieur Marci qui s'y était malignement caché ; le fradiste à tout crin est capable de ce genre d'inventions : sous le lit, s'il le faut ! « Oh, “ mon Marci ” est très sage, il ne vous donnera aucun mal », dit très vite la mère du maître, innocemment.  
  C'était une scène amusante, les nombreux rejetons ne comprenaient aucunement l'hôte. (Il n'y avait pas de dénominateur commun.) Et entre-temps, sieur Marci de ricaner sous le lit ! L'émissaire — quoiqu'il fût chargé d'une autre mission — demanda ce que c'était. « Mon Marci s'est caché », répondit ex abrupto le maître, qui aimait la vérité. Sur quoi, tout le monde de rire. Le père du maître se mit même à tutoyer l'envoyé — comme tout envoyé —, qui fut peu à peu jeté dehors. « Ah, eh bien je suis enchantée », dit la mère du maître, et en guise d'adieu, comme par tout envoyé, elle se fit expliquer la règle du hors-jeu ; ce qu'était le hors-jeu. « Mon fils — la sainte femme se tordait de rire après coup —, je n'y comprends rien. — Parce que tu ne fais jamais attention, maman-poule. — Eeh non », et sur son visage cabossé ruisselaient des larmes de rire. (« C'est le moment où l'on tire qui compte. »)  
  « Quel sera mon travail sur mon lieu de travail ? » Le maître tenta de poser cette question sans agressivité, avec peu de succès ; il se disait qu'il avait trop fait d'études pour avoir un travail-alibi. Sans compter sa haute moralité ! « Écoute, je t'assure, je te comprends, dit le camarade ingénieur en chef avec une amabilité agacée, mais momentanément, nous ne pouvons t'assurer un emploi par excellence, j'entends par là un emploi de mathématicien. Mais écoute. C'est seulement une question de temps, j'en parlerai à Baittrok, du bureau central, eux, ils ont un département informatique. — Faudrait quelque chose de ce genre », dit l'avant diplômé. Le pédégé éclata d'un rire tonitruant. « Si tu y tiens tellement, je peux m'arranger pour que tu sois obligé de venir travailler. On ne te laissera même pas sortir pour l'entraînement. » Làdessus, hilarité générale. Le bruit s'éteignant, le maître, hors de propos, jugea à propos de fixer sa conviction. « Je n'ai pas besoin d'un temps de travail, mais d'un travail. » L'homme de la fédération, impatienté, ôta ses lunettes de soleil. Le maître — car, faut-il le dire : il y avait aussitôt plongé son regard malveillant — vit des yeux d'un bleu pur. Comme ceux de Paul Newman. Singuliers. « Nous, nous aimerions que le collègue sportif joue ici, sous l'égide de cette association. — Eh bien — il haussa, un peu indécis, ses épaules étroites mais gracieuses —, c'est pour ça que je suis ici, et non ailleurs. — Alors, Péter — le porte-parole chargeait sur les ailes —, ici, s'il te plaît. » Déjà une plume s'était glissée dans la main du maître, devant lui le papier, sur celui-ci un doigt boudiné, serviable, indiquait l'endroit. Le maître appliqua sa main libre sur le papier (le doigt boudiné se retira, diligent), la posant avec tendresse, ainsi qu'il en usait avec tous les papiers. Mais il n'en allait pas de même de sa voix : bien qu'il le dissimulât. « Nous avons tout le temps, fit-il avec sérénité. — Nous serions plus tranquilles si l'affaire était réglée, dit le potentat, de nouveau caché derrière ses lunettes. — Nous aimerions que tu signes », insista gentiment le camarade P-DG. Le maître secoua légèrement la tête. « Attendons les nouvelles du bureau central pour l'affaire de l'emploi. — Je t'en prie, fais comme si c'était fait. — J'en suis très heureux — il disait vrai. — Nous serions plus tranquilles si le collègue sportif... » Ici, le maître sauta sur ses pieds — ressentant à nouveau ce qu'il avait ressenti à la réception européenne —, et devint résolu. « Écoutez, dit-il, en gros, l'affaire est conclue. Je viendrai ici. » La joie causée par sa déclaration fut neutralisée par le dépôt de la plume. (Ce n'est pas une scène ordinaire ! La façon dont le maître de la plume dépose la plume. Situation douloureuse, en tout cas.) « Dès qu'il y a l'emploi dont nous avons parlé, vous me téléphonez, je viens, et je signe. Nous avons le temps, même si nous n'en avons pas beaucoup. » (C'est une tournure si typique du maître, cette manière d'élargir d'un geste enjoué les vétilles de la vie ordinaire dans le sens de quelque infini : Nous avons le temps, même si nous n'en avons pas beaucoup. Et cet infini pourtant épouse si modestement les affaires d'ordre pratique, d'où il a précisément émergé.)  
  « Bon, si c'est ce que tu penses... — Oui. » Tout le monde se leva. « Nous sommes très contents que le collègue sportif envisage son travail de manière aussi responsable », dit le potentat le plus silencieux (: le plus petit). L'autre potentat se taisait avec insistance, et lorsque la main menue du maître toucha la sienne pour prendre congé, il l'enveloppa de sa lourde paluche, poilue jusqu'aux doigts, et dit amicalement : « Et ça, ne l'écrivez pas, mon petit Eckermann. » C'est qu'il arrivait, après quelques publications dans des revues littéraires, que la chose en vînt peu ou prou à se savoir, à être connue. Le maître aurait bien retiré sa main, mais elle était prise comme dans un étau ! « J'écris tout », dit-il en regardant devant lui, à voix basse, atone, périssable. L'épaisse paume broncha un peu, mais ça ne signifiait pas une opportunité pour le maître. « Vous ne pensez tout de même pas que nous vous avons encornouillé. — Puisque vous ne m'avez pas encornouillé — il se rassérénait. — Oui, c'est ce que je dis, on ne vous a pas encornouillé. Si on vous encornouille, alors là, c'est tout à fait autre chose... ! » Hop, la main menue glissa hors de la poigne de fer suante ; on ne pouvait croire qu'elle fût à ce point menue. « Oho, naturellement, bien entendu, comment donc », grimaça-t-il, approuvant bruyamment, avec l'aimable muflerie que sieur Marci lui avait enseignée, et il planta là les hommes mûrs. « Un jour, lieber Freund, je me ferai botter le cul », et il frotta ses petites pattes-fleurs, comme un homme d'affaires...  
  C'était donc fait. Il se sentait soulagé et un peu chagrin. Qui jouerait à sa place ? Et qui serait capitaine de l'équipe ? Peut-être le Stoppeur. Mais, espérons-le, plutôt l'Arrière-gauche. Mais ses divagations prirent soudain un tour plus pratique. Hús, Basa, Oszvald, docteur Móka, Ugróczky. Lequel ? « Alors ? Tu as signé ? » demanda le grand garçon. Maintenant, les appuyés de la rambarde les regardaient de nouveau. « Pas encore. — C'est clair, mon dieu. Donnant, donnant. — En quelque sorte. » Ils avaient déjà pris congé, quand le maître se retourna soudain. « Essuie-toi les coudes, bon dieu. » Le milieu de terrain leva ses coudes, haussa les épaules, donna une bourrade au maître en riant. « Je vois que tu es con aujourd'hui. » Ils prirent congé derechef.  
  En bas, le maître longea le terrain. L'entraînement touchait à sa fin. Hús faisait des centres en hauteur, Oszvald et le docteur Móka les tiraient séance tenante. Le docteur Móka, courant après une balle perdue, arriva près du maître et le reconnut. Ils avaient joué une fois ensemble dans la sélection de l'Arrondissement. « C'était un match pour des prunes, en faveur des sinistrés de l'inondation. » « Qu'est-ce qui se passe, petit, tu viens ici? — Il paraît. — C'est bien », opina le docteur Móka, et il repartit faire ses tirs. Comme le maître coulait un oeil vers l'étage, il vit, à sa grande surprise, que ses précédents interlocuteurs s'étaient massés pour l'épier. C'était lui qu'ils guettaient. Ils se donnaient des coups de coude. « Vous savez, mon ami, comme au bahut, quand une chouette nana passait dans la rue Szentkirályi, côté soleil. » Il s'arrêta, les jambes un peu écartées, et se renversant en arrière, il joua la stupeur, sans vergogne. « Qu'est-ce qu'il y a? » brailla-t-il. Aucune réponse ne vint d'en haut, bien sûr, seul un désarroi embarrassé et une ruée en négatif à la fenêtre, comme quand ladite demoiselle (dans la rue Szentkirâlyi ou ailleurs) ripostait aux collégiens duveteux : « Alors quoi, les bébés?! » Le maître quitta longuement l'établissement sportif. Il ne s'en doutait pas : c'était la dernière fois qu'il venait ici.  
 
 
  23. Le maître leva le doigt (le pays fit silence), et l'agita. « Voyez, mon ami, nous changeons de plans narratifs comme d'autres de culottes. C'est en même temps une explication. » Mais il examinait déjà d'un oeil le sac de nylon à côté des serviettes : y a-t-il un caoutchouc pour les jambières ? Puis, tout en étirant entre ses deux pouces recourbés un caoutchouc à conserves qu'il avait trouvé, vérifiant s'il était convenablement élastique, il parla en toute équité : « Vous savez, mon ami — et ce disant, résigné, il tourmentait le caoutchouc —, j'aimerais que le temps filtre tout seul dans le roman. Comme si... Hé, trop vieux! » Et il jeta le trop vieux caoutchouc craquelé. Il était d'humeur fort doctorale, en ce moment il se sentait l'héritier de grands précurseurs. L'équipe avait joué sans enthousiasme le match d'entraînement, et il avait fallu faire quelque chose. Alors, il avait demandé la parole, et les avait avertis que, si ça continuait comme ça, l'équipe resterait après les matches, et qu'il leur lirait des extraits de son nouveau roman de mille pages. Évidemment, ce roman n'existait pas, mais personne ne pouvait en être certain. Les garçons, en tout cas, s'étaient tenus à carreau, avaient filé doux. L'Arrière-droit avait dit, sérieux : « Alors, nous préférons nous défoncer pour le championnat. »  
  « Comme si — le maître poursuivait ses commentaires sur la théorie du roman —, comme si du sachet de lait maladroitement ouvert, le lait s'écoulait sur la table. Avec tendresse et naturel ; qu'on sente jusqu'au souffle des vaches. Le vernis ou la graisse contractent l'écoulement en petites mares, on peut dire : il affleure çà et là. Comme ça, bien tranquillement. Aucune didactique, seulement le lait. » Il devint songeur, dans ses beaux yeux « gris sale », la sagesse et le doute coexistaient. « Mon ami, le roman est une épopée subjective, dans laquelle l'auteur demande la permission de traiter le monde à sa manière. Il s'agit donc seulement de savoir s'il a une manière : le reste ira de soi-même. »  
  L'auteur de ces lignes, comme cela a déjà été élucidé sans équivoque par ce qui précède, prend la littérature au sérieux. Il a donc acheté — l'occasion s'en étant présentée — 10 litres de lait, 16 sachets d'un demilitre et 2 sachets d'un litre, et s'est rendu à la cuisine, pour les ouvrir maladroitement. Il peut dire qu'il a remarqué bien des choses concernant les méthodes. Avec ses dents, il a déchiré le milieu, et le lait lui a giclé au visage. « Que le temps... de cette façon? » — il a secoué, effaré, sa tête lactée. Il a tiré, tailladé, lacéré. Chances et conditions de bête féroce. Cela fait, la goutte de lait elle-même, la voici, sa douceur est indiscutable. Je ne sais — cette expérience vécue perça un jour sous la forme d'une question — s'il a été donné au maître de voir un sachet de plastique pareillement déchiqueté, violenté? «Cela m'a été donné », proféra-t-il avec une froideur claquemurée.  
 
 
  24. Le maître se rendait en hâte à l'entraînement, cette fois en èreuère. Dame Gitti accaparait de plus en plus souvent son étalon d'Orlov. Il faisait une chaleur formidable. Le maître — en tant qu'intellectuel — souffrait d'un léger mal de tête ; les exhalaisons, la moiteur des corps humains, tout cela ne fit qu'aggraver la situation. « Sur ces entrefaites », Kálmán Mikszáth (1847-1910, le grand auteur hongrois préféré du maître ; dès qu'il en a la possibilité, il vole puise chez lui) se tourna vers lui, et demanda quelle heure il était. Le maître le lui dit. « Merci, mon fils », dit sieur Mikszáth, qui transpirait et haletait outre mesure. Dans sa courte chevelure, tels des lacs de montagne, luisaient («doucement!!!») des gouttes de sueur, sa moustache était trempée comme s'il s'était baigné, son petit gilet rebondi allait et venait comme un soufflet de forge. « Pauvres boutons », se dit le maître, anxieux. De l'une des poches dépassait un cigare meurtri. « Ces bons messieurs les libéraux... » — sieur Mikszáth secoua la tête à un rythme comparable au mouvement de son gilet. Le maître baissa la tête. Il lui en coûtait de parler et de se taire. De sieur Mikszáth coula un conte coloré, wie gewöhnlich.  
  « Je sors de la Chambre des députés. Écoute ça, mon petit. J'avais donc décidé de régler ma montre sur une montre parfaite. À cet effet, j'interpelle dans le couloir Kálmán Tisza, qui était en grande conversation avec Lajos Láng.  
  — Excellence, quelle heure est-il? Tisza, distraitement, répondit :  
  — Une chose est sûre, c'est qu'il est midi passé.  
  Mais bien sûr, je ne pouvais pas régler ma montre d'après cela. » Le contrôleur demanda les billets. Le maître lui tendit sa carte mensuelle, pour laquelle il percevait de l'institut une indemnité de transport de 65 forints. Sieur Mikszáth se tortilla en tous sens, le temps de passer entre les mailles du filet. Tous deux — pour la première fois — se regardèrent comme deux... hommes. «Tu permets, je continue... Heureusement, Hegedüs passe par là.  
  — Quelle heure est-il, je te prie?  
  — Tout d'suite, tout d'suite ! cria-t-il en courant, et s'il ne s'est pas arrêté depuis, il court toujours. Je pivote sur mes talons, dirigeant mes pas vers la Chambre ministérielle. En chemin, je rencontrai Kálmán Széll.  
  — Excellence, quelle heure est-il ? Et lui de répondre, l'air ennuyé:  
  — Alors, ça aussi, il faut que ce soit moi qui le dise ? Par ce canal, je ne savais pas davantage quelle heure il était, mais comme Mihály László est assis là, dans un coin, il va bien me le dire.  
  — Quelle heure est-il, Michka? Notre ami Michka me regarda, soupçonneux.  
  — Hum, fit-il en jetant prudemment un regard circulaire, pourquoi tu me demandes ça à moi justement ? Demande à Horánszky ! »  
  Le èreuère entra en gare de Filatorigát. Beaucoup de femmes montèrent, pour la plupart des ouvrières de la filature. Les narines de sieur Mikszáth, à l'instar de celles du maître, frémirent. « Voyons, Kálmán », fit ce dernier à voix basse, tandis que son regard plongeait dans l'échancrure d'une robe de cretonne. Sieur Mikszáth resta imperturbable. « J'aurais bien demandé à Horánszky, mais je ne le vis nulle part dans le groupe qui écoutait Gajári, racontant une histoire de chasse.  
  — Cher Ödön, mon âme, quelle heure est-il? Gajári, Gajári toujours attentif, courtois, répond sans réfléchir :  
  — Laquelle veux-tu?  
  Là-dessus, insatisfait, je m'adresse à Imre Veszter, qui se promène de long en large en grommelant.  
  — Le diable le sait, marmonne-t-il d'un ton aigre. Allons, je vois qu'ici, je n'arriverai à rien, et j'attrape Apponyi dans le corridor.  
  — Voyons, quelle heure peut-il bien être ? Apponyi tire sa montre, et dit:  
  — Étant donné que j'ai réglé ma montre avant-hier à dix heures vingt minutes sur l'horloge de l'École Polytechnique, mais qu'hier matin à onze heures elle présentait déjà une différence de neuf minutes, à supposer maintenant que cette différence ait un caractère de permanence, présentement il n'est pas encore tout à fait une heure ; mais du fait que la différence est vraisemblablement progressive, car à mon avis les différences sont de nature à croître, si l'on revient au cas concret, on peut conclure in ultima analysi à un résultat identique, à savoir qu'il n'est pas encore tout à fait une heure.  
  Avec ça, je n'étais pas plus avancé : il vaudrait sans doute mieux s'adresser à un vieux libéral. Ah, voici Károly Fluger, cahin-caha.  
  — Quelle heure est-il, vieux? Sa moustache de busard rabattue, l'air chagrin, il fait de la main un signe:  
  — À nous, on ne tit même bas za ! Je plantai là le lugubre Saxon, et j'allai trouver Jókai, qui sortait de la Chambre haute pour bavarder un peu.  
  — Quelle heure est-il, mon bon Móricz?  
  Jókai était d'humeur plaisante.  
  — Est-ce que je suis ta montre, moi? Je marche, je sonne, mais je ne montre pas.  
  Sur quoi il me donna une bonne bourrade, et repartit. La terre même parut trembler à cet instant. Dezső Szilágyi sortit de la Salle du Conseil, soufflant, haletant, comme un bison de la broussaille.  
  — Excellence, de grâce, quelle heure est-il? Il me foudroya du regard, et d'un ton rogue:  
  — Quelle sorte d'ânerie est-ce là ?  
  Je m'éclipsai ; parmi toutes ces figures indifférentes et froides, seul Pál Kiss, de Nemeskér, me regardait aimablement, familièrement.  
  — Cher monsieur, quelle heure est-il ?  
  Il réfléchit, tira sa montre, y jeta un coup d'oeil, puis referma le couvercle d'un coup sec.  
  — Si tu veux vraiment le savoir, dit-il hésitant, je peux interroger Darányi. »  
 
 
  25. Mon Péter chéri!  
  C'est donc ici que le bon Dieu m'a fait choir ! J'ai fait une assez grande chute, j'ai encore « mal » partout, mais surtout au coeur. Il me fait mal à cause de cette beauté autour de moi et de la solitude. J'ai tellement envie que vous et cette chère Gitti soyez ici.  
  Je suis arrivée après dix heures de train. La vallée est merveilleuse ! Des marronniers, des rhodondendrons. Le soleil se couche à 8 h 30. Je viens de prendre congé de lui. Le coucou chante encore dans le parc. À l'aube je suis réveillée par les ramiers qui roucoulent et les merles qui sifflent. Ici les vitres colorées font tout à fait Pentecôte. Tous ces rouges y flambent pour ainsi dire. La grand-messe de demain avec musique et choeurs sera diffusée à la radio. — J'ai déjà assisté à une grand-messe papale. Vous savez bien qu'il ne convient pas de pirater dans les eaux papales, mais piratez toujours !  
  Je vous ai fait envoyer le Vocabulaire de Théologie Biblique. Mon Dieu, combien de remerciements nous vous devons. — Je ne dis pas ça pour le Vocabulaire. — Hier, le 20 août, j'étais par la pensée à Budapest ; au fait, comment a marché, et quand a eu lieu la fête du « pain nouveau »? Y a-t-il eu un feu d'artifice ? Pouvait-on bien le voir de chez vous? Comment est votre travail? La photo de Guszti Bucsânyi m'est tombée sous les yeux. Quel homme chic avec sa moustache ! À présent c'est un vieux bonhomme.  
  Dieu te garde, mon fils.  
  Jolánka  
 
 
  26. Mon Péter chéri!  
  Je vous envoie deux papiers amusants, sur le procès de Karla en 50. Vous n'étiez même pas né alors. Mais peut-être vous intéresseront-ils. — Sous aucun prétexte, comme j'étais assise dans le jardin du Kurhotel (pas au soleil !), je me suis trouvée mal et j'ai crié à l'aide. Les gens d'autrefois avaient plus de goût que ceux d'aujourd'hui. — Les serveurs sont très gentils, bien qu'ils grattent sur le citron, me semblet- il. Ils croient que je suis si vieille que ça. Ce midi je me suis enquise des citrons. Maligne, j'ai posé la question comme si j'étais de bonne foi. Le serveur n'a pas rougi, pourtant j'en étais sûre. Katalin pleurnichait.  
  Je vous embrasse, votre vieille Jolánka  
 
  P.-S. Utilisez les papiers confidentiellement. Ou comme vous voudrez, ça ne m'intéresse pas. Pour Karla, ça lui est égal. Si j'en trouve encore, je les enverrai. Vous vous y connaissez en chiffres, vous y seriez sans doute arrivé, il suffit de regarder les dates. Le 7 avril il y a eu l'acquittement, le 8 (!) l'internement, et l'acquittement exécutoire (24 oct.) a pris 3 ans. Pauvre Karla. Ça ne m'étonne pas qu'il soit partial, bien que ça m'énerve au possible.  
  Jolánka  
 
  1. Extrait du procès-verbal d'audience, 7 avril 1950. Témoignages  
  Ferenc U., domicilié à Cs : Je ne connais l'accusé que de vue. En février de l'année courante, nous sommes allés chercher du charbon à O. avec János Nagy. L'accusé attendait avec sa benne devant le cribleur de charbon, et pendant ce temps il avait eu des mots avec le secrétaire du syndicat des transporteurs, le Défosz. Le secrétaire a dit qu'il ne pouvait pas transporter de charbon, puisqu'il n'était pas au Défosz. L'accusé a répondu : Même si je ne suis pas au Défosz, je mange le même pain que vous. Après ça le secrétaire du Défosz s'est éloigné, et l'accusé a continué à parler avec Jôzsef F., et a dit à propos de W., le secrétaire du Défosz, qu'il redeviendrait tout petit, et il a montré le sol avec sa main.  
  Accusé : W. n'était même pas là, à ce moment-là il s'était déjà fait alpaguer depuis longtemps.  
  Témoin : Moi, je croyais que le secrétaire du Défosz qui était là s'appelait W.  
  József B. : L'accusé a eu des mots avec le responsable du Défosz, et pendant ce temps il a déclaré que la situation allait changer, qu'ils redeviendraient petits comme ça, et il a montré le sol avec sa main. Il n'était pas question de guerre. Je ne connais pas le responsable du Défosz.  
  János H., président du Défosz : J'ai dit à F. que l'accusé aimerait cotiser, mais on ne le lui permet pas, sur quoi l'accusé a demandé : Pourquoi, il est peut-être koulak ? J'ai répondu qu'il n'était pas koulak, mais ennemi de classe. Alors l'accusé a demandé : Donc, je n'ai pas le droit de transporter? J'ai répondu : Je n'ai pas dit ça, et je me suis éloigné.  
  József B. : Ça s'est passé comme U. l'a dit.  
  János H. : Personne ne m'a signalé que l'accusé aurait fait une telle déclaration à mon sujet, même en mon absence. — Avant moi, c'était W. qui était président du Défosz. — Je connais l'accusé comme transporteur. L'hiver, il transportait des rondins pour la voie ferrée, et aussi du charbon pour les ouvriers de M.  
  Gusztáv K. : À Cs. J'avais appris que le pharmacien et le vétérinaire avaient été appelés à rejoindre leur régiment. Nous avons discuté pour savoir quelle pouvait en être la raison. Comment la nouvelle s'était répandue, je n'en sais rien.  
  István P. : Ne sait rien, ne connaît pas l'accusé.  
  József F. : Le président expose les déclarations de l'accusé. Moi, je n'ai pas entendu celles-ci. J'ai entendu la discussion que l'accusé a eue avec H. au début. H. m'a demandé pourquoi je n'entrais pas au Défosz. L'accusé s'est joint à la discussion, disant que lui aussi aurait aimé y entrer. H. a répondu qu'il ne pouvait pas y entrer.  
  Ferenc U. : Après cette discussion, quand H. est parti, l'accusé s'est tourné vers F., et a dit : La situation va changer, il redeviendra tout petit. Et pendant ce temps, la main tendue en direction de H. qui s'éloignait, il a montré le sol.  
  József F. : Je ne me souviens pas de cette déclaration de l'accusé. Je n'ai pas entendu parler de guerre. Je n'ai pas entendu de déclaration hostile à la démocratie, je sais que l'accusé transportait l'hiver des rondins pour la voie ferrée.  
  Gusztáv K. : J'étais là, mais je n'ai pas vu U. et B., F., oui.  
  U. et B. déclarent en accord que la discussion ne s'est pas déroulée près du container-quintal, mais à 15 mètres environ du container.  
  L'accusé : La discussion ne s'est pas déroulée au pied du container, mais à 10 mètres environ. — C'est vrai qu'il y avait plusieurs personnes autour, mais je ne les connais pas toutes par leur nom. Je ne connais pas Gusztâv K. Si je le voyais, je pourrais me prononcer.  
 
  2. Duplicata  
  Juridiction de la Sûreté d'État du Ministère de l'intérieur  
  60, rue Andrâssy, Budapest, VIe.  
  Tél. 127-710  
  Bureau distrib. 509  
  VERDICT  
  (ligne raturée) ex-comte, grand propriétaire terrien  
  transporteur domicilié à vu l'art. 8130/1939 E. M. § 1. point b) et vu l'art. 228010/1/IV 1948 M. I. § 2. j'ordonne le placement sous surveillance de l'autorité policière (internement).  
 
  CONSIDÉRANTS  
  Le prévenu a fait de la propagande antidémocratique, ce qui a été l'occasion d'attiser la haine contre la démocratie, c'est pourquoi son internement est justifié du point de vue de la Sûreté de l'Etat. Ce verdict doit être exécuté immédiatement sans envisager de faire appel vu l'art. XXX § 56. point b) de l'année 1929. Il y a lieu de recourir par écrit à M. le Ministre de l'intérieur sous 15 jours. Budapest, 8 avril 1950.  
 
  3. Duplicata  
  La Cour Suprême de la République Populaire Hongroise B. IV. n° 5984/1950-8 ( ) Le fait que l'accusé n'envisageait pas dans ses déclarations établies au cours de l'instruction le changement du régime démocratique, mais visait exclusivement un changement consécutif à l'élection prochaine des responsables du Défosz — changement qui ne serait défavorable qu'à la personne du président du Défosz alors en exercice, avec qui il a eu certaine querelle — est confirmé par le fait que le geste de la main montrant la petitesse du susdit est à mettre en relation avec les mots employés par l'accusé (« Il redeviendra tout petit! »), geste qui se réfère à un tel changement de personne. Si l'accusé avait pensé à un véritable changement de régime, dans ce cas il n'aurait sans doute pas illustré le changement subséquent du sort des fonctionnaires des institutions démocratiques de base par le geste qui signifie d'ordinaire la petitesse, un tel rapetissement ne correspond pas et de loin au sort qui attendrait les fonctionnaires de la démocratie dans le cas d'un changement supposé de régime.  
  Il s'ensuit que le recours s'est avéré dénué de fondement, c'est pourquoi la Cour Surpême l'a rejeté, et a entériné le jugement d'acquittement.  
  Budapest, le 24 du mois d'octobre 1950  
  4. Kistarcsa, 2e division Chère Maman !  
  Le parloir du 22 a été reporté pour des raisons techniques. Je vous écrirai exactement quand il aura lieu. Envoyez les affaires demandées dans ma carte du 2 par la poste. Avec les vêtements, achetez aussi, s'il vous plaît, Maman, un training à ma taille, si possible bleu marine, et deux plaquettes d'alun. Envoyez la nourriture à part, s'il vous plaît, et le grand colis à part. Le mieux, c'est que vous les cousiez dans une sorte de sac, et les petites affaires aussi, pour qu'elles ne s'éparpillent pas. Je n'ai pas besoin de crayon. J'espère, Maman, que tout le monde va bien à la maison. Envoyez les colis de manière à ce qu'ils débarquent tous les deux la semaine prochaine si possible. J'attends la réponse à ma carte du 2, je vous embrasse jusqu'au revoir, chère Maman.  
 
 
  27. « Le réseau express régional continue. » Le gourmet soupire au vu de cette somptueuse congruence, la relation structurelle entre vie et création. « Plaisant. » — La façon dont, à un fait à ce point ordinaire, gris, typique de la vie active, le départ du èreuère, vient s'attacher, et avec quelles menottes ciselées, la constatation optimiste, quoique un peu rebattue, qui évoque la plénitude, l'unité inébranlable de l'existence, la vie qui continue !  
  « Le réseau express régional continue », marmonna le maître en sourdine ; les wagons s'ébranlèrent, peu à peu la masse grise du pont Árpád resta en plan. Le maître avait une bonne place, mais pas tant que ça — il était côté soleil, dans un terrible embrasement, en revanche près de la fenêtre —, ainsi, il se sentait bien, mais pas tant que ça. Mais il faisait tout pour se sentir bien : il ne respirait pas, « il se tournait sur une face », son nez, cet illustre morceau, il le plaçait de façon à produire une ombre considérable, dont la fraîcheur lui soit consolation. Ça ne marchait pas très bien. Esterházy ressentait une insatisfaction créatrice ; il savait que, de nos jours, l'écrivain ne doit plus prendre fait et cause pour les enfants de l'Assistance, et que ni pour la réduction du temps de travail ni pour l'accroissement du temps libre, il ne doit prendre la plume à l'encontre du pouvoir ouvrier-paysan ! Mais, par exemple, dans la lutte pour une véritable libération du temps libre, pour sa signification, pour son contenu enrichissant, l'art joue un rôle que rien ne peut remplacer.  
  Le èreuère longeait la fabrique de vinaigre, en s'inclinant dans le virage il s'écarta du Danube. Le maître souffrait d'un léger mal de tête. Le virage imprima une petite secousse aux gens, qui se heurtèrent les uns aux autres. Le maître savait bien ce dont a besoin un jeune écrivain. Il n'a pas besoin de tapes sur l'épaule, mais de confiance, et en même temps d'un jugement sévère, de peur qu'il ne s'essouffle souvent dès la parution du second livre, mais peut-être a-t-il surtout besoin qu'on ne l'asphyxie pas dans de faux débats, qui sont de toute façon déjà anachroniques.  
  « Malheureusement — radouci, il haussa ses épaules maigrelettes —, malheureusement, je ne peux m'élever jusqu'aux questions vitales. » Mais c'est un tort. J'ai déjà voulu noter qu'avec le maître, on ne peut jamais savoir ce qu'il prend au sérieux ou non. Et n'est-ce pas... c'est un tort. Dans les yeux du maître s'allumèrent d'espiègles lueurs, il dit avec bonne humeur, tout en me pinçant la joue entre deux doigts griffus, comme font les vilaines tantines : « Allons, allons, chenapan — il pinça sur pan —, quand même, on peut le savoir. » Je le répète : il se montrait de fort bonne humeur. Ensuite, cela s'atténua. Il dit courtoisement : « Voyons. Je sombre tout à fait à mon propre niveau. »  
  Mais revenons au èreuère, ne prenons pas le mors aux dents ; « tous ensemble, reconstruisons le èreuère ». « Quelle aRdEuR, mon ami. » (Autodérision.) Devant la fabrique de vinaigre, l'ancienne petite locomotive prenait racine. Un vieux coucou. Le virage l'escamota elle aussi. Cependant tout, ce jour-là, l'incitait à une méditation sensible, publique. Au pied des immeubles contenant des appartements clairs, spacieux, bien distribués, qui poussaient comme des champignons, de vieilles maisons à demi détruites (cf. Krúdy, 1878-1933; etc.). Des ombres se manifestèrent. « Pour comprendre les problèmes actuels du socialisme, lieber Freund, il faut que nous radiographiions le passé sans relâche. De nombreuses questions se posent concernant notre passé. La littérature décide, assume, choisit, juge. Soit Dózsa, le chef de la jacquerie, soit Verbőczy. Ici, pas de compromis ! Ici, pas d'indulgence, d'oubli, de pardon ! Tout le monde doit choisir. »  
  La vie le plaça aussitôt dans une situation frivole : comme on sortait du virage, rejoignait la rue Szentendre et allait tourner dans la ligne droite devant Filatorigát, le maître eut l'occasion de choisir. S'il glisse du côté de la femme, dans un moment d'inattention il peut perdre le coin (rue Elek Benedek, où les portes s'ouvrent « en sens inverse », la chose est presque sûre), si en revanche il glisse du côté de l'homme haletant, courtaud, d'aspect nullement attrayant, alors sa place semble assurée, et le soleil cuit la moitié de visage dont fait partie la moitié de front qui ne lui fait pas mal. Le maître choisit le courtaud.  
  Comme il bougeait, ses bras aussi bougèrent, et son nez sentit qu'il transpirait fortement. (Je sais, ce n'est pas un thème littéraire, mais on verra avec quoi son aura drape des « choses » si bassement corporelles — ou dans d'autres cas : spirituelles.) Il ne trouvait pas sa propre transpiration dégoûtante, mieux, peut-être à tort, il s'imaginait : la transpiration : est une odeur virile. « Mon ami, ça sent le fauve. » On peut le comprendre par le biais de la pratique, les impressions d'une enfance difficile sont marquantes, et sans doute à l'époque le déodorant ne devait pas jouer le rôle principal dans la vie de famille... Cela dit, maintenant au contraire, du fait de sa sensibilité communautaire hypersensible, il percevait de façon profonde et drastique qu'il n'était pas seulement lui-même, mais — pour les autres en tout cas — aussi un corps étranger, c'est pourquoi il fut malgré tout dégoûté, quand il reconnut sous ses aisselles la moiteur caractéristique. Il portait un teeshirt noir et orange. « Remarquable tee-shirt. Je suis fort beau dedans », m'avait-il confié un jour, se basant sur des renseignements fournis par dame Gitti. Le tissu même est de bonne qualité, aéré, indéformable. L'hiver, on pourrait le porter pendant des jours et des jours. Mais qui porte un tee-shirt d'été en hiver ? Voilà encore un tour si caractéristique de la vie.  
  Le èreuère s'arrêta à un feu rouge dans un cahot. C'est alors que Kálmán Mikszáth se tourna vers le maître — car c'était lui le petit courtaud —, et demanda quelle heure il était. Ânonnant du bout des lèvres, toussotant souvent, il entama son chapelet. Sa voix rauque, pas très attrayante, son visage laid parcouru de rides, sa moustache en berne de poisson-chat (dont sieur Marci dit, un tantinet plus tard : « Quelle moustache de busard ! Mais moi, voooûh, j'aurai une moustache d'éléphant de mer! », sa cravate glissant sans arrêt de travers, tout cela, la beauté de son esprit le faisait oublier. Avec sa tendance à grossir et son physique courtaud, sieur Mikszáth, dont la tête ronde à la tatare sortait pour ainsi dire sans cou (« cou coupé ») de ses larges épaules, et à qui l'un de ses lecteurs étonné avait un jour demandé : «C 'est vous qui avez écrit cette nouvelle, avec ce physique?», embellissait quand il parlait ; le charme intérieur des hommes dont la vie et l'âme sont riches l'embellissait. « Quelle heure est-il ? » Le maître le lui dit. L'autre remercia, haletant. Sieur Mikszáth transpirait et haletait outre mesure. — Sa respiration sifflante, son toussotement perpétuel, tout cela d'ailleurs indiquait que le moteur de la vie, le coeur et les poumons, lui jouait des tours.  
  « Je le connais, je l'ai vu quelque part » — le maître ferma les yeux avec une didactique fatiguée. « Je suis rabougri » — il faisait allusion à son front lancinant. (Et à côté du volumineux sieur Mikszáth, cela rayonnait comme une vérité multiple.) L'homme rapidement devenu connu — l'inconnu connu! qu'est chacun — tenait un discours pittoresque, à grand renfort d'amples gestes. Le maître hochait la tête. Dans la chevelure en brosse de sieur Mikszáth se formaient des gouttes de sueur, à la manière de fruits tardifs, succulents de l'été finissant, sa moustache était détrempée (« comme le marais d'Ecsed avant les grands travaux collectifs formateurs des coeurs et des âmes »), son gilet se bombait et se fripait, et allait et venait comme un télésiège. De sa poche, l'extrémité joyeuse d'un cigare pointait le museau. (La coïncidence exacte du cigare et de la poche-cigare rassura le maître.)  
  Le contrôleur demanda les billets. Le maître lui tendit sa carte mensuelle (pour laquelle il percevait une indemnité de transport de l'institut où il était un intellectuel à l'emploi assuré pour 2700 forints par mois) ; sieur Mikszáth rusa — « T'es un grand finaud ! » lui avait dit un jour Kálmán Tisza — le temps de passer entre les mailles du filet ; le contrôleur avait reconnu le maître, et lui avait de grand coeur baisé la main. « Contre qui vous jouez dimanche ? — Contre la Filature. — Chez vous ? — Chez eux. — Ils sont bons ? » Le maître pinça les lèvres. « L'année dernière, ils nous ont pilés. » Mais le contrôleur était déjà devant les collégiennes, avec un masque sévère ; le maître enregistrait sereinement la scène. (« Il n'est pas valable », dit-il à une petite brune (« une sorte de moujikette »); le regard du garçon oscillait entre le civil et l'officiel, comme les deux couleurs voisines d'un arc-en-ciel. La brune lui débita un boniment, sur quoi le contrôleur lui rendit son billet, et décampa. « C'est une plaisanterie impuissante », remarqua le maître, acerbe.  
  Le maître — sautant par-dessus ses douleurs personnelles — jeta un coup d'oeil à sieur Mikszáth. Les deux hommes se regardèrent, complices. Le mélange d'odeurs de vin et de cigare qui s'insinuait amicalement entre les lèvres de sieur Mikszáth frappa le maître. Les joues rebondies et le menton se montraient un tantinet hirsutes, « un double fossé cernait » les yeux un brin exorbités, comme celui d'un château fort.  
  La veine épique s'empara du maître. « Et elle se penche à son donjon, la belle Dachenka et le chêne. » Les yeux injectés de sang de sieur Mikszáth sont responsables de cette association, et aussi sa propre culture littéraire. « Sur le grand chêne, sur une branche morte du grand chêne était perché un coucou. Coucou ! Coucou ! Prends le chemin de gauche, jeune fille ! » Du coin de l'oeil de sieur Mikszáth, un pli épais, une sorte de colline de chair partait vers la joue, et là s'élargissait — telles les alluvions des fleuves ralentis : il haussait la joue, ou plutôt devenait la joue. En ce moment, il luisait à cause de la chaleur. « Dachenka prit le chemin de gauche. De quelque part, de nulle part, brusquement il surgit, l'ours Michka, de son vrai nom Mikhaïl Ivanovitch. Il saisit Dacha entre ses pattes, et le voilà qui courait avec elle. »  
  Le èreuère n'entrait que maintenant en gare de Filatorigát. Ce devait être la relève du poste, de nombreuses femmes attendaient devant le bâtiment mesquin, morne de la gare. « Oh les cretonnes légères ! » soupira le maître, et il vit à côté de lui l'oeil du petit vieux mal rasé, aviné, chercher les femmes. « Tééé, vingt dioux ! » Mikszáth indiqua d'un signe de tête une grande femme; un cabas à la main, sous l'aisselle, au bord de l'emmanchure, presque parallèle à ce bord, un petit demi-cercle pâle. « L'efflorescence sodique. » Ses lourds cheveux noirs coulaient d'un bloc, comme le Niagara gelé. Elle ne se maquillait pas les yeux, mais ses ongles étaient d'un rouge laid. Le naturel est quand même ce qu'il y a de plus beau, nêssepaâ?! Sieur Mikszáth parlait tout en regardant la femme.  
  « Elle est belle comme une rose épanouie. D'ailleurs elle s'appelle à peu près ainsi, Rose Buzâs ou Téglás. Comme elle sait se balancer, se tortiller, bon dieu. Chacun de ses muscles bouge, et titille les yeux des hommes. Tu vois, mon fils : elle est grande, et droite comme un lis, et pourtant chacun de ses membres est rond, bien fait, comme si un peintre l'avait brossée. » Du cabas dépassait le Journal du Soir, et à travers le treillis du cabas, on voyait un pot de yaourt défoncé. « Journal du Soir, yaourt », articula le maître, la langue pâteuse à cause de son mal de tête. Rose Búzás (ou Téglás) avança d'abord d'un côté, puis de l'autre ; probablement, la situation qu'offrait l'une des portes était-elle plus avantageuse que celle qu'offrait l'autre. Kálmán Mikszáth tournicotait, excité, car pour lui aussi, l'une des portes était plus avantageuse que l'autre. (Cela posé, la question est etc.) La veine épique du maître le frappa de nouveau comme la foudre. (Comme la foudre dans la maison de ses parents. « Boum », avait dit Dongó Mitotchka qui séjournait justement là-bas, et elle avait ri. « Cinq mille », avait dit l'électricien privé, et il avait fait un baisemain à la mère du maître. « Ceux-là... ! avait-il dit avec un geste de mépris, rien que du baratin, pardon, et les gens, faites excuse, ils sont mécontents. » Et, bien que chez la mère du maître — qui est doucement réactionnaire [il n'en est pas de même pour son père !], et qui, pour des raisons personnelles, ne peut souffrir les communistes — ces mots eussent trouvé un écho favorable, la dame avait quand même été passablement mécontente. « Tant d'argent, bonne Vierge !» — En une occurrence ultérieure, la dame « bouillonna » ainsi : « Mon fils, je n'ai pas l'habitude de crier après toi, mais gomme ça tout de suite. — Que dois-je gommer ? dit le maître avec un sourire moqueur et un geste vulgaire. — Gomme ça, car depuis que je vois que ceux-là aussi vieillissent comme moi, regarde un peu le vieux Tocska, je me suis complètement calmée. Et j'ai appris qu'Attila József aussi était communiste... »)  
  Pour en revenir à la veine : « Sur le grand chêne, sur une branche morte du grand chêne était perché un coucou. Coucou! Coucou! Prends le chemin de droite, jeune fille ! Machenka prit le chemin de droite. De quelque part, de nulle part, tout à coup il surgit, l'ours Michka, de son vrai nom Mikhaïl Ivanovitch. Il saisit Macha entre ses pattes, et le voilà qui courait avec elle. Il courait avec elle, courait. »  
 
 
  28. « Moi, par exemple, je peux voir un million de visages, je persiste à tenir Gitti Reén pour la plus belle. — Mon chéri. — C'est bon de vivre avec toi. » Le maître et gitti — cependant, ne tombons pas dans le mauvais goût.  
 
 
  29. Les ailiers faisaient des passes en profondeur, et les inters en sprintant s'efforçaient d'envoyer la balle dans le filet. Le maître secoua longuement sa noble tête : « Une balle en mouvement... c'est très difficile... très difficile. » Au début, il avait tenté de faire de soucieuses toiles. Sieur Eugène, le magasinier — dont les relations avec le brave sieur Armand étaient tendues — avait fait crédit à sieur Mikszáth d'une canette de Kőbánya. « À la température de la cave » — le minuscule sieur Eugène avait ri (signifiant par là que la cave était chaude — là est la blague). Le grand Palóc la biberonna ; il couvait le maître du regard, pendant que celui-ci, sur la ligne des six mètres, arrivait presque à intercepter l'un après l'autre les centres en hauteur. Le magasinier ne donna pas d'autre bière. « Ça suffira, papa. » Sieur Eugène était petit, mais de caractère décidé. (Certains problèmes commençaient à tinter à cette époque, et l'esprit de décision de sieur Eugène, même dans cette circonstance, perçait, ce qui — au sens figuré — conduisait à de sanglantes prises de bec entre sieur Armand et lui. Dans une atmosphère contaminée prolifèrent nécessairement insinuations et calomnies sans fondement. Le fond du problème, c'était la pauvreté.)  
  Kálmán Mikszáth fit signe au maître qu'il partait. « Bar Spitzer ? » cria celui-ci, trottant après une balle perdue. Le grand conteur, qui de temps à autre
n
Jegyzet J'insère son ébahissement : « Comment ça, de temps à autre ? ! Et entre les deux ? » — Mais comprenons par là : que les bras lui en tombaient.
donnait son avis en termes étonnamment incisifs aussi bien au gouvernement qu'au Parti, que son instinct réaliste, son vif sens des réalités préservaient de prendre le chemin des désenchantés, des désabusés, sur l'âme de qui pesait, accablante, l'aridité effrayante de sa propre époque, ce nonobstant, enkysté il est vrai dans le cynisme, mais même chez l'écrivain vieillissant subsistait le bel héroïsme de son moi de jeune homme, et dont les relations avec Kálmán Tisza furent mythifiées par l'histoire de la littérature bourgeoise (oui, car c'est ainsi qu'elle voulait ôter son dard à sa critique mordante : car, comment le satiriste cruel de la bonne société pourrait-il être l'homme qui, sur la terrasse de la villa de Jókai à Svábhegy, presque tous les samedis et dimanches, seconde Tisza aux cartes), or doncques, cet homme haussa les épaules, et répondit d'un signe au maître sportif qu'il « allait écluser encore quelques godets ailleurs ». Le maître opina, puis écouta attentivement l'exercice suivant ; suivit un exercice dit ludique, mais lui, comme toujours, n'avait pas compris. « Ne t'énerve pas, cornouiller, je ne comprends pas. » Sur quoi, on lui expliqua lentement, comme aux enfants. « C'était bien la peine de t'envoyer aux écoles, mec. »  
 
 
  30. « Voyons, Kâlmân ! »  
 
 
  31. « Qui est ce zigue? » demanda nonchalamment sieur György (pourtant, sieur György connaît tout le monde, simplement tout le monde), regardant pour ainsi dire à travers le maître, pendant que ses mains allaient et venaient comme des marionnettes : il lava un verre vite fait, et avec un mouvement du menton, demanda à la mère-grand debout à côté du maître : « Un ballon de rouge, n'est-ce pas, chérie? — C'est ça, c'est ça, mon trésor, seulement i' manque trente fillérs. » La vieille femme passait d'un pied sur l'autre, gênée. Son imperméable, poissepourri, pendait sur elle, faisant de grands plis, il n'était tendu que sur le dos courbé. « Telle une infortunée sorcière. » (Du point de vue de l'apparence, elle rappelait au maître sa grand-mère. Seulement, « la force manquait de façon criante » à cette vieille femme. Mais le temps qui s'écoule avait aussi affaissé de cette manière sa grand-mère. Elle était devenue une paysanne en noir, une sorcière bienveillante, elle aussi. Lorsqu'elle traversait en trottinant la petite agglomération, courbée, ne regardant plus que le sol, à une allure que le maître avait peine à suivre, dans les failles entre les maisonnettes identiques, dans les rues, on la saluait très respectueusement. À juste titre. C'était très amusant quand elle indiquait le chemin, dans la grande langue appropriée, à un touriste occidental peut-être pas immanquablement prétentieux.) Sieur György jeta un coup d'oeil joyeux au maître. « Comment ça, i' manque ? Pas grave, mamie, vous les apporterez demain. » Mais entre-temps, la vieille femme avait empoigné le verre d'une main tremblante, l'avait tenu un instant levé, puis avait lampé le vin à la vitesse de l'éclair ; elle marmonna quelque chose à l'adresse de sieur György, et déguerpit. « Adieu, mesdames, adieu », lui lança le barman de grande réputation.  
  « Qui est ce zigue ? » Derechef, il désigna du menton sieur Mikszáth qui faisait le pied de grue à côté du maître, avec une modestie authentique, quoique massivement. « Excuse-moi, Kálmán » — le maître ferma intentionnellement les yeux, puis de la même façon les rouvrit pour sieur György : « Qu'est-ce que ça peut faire ? mec, un quidam. — Deux bières ? — Deux bières », dit-il, pénétré d'un certain sentiment pour son frère cadet.  
  Le temps passa, passa, et soudain, pourquoi oui, pourquoi non, le maître pensa qu'il pouvait se permettre telle ou telle chose (en conséquence du sens des responsabilités et de la soif de connaissance qui le tenaillaient), c'est pourquoi, comme il reposait son bock sur le zinc et essuyait — de même que la Main essuie les nuages sur les cimes — la mousse sur son nez, il prit Kálmán Mikszáth à partie, qui (pourtant) aimait visiblement le maître. (Dans ce qui suit, l'ironie esterházyenne est un peu délavée. Est-ce un hasard? L'étoile de la conscience, ou celle que produit le court-circuit de la discipline? — Oh, oh, firent les soldats de plomb.)  
  « Dis-moi, Kálmán, tu t'es chargé volontairement de certaines tâches, ou c'est le chef du service de presse du premier ministre, Árpád Bercsik, qui t'a mis en demeure ? » Comme ça, en plein dans le mille ! Fantastique ! Sieur Mikszáth n'avait pas encore fini sa bière. Il la but méticuleusement, torcha sa moustache d'un revers de main. Jusque-là, la mousse y avait scintillé comme du givre. « Volontairement. J'avais l'impression que c'était bien. Je le croyais. — Ne te fiche pas de moi, Kálmán. Tout le monde l'aurait cru ? — Beaucoup de gens. » Songeur, le vieux but une gorgée. À présent, davantage de choses les séparaient ; comme si le dialogue n'avait pas lieu. « Vraiment beaucoup. — Voyons, Kálmán » — le maître frappa du poing, furieux, impatienté. (C'est maintenant qu'on voit la chance que le bock soit posé.) Le vieux se borna à grommeler entre ses dents, comme s'il hésitait à parler. « Nous sommes ainsi faits que nous ne pouvons parler de cela, pas plus qu'on ne peut parler de sa première nuit d'amour. — Voyons, Kálmán, mais c'est justement ça ! La mariée avait des couilles ! » Sieur Mikszáth regardait rarement le maître dans les yeux ; mais cette fois, oui. Et que de choses reflétait cette paire d'yeux bruns, voilés : cette profonde connaissance de ce avec quoi on attrape les mouches. « Quel grand mamelouk tu fais, vieux », dit le maître, juvénile. Kálmán Mikszáth se détourna. « Les effets décident mieux que les mots. »  
  Le maître fulgura, effréné. (Car il est justement tellement sensible à la parole, à l'abus qu'on en fait. Cela le rend fort dépité. « Être assis la panse pleine et mentir, mon ami, c'est la pire des versions. » À ce sujet, la bonne personne aimait à dire : « Mon ami, la grammaire est immorale. » Et s'il est de très mauvaise humeur, il ajoute : « Kultur ist Parodie. » Il est capable de vivre cela intensément.) Ses ancêtres kouroutz et partisans des Habsbourg (car il y a des Esterházy à tirelarigot) s'affrontaient en lui, la lame de Tolède contre la fourche redressée, ses propres yeux étincelaient, il était drapeau que l'on peut déployer et hampe de drapeau ; définissable. Kálmán Mikszáth garda son calme. Il fit signe à sieur György de lui donner une autre bière. « Vous avez une bonne descente, pater », rit le grand barman. La torpeur attentive de sieur Mikszáth avait dégonflé le créateur de ce siècle. « Tu sais, mon fils, tes kouroutz, qu'ils soient courageux, mais pas l'écrivain. » (M'enfin, le maître ne voulait être ni courageux, ni non courageux.)  
  Dans le bistrot apparut un maigre garçonnet blond, traînant derrière lui un piano attaché par une ficelle. Il alla droit au barman, demanda quelque chose, mais celui-ci secoua négativement la tête. Les piliers étaient assis aux tables, et ne buvaient pas beaucoup, mais sans arrêt. « Tu cherches ton père, hein?! » Mais ils ne levèrent pas les yeux de leurs cartes. Il n'y avait pas de quoi : pour quelques-uns, on allait venir tout de suite, pour les autres, personne ne viendrait jamais.  
  Le maître, avec une ardeur publicistique, continua de fureter. «Voyons, Kálmán, certains signes sont quand même suspects... — Laisse-moi en paix. Je suis déjà un vieux bonhomme... Ma mémoire coule. — C'est bon, le coulis de mémoire, ça c'est bon ! » crépita le maître, qui avait la réputation d'être un grand gourmet. Sieur György lui fit signe : amusez-vous plus doucement, ma pauvre maman est malade. (Mais par la suite, son état s'est amélioré.) Sieur Mikszáth haussa les épaules. Il devait penser à bien des choses. « Oh ! nouveau pays, nouvelle vie, nouvelles illusions ! » — Bon Dieu, je dus me mordre les lèvres ; et je rappelai au maître les nombreux destins positifs que lèse cette petite phrase ironique. « Du moment que moi, je ne suis pas lésé... », proféra-t-il avec une lâche crânerie. Je rappelai au maître sa propre situation, mieux, je trouvai moyen de lui dire que peut-être, finalement, au regard de l'histoire, il était tout de même une sorte de petit coucou précieux (pas princier, ha-ha-ha !) dans le nid moelleux du socialisme. Bien sûr, un brave petit coucou utile. « Va donc, hé, coucou toi-même, et celui de ta mère ! » hurla-t-il avec élégance et désinvolture. Après avoir donc si habilement paré les poignards vipérins contre lui dirigés, par moi répercutés, il se remit à titiller sieur Mikszáth. Il voulait apprendre quelque chose, et il y avait quelque chose qu'il ne trouvait pas bien. « Il veut noyer le poisson, mon ami. »  
  Pendant ce temps, sieur György travaillait comme il se doit. Les clients l'aimaient bien ; dommage que sieur György planât tellement au-dessus d'eux. Il leur donnait ce qu'ils attendaient — même s'il mégotait un peu sur les demi-ballons et les doubles ballons : avec les femmes, quelque faciles qu'elles fussent, il flirtait, avec les hommes, il était viril. Seulement... Qu'importe : chez sieur György, il y avait de la « chaleur humaine ». « György, un rouge coupé d'eau. » Le quidam aperçut le maître. « Salut, Péter. Toi ici? Tu es enfin rentré dans le droit chemin. » Ils rirent, le maître ne savait pas le moins du monde à qui il parlait. « Vous allez gagner dimanche ? — Nous allons gagner. — Tu as dit la même chose la semaine dernière. — Et nous avons gagné ? — Non. — Alors. »  
  Sieur Mikszáth s'était retiré à l'écart, près du flipper. Le maître le suivit. Cette confiance inexorable et ce cynisme optimiste ! Il le cerna prudemment. « Tu as été l'écrivain d'une période aride, transitoire. » Sieur Mikszáth acquiesça : à cela ? ou à la nouvelle partie gratuite du roi du flipper ? « Bien sûr, en ces temps indigents... » Mais là, le maître avait visé trop loin. « Note bien, fiston, les temps sont toujours indigents. » Sieur Mikszáth consacra son attention à la bille crépitant de-ci de-là.  
  « On dit, Kálmán, que dans tes jeunes années il y avait en toi une sorte d'aimable héroïsme, une sorte de force morale qui rayonnaient dans tes paroles. » Ils étaient debout derrière le roi du flipper, le maître chuchotait. « Bien sûr... je comprends... les grandes époques enfantent d'héroïques caractères, mais les années muettes de l'immobilité altèrent l'acier du caractère. » « Voyez-vous, lieber Freund, c'est une imbécillité. (Alors que c'est lui qui l'a dit. — E.) Le mouvement est relatif; c'est une question de système de coordonnées, pendant un temps. Il n'y a pas d'époque immobile, du moment que je suis ! » et il regarda devant lui, ivre de triomphe. — Le maître léchait un peu les bottes, pardon, de sieur Mikszáth. Lui qui voulait lever le lièvre. « Mon ami ! Les lièvres... ! Fi donc ! Ils ne font que mâcher de l'herbe et grossir. » Et les pruneaux? mais trêve de plaisanteries.  
  « Kálmán, je t'en prie, n'est-ce pas, je peux espérer à bon droit qu'en toi, par toi, la différence entre le culte du moi mesquin, décadent du monde bourgeois en décomposition, et la fière prise de conscience des hommes saisis par le pathos héroïque des mouvements d'indépendance démocratiques ait pu être montrée. Ta propre attirance pour les nobliaux, Kálmán, n'a jamais signifié que tu t'identifiais à eux. » Le maître frotta avec satisfaction ses menottes aux ongles rongés. « Vous savez, mon ami, ce roman n'a pas fait de bien à mes ongles. » (Le roman, aujourd'hui ; mais déjà en des temps reculés : les sueurs froides de l'enfance, les piaillements dans la profonde ténèbre, l'enfouissement de la tête dans les oreillers, la main serrée en poing — tout cela a induit que les manucures ne portent pas le maître dans leur coeur.) Mais seul le roi du flipper se retourna. « Cent balles ? — Pardon ? » Le roi du flipper en conclut sur-le-champ que le maître n'était pas familier de ce jeu, et tenta de l'entraîner. Mais il ne se laissa pas entraîner. Sieur Mikszáth haletait, se trémoussait. Puis retentit une parole pesante, lente, pondérée.  
  « Qu'est-ce que tu veux. » Sieur Mikszáth se retourna, tel un brasseur décati. Le maître avait encore compris quelque chose, le pauvre. Mais sieur György fit son apparition, apaisant : « Allons, allons, il ne faut pas, là, là, mes petits chéris. » Il protégeait tout le monde. « C'est difficile, mon cher fils, d'être un écrivain hongrois. » Sieur Mikszáth le regardait d'un air conciliant. Mais le maître voulait toujours quelque chose.  
  «Un système odieux, antidémocratique... » La phrase se brisa. « Purée ! Imaginez, mon ami, je ne trouvais pas de verbe. » Eh oui : comme il grince parfois des dents en écrivant, se caressant le menton sans cesse. (Comme parfois au cours du match, lorsqu'une certaine « paralysie » s'empare de lui.) En pareil cas, les doigts de sa main, la gauche, sont violemment écartés, telle la serre des rapaces. « Normal. Z'ai clu voil un glos minet ! » — Adoncques, si dans une telle situation la petite Mitotchka toque de ses mimines vermeilles au dos du maître, et de bien d'autres manières — au demeurant fort süss — informe son père de sa soif de tendresse, alors ce dernier peut éventuellement perdre patience. « Chère Âvdottya Iegorovna, hurle-t-il en ce cas d'un ton mesuré, va te faire, c'est-à-dire, va voir ailleurs — eh oui, hélas, il peut être aussi direct —, c'est la cinquième fois que je recommence cette misérable phrase. » Un peu en manière d'expiation, comme pour partager ses soucis avec la mioche, il dit : « Je ne trouve pas un traître verbe, ma chérie. » Un jour, la fillette dit : « Petit papa. » Tout en parlant, selon son habitude, elle gesticulait avec ardeur, tournait en tous sens sa main ouverte. « Petit papa, écris des phrases courtes. » « Mon ami ! Que pouvais-je faire ? J'ai promis que, à mesure que mon style s'approfondirait, il se simplifierait. » (Qu'il soit donc rassuré, l'ami de la littérature !) (Les signes se multiplient.)  
  « Voyons, Kálmán, comment se fait-il que personne n'ait reconnu de quoi il s'agissait ? Que c'était la cervelle pervertie de la bonne société qui régnait! Le bluff de la bonne société! Et que c'était dans le clignement répété des yeux ternes et froids du général qu'était la scélératesse de la bonne société ! » Puis tout à coup, à voix basse : « Ou bien vous aviez peur. — Laisse-moi. Je suis vieux. Nous avons tout assumé. Tout. Nous nous sommes trompés, ça aussi nous l'avons assumé. »  
  « Eh ben, encore heureux », dit le jeune homme. Sieur Mikszáth se détourna à nouveau du flipper. Celui-ci pourtant vrombissait, excité : les mises augmentaient. « Fiston. Si toi, à l'époque... alors toi, de la même façon. — Alors moi, j'aurais été en prison ! » cria durement le maître. Sieur Mikszáth acquiesça. « Vingt dioux, évidemment ! Ça n'aurait pas été le diable. Mais là, en prison, là-dedans, de la même façon, toi alors... Tu ne pouvais pas autrement. Seulement ça, ou le contraire de ça, mais de la même façon ! Les clichés collaient aux esprits comme le chardon à la toison des moutons. Il ne peut venir à l'esprit qu'il puisse en être autrement. » « Ça arrive », songea profondément le maître. Car combien de fois s'était-il produit que soudain, peut-être déjà près des 18 mètres, dans une position plutôt favorable, rien ne pût lui venir à l'esprit. « Équitable glissement. » « Bon dieu — l'avant jetait un coup d'oeil au ballon qui roulait —, rien ne me vient à l'esprit. » Pourquoi, quoi, à quoi, à qui et surtout comment. « Peutêtre avec la pointe, nullard, dans les nuages ! » peut-on penser, désabusé. Ensuite, tout naturellement, il atterrit dans une lutte compliquée, et au prix d'un dur, fatigant travail, il décroche un corner, puis regarde ses collègues d'un air contrit.  
  « Ça n'arrive pas, proféra-t-il à haute voix. — Tu es jeune. — La jeunesse est un atout moral. » Plaisant. « Erreur. » Alors le maître eut recours à la sagesse. « Se tromper est tout à fait de mise tant que nous sommes jeunes, mais nous devons y renoncer lorsque nous sommes vieux. » Aussitôt après, il revint à son ardeur publicistique. « Moi, je n'ai encore rien commis, et je ne porte la responsabilité d'aucun délit commis. — Il n'y a pas de quoi être tellement fier de n'avoir rien commis... Du reste, peu à peu, vous aussi, vous commettrez quand même... Mais fiston. J'ai déjà dit que nous assumons la responsabilité. D'ailleurs, tu as pu le voir. — Vous réglez un petit compte, vous vous regardez un peu en face, et vos yeux rayonnent de la sérénité d'antan. Vous êtes très émus. » Il leva un doigt doctoral : « Alors que rien n'est plus nuisible à une vérité nouvelle qu'une ancienne erreur ! — Qu'estce que tu en sais?! De ce que vécurent ici, avec foi et conviction, des générations qui se chargèrent alors, avec une conviction profonde, de transformer la société ! Qu'est-ce que tu en sais, dans les nuances. » Il était rendu là où le maître l'attendait : « Hé, bien sûr. C'est ce que je dis, moi aussi ! Que j'en parle, moi? Moi qui, à l'époque, avais - 1, 0, 1, 2, 3, 4, 5, 6 ans, dans cet ordre?! »  
  Sieur György, à l'improviste, bondit devant le zinc, avec deux bocks opulents. « Buvez, petits bêtas. — Vous ressemblez à une certaine Mme Bodô, qui parlait toujours d'autre chose quand on lui demandait le prix du vin. » Ils éclusèrent la bière. C'est alors que Kálmán Mikszáth éclata d'un rire si cahotant, que c'était déjà un ricanement. Le maître rougit, puis fit de même. Oui : Péter Esterházy est un grand héros négatif, dont il n'est permis de parler que sur un ton respectueux !  
 
 
  32. Ma chère Jolánka!  
  Ayez la gentillesse de réécrire au feutre l'arbre généalogique que vous m'avez envoyé la dernière fois. Je vous remercie. (Je l'ai perdu, c'est pourquoi je vous le demande.)  
  Mes respects.  
  Péter  
 
  (Les signes se multiplient. — Le feutre?! Parce qu'il le faut pour l'impression ! Pas question de l'avoir perdu. Ici, le maître a recours au mensonge ; l'arbre généalogique resplendit au verso — après impression bien sûr, d'ores et déjà : impeccable. Où donc est l'innocence? ! Oui, où? Nulle part, c'est clair. Et qu'avons-nous gagné en échange? D'admirer comment la littérature se forme activement en s'insérant dans la marche du monde.) Cf. la note 7 (p. 141), et aussi VAveu (p. 306).  
 
 
  33. À ce stade, certaines exigences d'intelligibilité accumulées ont émergé, qu'il n'a pas semblé bon au maître — je le souligne : mon avis est subjectif! — de satisfaire. Le maître parla schroff : « Celui qui veut, mon ami, reprocher à un auteur l'obscurité, devrait premièrement regarder en lui-même, pour voir s'il y fait bien clair : dans le crépuscule, une écriture fort nette devient illisible. » Cric-crac, comme ça. C'est ainsi qu'il retourna la balle à l'envoyeur, avec ce superbe schweden Schraub. Il y avait dans cette déclaration de la dignité, indubitablement, mais guère moins de froideur. Mais ensuite, selon son habitude, la fraîcheur fit place à une chaleur toute chrétienne. (Nous serons détenteurs de secrets d'atelier ; des parvenus — dirait-il peut-être, avec ses aïeux derrière lui.)  
  Peut-être avait-il fallu coltiner des briques, et le maître avait-il regardé si longuement ses paumes légèrement, mais douloureusement fendues par les briques poussiéreuses et ébréchées qu'il n'y avait plus de place dans la chaîne, ou peut-être n'avait-il pu aider au transport des buts mobiles, ou peut-être y avait-il eu quelqu'un à chaque coin de la  
   
  bâche avec laquelle on emportait l'herbe coupée au-dehors (« Un civil sur le terrain ! »), ou le medicine-ball lui était-il juste passé sous le nez — en tout cas, nous étions sur un îlot de paix, autour duquel avait lieu un branle-bas de combat, qui créait une bonne ambiance. Le maître, tâtant ses paumes, froissant son maillot, shootant dans l'herbe répandue, parlait :  
  « Vous savez, mon ami, ce chapitre dissimulé ici, au milieu du texte, foré comme un profond d'entre les profonds, beau d'entre les beaux, mystérieux, dangereux puits. » Je l'imaginai. Et son eau, est-elle potable? Et l'herbe de ses pâturages, grasse? Là-dessus, il éclata : « certains » voudraient bien prélever sur son puits un tribut en eau. Il était bouleversé : au bord de se ménager une place près de l'immense bâche.  
  Ensuite, il préféra quand même se diriger vers le mâchefer. Il s'arrêta un peu — après l'herbe!, dégoûté, sur le terrain noir, qui conservait le souvenir de force courses longues ou effroyablement rapides. Il avait ses chaussures neuves, avec de hauts crampons dangereux. Il se mit à dessiner avec ceux-ci. Il était obligé de tenir son pied bizarrement sur la tranche, pour qu'un seul crampon « morde ». « Vous savez, mon ami, c'est la construction en double puits. » Et il expliqua à l'intéressé que, n'est-ce pas, de même que l'époque-Tisza s'enchâsse dans la matière originale du roman, de même, le discours de Ràkosi dans l'époque-Tisza. « Projection, mec. » Bah, me dis-je, malin et fier, il y a quand même d'autres cavées dans le cas du maître.  
  Le dessin était ainsi :  
   
  C'est un très beau dessin. Et avec un pied ! Moi — c'est connu et je ne l'ai jamais nié — j'aime tellement, mais tellement les fleurs, et en général les choses artistiques. Mais par exemple, un chemin aussi, un sentier dans un jardin, où un léger escarpin de femme foule (signe ! empreinte !) les parallèles du gravier griffé par le râteau, le sentier serpente, fonce le long de la rocaille pittoresque, rejoint une altière tonnelle de roses, etc., etc., il n'est peut-être pas nécessaire d'expliciter plus longuement. C'est ainsi que s'est développé en moi un bon sens de la symétrie. Jetons un coup d'oeil au dessin. Il est symétrique ! Voilà pourquoi je l'aime.  
  –––––  
  Le maître fit son apparition dans le bistrot. C'était un lieu vétuste, petit, une rude odeur de pétrole s'exhalait du plancher, un parfum nauséabond de graillon venait de la cuisine, le tout imbibé de l'haleine gercée de la bière. (« Oui, mon ami, c'est le même bistrot. » La structure spatio-temporelle est amusante.)  
  Le maître fit signe à sieur György, celui-ci fit luire en retour un regard de braise, noir, mélancolique à les rendre folles, et mesura la bière. C'est alors que Sanyi, le roi du flipper, s'écria : « Oui ! » Il avait gagné une somme colossale. Combien, au fait? « 180 sacs. » Je n'y crois pas. « Moi non plus. Mais c'est ce qu'il a gagné. » (N.B. : 180 sacs = 18000; argot actuel.)  
  « 100 roses Lafrance à la dame-pipi ! » Le roi du flipper était content, quoiqu'il fût coutumier du fait — rien que la mise ! « Aujourd'hui, je paie la tournée à tout le monde ! cria-t-il. — Bravo ! » Les mains claquèrent, mais pas aussi enthousiastes que « je l'aurais cru ». Le roi du flipper n'était pas très populaire. On prétendait qu'il trichait. Une fois, trois types avaient décidé de le battre. « Comme plâtre. » Ils l'avaient apostrophé dans la rue K., à l'angle opposé au libre-service. Il faisait bien sombre. « Sanyi, cornouiller, t'as une clope? » Lui, bien sûr, « connaissait la musique ». Il sortit un forint, le fit pirouetter en l'air, puis, comme celui-ci — on pouvait s'y attendre — était retombé, il le plia entre deux doigts, il jeta la pièce invalide vers les trois « agresseurs ». « Voilà, les gars. Avec ça, vous pourrez acheter des sèches. » Et il passa entre eux comme entre deux haies d'honneur.  
  « Bière à volonté ! » Maintenant, il faisait signe à sieur György. Le barman opina. Le roi du flipper était en cinquième avec le maître. « J 'enviais son art du ballon... .Mon record, mon ami, était de 32 mètres. » Je suppose qu'auprès des filles, ç'aurait été suffisant pour lui donner la première place. « La deuxième. »  
  Le roi du flipper aperçut le maître, qui était encore quasiment sur le seuil, car depuis son arrivée, il se passait tout le temps quelque chose qui requérait son attention. « Lorsque nous observons quelque chose, il n'est pas bon qu'il nous arrive à nous-même quelque chose. Car nous changeons ; et alors, impossible de savoir sur le compte de qui il faut porter cette observation. » (D'après une idée de sieur Heisenberg — E.) Après quoi, le maître usa d'une remarque fort accorte, qui menait droit aux arcanes de la création : « Je change si subitement au sujet de mes oeuvres. » (Comme si je l'ignorais ! Moi qui suis ces changements, et de ce fait, donne vie à ces oeuvres. Et de ce fait, ça me coûte de plus en plus de handicaps dans le tempo ; les signes se multiplient.)  
  « Salut, Péter. Qu'est-ce que tu bois, cornouiller ! — 'Lut, vieux. — Ça va, vieux ? Cornouiller, ça fait longtemps que je t'ai pas vu... Ça va, toi? — Ça va. Femmes, pinard, drogue. — Enfants? — Une fille, un garçon
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Jegyzet Dans la première version manuscrite, ce passage donnait ceci : « Enfants ? — Non, j'ai seulement une fille. — Pas grave, du moment qu'elle est en bonne santé. » M'enfin, les fameux délais d'impression et le méticuleux fignolage lui ont assuré la naissance d'un fils en temps voulu. « Vous voyez, mon ami, la littérature est le fragment des fragments. On n'a écrit que la moindre partie de ce qui s'est fait et de ce qui s'est dit, et de ce qu'on a écrit, il ne nous reste que la moindre partie. » — Mais d'autres effets survinrent encore, par exemple, depuis lors, il ne peut plus dire de façon digne de foi : « Je suis le seul mâle de la famille. » Oui-da : un bon mot de moins, mais combien de gagné, grâce au garçon, en profondeur. Comme s'il suivait ses contempteurs. Il ne s'agit quand même pas tout à fait de cela.
. »  
  « Moi, j'ai deux fils. — Je ne savais même pas que tu étais marié. — Oh là là, et comment ! Ça fait cinq ans que j'ai passé les menottes. J'ai tiré deux ans à l'armée, après j'ai un peu fait la bringue, la dolce vita, et puis cric-crac : le carcan. Avec femme et enfants, plus question de gambader. — Hé non. — Je viens ici, je joue avec ce truc. Un peu de beurre dans les épinards. — À ce que je vois, ça marche. — Péter, cornouiller, tu le sais, que j'ai des mains d'horloger. De vrais doigts de fée. »  
  Ils rirent. Plusieurs personnes saluèrent le maître, on appela le roi du flipper, et il s'éloigna. Le maître aimait beaucoup ces discussions idiotes, ces relations superficielles, car c'est à travers elles qu'il éprouvait le plus vivement l'« irrépétabilité ». Un jour, avec son osseux ami qui allait partir à l'Ouest (Tâtrus), c'est comme cela, avec cela qu'il avait cerné la notion de patrie. (Que faire. Ça existe.) « Ce Fancsikó et Pinta, cornouiller, ça ne cassait pas des briques », lui avait dit un semi-inconnu de ce genre, à la mi-temps d'un de ces matches sur jours. « Je suis trivial, mon ami. » C'est alors qu'aussi soudainement que l'éclair, il avait aperçu l'un des agents en joueurs. À l'époque, il avait déjà pas mal de soupçons, rien ne bougeait dans l'affaire du transfert. Il le déplorait. « Alors, quelles nouvelles, grand chef! » Le maître tapa sur l'épaule du dénommé, gaiement, comme un policier en civil. « Quelles nouvelles? On se défend ou on attaque? » Le petit courtaud, juré-craché : rougit. « Eh ben, je te le dis, Péter, ça m'en a bouché un coin, je te le dis franchement, qu'un footballeur ait demandé un lieu de travail où... » Il ne prononça même pas le mot : travailler. Il baissa la tête. « Et puis, la direction a voté la confiance au docteur Móka. — Ça va, mon vieux », dit le maître, et il planta là le personnage pas trop sympathique.  
  (L'histoire est banlieusement connue : « Tu sais pourquoi l'aîné Eszterházi n'a pas signé ? » etc. Ainsi triompha — sous la forme en toc du hasard et des directeurs sportifs sans scrupules — la fidélité. Fin. — « Mon ami, ce thème du transfert s'est épuisé comme un pipi dans le Sahara. » Dans son éloge, le maître utilisa le mot « sable », toutefois, j'ai mis la variante ci-dessus à cause de l'importance et des dimensions de l'entreprise. Le choix s'est fait entre fidélité et vérité. — « Adoncques, lieber Freund. N'est-ce pas. Si je suis l'un d e s ------------------ hongrois les plus------------------ , alors cette magnificence désinvolte avec laquelle je change les couches de l'art — c'est très inquiétant » — et il se caressa atrocement le menton.  
  Le centre des événements s'était déplacé dans Parrière-salle, la salle de travail, le pays des quatre rois. Des tables passablement bancales étaient à la disposition des joueurs de cartes, sous les pieds desquelles sieur György avait mis des piles de papier. (En pareil cas, les joueurs se fâchent.) Lorsque le local s'avérait insuffisant, les gonzes passionnés prenaient aussi leurs quartiers à côté de la table de billard, s'exposant à la mort par boule. (J'entends par là, la boule d'ivoire que notre ami Fluger — champion du comitat de Szolnok — fait sauter si loin avec sa queue.)  
  Tarots en skart. « Le tarot se couche. — Le 20 aide avec tous les trois. — Contre ! — Pagat ultimo surcontre ! — Surcontre ! — Supercontre ! — Hirsch ! — Pape !! — Pont d'Avignon !!! »  
  « Ces messieurs pourraient-ils se calmer », dit sieur György du bout des lèvres, menaçant, et il sortit devant le zinc. « Qui est ce zigue? » demanda-t-il au maître. Celui-ci regarda sieur Mikszáth, qui livrait une grande bataille de cartes, son front luisait, on l'entendait souffler fort. Devant lui, du vin rouge. Sieur György n'attendit pas la réponse, se plaignant de ses reins, il retourna en hâte à sa besogne. Le maître prit un verre sur le zinc, tira une chaise à côté de Kálmán Mikszáth, et le seconda. « Vous savez, mon ami, ça, c'était du vin gratuit. » À l'époque, sieur Marci recevait de temps à autre du vin de Budafok, en guise de récompense pour ses pieds magiques, et il en avait donné sa part au maître ; mais le vin de Mikszáth était quand même encore plus gratuit! Le maître était en condition financière. — Peu de temps avant cette date s'était produite la rencontre fort divertissante des deux fournisseurs de vin. Le maître et sieur Mikszáth marchaient le long de l'allée de peupliers, en grande conversation amicale. Sieur Mikszáth avait immédiatement adopté le maître, avec un accelerando véhément lorsqu'il avait appris que le maître (aussi) avait d'abord su parler palóc, et seulement plus tard hongrois, suite à la tempête purificatrice de l'histoire. Devant la maison familiale, sieur Marci était en train de balayer superficiellement le trottoir. (Je ne parle pas de la superficie du trottoir, pour employer l'outil de l'humour.) Il y avait un grand remueménage ; que faisaient la poussière et les feuilles ! En haut, toujours en haut, et jamais de repos ! Sieur Marci, dès qu'il vit sieur Mikszáth, laissa, boum, s'écrouler le balai, comme s'il s'évanouissait. « Quelle moustache de busard ! » dit-il avec une jalousie sans voile. (Ce n'est pas par hasard que j'ai utilisé à l'instant l'expression s'évanouir. Car, lorsque sieur Marci était surpris, balayant le trottoir ou déblayant la neige, par la bande de gamines venant du lycée technique médical et se dirigeant vers le èreuère, alors sieur Marci, s'il y était disposé [et à ce qu'on dit : il a de grandes dispositions], les yeux révulsés, s'évanouissait tout simplement. Et celles-là de le ranimer, le ranimer [respiration artificielle, manifestations primaires de l'instinct maternel, etc.]. Et lui de se ranimer. La mère du maître ne sait vraiment plus s'il faut se réjouir ou s'attrister de la paresse inouïe de ses fils... ! — De ce que, par ex., ils ne veulent même pas balayer le trottoir.)  
  « Quelle rue tu dis, mec? — le maître usait d'une tournure fraternelle. La rue Moustache? — Quelle moustache de poissonchat ! » broda sieur Marci, et il tapota l'épaule de Kálmán Mikszáth. Sieur Mikszáth, passablement perplexe, prenait racine dans la vibrante vie de famille. « Mais moi, voooûh ! j'aurai une moustache d'éléphant de mer ! » Recourbant sa main en serre, il la leva vers sa moustache à venir, retroussa sa lèvre supérieure comme une loutre coléreuse, et d'un geste dicté par la ligne sonore onomatopéique voooûh, il projeta en avant ses deux mains, comme si elles épousaient la courbe déclinante d'une moustache géante. « Voooûh ! Comme ça ! » Mikszáth et Esterházy, ces deux hommes du monde blasés, échangèrent un sourire. « Il faut bien que jeunesse se passe ! »  
  Sieur Mikszáth se sentait dans son élément, puisqu'une partie de cartes était en train et que le vin coulait. « Assieds-toi ici, mon fils, à l'ombre du vieux chêne. » « Nous sirotions, mon ami, en Suisses. » Mais la situation n'est pas si bagatelle ! Deux policiers sortirent du crépuscule extérieur. Autour du flipper eut lieu un petit branle-bas, des mains pleines bronchèrent dans des poches, à part ça, rien n'arriva, seul sieur György, serviable, claqua des talons, c'était l'être qui déterminait sa conscience. « Ces messieurs les commissaires désirent. — Nous sommes en service. » Sieur György fit une grimace au maître, et courut tirer la bière. Sieur Mikszáth, jovial, battit les cartes magiques. Le jeune agent blondinet regardait le maître avec insistance. « Dis-moi, Kálmán — le maître s'adressait à son collègue senior pour recueillir son expérience —, tu n'es jamais nerveux ? — Moi, nerveux ? Vingt dioux, pourquoi je le serais-t'y ? !... Je ne suis pas assez petit pour voir ou ne pas voir le gouvernement. Il m'est totalement indifférent. Moi, je ne vois que la Hongrie. » On distribua, il regarda son jeu. Son jeu aussi, il le voyait. « D'une façon ou d'une autre, tôt ou tard, les choses arrivent quand même. Et, vu la connaissance que j'ai des rapports de forces, et je les connais bien — il caressa tendrement, de sa main capitonnée, les cartes graisseuses —, je peux même gagner. »  
  Les policiers burent la bière, partirent. Sieur György parla au maître : « Tu sais qui était le perdreau blond ? Csuresz. Tu te rappelles les juniors. » — Soudain, le maître revit les citrons. « Dans les juniors, on avait toujours des citrons. » Le minuscule papa de l'Inter-gauche d'alors les apportait dans des sacs en papier, il les coupait sous nos yeux avec un couteau, pendant toute la pause nous avions l'eau à la bouche, et en fait, le vieux avait fini à la fin de la pause. Alors on recevait sa ration chacun son tour, et on la mangeait en tordant le nez. On pouvait même demander du rab. Souvent, le maître regardait le soleil à travers la fine tranche. « Pourquoi n'y a-t-il plus de citrons de nos jours ? — Il a été démontré, répondit un jour sieur Armand, que ce n'était pas utile. » Sieur Armand plissa le front. « La tomate salée vaut bien mieux. — Tu dis ça, cornouiller — le maître prenait son entraîneur à partie —, comme si nous en avions. »  
  « Bref, Csuresz. C'était un bon pied gauche, seulement il embarquait beaucoup. Lui aussi, il ne léguait la boule qu'en héritage. » — Sieur György aimait les locutions-et-proverbes. Et quand il s'attachait à l'un d'eux ! Pendant des semaines, il le claironnait avec le concours de sieur Marci ! Quand, par exemple, il était allé chez le rebouteux en Hongrie septentrionale, et qu'il était revenu par les grands froids, il rendait ainsi la sensation de froid : « Les ours polaires ne cessaient de nous supplier, mon vieux, de les laisser monter. » Il mimait avec ses mains la supplication. Pendant des jours et des jours, la maison avait retenti de : « Les ours polaires... etc. » Le maître avait demandé : « Et tu es guéri ? — Je ne sais pas », avait geint le géant. — « L'autre jour, il a fait un alcootest au pater de Sanyi. Le vieux était bien mûr. Le vélo était rentré tout seul à la maison, comme un cheval. Csuresz tient le tuyau, farouche. Té, Csuresz, rote le vieux. Tu te rappelles, ce qu'il pouvait crier sur le terrain, dans le temps. Tu te rappelles? La passe, Csuresz! On en avait les oreilles cassées. Inspirez, papy Sanyi, ne soufflez pas, inspirez, a chuchoté ensuite Csuresz. Comme ça, il est passé entre les mailles... Tu sais combien on lui aurait collé? Trente sacs, cornouiller, trente sacs. Les types de la briqueterie ont coincé Csuresz deux fois déjà, parce qu'il les avait emmerdés. Ils l'ont salement tabassé. » Le maître opina avec réserve. (Les uniformes l'aliénaient un peu.)  
  Sieur Mikszáth tapait le carton passionnément. « J'ai dit tout net à Jókai que j'étais un bien meilleur joueur de tarots que lui. Et toi, Móricz, tu es un bien meilleur écrivain que moi — et ça aussi, c'est quelque chose. Voilà ce que je lui ai dit. » Le maître eut soudain la vision de moult jambes littéraires vrilleuses, variqueuses, et pensa relativement au football ce que sieur Mikszáth pensait des tarots. « Et ça aussi, c'est quelque chose. » Alors, d'un virage inattendu et rusé de la main qui alla effleurer une poche secrète, profonde, il fit remonter à la surface une balle de tennis. La balle reposait là, dans sa paume. Sa peluche trempée était lissée. Qu'en conclure ? « Écoutez, mon ami — il élargit d'un cran l'horizon, avec naturel et simplicité, comme un autre sa culotte —, nous n'apprenons véritablement qu'avec les livres que nous ne pouvons juger. L'auteur d'un livre — il sourit modestement — que nous pourrions juger aurait à apprendre de nous. » Ça alors, je n'en reviens pas!!!  
  « Écoute, Kálmán, voici ton ventre. — Eh bien... le voici. » Un aveu jaillit du maître. « Kálmán, je suis tombé amoureux de ton bedon. » Sieur Mikszáth pouffa dans son verre. « Nom d'une pipe » — il plissa les yeux, car il avait du vin jusque-là. « Kálmán, cher vieux précurseur, j'aimerais réaliser une expérience avec toi. » Il lança la balle de tennis à la hauteur de sa tête, puis, quand sa main menue l'enserra de nouveau, il laissa rebondir son poignet une ou deux fois ; il la soupesait, les lèvres pincées. Le maître s'y connaissait très bien. « Une expérience. » Dans les minuscules, mais vifs yeux porcins de sieur Mikszáth, on pouvait discerner de la crainte. Continuant de lancer la balle de tennis à un rythme bizarre, dont quelqu'un a démontré un jour avec d'amples détails et une précision analytique qu'il n'était autre que le rythme dit cardiaque, et cela est si époustouflant que le coeur — quasiment — s'arrête de battre, le maître se mit à parler à un rythme bizarre, comme s'il récitait une leçon.  
  « Reste assis, s'il te plaît, sans bouger. Sur la pointe de ton bedon, voilà, je pose la balle, voilà, qui va rouler. Le but de l'expérience est de déterminer à quel moment la balle quitte ton gilet à boutons de verre. Je te prie instamment, mon cher vieux, de ne pas roter, et en général : d'assurer les conditions. » Sieur Mikszáth, tout interdit, ne respirait plus. « C'est ça. » Le maître reconnaissait les conditions du laboratoire. « C'est ça ! Quand tu ne respires plus ! » — là-dessus, rectifiant le gilet de sieur Mikszáth, il plaça la balle de tennis sur le bedon. Il recula avec sa chaise, inclina la tête sur le côté. Il y avait déjà beaucoup de monde autour de la table. « Comment ça », dit sieur Mikszáth. « Roulez ! » cria le maître, sur quoi, il lâcha tout simplement la boule qu'il tenait dans sa main tendue. Autour de sa paume, les cinq doigts tendus dessinèrent une couronne d'épines. La balle s'élança sur sa voie frivole, puis, approximativement au tiers supérieur du bedon, s'en détacha. « Maintenant ! » cria gaiement le maître, car jusqu'ici tout avait marché comme sur des roulettes. « Vous voyez, mon coco, ça biche ! » Il se fondait sur la matière qu'il avait étudiée. « Mes amis! Du sommet d'un hémisphère stable de rayon R, sans vitesse initiale, sans frottement, glisse un point matériel. »  
  La question du maître, naturellement, était ni plus ni moins celle-ci : à quel endroit le point matériel se détache-t-il de la surface de la sphère.  
  Le point matériel se détache de la surface lorsque la force nécessaire à l'accélération centrifuge devient supérieure à la composante, orientée vers le centre de la sphère, du poids du point matériel. Considérons la figure ci-contre :  
   
  L'accélération centrifuge est : ; on a donc :  
 
  (1)  
 
  D'autre part, l'égalité entre l'énergie potentielle et l'énergie cinétique donne :  
 
   
 
  En tirant v2 de l'équation précédente, en la reportant dans (1), et en tirant cos α, nous pouvons écrire :  
 
  (2)  
 
  À partir de la figure, on peut directement écrire :  
 
  (3)  
 
  En combinant (2) et (3) on obtient :  
   
 
  Sieur Mikszáth recouvra peu à peu ses esprits. « Tu es piqué, mon fils, comme le vin de Kálmán Széll. » Le maître évita les regards, et réinstalla la balle de tennis. Elle vacilla un peu, le maître chercha sa place avec de minuscules mouvements tournoyants. Il chuchota : « Tu sais, Kálmán, c'est merveilleux, un bedon comme ça. L'incarnation de l'esprit et de l'autorité... » Il ôta la balle, sur sa main des muscles saillirent. Une veine également, comme chez les costauds.) « Dis-moi, Kálmán, tu as vraiment joué aux tarots avec Tisza, alors que tu savais ? — Eh bien, s'il manquait un quatrième », dit tranquillement le maître de l'anecdote caustique, qui évitait Jókai et la décadence, menait une lutte efficace en faveur du ton approprié pour refléter la réalité de l'époque. « Eh oui, s'il manque un quatrième, comment jouer au Paskievitch
n
Jegyzet Tarots à 4 ; par ailleurs, le dénommé était un talentueux chef des armées russes, qui participa avec dévouement à l'écrasement de la guerre d'indépendance hongroise (1848- 1949) : comme chacun sait.
? » poursuivit-il un tantinet blessé. Le maître hocha la tête, compréhensif. « Eh oui... jouer aux tarots avec Tisza... Version sérieuse ! » songea-t-il successivement. (Ce serait la solution ? « Mon ami, la solution, dit-il abattu, est là : . ») Tout en serrant, effaré, la balle de tennis très éprouvée, de sa main libre — car l'une de ses mains était : libre — il fit un geste d'impuissance. « Mais moi, je ne connais aucun jeu de cartes. Seulement le rougegagne. »  
  {Or doncques, voici de nouveau un endroit intéressant — comme un trou dans une palissade protégeant un solarium pour dames, bien entendu nos motivations ne sont pas comparables ! — pour observer les articulations secrètes de l'art, l'esprit flasque mais concentré, les yeux fermés, les membres ballants, et tout, tout ouvert à la merveilleuse lumière dorée qui afflue. « Êtes-vous déjà allé, mon infortuné ami, dans un solarium pour dames ! ? Je puis vous le dire, peu de choses sont plus dégoûtantes. » — Ici, il s'agit d'un aveu déguisé : il se sent compétent en ce qui concerne les solariums pour dames, puisqu'il ne fait, et voici l'hommage pudique, qu'un corps et qu'une âme avec dame Gitti ! Cela dit, revenons sans encombre aux articulations secrètes de l'art, à sa purification par évaporation, à la beauté volatile et consciente des couleurs, des odeurs : l'honorable et attentif Lecteur a le droit de savoir; le maître sait aussi jouer au schnapsli — ou schnapsler? —! Vous savez aussi bien que moi ce qu'est la parole donnée. Je sais que les conditions ont changé — les moyens de production, les conditions de production, les connexions entre les forces productrices, etc. —, mais le gentlemanlike reste ce qu'il est. Ébranlé, j'ébauche un instant : le maître ne disait pas la vérité [puisqu'il sait aussi jouer au schnapsli, pas seulement au rougegagne]. Mais mettons aussitôt la main sur notre coeur : il est manifeste que les erreurs ne sont pas de rang égal. Il y a des faux pas incidents, purement subjectifs. Nous savons que même les géants de la littérature, comme Tolstoï, n'ont pas été exempts de vues erronées. Tolstoï était pourtant le fidèle miroir de la révolution russe ! — je crois que ce qui pouvait être éclairci ici, nous l'avons éclairci.)  
  Sieur György commençait à ne pas prendre de gants. (« Meesdames, Meessieurs ! Sortie permanente, sortie permanente. Triiste mo'ent. » Il regardait tout un chacun, l'air peiné. « Mon p'tit père, demain, reniflait-il, demain on se reverra. » Ensuite il explosa, tel un sergent noyé dans une sauce allongée. « On ferme, nom d'un chien! à la maison, dehors, en haut, au milieu, la chaleur du foyer vous attend. A la revoyure, Jojo ! » Tout le monde leva le camp, seul le flipper continua de cliqueter. Sieur György choisit une arme fort simple, néanmoins d'autant plus efficace. Il débrancha, hop là, la prise. S'ensuivit un menaçant tollé. « De quoi tu te mêles, le comte ! » « Tu n'as pas eu peur ? demanda le maître à son cadet en une occurrence ultérieure. — Je l'aurais aplati, répondit le grand brin de gars. — Mais il adore la bagarre. — T'inquiète. Si ç'avait tourné au vinaigre, j'avais là un ou deux potes. — Hum hum », toussota le maître.  
  « Vous savez, mon ami, je n'ai jamais frappé personne. Sauf mes petits frères. » Ho-ho, le bon vieux temps, quand le maître pouvait rosser à tour de bras ses cadets petitounets ! Par exemple, il était allé jusqu'à décréter un Concours de Gifles ! Qui supporterait de recevoir de lui le plus de gifles ! « Comme si, mon ami, j'eusse été la Vie. » Ce fut sieur Mihály qui l'emporta haut la main en encaissant, les lèvres bleuissantes, les pifs, les pafs, etc. de 212 gifles. Il est caractéristique de l'excellente préparation psychologique du maître que sieur Mihály — si on l'avait écouté — ne s'en serait pas tenu à 212, mais aurait battu son record ; chose qui, finalement, n'eut pas lieu. Le maître s'était lassé, et d'autre part, il avait honte. Sieur Marci en encaissa 56, puis « s'essouffla ». Quant à sieur György, il ne partit même pas, il dit timidement : « Non. » À l'époque, il était déjà plus fort physiquement que le maître, mais pendant une bonne année, il n'osa pas lui rendre coup pour coup, il était imprégné de conscience (féale). Pour le maître, l'évolution des forces n'était plus un secret ; sans doute est-ce pour cette raison qu'il était encore plus agressif, plus provocateur à l'égard de sieur György. « Lamentable année. » Il avait instauré une véritable oppression, une dictature policière, avec espions, exécutions, accusations tronquées, armada de gifles, les plumets de képis zigzaguaient, jusqu'au jour où sieur György lui flanqua un tel aller-retour (« paire ») qu'il en fut sonné. Il balaya tout, lit, sofa, vase, étagère, tout. Après cela, lui et sieur György pleurèrent ensemble tout l'après-midi dans le jardin, sous la tonnelle, grâce à quoi la situation fut résolue. Sieur György est tellement plus fort que le maître, que la bagarre ne peut même pas être envisagée. En revanche, sieur Marci! Là, on ne trouve pas cette absence de nuages, sieur Marci d'ailleurs a moins de sens du respect que sieur György. Même de nos jours, sieur Marci est capable, après des critiques constructives, de lui tordre la dextre qui — par ailleurs — tient la plume, et dès que le maître est courbé en 8, et touche de son front le célèbre pied senestre de sieur Marci, il siffle : « Salaud ! Maintenant, tu vas payer pour toutes mes souffrances ! Tu vas expier les péchés que tu as commis envers moi au cours des temps. — Mais, mon Marci — geint le manipulateur initié de la plume ; eh oui, c'est une scène pitoyable que de voir le maître comme ça ; peut-être l'amour fraternel redore-t-il le tableau —, mais, mon Marci chéri, déjà la dernière fois, j'avais expié déjà. » Sieur Marci lâche le maître, lui donne une poussée de sa façon, si bien qu'il renverse deux chaises, et atterrit sur le radiateur ; sieur Marci médite les paroles du maître. « Pas grave, conclut-il. Tu vas expier à nouveau », et, le poing levé, il se rue sur le maître qui rampe par terre. « Ils sont fous », sourit sèchement la mère du maître.  
  « Vous savez, mon ami, cette gifle tombait à pic. Bien qu'elle eût pu être quand même moins forte. La terreur instaurée était devenue très fatigante. Et ennuyeuse. » Je note ici — bien qu'ailleurs, peut-être cela causerait-il moins de malentendus, mais parfois, pardon ! pardon ! j'en ai assez de ce micmac, assez que le maître zigzague de Charybde en Scylla, que la construction honnête, fiable, c'est-à-dire la gestion linéaire des choses, tôt ou tard ne soit plus que rêve vagabond, ce qui est quand même plus qu'étrange, en tout cas fatigant, et comme je n'aimerais pas que la confiance placée en moi soit ébranlée : ce qui se tient thématiquement ou chronologiquement, je m'efforce de le relier ; oh là là, je n'ai pas pu tenir ma langue —, il faut donc que je rappelle ici que le maître en a encore encaissé une comparable à celle de sieur György, en août 1968, sur la rive de la mer hongroise ; comme il avait sauté une barrière avec une petite compagnie (« un mélange pratique de garçons et de filles »), tout à coup les pompiers surgirent avec leur mignonne petite auto rouge, et le personnel adéquat. « 140 forints », dirent-ils. Le maître se mit à contester sur le terrain de la pratique, il trouvait l'amende trop élevée (remarquons : c'est en effet beaucoup ; d'autre part : jamais un citoyen discipliné ne sauterait... !). La discussion suscitée se déroula sur un ton vif, le maître « était une grande gueule ». À ce moment-là, comme s'il était sorti de terre, un homme quitta l'ombre du platane, s'approcha sans hâte du maître, qui était en train de faire part aux uniformes de sa théorie favorite, à savoir qu'il s'élève contre le ton employé, qu'ils ne sont pas les supérieurs du maître, que le maître n'est pas leur subordonné, et bien qu'eux non plus ne soient pas non plus les subordonnés du maître, ce nonobstant, ils sont les gardiens de l'ordre du maître, et c'est pour ça que lui, le maître, paie des impôts. (C'était une exagération tout à fait charmante, puisqu'à l'époque il ne payait pas d'impôts, il venait juste d'avoir le bac, et croyait : le monde lui appartenait. Cette attitude puérile, nous pouvons en faire l'expérience à tout bout de champ.) L'homme au platane alla tranquillement au maître, et sans élan lui flanqua une telle gifle que — comme dans les films, après une gifle à la Gortchev — il fut un peu soulevé de terre, puis s'envola en arrière suivant une courbe molle, droit sur un clayonnage qu'il renversa longuement. « Vous savez, mon ami, le lendemain j'ai longtemps glandé par là, un beignet à la main, tout en pensant à moi-même avec le respect dû à ma performance. Mais dès le surlendemain, le clayonnage fut remplacé, on ne pouvait plus rien voir, et je ne pouvais me référer qu'au platane. » Le clayonnage avait croulé, lentement, il s'était pour ainsi dire affalé à la suite du maître (car celui-ci l'avait quand même franchi à toute allure). La gifle ne lui avait pas fait mal, mieux, le maître, s'il n'avait pas vu au cours de son vol les grands yeux d'oisillon effrayé de certaine « blondinette », avait bien pu les imaginer, et pendant une seconde il avait pensé : il avait fait une bonne affaire, il devenait un héros à très bon marché, un spectateur objectif (« Or doncques, lieber Freund, pas moi ! Je puis promettre d'être sincère, mais non d'être impartial. ») pouvait trouver la situation compliquée à souhait, ni l'un ni l'autre n'avait raison, il n'y aurait eu aucun problème ; mais alors, soudain, le maître eut très peur, très. Cette gifle, par conséquent, n'était pas bien tombée.  
  « De quoi tu te mêles, le comte. J'avais encore 5 parties gratuites làdedans. — Ça va, mec. Pleure pas. Mais pour que les clients, mec, te pissent pas dessus, viens ici demain 5 minutes avant l'ouverture, tu pourras te taper tes 5 parties. Et je te paierai même un demi », lui lança sieur György, dédaigneux, et sans réfléchir, il poussa la compagnie dans les minables ténèbres extérieures. La moindre forme de mesquinerie révoltait sieur György ; il avait un coeur d'or, doublé d'un égoïsme de grande envergure. « Alors, vieux » — affable par égard pour le maître, il interpellait sieur Mikszáth, qui, s'il tenait bien l'alcool, était maintenant un peu « pris ». Avec des gestes incertains, il prit congé de ses partenaires, caressa la tête blonde du garçonnet au piano, qui jouait en virtuose le yèsseur. « Miouzik », opina d'un air satisfait sieur Mikszáth, le véritable talent, qui devait être le forgeron de son destin, et non son prisonnier, ainsi que le demi-talent ; eh oui, son chemin avait été difficile : il y avait eu beaucoup de mensonges paralysant, entravant son âme, et la force secourable n'était pas de son côté; pourtant — quoique relativement — il avait pu conquérir son indépendance intérieure : il avait pu devenir le porte-parole des affaires publiques ; en le copiant, il est impossible d'aller plus loin, mais on peut et doit apprendre avec lui de façon créatrice, non seulement les secrets d'atelier du métier, mais aussi la conduite de l'écrivain. Le petit garçon tirait son piano, évitant habilement les chaussures, le maître baissa la tête. « La mousse de la bière se désagrège avec d'infimes détonations. »  
  « Alors, vieux, vous descendrez bien un autre rouge avec une giclée d'eau... vous n'avez pas de monnaie, hein?... vous apporterez les 40 fillérs demain » — sieur György badinait, faisait un peu son numéro, d'un côté, ça plaisait au maître, de l'autre, non ; l'homme de bonne mine rigola un peu avec eux, puis, comme s'il était trempé en un clin d'oeil par une brève averse estivale, il fut tout à coup assommé de fatigue, et tout en se plaignant de sa colonne vertébrale, il alla faire ses comptes. « Gentil garçon », dit sieur Mikszáth, comme ils sortaient dans la lourde nuit d'été. Sans y paraître, le maître examina avec beaucoup d'intérêt la Trabant de sieur György qui stationnait là. Pour tourner la chose en plaisanterie, il ne savait pas s'il y avait un arrivage de pain azyme frais à l'ABC; mais il regarda avec une attention soutenue l'inscription sale griffonnée sur la vitre sale. « Vous voyez, mon ami. L'auto est incontestablement sale. Aussi y est-il écrit : sale . Et là où il y a les lettres, le s, le a, etc., là, comment est-elle? Là, justement là, elle est propre. Il est fort intéressant, lieber Freund, que ce soit précisément le propre qui traduise le sale. » Peut-on interpréter cela ainsi : Irréprochablement propre révèle la souillure, la trahison, etc. ? « Héé, à quoi bon chercher en tout un enseignement. »  
  Jusqu'à la garde du èreuère, les deux écrivains réalistes échangèrent peu de mots, la marche, cette exigence complexe qui fait danser le corps et l'âme, mobilisait leur énergie. Leur progression continue ne fut interrompue qu'une fois, sieur Mikszáth empoigna le maître comme un paquet de cacahuètes ; il le regarda de façon à lui faire sentir qu'une parole riche d'enseignement allait suivre. Mais ils poursuivirent leur chemin. Dans le èreuère, sieur Mikszáth fredonnait doucement. Le petit contrôleur s'arrêta à côté d'eux : « Ma dernière tournée. » Mais, voyant les autres hocher la tête, le visage fermé, il décampa. Il se retourna pour lancer : « Et la vie du sport, Péter ? — Je vais jouer pour un demi-cachet », répondit celui-ci, flasquement serein. (Une fois de plus, Kálmán Mikszáth avait resquillé.)  
  Le véhicule s'arrêta. Sieur Mikszáth jeta un coup d'oeil au-dehors, puis tira la porte avec une précipitation effarée. « Filatorigát. » Il s'extirpa. Se retourna. Regarda le maître : « Salut, fiston. » À présent, tous deux étaient bien éveillés. « Purée, fit l'aîné avec un rire acerbe, ce n'est pas un monde sensé que celui d'aujourd'hui, m'enfin mon dieu, celui d'hier n'était pas plus sensé. Et sûrement celui de demain ne le sera pas non plus. Il y a là quelque chose de consolant. »  
  La porte à fermeture moderne, automatique — mais à ouverture manuelle ! — s'abattit à grand fracas, telle une guillotine en vacances. « Conso-pouf ! » — elle mordit quasiment le mot de sieur Mikszáth. La queue du mot ; c'est un couperet de ce genre. Les portes se fermèrent, mais le èreuère ne partit pas immédiatement. Dans les vitres plus ou moins transformées en miroir, le maître pouvait se voir en même temps que sieur Mikszáth. Le maître examina la structure de son oeil, la façon dont il passait du court au long : de ses boucles fatiguées aux cheveux en brosse du vieux.  
  Sur le fond noir, le monde de ses propres cheveux, dans le cadre qu'ils forment, son visage, qui est transparent. Et dans cet autre cadre apparaît le visage de sieur Mikszáth! Parfois, la trompe du maître sépare ses deux joues rebondies, et parfois — quelle parade ! — audessus des lèvres du maître vrille sa moustache (busard? poissonchat?). Et les yeux! Ils se lancent mutuellement des éclairs, comme deux pierres précieuses dans une vitrine. (« Près d'elles, lieber Freund, l'étiquette du prix, salée. ») Le èreuère s'ébranla, le maître se cogna la tempe contre la poignée. Il se rejeta contre la vitre, y pressa son front, regarda au travers. Mais il ne vit plus personne qu'il connût, seulement un grand fourmillement, car l'équipe de nuit se hâtait vers la filature. Sieur Mikszáth, nulle part. Le finaud ! Sûr qu'il serrait déjà de près une jeune fille au derrière oscillant, qui tisse ici, et son salaire horaire vient de passer de 13,50 à 15 ; bien que les tisseuses travaillent plutôt au rendement.  
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  J'avais prévu d'intercaler ici l'une des fiches qui entourent le maître pendant qu'il travaille, « telle une petite famille ». (Voyez-vous, dans ce soupçon de comparaison, on peut prendre sur le fait l'inexorabilité artistique dont il use envers lui-même, et l'autocentrisme, qualités qui, pour sûr, mettent parfois dans une position délicate sa famille, êtres de chair et de sang, tout de même. — Ce nonobstant, le maître est un homme sérieux, fiable et désintéressé. On trouve en lui de la solitude, de la liberté, une âme passionnée, une optique de grande taille, la foi en lui-même, ainsi que la proximité du péché et de la folie ; que non, il ne lui manque pas un trait humain, un zeste de sentiment, de désir, d'amour. Mais cela n'est qu'une simple improvisation. Il est donc ainsi.) Au lieu d'intercaler, le maître se retira dans son sanctuaire auréolé desdites fiches, pour établir, au prix d'un travail acharné de plusieurs heures — au feutre ! — une prétendue fiche - spontanée (cf. page suivante). Ça m'a quand même bien amusé, i.e. qu'un homme d'une telle envergure puisse avoir sa petite vanité.  
  [L'Aveu : Servir d'E., je l'ai mentionné, est un honneur. Mais qu'un livre ne soit jamais achevé, j'en demande pardon au monde, a-t-on jamais entendu une chose pareille ; alors que de nouvelles traductions ne cessent de me solliciter. — Maintenant, parlons comme il sied à un homme, directement. Bien qu'entre la logique poétique et le respect dû au Lecteur, nous n'ayons pas laissé de privilégier ce dernier, notre situation est fragile, nous devons être prudent.  
  N'avons pas peur des mots, cette prétendue fiche-spontanée, pour le lecteur françois : est l'obscurité même. Que faire? La simultanéité — le héros du roman écrit un roman, et tout cela fait : le roman : maintenant — à laquelle le livre ne cesse de faire allusion (comme si elle était en soi une valeur !!!), cette simultanéité au fond, maintenant, se réalise dans le processus de la traduction. En principe, nous pourrions donc intercaler ici un document spontané du cruel travail des demoiselles traductrices, pareillement élaboré, sévèrement corrigé et contrôlé par nous (depuis l'exclamation effarée de Képès : « Nous ne  
   
  trouvons pas de mots français ! », jusqu'à la liste des solutions insolubles, et aux messages personnels qui malgré tout s'adressent au Lecteur, « Âgnes ! dis à E., si tu le vois, que ça, c'est de la connerie. Ça, non seulement on ne le comprend pas, mais en plus, ça n'intéresse strictement personne ici. Je t'embrasse, Sophie », « Éditeur malheureux avec titre original. Stop. Nouveau titre proposé : Trois anges me surveillent », « Jamais ! », « Ne pas oublier de demander à Erval si le livre peut être violet évêque », « Erval : Ce n'est pas possible ! », « Ne pas oublier quelque petite vengeance littéraire à ce propos ; voilà. » Etc., dans l'esprit de la fiche originale; dans celle-ci aussi, il y a des choses de ce genre, des sources, des confidences, des révélations, de petites méchancetés) — cependant, le maintenant est une situation très sensible : la fiction de notre roman, à savoir que le roman s'écrit maintenant, est déjà chamboulée par la traduction elle-même. N'ayant pas le choix, nous passons outre — de même que les hétaïres de l'Antiquité passaient outre. Nous traitons cette montagne de problèmes comme l'a suggéré la grand-mère de sieur Sartre à la fin des Mots : glissez, mortels, n'appuyez pas. — Oh, être E. enfermé dans E., quelle triste réalité. En revanche : mieux vaut un Eckermann que deux tu l'auras. Je clos ici mon aveu, cher Lecteur.]  
 
 
34. Il n'y mit pas la patte
Et li, et Ion, petit patapon,
Il n'y mit pas la patte,
Il y mit le menton, Ion Ion,
Il y mit le menton.
 
 
 
  35. (dimanche-cigale) Dongó Mititch riait aux anges, le maître se tenait là dans toute sa paternité. Les fins cheveux soyeux de la fillette parsemaient son front joyeux, ainsi que sa nuque. Sur ses joues fleurissaient les roses de la santé et de la joie de vivre. « No-on, petit papa, no-on » — une opposition se fit jour. Le maître, de sa voix caressante, entonna un chant. (Ses rapports avec sa fille reposaient sur des bases sincères et amicales, mais n'étaient pas exempts de quelques stratagèmes didactiques.) « Il n'y mit pas la patte, soupira-t-il, et ri, et ron, petit patapon. » Ainsi donc, les occupations détournantes étaient au mieux, lorsque Mitotchka, imprudemment, marcha sur le chien en caoutchouc (le meilleur ami de Farouchebarouche Grosse-tête), et s'étala mémorablement. Ses lèvres roses s'arrondirent; elle était au bord des larmes. « Pleure pas, Beria — le jeune papa stoppa les pleurs avec un jeu de mots d'assez mauvais goût, passablement ahistorique et intraduisible —, pleure pas, la vie est grossière... Toutefois, poursuivons ! » (Oh, la mémoire, cette perfide femme à taille de guêpe ! Bah, moi, je préfère me souvenir d'une situation, d'une personne : pour parler sans modestie : de l'essentiel ! Mais les mots ! Les mots, de même que les mulets dans ma vie, ne sont que des intermédiaires. — Pour le maître, il n'en va justement pas de même à cet égard. — Tout cela a dû me venir à l'esprit suite à la dureté de la logique. Le maître at- il vraiment proféré : Toutefois, poursuivons? Et non : Néanmoins, poursuivons ? Ou tout simplement [?], s'est-il contenté de poursuivre ? Et dans quelle mesure cela nous dévoie-t-il ? Êtes-vous vraiment aussi esclaves du contenu que moi-même, intellectuel confirmé, ou aimezvous plonger dans l'écume douteuse de la forme, du style ??? — Moi, quand je pense à quelque chose, et qu'ensuite j'y repense, soudain, je ne sais plus si j'avais pensé à la même chose... Mais quand je ferme les yeux et que je pense au maître, sans balancer, je commence ainsi les paragraphes : Par un dimanche frais, ensoleillé de septembre 19... — et ainsi de suite. Vous voyez, sieur Dezső! Moi, j'ai la main si heureuse. Rien ne saurait me réjouir davantage que si nombre de gens pensaient : telle et telle chose lui [ce serait lui-même] est arrivée, à présent il l'a racontée, et... [ces trois points aussi seraient lui]. J'ai le coeur plein d'espoir. Toutefois, poursuivons !
 [!]
[sic!]
)  
  « Regarde, je suis un bon père pour toi : tends le front pour un bisou mouillé. » Le visage de la petite âme s'égaya, et en combinant un pas lourdaud avec un étirement sur la pointe des pieds, elle pressa son front sur les lèvres de son père. J'ose dire qu'un admirable concert eut lieu. « Vous savez, mon ami, Haydn aurait été à coup sûr content de moi. » « Tu vois, ma Deïna, c'était un véritable baiser curatif à la papa ! Demande à ta mère comme c'est bon ! — Péter ! » Entre-temps, dame Gitti était sortie de la salle de bains, elle s'accroupit et sa jupe en jean s'incurva, prometteuse.  
  « Donc, je résume nos acquis jusqu'à maintenant, poursuivit le chef de famille : il n'y mit pas la patte, et ri, et ron, petit patapon. D'emblée, je continue : il n'y mit pas la patte. » Sur ces entrefaites, tant l'homme que la femme et que la petite Dôra-Bôra sourirent, ils se préparaient à quelque chose, mieux, Mme Esterházy passa soyeusement son index sous les lèvres de Dongô Mititch. « Il y mit le menton », dit le maître, tout excité, et il se pencha, dans l'expectative. « Il y mit le menton », dit le couple, rodé. Mitotchka (autrement dit : le meilleur léo, chef des poissons-sourds, éventuellement ma petite bête de boucherie) laissa héroïquement mûrir l'instant. Un, deux, trois, quatre : « llon llon » cria-t-elle enfin, et quelques L, ma foi, se perdirent dans un grand éclat de rire. Âvdottya Iegorovna caressa avec indulgence le visage de ses parents. « La prononciation de ta gamine, dit ironiquement le maître, est comme celle d'un méchant émigré. — Négligée », av  
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  Eszterházi  
  (rédaction)  
  Eszterházi c'est un nom. Le nom d'1 famille. Ils sont chrétiens. Ce sont de braves gens. Un jour 1 Eszterházi est mort. Père l'a enterré. Le pauvre avait 2 petits enfants. Dieu ait son âme !  
  Pourquoi est-ce une erreur d'émigrer?  
  Beaucoup de gens s'en vont vivre à l'étranger. C'est un grand tort de quitter sa terre natale. Que serait-ce, si tout le monde quittait la Hongrie? La plupart émigrent parce qu'ils ont un salaire, éventuellement un travail meilleur que chez eux. Pourtant à l'étranger aussi il y a des problèmes ! Et s'ils veulent que la Hongrie ne reste pas non plus à la traîne, alors, qu'ils aident plutôt la patrie. Ici, on a besoin de tout un chacun ! Ici, le travail est un honneur, alors qu'en Occident c'est de l'argent. Mais pour quelle autre raison veulent-ils aller à l'étranger? Peut-être pour les beaux paysages ? Puisqu'il y en a aussi dans notre pays. Ici, l'eau du Balaton est bleue, et la cime du mont Bleu attire les touristes. En outre : les services sanitaires dans les pays socialistes sont éminents. Quand quelqu'un tombe malade dans un pays étranger, alors il perd toute sa fortune. Chez nous, ici, il y a la Sécurité sociale. Et combien de cerveaux la Hongrie a-t-elle donnés au monde! Nos réussites culturelles se succèdent. La maîtrise de la Radio Enfantine Hongroise vient de se produire avec un succès déchaîné. Nos danses populaires sont mondialement célèbres. Même la petite Hongrie a percé au cours des années ! Et combien de visiteurs étrangers ! L'été, le Balaton et la puszta fourmillent. Il est intéressant que pour certaines personnes, seuls les autres pays soient beaux. Pour moi, je pense que « dans le vaste monde, fors celui-ci, il n'est point de lieu pour toi ; que le destin te bénisse ou te frappe, c'est ici que tu dois vivre et mourir ».  
  Dans un camp kouroutz  
  Les misérables Allemands qui rôdaient dans la forêt découvrirent le camp kouroutz dans la clairière. Transportés, ils enfourchèrent leurs chevaux fatigués, et partirent au galop chez leur commandant, le chef de la misérable horde aux mollets de coqs, aux nez camus.  
  Les kouroutz, sans se douter de rien, chantaient, préparaient leur repas. Les sentinelles vêtues de pourpoints en peau de loup, de bottes noires et de belles toques en velours veillaient, vigilantes, sur le repos du camp. Les chefs assis sous leur tente discutaient des partisans des Habsbourg. — Quelle vermine scélérate, au lieu de nous secourir, ils sont venus occuper notre patrie ! Quelle engeance !  
  Mais qu'est-ce ? ! Les chevaux s'agitent, ils sentent l'odeur des partisans des Habsbourg, intervient l'un des soldats, plaisantant. Làbas, la broussaille bruit! Debout, à cheval! Un combat sanglant s'engagea. Après une tuerie d'environ deux heures, ils battirent les partisans des Habsbourg. Nous avons réussi, mais que se passera-t-il la prochaine fois? soupira quelqu'un. On enterra les morts avec les honneurs qui leur étaient dus.  
  Cela nous montre quels gens courageux, patriotes c'étaient. Ils étaient capables de quitter leur famille pour défendre notre patrie, hélas sans succès.  
  Mon intervention à la réunion des colocataires  
  Chers colocataires! Tout d'abord, j'aimerais remercier Károly Mâthé d'avoir obtenu que le bus desserve aussi la rue Kalászi, cependant malheureusement il y a encore des ennuis, quoique de moins en moins, il faudrait résoudre de nouveaux problèmes. En premier lieu, le trajet du bus. Depuis l'inondation, il ne suit plus l'ancien trajet. Cela présente un grand inconvénient. Il faudrait aussi installer de nouvelles balançoires. Je vous remercie de votre attention et vous prie de transmettre ma requête aux services supérieurs.  
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  ala la dame, et elle lui rendit un regard amoureux. (Cela, de ma part, est la panoplie de la condensation : car auparavant, donc, le maître lui avait lancé un regard amoureux.) Mitotchka, classiquement, riait aux anges entre le mari et la femme, un peu devant eux, pour que la photo soit bonne.  
  Pourquoilenier, le maître est un drôle de zèbre. Il est assis ou debout quelque part, en tout cas parmi des gens sérieux, qui pour de l'argent ou par enthousiasme ou pour d'autres motifs bien compréhensibles font — le cas échéant, pas toujours de façon irréprochable ! — leur travail, et tout à coup il prend la parole : « Hier, je suis enfin passé premier en poisson-sourd. » Il soupire, et jette un coup d'oeil oblique avec une fierté dissimulée. Ne détaillons pas les conséquences d'un tel raccourci. De quoi s'agit-il ici? « D'une composition Maître-Mitotchka. » « Nous sommes les deux poissons-sourds. — Carpes. — D'accord, tends bien tes nageoires. » Elle les tend bien. « Et alors, mon ami, il faut se mettre à arpenter la pièce, en silence, trottinant, et ce faisant, béer désespérément. Voilà le poisson-sourd. » Le jury, Frau Gitti, est sévère, impartial. Mitotchka est première, le maître second. Et en pareille circonstance, il commente minutieusement la valeur de la médaille d'argent, car « ma colombe, dans le cas d'un jury aussi équitable, il peut aisément se produire que tu deviennes seconde. Cela aussi, il faut l'apprécier. » C'est ainsi qu'il prépare la petite fille à la vie. Et de fait, le temps est venu, et le maître a été classé premier. Oho, mais cela non plus ne servit pas d'enseignement, car en revanche, Mitotchka Deïna ne passa pas seconde. « Papa, moi pas poisson-sourd, moi Dóra. » Et toc.  
  Revenons à nos guide-ânes, au frais dimanche du mois de septembre — ce jour avait commencé dès le matin. « Ce n'est pas une connerie. Car combien sont-ils, qui même à minuit n'ont pas encore... » Le maître s'éveilla à sept heures et demie pile. Un craquement inconnu accompagna son grand étirement. « Vous savez, mon ami, dit-il en une occurrence ultérieure, vous savez, c'est à la guerre que le soldat peut ressentir cela : il va tendre la main vers le cadeau de la cantinière, qui n'est autre que la cantinière elle-même, lorsque : ratatatatata. Les cheveux du jeune soldat tressaillent comme s'ils étaient frôlés par un vent fugitif, mais autrement, il ne se passe rien. — Rien ? — Rien. Sauf que tout le monde a très peur. »  
  « Purée, dit le maître après le silence de la consternation, le lit ! » Frau Gitti leva des yeux ensommeillés. Le maître réitéra son émerveillement devant le satiné matinal du visage de la femme, le rouge frais de la bouche, le noir aveuglant (pas dans ce sens bien sûr !) des yeux, la courbe duveteuse des sourcils, la neutralité familière de la base du nez (« remmarquable ! ») et la pureté lasse du front ; lui, le maître, se réveille en toute circonstance fripé comme un bouledogue. Eh oui, quelques sillons apparaissent déjà sur son visage, c'en est fait du velouté des années collégiennes. « Tu embellis. — Les tenons et mortaises, chuchota alors la dame, compétente. — Quoi?! — Les chevilles de bois. » Il se radoucit. « Beau mot. Chevilles de bois. » Mais à ce moment-là, il n'y avait pas de place pour l'art, hélas — ajouterais-je.  
  Il s'extirpa précautionneusement du lit. D'un coup d'oeil rapide, il jaugea le terrain : les pantoufles, nulle part. Au fond de la pièce, Dikitch Volant, à la frontière entre la veille et le sommeil, musarbillait. Le silence (silence) était recommandé. Le maître était mécontent de ce tour, celui des pantoufles : il n'aimait pas, debout devant la cuvette des W.-C. — attendant le déclin de la rigidité matinale de sa verge —, être obligé de traîner, à l'aide de cercles faucheurs du pied droit, le petit tapis jaune, spongieux (dont le maître croit systématiquement : c'est une serviette, une serviette tombée par terre) jusqu'au pied de la cuvette, parce que le froid du froid dallage aura grimpé jusqu'à ses genoux. « Vous savez, lieber Freund, debout, jusqu'à ce que les conduits soient réglés. » (De nouveau une incertitude afflue. Est-ce vraiment la tâche du chroniqueur que de talonner ce genre d'événement personnel? Peut-être l'ai-je déjà mentionné : loin de moi l'idée d'établir un document du genre « grand homme en pantoufles ». Mais j'espère avant tout que tôt ou tard, les ressources humanistes de la vie privée brilleront de tous leurs feux. Et alors là... « Z'ai clu voil un glos minet ! »)  
  « De sous la chaise, deux vieilles chaussures de gym s'élancèrent vers le mur. Les lacets pelucheux, élimés, traînaient longuement derrière elles. La pointe de la gauche était déchirée, comme si son propriétaire était gaucher du pied. Nos regards terrifiés se rencontrèrent. Bigre ! Elles avaient peur, j'avais peur, mais elles plus que moi. Elles geignaient dans le coin, mordant presque l'une sur l'autre et mordant sur le mur. Puantes. »  
  Le maître était sur le point de se résigner à ce qui ne pouvait être modifié, lorsqu'il remarqua, sous une feuille de manuscrit et le nagyvilág fripé, le talon meurtri d'une chaussure de gym qui pointait le nez. Il les enfila comme des pantoufles, et sortit en traînant les pieds. Au bout de la chaussure gauche, le tissu, comme une blessure, béait, donnant l'impression que le maître était gaucher du pied, bien qu'il fût droitier du pied, et que ce fût justement l'entrée en action du pied droit qui entraînât l'autre à sa suite, lequel de ce fait tombait en ruine. « Une souris? demanda Mme Esterházy à voix basse. — Quoi ?! dit-il, irrité si l'on en croit la forme. — Ce crissement est une souris ? — Non. Ce n'est pas une souris. Ce sont des pantoufles. Ou plutôt des chaussures de gym. — Des pantoufles ? » Le maître s'en tint là : « Des pantoufles. » Une telle csárdás de questions, d'émotions, de malentendus et de tendresses réclame des éclaircissements. À cette époque, dans la maison des parents du maître, les souris pullulaient. Chaque année elles se montraient, mais cette fois, elles pullulaient. La mère du maître, cette dame qui avait beaucoup vu et vécu, et j'ose le dire, cette excellente dame, expérimenta des mécanismes malins. En premier lieu, naturellement, elle envoya le « vieux père grisonnant » du maître chercher une souricière officielle. Mais ça ne donna rien. « La cale », soupira la mère à l'intention du maître, alors que celui-ci faisait un somme après un entraînement fatigant. « Écoute, mon fils, dit le père accourant à l'aide de son épouse, car le visage du maître n'affichait guère d'information assimilée, écoute, je crois qu'il suffira que je te dise : la souris, pour trouver la mort, doit tenir d'une main le piège contre le ressort, pendant qu'elle déguste, si elle en a le courage, le délicieux appât. — Ni noix ni noisette ? » s'exclaffa Esterházy le jeune. Les parents n'insistèrent pas. La mère fit une transition en finesse : « Tu ne mangerais pas quelque chose ? »  
  Le maître est un adulte, il ne s'en réjouit ni ne s'en attriste. « Tu ne mangerais pas quelque chose ? — Eh bien, mère-grand, s'il y a quelque friandise? Un petit quelque chose de léger. Un sandwich au jambon », dit la mère, les yeux baissés. Le maître eut un geste de dédain : « Ça peut aller. » Eh oui : les relations entre une mère et son fils sont comme ça. De cet acabit. Ma grandiose entreprise — dont la grandeur est précisément celle du faisceau de lumière que renvoie le maître — m'a légèrement désaxé : j'écris à la première personne : la mère du maître s'approcha de moi et dit : « Péter. » Elle préfère m'appeler ainsi, plutôt que Johann. « Péter, est-il nécessaire de mettre ça? » Je parlais avec beaucoup de respect à cette fort sympathique créature aux cheveux grisonnants, qui m'avait souvent secouru avec quelque casse-croûte, mais aussi avec bien d'autres choses, ce pour quoi je lui suis reconnaissant. « Croyez-moi, chère Madame, votre fils n'en sera que plus grand. — Bien sûr, oui, proféra-t-elle distraitement, mais ces... ce qui est écrit ici... en quelque sorte, n'est pas tellement littéraire... » Pourquoi le nier, je le pris mal. M'enfin, qui n'a peine à supporter les reproches ? Qui ? « Madame, cela ne peut entrer en ligne de compte », répondis-je à voix basse, et je m'inclinai sur sa merveilleuse main brochée de veines blêmes, à la peau transparente, meurtrie par tant de lessives, et la baisai. Elle baissa les yeux, son visage, qui était déjà un peu bouffi par les ans, luisait de graisse triste. « Prends soin de toi », dit-elle ensuite. Je l'aime beaucoup, car tout de même, c'est la mère du maître !  
  Le principal engin souricier était rusé, car simple. Le pot à noix! Un pot calé par une noix sur une feuille de carton : c'est tout. « Et dis-moi, douce mère, ça maaarche? — Oui. » C'est quand même plus compliqué, j'en sais quelque chose. Car les noix, du fait de leur autocinétique (?) bougent au cours de la nuit, quant au pot, boum ! il tombe. Le père, il est vrai, dort comme un loir, mais la mère vigilante renâcle, effarée. « Qu'est-ce que c'est?! Qui est-ce?! J'arrive ! Pétergyörgymihálymarci! C'est toi? » (Parmi ces éventualités, toutes ne sont pas réalistes ! Le maître parti, sieur György travaille à perte de vue, sieur Mihály en pays viennois, quant à sieur Marci, il mène une vie de type sportif. (Regardez-moi ça, mon ami! Football, Bistrot, Vienne, Littérature : qui dit mieux!) Il faut le dire à sa décharge, alors — à bout de fioritures — la bonne dame se rendort. Mais le matin ! Comme elle tend l'oreille le matin, assoiffée de sang ! « Ça gratouille, c'est sûr, ça gratouille ! » Le bourreau est sieur György. Avec sa stature gigantesque, il attrape la composition pot-noix-souris-carton, puis, avec des gestes exercés, il noie l'élément adéquat (la souris!). Sieur Marci, qui est un tempérament plus sensible, l'implore d'épargner les bestioles. « Non, pas ça ! » Mais sieur György dégage sa jambe de l'étreinte fulgurante des dents de sieur Marci, et accomplit sa tâche. Quant à sieur Marci, il s'effondre dans un fauteuil pour se consoler avec l'un ou l'autre de ses livres préférés. (Sieur Marci lit deux livres : le Talon de Fer, de sieur Jack, et le livre jaune de sieur Dezső. Rien d'autre. Parfois le maître, par bienséance.) Une fois, tenez, sieur György empoigna son bon vieux Smith and Wesson 38, sa pantoufle
n
Jegyzet Ouille ! Révisant, corrigeant et vergognant le texte après coup, je m'aperçois qu'ici, la « pantoufle » revient pour la énième fois ! Ça veut dire par conséquent que c'est un motif! Ça veut dire par conséquent que c'est de l'art. Ça alors ! Pourtant, je ne l'ai pas fait exprès. Peut-être suis-je un veinard : je me contente d'écrire ceci et cela... et voilà : de nouveau une pantoufle ! Quand je dis : art, ce n'est pas moi que je loue, mais le monde : pour ce que les pantoufles y trouvent place de sorte que tôt ou tard, elles deviennent un motif. Et ainsi, peut-être n'est-ce pas fâcheux. N.B. : c'est pour plaisanter que j'ai écrit Smith and Wesson 38
, et s'approchant de la porte avec des ruses de Sioux, il frappa d'un effroyable coup le genou du pantalon de velours côtelé délavé, et pressa, exprima le souffle. Peu de temps après, il emporta la dépouille sur la pantoufle, comme sur un bouclier. « Sur ou avec », dit sieur György, qui avait fait ses humanités, et la maison retentit de ses pas de peuplier. « Oh, comme elle est migno-onne », soupira sieur Marci pour la seconde fois en une génération, désignant la souris. « Charogne » — tel fut l'éclaircissement donné par sieur György. « Las. »  
  Donc le maître, ce matin d'été tardif, sec, inclinant au beau, prit le virage au sortir de la salle de bains, s'arrêta préoccupé devant la cuisine. Pensif, il fit glisser ses chaussures de gym, et opta finalement pour la cuisine. (Le choix était judicieux : le temps de sortir chercher le journal, l'eau du thé bout.) À la troisième allumette, il réussit à enflammer le réchaud, et mit l'eau du thé à bouillir. Sortit chercher le journal. Le maître fut pris d'une panique à court terme : est-ce que le livreur de journaux (« le gamin des journaux ») a mis le Sport dans la boîte. « Parfois, il oublie, bien que ce soit de plus en plus rare. » L'air vif eut un effet rafraîchissant. « Mon visage se réveille. » Le visage du maître se réveillait. Il faisait frais au regard des normes saisonnières, comme un véritable matin d'automne (quand le soleil brille). Dans le brouillard qui se levait peu à peu, comme dans les tableaux de Renoir, les choses, les gens apparaissaient et disparaissaient mystérieusement. Cette incertitude était contrebalancée par le fait que, grâce au brouillard et à la fraîcheur, « mon ami, l'air devenait visible ». Je ne voudrais pas trop m'attarder, mais si nous pouvons, imaginons-le un instant dans l'étau de ces dualités, devant la boîte aux lettres, les journaux pliés sous le bras, dans son pantalon de pyjama légèrement trop court (qu'il a un peu fait tourner sur sa taille, pour que la braguette — pardon, pardon — ne se trouve pas à la place assignée dans ce but, et que de ce fait nul hop-là ne puisse se produire lors de la rencontre avec quelque voisin), tenant d'une main le col de sa veste de pyjama, là où manque le bouton du haut, de l'autre, farfouillant selon son habitude dans quelque boîte étrangère, à la recherche d'un journal qu'ensuite il parcourt incroyablement vite et inhibé, le visage de plus en plus frais, néanmoins passablement sillonné par la nuit, observant le visible et l'invisible, jusqu'à ce qu'il commence à claquer des dents ; dans la mesure où les contraintes le permettaient, il s'étira : pas en bougeant, plutôt avec ses muscles, avec la volonté de ses muscles. Lorsque la torpeur — qui peut donner un temps l'impression d'être dispos — de son corps se fut dissipée, il s'avéra : il était fatigué, le maître était fatigué. En particulier, l'existence de ses mollets était démontrable. Au point de rencontre de sa cuisse et de son postérieur, un muscle donnait de ses nouvelles. La fatigue était bonne, la douleur n'était pas bonne.  
  Il en rajoutait un peu pour ce qui était de claquer des dents, il les heurtait si fort que ses mâchoires en tintaient. Il tressaillit, bourrelé de remords, lorsque la dame sortit («le journal étranger! »). «Bonjour ! » salua la dame ; elle se retourna au portail, ses yeux étaient coloriés de grands verts circulaires, avec goût, quoique massivement ; le maître leva la main, pour une sorte d'ébauche de baiser d'adieu : le pyjama s'ouvrit, le recueillement s'effilocha, la chair de poule fit rage.  
  C'était dimanche, l'heure de l'earl grey. Le maître jeta une pincée de ce genre de thé dans la théière. Dans la chambre, on entendait les infimes bruits exigeants de la vie. « Ta gueule ! » cria-t-il avec verve. « Mon amour ! » affina-t-il ensuite. (Cette méticulosité est ô combien différente des hâtes matinales des jours ordinaires. La façon dont, jour après jour, il s'extirpe ; s'arrachant à son cercle de famille endormi, traînant les pieds, il échoue dans la salle de bains, plissant les yeux, il trouve le miroir et là — lui, oui ! — son visage, et il regarde longuement à travers la glace, pour que d'une façon ou d'une autre, la journée commence. — « Il faudrait que cela se passe ainsi, mon ami — un jour, l'expérience familiale fit irruption en lui — : nous nous promènerions longuement dans le jardin-géant matutinal, embrumé, baigné de soleil, nous pourrions piocher, absorbés, dans une édition de 1920 de Spinoza, nous aurions na-tu-rel-le-ment déjà dépassé tout ça, n'est-ce pas, mais nous le priserions toujours, il ne serait pas plus de 7 h 30, car il ne s'agirait pas de fainéanter, au contraire, un vent léger gonflerait notre chevelure, et parfois feuilletterait pour ainsi dire le livre, le jardin serait pour l'essentiel un pré, une immense figure verte, il n'y aurait pas lieu de craindre de se heurter à quelque chose, et après l'un des tours nous nous retrouverions devant la petite table de jardin, entourée de sièges de rotin en quantité injustifiée ; marmelade, bacon, petits pains croustillants, d'un brun luisant, et le beurre en petits copeaux ! Je crois, mon ami, qu'il est utile d'entamer ainsi une journée, dignement. » — Si le maître divise en deux parties l'extension temporelle de la contemplation ahurie devant le miroir, il est bon qu'au moins au début de la seconde partie, il se rappelle : l'eau du thé. S'il la divise en trois parties, en revanche, c'est au milieu de la seconde partie [« par conséquent un peu plus tard »] que cela doit survenir. C'est le dernier moment où cela vaille encore la peine de mettre l'eau du thé à chauffer. Ensuite la reptation du savon, le surgissement de l'eau froide, puis le brossage avide des dents, et durant cette activité l'eau dentifrice qui s'écoule de sa bouche tourne au rose... Et le thé ! Même si ce n'est pas du thé blanc, ainsi que — à ma connaissance — les Chinois nomment l'eau bouillante, on n'y trouve plus rien de cette obscurité et de cette viscosité qui sont si chères au coeur du maître. « C'est quand même bon, parce que c'est bien chaud. » Et ensuite, à sept heures et demie pile, il déboule sur son sérieux lieu de travail. Alors qu'il pourrait être en retard. « Péter — le portier cligna de l'oeil —, 8 à 10 minutes, quand vous voulez. Quand vous voulez. » Le portier, selon ses dires [je formule ainsi la chose, parce que le maître est soupçonneux : « Il y aurait eu tant de porchers?! »], avait été porcher dans la famille paternelle du maître, mais comme c'était « un gars habile et doué », etc. « Vous voyez, Péter, si votre grand-père n'avait pas été aussi bon pour moi, il aurait été bien meilleur, hé-hé, pour moi. — Excuse-nous, papy Laci. » Mais ça, le maître ne le pensait pas sérieusement.)  
  « Aujourd'hui, la famille mange des oeufs coque », proclama-t-il au monde. (Son maniement méticuleux du chrono...!) Sur le plateau d'osier tressé, il disposa la salière, les oeufs dans un petit panier, les tasses à thé, la théière, coupa le pain et le mit aussi, et apporta le tout dans la chambre, et le posa sur le lit. « Voici le mari parfait » — le maître s'inclina avec une élégance brèche-dent (c'est que le pantalon de pyjama avait tourné). La dame sourit perfidement, puis elle dit, le coeur plein de gratitude : « Cuillères, soucoupes, assiettes, marmelade, jambon, pommes. » C'était ce qui manquait. Le maître acquiesça, froissé, reconnut la véracité objective des dires de la dame, mais il n'en résulta aucune distance. Voire !  
  Il versa du thé à Frau Gitti. De nouveau, une nuance. Il est quelques vétilles de la vie dans lesquelles le maître, pour m'exprimer ainsi : n'est pas irréprochable — si du moins l'on peut appeler cela un reproche. Il reconnaît en pouffant ces charmants inconvénients de son humanité. Son versement du thé en fait partie ; car per absurdum, il se peut que ce soit la courtoisie qui le meuve, mais c'est bien plutôt « la petite sournoiserie », car le premier servi reçoit le plus clair. Car, quelle que soit l'intimité dans laquelle vivent deux êtres, demeurent des terrains inaccessibles, des étrangetés, des secrets, hélas. Même le maître n'avait pas encore dit à Frau Gitti le truc du thé. « Allons, allons, lieber Freund! »  
  Après avoir vétilleusement attendu le temps que les assiettes se vident, que les espaces de détritus se comblent — et que lui-même se soit un peu sustenté —, le maître se décida, et veillant à ce que la stabilité insensée du lit ne tourne pas à son désavantage, il renversa son épouse sur le lit, et lui baisa la main. « Mon chéri. — Ma chérie. » Dame Gitti était belle comme une peinture. Sa peau brune et ses taches de rousseur resplendissaient, des bulles d'air embaumées, colorées s'envolèrent au-dessus de la ville, le maître ferma les yeux, et partout les gens s'arrêtaient, et s'émerveillaient... « Vous savez, mon ami, de mes deux yeux que voici je voyais, moi personnellement, mon épouse ! »  
  Après quoi, le maître se mesura interminablement avec Luigi Dongó, dont les gais éclats de rire et les ébrouements copiant ceux des saint-bernard emplissaient la confortable chambre. Pendant que le maître faisait prudemment le lit, l'enfant fut changée et le café préparé. « Tu as mis du sucre ? demanda-t-il tendrement. — Pourquoi en auraisje mis. — Ce n'est pas un reproche : c'est une question », répondit-il très vite, mais pas assez pour empêcher que le sucre ne fût mis dans le café, il est vrai qu'il ne voulait pas vraiment l'empêcher. Le café tourna insensiblement à la lecture du journal. Déjà la lumière d'une véritable matinée étincelait dans l'atmosphère. La pièce s'éclaira, les poussières brillèrent, sur le tapis quelques longs cheveux d'or scintillèrent, coupablement. Dans le supplément dominical, il lut la nouvelle. « Elle est belle, dit-il judicieusement aux murs taciturnes, elle est belle : à peine ratée. » Car il savait être aussi impitoyable et généreux, quand il voulait. Il prit le journal sportif. « Jaczina, hou, Jaczina », marmonnat- il. Une revue littéraire de premier ordre se trouvait à portée de sa main, elle aussi rallia le rondo : la déclaration des entraîneurs débouchait dans les nouveaux droits des délégués syndicaux, qui s'affinaient en une nouvelle à la Krúdy. « Vous savez, mon ami, c'était fantastique : je n'ai rien fait de toute la sainte journée. Je n'ai fait que tirer ma flemme. Ce fut une bonne journée-cigale. » (Comment, cigale ! Quelle injustice faite à soi-même ! Puisqu'il fait les cent pas, mange des graines de tournesol et se gratte, et en plissant les yeux écoute des conversations inintéressantes, on peut le dire : la Conversation du Monde, tout cela, n'est-ce pas, s'engrange en lui, et lui, à pas feutrés, tel un tigre carnassier, il attend... ! C'est un dur travail. Et cette mastication, comme elle le fait saliver ! Bondieu ! « Un après-midi d'été coûte beaucoup de salive ! » — Vous voyez. J'ose quand même croire que les travaux, la vie, le déroulement de la vie et la mort d'Esterházy que j'aime avec ferveur, même si je les regarde à travers la lentille un peu obscurcie de l'amour, je les regarde aussi avec la distance — car combien grande est cette distance ! — qui les garantit.)  
  À midi, le maître fit un saut à la cathédrale pour y faire dire une messe d'action de grâces. Parfois, les vitraux colorés détournaient son attention. À son retour, une odeur de patates le frappa dans l'escalier. « Vous savez, mon ami, j'ai vu un rédacteur en chef dont, quand quelqu'un affirma au sujet d'une nouvelle, en vérité je vous le dis : au sujet d'une de mes nouvelles : Mais mon vieux, c'est pourtant une oeuvre réaliste ! les narines frémirent comme celles d'un étalon de combat, et il répondit plein d'espoir : Tu crois vraiment, Imre?... Pourquoi donc ai-je raconté cela? Ah oui. Moi aussi, l'odeur des patates me fait frémir ainsi. » Le maître s'était pris d'affection pour les patates à l'huile avec des oignons pendant sa période villageoise. (C'était la nécessité qui l'y avait porté.) Son attachement ne connaissait pas de bornes ! Depuis longtemps déjà ils pouvaient s'offrir de la viande, lorsqu'il en demandait pour un déjeuner d'anniversaire. (Les déjeuners chez ses parents, comme au village, commençaient à 12 heures. Voilà encore une de ces survivances. Mais les temps modernes ont peu à peu bousculé cela aussi. Chacun mange quand il rentre.) On peut imaginer l'indignation des sieurs György, Mihály et Marci ! Mais à l'époque, le maître avait encore la supériorité physique, pour quelques gifles, des sortes de taloches, eh oui, il n'allait pas voir ailleurs. — Depuis lors, nous le savons, la situation a changé ! Oïvé, combien de fois l'ai-je vu implorant dans une posture humiliante, tandis que sur sa poitrine un genou géant imprime de funestes trous, et qu'une main tord impitoyablement un nez bien à lui. Encore heureux que le maître soit si chétif qu'il n'y a vraiment aucun moyen de le châtier.  
  Il pesa de l'épaule sur la sonnette. Dès que la porte s'ouvrit, il remarqua sur-le-champ : cette fois, il s'agissait également de saucisse fumée. « Patates au paprika? » Il haussa les sourcils. « Pourquoi, ce n'est peut-être pas bon ? dit la femme, apparemment agressive. — Si. » Finalement, il s'avéra que le plat était plus juteux que prévu, mais en revanche, il y avait aussi plus de paprika ; il formula les deux choses, leur affectant respectivement un signe — et un signe +.  
  « Je me propulse au match de Marci. » Il se leva de table, fut presque aussitôt dans son imperméable sale. « Emporte une pomme », dit dame Gitti, et passant la main sous l'imper, elle fit craquer la taille du maître. « C'est bon de vivre avec toi, dit-il, troublé. — Emporte une pomme. » C'est ce qu'il fit. Casimir Mitovitch se déchaînait sur une gigantesque feuille de papier que le maître avait rapportée de la teinturerie. La baby-sitter chercha longuement le petit manteau. « Je ne le trouve pas, dit-elle, pourtant j'ouvre tout grands mes yeux. » Comme elle se haussait, la courte blouse s'élança réellement jusqu'à sa taille, si bien qu'elle était là en slip, bleu marine. Le maître — alors — s'éclaircit la gorge, et courtoisement déclara : « Et, si vous vous haussez de la sorte, moi aussi j'ouvrirai tout grands mes yeux. » Le silence fut plus long que ce à quoi le maître s'était attendu (il ne s'était attendu à rien), et la fille rougit : le petit manteau réapparut, il se trouvait par erreur au milieu des jupes. « Qui a bien pu le mettre ici », chuchota la fillette.  
  « Je me dépêche », dit superficiellement le maître, et il prit le virage en direction de son excellent destrier, qu'il enfourcha. La pomme s'élança sous l'impulsion, telle une bille d'acier. Ils adoptèrent un galop tempéré, dans la lumière de plus en plus pleine. « Remarquable soleil. On peut plisser les yeux à volonté. » Il se renversa confortablement, cala distraitement les pieds dans les étriers, confia l'allure au rythme du cheval. « Au cheval. » Lui ne s'occupait plus guère que du clignotant. À nouveau, la fatigue dépeçait son corps : à présent elle était bonne, sans équivoque. Il pouvait prendre les cahots aussi bien comme un bienfaisant massage que comme une torture moyenâgeuse.  
  Sieur Marci n'avait pas eu la possibilité d'assurer au maître l'accès gratuit au stade, c'est pourquoi le maître acheta un billet ; puis des graines de courge. Pour les graines de courge, il demanda un sachet — il esquiva le problème « Dans quelle poche je les verse, jeune homme? » —, la jeune Tzigane fut visiblement vexée, mais le maître sentait qu'il n'avait pas le choix. Au sommet de la courte rampe — derrière de grands dos noirs — surgit le terrain : l'herbe est verte, les poteaux sont blancs, le soleil brille, les filets sont tendus ; d'accord ; le maître acquiesça. Lentement, il fit le tour vers l'escalier de béton de l'autre côté. La netteté des images proches et l'ensemble de l'hémicycle barbouillé d'en face étaient favorables. Il tâta l'intérieur de sa poche, dans l'obscurité sa paume s'arrondit avec une joie distraite autour de la pomme sans défaut (dont il s'avéra par la suite qu'elle avait une forure, une forure amère), puis, pressant de son poignet la pomme contre la paroi de la poche, il atteignit ses lunettes, et les sortit. Du pouce, il essuya minutieusement les verres — d'abord en cercles, puis en verticales parallèles —, lesquels verres étaient gras au toucher et rayés. Les traces de doigts, « tels des labours, en photo aérienne. » — Je ne m'y connais pas, naturellement, mais je sais une chose : des lunettes plus crasseuses, plus sales, plus négligées, plus déplorables que celleslà ! Ou, selon le beau mot d'antan de sieur Marci : ses luettes!  
  Le maître mit une branche des lunettes dans sa bouche, les fit balancer (avec les gestes de son professeur de physique de jadis, mort depuis), et alla se promener de l'autre côté en prenant son temps. « Vous savez, mon ami, le stade s'ornait déjà du bourdonnement sans lequel un match authentique ne saurait commencer. » Çà et là un lecteur le reconnaissait, et s'il ne plongeait pas illico la main à côté de la pomme et du sachet de graines de courge, on la lui baisait. « Voyons, voyons », souriait-il, et je le soupçonne, eh oui, je le soupçonne de n'avoir même pas remarqué que, parfois, quelqu'un se jetait à ses pieds, et brossait ses chaussures. (Lesquelles, entre nous soit dit, en ont grand besoin. Parfois, sieur György est disposé à les nettoyer contre dix unités. Il y a même déjà eu un précédent.) « Combien de mètres bavarois peut mesurer ce terrain ? » pensait le maître pendant tout ce temps.  
  Sieur György était déjà là. Son élégant loden, tel un bois de sapins ! Un austère bois de sapins. Et le vieux père du maître aussi était là ! Le vent lapait ses cheveux gris sur son front, et les tempes vulnérables transparaissaient au travers des mèches floues. L'homme se courbait frileusement. Sur ses épaules — là où les sorcières ont leur bosse ; trait familial ? — le manteau était tendu ; il passait nerveusement d'un pied sur l'autre. Il était si mince, si grêle, comme un oiseau. « Oh, oh, mon pauvre père : comme une hirondharidelle. » Sur son visage, les os étaient très proches de l'air, sa bouche pleurait presque. Moi, j'aime beaucoup le père du maître, car tout de même, c'est le père du maître !!! « Il fait froid, dit sieur György. — Le soleil brille », dit le maître, et il se passa la main dans les cheveux, dont le toucher particulier, rugueux, trahissait le vent.  
  Entre-temps, les équipes étaient sorties en courant sur le gazon. « Allons, au travail », eût dit le maître par ailleurs, mais à cause de sieur Marci, une bizarre crampe le tenait toujours sous son empire, et c'est pourquoi il s'adonnait plus modérément à ce genre de manifestation sportive. En tout cas, les deux frères prirent congé de leur père, et se mirent à l'écart. Eh oui, il faut dire ce qui est : quel supporter que le père du maître ! C'est un scandale.  
  Le maître sortit la pomme, y mordit. « Elle est froide. » Le froid courut dans l'une de ses dents. C'est alors que, soudain, il devint attentif à un col relevé. Un tantinet auparavant, une graine de courge s'était coincée entre deux dents. Après l'avoir habilement dégagée de la langue, il l'avait crachée sur l'épaule de la personne devant lui. « Qu'est-ce que je devrais prendre », avait-il signifié à sieur György, indiquant l'emplacement de la graine de courge. « T'en fais pas », avait dit sieur György le puissant. « Et alors, je vois là ce veston au col relevé. » Le feutre, la rencontre du feutre et du tissu au revers du col, et dans la cavée de cette rencontre : saletés. Toutes sortes de saletés. Et c'est alors que, soudain (« vous m'en direz tant... ! »), le maître crut se rappeler les cols relevés de certains vestons, leur feutre gris : « J'en ai gardé un vif souvenir. » Sur la plate-forme extérieure d'un tramway 33, la bouche violacée, le col relevé, lequel monte juste aux cheveux rasés sur la nuque. « Le feutre : c'est tout ce qu'on peut affirmer ! »  
  Le maître était de plus en plus rigide, à chaque mouvement il croyait : ça empirait. « Selten kommt was besseres nach. » À la sortie des vestiaires, il attendit sieur Marci. « Il y a eu une rentrée en touche. Ça, tu l'as bien joué » cria-t-il affectueusement à l'intention des joueurs trempés, après quoi il se hâta vers le parking où il avait attaché son cheval. Il ramena sieur György et son père jusqu'à la place Batthyány, d'où ils rentraient par le èreuère. Le maître aiguillonna son destrier. Je ne crois pas qu'il ait pris garde à la limitation de vitesse...  
  Rentré à la maison et réintégrant le cercle de ses occupations ordinaires, le maître s'employa à changer les couches. La couche, lorsqu'on l'a préalablement étalée à plat, peut être mal mise de diverses façons. J'ose le dire, dans ce domaine, le maître ne connaissait pas d'obstacles. La petite Mitovitch sentit l'incertitude des mains et geignit par routine. Puis elle dit : « Dadekom ». Ce qui signifie que, depuis un moment, le monde ne progresse plus dans la voie assignée par son humeur. Mais, même si la construction pendait jusqu'aux genoux rondelets, même si le bord de la couche dépassait en bas — indiquant la voie sûre à la matière, quand le temps serait venu —, même si la minuscule taille se dénudait et si, à la fin, quelques boutons-pression durent se raccorder au même endroit, car il n'y avait plus de place, et si de ce fait la symétrie fut désorganisée — l'oeuvre s'acheva, et le maître, en nage il est vrai, put annoncer : « Ça y est. »  
  Frau Gitti, dès qu'elle entra, réalisa. Elle se pencha sur le lit, chuchota : « Pauvre, pauvre petite chérie. » Elle s'approcha pour « pouvoir marauder » le cou de son enfant, et ce faisant elle posa ses genoux, qui représentent une part conséquente du poids de la femme, sur P « échine » du lit infirme. Crac ! « Putain de souillon de vie ! » Le maître bondit, offusqué du reste par l'attitude délicate mais indubitablement critique. Bien sûr, cette fois non plus la vie ne s'arrêta pas. Dóra s'endormit, le maître taciturne commença à manger. Ce soir-là, il trahissait une mauvaise forme. Il changea son silence contre des mots colorés, avec lesquels il loua le pot-au-feu, soulignant que, voyez-vous, les années ne passent pas sans laisser de traces, la routine et le feu de l'amour vont se développant, et voici que dans la soupe, on trouve même du sel, elle n'est pas tiède, et le goût de flotte qui, dans les débuts, après les épaisses soupes maternelles, lui donnait tant (au sens figuré) d'amertume, quand... quand la dame, avec un muet chagrin, dit : « Te fatigue pas, mec. C'est une conserve. — Délicieux », dit-il en se redrapant. (Comme tous les titans, le maître est malheureux.) Mais ce n'est pas tout : il y avait encore une petite « surprise ». Un gâteau aux noisettes. « C'est ta mère qui l'a envoyé », dit la dame comme en passant. Lorsque le maître tomba sur le deuxième morceau de beurre cohérent (en bloc) dans la crème, il ronchonna, la bouche pleine : « La mutter se fait vieille », et il montra sur sa langue tendue le morceau incriminé. Dame Gitti éclata de rire, et le maître avec elle, servile, et c'est seulement quand l'homme en eut les larmes aux yeux qu'elle avoua que c'était elle qui avait fait le gâteau, sa voix se brisa, et la dame alla prendre son bain. Quelle gaffe !  
  Le maître s'assit tristement dans son vieux monstre de fauteuil préféré, et put lire les nouvelles du nagyvilág fripé. La lampe dessinait des cercles jaunes sur le parquet, et en haut, au plafond, craquait par endroits une tache de lumière en forme de fer à chaussure (laquelle résultait de la couture de l'abat-jour), tel un oiseau ou un moustique de bonne taille.  
  Puis il se coula dans la salle de bains. Passa la tête. D'abord le nez, puis la tête. « Vous savez, mon ami, cet ordre d'apparition est si contrit. » Frau Gitti lisait dans la baignoire. L'angle en saillie derrière lequel était tapie la baignoire dissimulait sa tête. L'extrémité du journal grand format pendouillait : mais on ne voyait pas le bras qui le tenait, seulement l'étirement affecté de la main qui le préservait de l'eau. Mais, même ainsi, le bord était couvert de mousse. Sur tout le pourtour de la mousse, le papier mouillé était comme une blessure purulente. « Sur le terrain Goli, si l'on a eu auparavant des journées assez sèches, on peut se procurer ce genre de blessures. » Mais la mousse étincelait, blanche comme neige. « Laisse-moi te regarder. » Le bord du journal broncha, mais autrement, rien. Sur la pliure, le maître vit : Do You Wanna Dance — mais à l'envers. « Je t'offre le match nul. — J'accepte. » Sur l'eau flottaient des îlots de mousse, mais pas opportunément. L'une des cuisses, sous-marin géant, émergeait. De la surface fuselée — à laquelle se fiançait un grain de beauté —, l'eau rechignait à se retirer. Le ventre plat est une assiette d'argent, son bord supérieur touchait aussi la rive, au-dessous courait un pli circulaire, comme un collier de joyaux ouvragé. Un mouvement des hanches en pente douce fit friser l'eau, et tout — y compris le maître — se mit à frémir avec elle. Dans l'eau verdie par les sels de bain, plus bas, une algue miraculeuse bougea... « Ne salivez pas comme ça ! Une taupe dans la gorge?! »  
  –––––  
  (agrandissement) Le maître est un adulte, il ne s'en réjouit ni ne s'en attriste. (Il ne tient pas à « conserver sa sensibilité enfantine », mais ne court pas davantage s'acheter un portefeuille.) (Ça ne veut pas dire qu'il n'y aurait pas perdu ou gagné quelque chose.)  
  Quoi qu'il en soit, ceci ne peut se produire que de nos jours : penser de lui que, maintenant, il fait un saut chez ses parents. Avant l'entraînement ou après l'entraînement; ou bien avant le match ou après le match. On le voit, ce jeu est chez lui le point de ramification de tant de choses. Il s'extirpe du èreuère à sa manière circonstanciée, avec cette courtoisie martelée qui fait plus de mal que de bien. Il parcourt l'allée de peupliers. Il s'arrange pour ne regarder ni à droite ni à gauche. Les deux blocs au bout desquels le maître atteint le pâle reflet actuel de l'ancienne résidence (voire, n'ayons pas peur des mots : des anciennes résidences) recèlent mille dangers. Ici, la difficulté fondamentale est que le maître reconnaît une personne de connaissance ; c'est pourquoi il la regarde avec force, ce qui bien sûr ne « l'avance pas plus », c'est en vain qu'il plisse éperdument les yeux, et même, formant une fente losangée de ses pouces et de ses index, c'est en vain qu'il se fait des lunettes ; le passant, en revanche, voit très bien que le maître l'a aperçu, s'étonne à bon droit que celui-ci, décidément, ne le salue pas. Lorsque ensuite l'objet arrive à environ 2 mètres, le maître s'épanouit et exécute à la hâte ce qu'on attend de lui, de sorte que l'autre n'ait en aucun cas le temps de dépasser la ligne de son visage. Tout cela est très fatigant. (Et pour beaucoup, suspect. Poor Esterházy !)  
  Le komondor de garde — personnage secondaire de force nouvelles chères à son coeur — a péri, de vieillesse. « Sió dort. Pour touzours », résuma Mitovitch. Il est vrai que le maître peut tirer vers lui (et de fait, il le tire !!), de la main gauche, le portail à deux battants du jardin, et qu'il peut toujours faire sauter de la droite la barre d'appui, et qu'aussi sec il peut l'attraper — comme un cou —, mais la brutalité, l'impétuosité de ses mouvements ne contrarient plus le chien, lequel, laissant libre cours à ses instincts sains, ne se met plus à montrer les dents de façon non engagée, ce qui veut dire que ses dents ne lancent plus un éclair jaune, qu'un glapissement d'avertissement dépourvu d'animosité ne retentit plus — pour le moment. Il n'est pas nécessaire de lui faire savoir qui nous sommes (qui est le maître), et bien sûr, cela n'est pas simple.  
  La manoeuvre, maintenant aussi, est effectuée, seulement de façon plus indisciplinée, avec un tchac et un pouf; et, même sans don divinatoire particulier, on peut prédire qu'un jour la barre d'appui — en dépit des éclats tantôt anxieux, tantôt sévères, en tout cas multipliés de la mère du maître — ne se relèvera plus de son état cataleptique, s'enfoncera de plus en plus profondément dans la boue, dans le remblai meuble. (Car ici, autrefois, il y avait un marécage, des joncs et des malards. C'est pour cela qu'il n'y a pas de cave. Là où — à côté du charbon — on aurait pu installer une table de ping-pong... ! Un terrain remblayé ! Combien mystérieux ! Comme si nous marchions en réalité au-dessus du niveau de la terre ! Allons, cela s'applique bien au maître ; à sa relation au poético-artistique ! Comme si, ma foi, c'était lui qui organisait les transports au noir pour faire venir l'humus, c'est-àdire la terre fertile !)  
  Il peut décider — si cette bizarre visite, en un lieu où il a toujours été chez lui, est matinale — d'entrer furtivement dans la chambre de sieur Marci, qui sans doute dort encore, et debout près du lit de l'avant, de chuchoter : « Chère jambe-de-bois ! » puis de caresser modestement le visage enfantin du dormeur. Il peut revoir sieur Marci à son petit déjeuner commandé pour 11 heures. « Pour 11 heures, maman-poule — telles sont les instructions de sieur Marci —, je veux un petit déjeuner à la fourche. » (Sieur Marci a un grand sens de la langue. Aussi le maître y vole puise-t-il. Il faut chercher la source des beautés de la langue maternelle des frères chez leur mère. La sainte femme distingue même les deux sortes de E hongrois. Le grand homme, plus guère...) Sieur Marci mange comme quatre. Ayant consommé son eggs and bacon multi-oeufs, il enlace la dame aux cheveux gris, concupiscent. Il fait craquer sa taille. Elle piaille comme une écolière. Quelle scène! Voyons-voyons. «Il n'y a pas de barbaque, mère-grand? Sautée ? » Et alors, encore 3 ou 4 tranches de viande ! Voilà comment il mange, sieur Marci ! Pourtant, il n'a pas un seul gramme d'excès de poids, grâce à la MLSZ
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Jegyzet Fédération Hongroise de Football
!  
  Mais on peut imaginer que, pour quelque indéchiffrable motif, sieur Marci se réveille tôt. (Ou que le père du maître, pour quelque déchiffrable motif, se réveille tard...) Et alors, eh oui : la foire bat son plein : sieur Marci a donné le mot d'ordre : spièg ! Un spièg signifie la chose suivante : Les rais de lumière matinale percent la chambre. Glaives de lumière. Le géniteur des enfants repose. Il est étendu sur le dos (toujours), la jambe droite repliée, la couverture a glissé, découvrant la gauche — une courtepointe jaune d'or, aux bords décousus ; sa bouche étant ouverte, sa mâchoire pend comme si elle était brisée, ce qui rend son visage affaissé, on peut s'attendre à ce que l'os de la pommette traverse la peau hirsute et pâle : on a volé la chair sous l'os malaire. Tel un mort : la pointe du glaive de lumière rampe sur la pomme d'Adam. Sieur Marci ayant bon coeur, il disloque la situation (il n'est pas partisan des morts absurdes). Le point saillant le plus favorable est le gros orteil du père. Sieur Marci se frotte les mains — personne, mais personne n'imaginerait qu'elles soient aussi grandes que celles de sieur György, des battoirs —, ses ongles rongés jusqu'à l'os (comparé à lui, le maître est une publicité pour manucure!) crochent ici et là dans la peau, un rire de kobold quitte ses lèvres. (Le maître a beaucoup appris de son cadet.)  
  Et il pince. Le géniteur pousse un cri rauque, etcétéra. (« Les petitsfils décadents ont pris la relève des pères à la force brutale. » — Loi de la 3e génération.) Suit alors une petite pause, la vigilance s'endort, le géniteur prend son bain. Mais ensuite, sieur Marci déploie la porte de la salle de bains comme il feuilletterait un livre (deux !) —, sur la pointe des pieds — en trottinant —, il s'approche avec des ruses de Sioux du père qu'il a en commun avec le maître, dont le corps blanc, telle une algue décolorée, flotte dans la baignoire. Les lignes du corps se sont amollies : des transitions suspectes sont nées entre elles et telle ou telle vague ; il est vrai que ces quelques contours durs aux environs de la tête ne sont pas plus rassurants. Ils ne peuvent quand même pas penser que leur père s'est dissous d'un seul coup dans l'eau du bain. Au même niveau que le cou, aligné sur la taille, un pont de planche enjambe la baignoire. Venue on ne sait d'où, après de grandes collisions, une poignée de lumière est arrivée jusqu'ici ; et elle rend visible — par le truchement des poussières — l'air. (« Est-ce nécessaire ? ce n'est pas nécessaire ! ») À main droite, deux récipients de bakélite encadrent un blaireau. Au milieu de la planche, le miroir, dans un cadre de métal, intact, étincelant, légèrement renversé en arrière, comme s'il avait mal aux reins. Le verre remplit le cadre sans laisser de vide, il est tout au plus embué. Sur la gauche, répartis proportionnellement en profondeur, les tubes sont allongés, à demi roulés sur eux-mêmes, comme le pantalon des invalides.  
  Le maître, pardon, assiste en ricanant à la lutte : sieur Marci crache de l'eau dentifrice sur son géniteur, puis donne — pif! paf! — deux coups de sa pantoufle de cuir sur le front considérable qui se hausse, interrogateur. Mais, comme tout cela ne déclenche que des « gloussements puérils » chez l'homme vieillissant, sieur Marci y lâche de l'eau froide. « On passe à l'attaque, jeune homme, on passe à l'attaque?! » et, de sa large paume aguerrie au battage, aux travaux de cantonnier, il tape dans l'eau. Le cadet en est pour ainsi dire douché.  
  « Sournoisement, je restais accroupi sur l'abattant des W.-C. » (C'est un peu fort... ! Que même ce pathos minimal s'écaille de lui... ou peut-être le maître est-il le nouveau champion de quelque chose de nouveau ? Il fait gicler une lumière sublime sur le banal !? — « Qu'estce que je fais gicler? Ce n'était pas moi. C'était György. Ou Marci. Ou, chère petite maman, n'excluons pas de l'humiliation ton mari, notre bon père. Et même... tu es peut-être a priori au-dessus de tout soupçon, ma colombe?! »)  
  Les détonations frontales décroissantes de la pantoufle closent le spièg.  
  Les inventions de sieur Marci ont toujours joué un grand rôle. Tenez : saler le thé ! C'était du travail de spécialiste. Le géniteur le buvait d'un trait, et eux crachotaient, crachotaient le leur ! Le lait dans les caoutchoucs ! Un sachet de lait. L'un des tours les plus garantis auprès d'un parent pressé ! Seulement, ensuite... Fil de nylon pour une tante, balançoire hardiment projetée pour un petit-neveu, et en général : le retrait de chaise. « L'une, mon ami, des blagues les plus intellectuelles. » Mais tout peut aussi démarrer plus tendrement.  
  Se nicher dans les lits ! C'était l'une des meilleures choses à faire. Visiter tour à tour les lits étrangers pour un petit rab de dodo. C'est en pareille occasion que se révèlent les avantages d'une grande famille ! Car examinons-les maintenant du point de vue du maître, cet enfant d'antan : le lit de la « mamie » — que je présente, moi aussi, le degré d'identification au maître —, le lit de la mamie est sûrement déjà vide (i.e. vidé par la mamie). Il est tout simplement impossible de se réveiller aussi tôt qu'elle ! S'il est effectivement vide, on peut l'occuper tout de suite. Ce n'est pas le meilleur cas, car, comme le lit de la mamie est le plus chaud (« peluchaud »), à celui-ci seul un plus mauvais peut succéder, avec au bas de l'échelle le lit du papy, lequel est froid et sent la nicotine — ce nonobstant, peut-être est-ce justement pour cette froideur virile qu'il est relativement bien coté. Mais c'est beaucoup mieux quand l'un des petits frères dégourdis y a déjà élu domicile, car alors le lit de ce dernier est vide. Et, comme il s'agit des temps où la brutalité du maître gouvernait, et certes dans une fort bonne direction, la fainéantise pouvait être interrompue céans à tout moment. Mieux encore, il était possible de se procurer aussi le lit du papy : soit par une tactique de temporisation, en attendant qu'il se retire de son propre gré, soit par une action-spièg soutenue, le cas échéant, en partageant. Alors peut survenir une brève querelle : qui se couchera dedans, qui dehors. « Qui ira : dans le dedans et hors du dedans. »  
  En pareil cas, on pouvait interroger le père rompu aux affaires importantes du monde. Par exemple, qui est bon, et qui est méchant. Ou plutôt, concrètement, si un tel est bon. Par exemple, si Kennedy est bon? Le père du maître soupirait et éclatait de rire, ses dents jaunes, entartrées (comme nous le savons par sieur Glass : belles) se découvraient. « On ne peut coller d'étiquettes aux hommes. » Mais, comme le petit maître ne voulait pas en démordre, il disait. « Il est bon. » Ou encore : « Il est méchant. »  
  Le père du maître, ce dictionnaire quadrupède, ainsi que l'avait un jour nommé le maître, avec cette précision irrespectueuse qui, par chance, le caractérise, était réputé non seulement pour son amour des hommes, mais aussi des chiens. Autour de la remise, des chiens errants firent leur apparition. Pas par hasard. Car l'homme en question, bien que Sió eût péri, déposait ici ou là — et justement près de la remise — un petit quelque chose. Les charognes venaient même en bon nombre : le maître se souvient concrètement de deux d'entre eux : un alliage de teckel et de chien-loup, berk! et un genre de berger hongrois, un spécimen tripède.  
  « Épouvantable », geignait la mère du maître avec la routine des décennies, mais le père du maître apportait avec une impassibilité empressée les restes des repas (os, patates, etc.) et du pain trempé dans du lait (morceau de choix !). Mais ensuite, l'équilibre de la vie rugit, et les chiens, en rangs serrés, prirent d'assaut la remise. En rentrant, le maître tomba au milieu d'un grand affolement. La mère du maître se tordit les mains à son intention. « Ils bouffent le charbon ! — Enfin, Maman ! » dit le maître, renseigné. La dame chargée de famille se pencha par la fenêtre, et dit, mais pas trop haut : « Ous0e, les chiens ! » (La dame avait emprunté ce « 0 » à certaine langue étrangère. Lorsque, par exemple, ils rentrèrent un jour de chez l'ophtalmo — « Vous avez des yeux d'aigle. 100 forints. » —, il se remémore un mémorable « 0 » de ce genre. « 0axi ! », avait crié la mère. Mais ensuite, ils avaient pris le bus. « Et tu te souviens, mutter, nous étions loin l'un de l'autre, et nous échangions des clins d'oeil libidineux! » « Quel scandale ce fut, quel scandale ! »)  
  Mais à ce moment-là, la silhouette paternelle se dresse derrière la machine à écrire, fait signe au fils aîné, et les deux hommes — communiquant parfaitement par des gestes économes, virils — se mettent en campagne. Retenant leur souffle, ils s'infiltrent — là, oui, dans les commodités ! « Ach, lieber Freund, c'était donc tout ce qui restait de l'ancestrale passion pour la chasse ?! Des grandes chasses de l'aube, de la troupe des sonneurs de trompe, de celle des rabatteurs, des dos fumants des chevaux, des poumons haletants des renards, du kill? Pratiquer le Pirsch dans les W.-C., sur des chiens retournés à l'état sauvage, désireux de s'adonner au rut près de la remise?! »  
  Pas le temps de soupirer longtemps, le père du maître, d'un poste très avancé, poussa un énorme hurlement : « Va pas t'ensauver, bon sssang de bois ! » « Il y avait un forestier, avait un jour raconté le père du maître, qui harcelait les rabatteurs de façon aussi impie. Va pas t'ensauver dans les taillis, Valaque aux pieds velus. Pendant des années, j'ai compris : va lagopède. » La voix paternelle, qui avait pu s'entraîner dans la lumière bleue, vacillante des salons aristocratiques (lumière qui bien sûr, nous le savons, est ombre), fait son effet : tous les bâtards, hop là dehors ! L'homme vieillissant se penche fièrement par la fenêtre des W.-C. (comme il pousse du genou l'abattant du W.-C. — le même que ci-dessus —, celui-ci claque indignement), et le fils lève un regard fier sur lui, l'auteur de ses jours.  
  C'est alors par exemple que sieur Marci se lasse de balayer. Il est peu probable qu'il ait terminé, c'est plutôt que les filles du lycée technique médical sont déjà passées. « Quelles nouvelles? » fond sur lui le maître, puisqu'on lui demande à lui aussi, jour après jour, un compte rendu des actualités relatives à sieur Marci. Une fois, il se renversa dans son fauteuil, froissa sous lui, véhément, sa robe de chambre d'écrivain, et téta son cigare de bonne qualité. « Vous savez, mes chers, voici que les médecins du sport ne sont plus ce qu'ils étaient. » Dans le temps, la chose était facile pour lui. Tout marchait en un tournemain. « Branche princière? branche comtale? » telle était la question du docteur gentiment réactionnaire, néanmoins oublieux — et déjà le tampon y était : apte à la compétition (date). Cependant, lorsque sieur Marci apparut en pleine lumière, il aurait fallu qu'il raconte sur-le-champ des détails pittoresques sur ce que sieur Marci avait palpé exactement, et combien. « Combien, Péter? » Le maître, pressentant le pire, dit : rien. En fait, cela fit de la peine au docteur que le maître n'avoue pas. Qu'il les trahisse, eux. « Péter, nous serons muets comme des tombes. » En agitant le certificat dans sa main. Le maître ne savait que faire, il se borna à faire non de la tête. « Ils m'ont tout de suite éjecté à l'électrocardiogramme, aux rayons X, immédiatement. »  
  Mais sieur Marci était toujours évasif avec le maître. « Lâche-moi, tu veux. Quelles nouvelles?! Tu lis les journaux, non. » Mais ensuite, il dit : « Faisons un schnapsli. » « Mon petit pater, dirent-ils à leur père, car, eh oui, ils sont effrontés comme des pages, pater, on t'invite à la partie. — Pour dix balles, mon pote. » Leur père acquiesça, s'assit entre eux, battit et distribua. Mais en vain : il resta sur le carreau. Peutêtre parce que le carreau était l'atout ? Nullement. Parce que les deux frères trichaient. Le maître fit passer sous la table le valet de trèfle à sieur Marci, et ce dernier glissa au maître le roi de carreau. « Vous savez, mon ami, ce qui dépassait de la table, surtout notre visage, était bien élevé, nous blanchissions dans les honneurs et le respect. Moi, j'ai joué l'as de carreau, ensuite j'ai annoncé le quarante, et terminé. » Ils gagnèrent les doigts dans le nez. L'autre ne faisait que plisser le front. Ainsi que nous le savons, il sait effroyablement bien plisser le front.  
  « Vous avez triché, dit-il quand même ensuite, étonné. Alors sieur Marci empoigne une pantoufle (!) qui s'offre là avec une complaisance inattendue, et frappe son géniteur au front, avec une force qui contredit l'expression pensive de son visage. (Les jeunes d'aujourd'hui ! Le respect filial d'aujourd'hui !) « Ta gueule », rit sieur Marci un peu interloqué. Le vieux lève son regard entre ses épaules effondrées. « Pourquoi », articule-t-il à voix basse. Il se lève, et eux disent : « Pater, tu as perdu. — Benêts », dit celui-ci, et il va se rasseoir derrière ou devant sa machine à écrire, pour traduire en langue allemande, anglaise ou française la palpitante étude intitulée La pomme de terre en Hongrie ; car telle est sa tâche.  
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  Il s'étira à fond. De nouveau le temps se passait à travailler, et il aimait beaucoup ça : se lever en sachant ce qu'il avait à faire. Un jour, agenouillé dans la belle cathédrale aux vitraux colorés, il avait dit une action de grâces détaillée pour cela. Et en une autre occasion, il regardait par la fenêtre, pressait son front, comme il se doit, contre la vitre (laquelle « graisse » d'une manière qui exige des comptes), et regardait dans l'obscurité profonde, en relief, lorsqu'il fut saisi par la susdite sensation de bien-être ; que cela puisse marcher ainsi depuis bientôt 2 ans. Il regarda bien au fond de l'obscurité, à ce moment-là.  
  Quand le maître travaille, il est sourd et aveugle. Et quand il travaille, il est capable de travailler même dans les conditions les plus impossibles : en plein milieu, il fait un saut pour changer les couches de quelqu'un, ou libère un peton dodu-vermeil, car le Gros-nounours s'est écroulé dessus, ou reste penché sur son travail dans une pièce de la taille d'une cuisine moyenne, où 5 autres intellectuels à l'emploi assuré jacassent, travaillent, fument, et lui ne bondit que fort rarement hors de son bastion composé d'ouvrages spécialisés (documentation Software, La programmation paramétrique, etc.) pour aller au tableau (d'où la poussière de craie, aussi bien, criblera son cou) installé à la demande de sieur Tamás, afin de confirmer sa présence professionnelle en y dessinant telle ou telle double intégrale à titre indicatif. (La situation n'est pas à ce point cynique, mais : à ce point optimiste.) (Sa maîtrise de soi était grande, bien plus, formait la caractérisque saillante de son être ; de même que la pondération avec laquelle il parvenait toujours à dominer son sujet.)  
  Il est sourd et aveugle, mais de sa somptueuse, immensément minuscule chambrette aménagée avec des tentures (ho-ho, contre laquelle il a tant guerroyé, combattu, frappé d'estoc et de taille ! — mais par la suite, il reconnut : « Dans le fond, t'avais raison, minette! »), or doncques, de celle-ci, en extase, il crie de temps à autre : « Je t'aime ! » Tandis que sa plume laboure le papier, la partie visible de sa tête et de son âme est immobile. Puis : « Tu m'es aussi nécessaire que l'oxygè-ène ! » Une personne exaltée peut cependant essuyer un échec dru. « Mon ami ! Une exaltation qui s'exprime par des mots... ! » Cela aussi est l'un de ses chevaux de bataille. « Du calme, du calme », dit-il à sa femme, irrité, quand celle-ci dépeint des événements certes très valables en eux-mêmes, qui ne pâlissent éventuellement que dans de plus amples interrelations. « Et figure-toi... ! — Ma colombe, dit le maître, sinistre, tu me fais tout simplement grimper aux murs, quand tu racontes des histoires à la façon de X. Pour l'amour de dieu, épargne-moi les détails, et surtout, ne t'exalte pas !» Le X sert à désigner un prosateur illustre; mais ce n'est pas une constante. Juvénile, il dit soit l'un, soit l'autre. Et ça le radoucit ; mais pas dame Gitti.  
  Après un pareil « je t'aime » ou « tu m'es nécessaire », que pensait au juste dame Gitti dans les années débutantes du mariage ? Voici : elle n'écoutait que son sang, et déferlait dans la petite pièce à tentures, traversait en pataugeant les monceaux de feuillets manuscrits, dictionnaires, fiches, notes, dans les Mémoires d'Apponyi, les oeuvres complètes de Mikszáth, le Petit Tailleur, dans la brochure Visite dans le pays le plus développé du monde, une bande dessinée d'Astérix (grand format), le Livre des Épices, les Histoires de chasse de Sándor Nemeskéri-Kiss, dans l'édition des Chants des Peuples Libres, dans quelques revues catholiques Vigilia qu'étreignaient, ainsi qu'une femme ardente, deux magazines sexy (quelle frivolité tendancieuse !), comme quelque sandwich méridional : petits oignons, tomates, olives, poisson, crabe, salade, salade, salade ! — traversait tout cela, pour atterrir dans les bras de Péter Esterházy, son compagnon agréé ; pour que finalement, le maître fasse un éclat monstrueux, s'étonnant et ne comprenant pas que la femme se trouve soudain là, ici, disant : « Purée ! Alors ici, on ne peut définitivement pas travailler ! » Cependant, le temps ternit tout : 4 ou 5 ans de mariage : c'est quelque chose : la dame, donc, se lance, « la fée pataude », traverse en pataugeant les nouveaux Vigilia et les deux vieux sexy (« plaisant ! »), droit dans les bras de son compagnon agréé, et ils se gratifient l'un l'autre d'un baiser ; de la main du maître tombe le stylo Pelikan (pour lequel il se procure des cartouches, à 2 forints pièce, dans la boutique spécialisée de sieur Járay), le ploc qui suit la chute fait revenir le créateur à lui, et il prie la belle femme de s'éloigner, celle-ci obtempère non sans réticence — car le maître l'attire. (« La femme n'est faite que pour l'amour tant qu'elle est belle — ensuite elle est faite pour la corvée, quand elle se fait vieille. »)  
  C'est ce qui arriva, mais ensuite, le maître aussi bondit. Le devoir l'appelait : le jeu du ballon rond. Sa grande tension intérieure ayant cessé, il s'avéra qu'il avait mal à la tête. Par-dessus le marché, son bon étalon d'Orlov souffrait d'une fuite — peut-être l'arrivée d'essence ? qui sait ? (« Jóska Bór le sait, mais où est Jóska Bór ? qui sait ? »), c'est ainsi que le bus, puis le èreuère purent assurer la relève.  
  « Selon un usage involontaire du vingtième siècle », il avait mesuré chichement le temps ; qu'il arrive parmi les derniers à l'entraînement n'avait rien d'une nouveauté. Les garçons étaient adossés à la main courante. Il n'aurait su dire ce qui pourtant était différent, ce qui avait changé et tourné à son désavantage, mais il sentit aussitôt la tension, dont l'unique expression était la rigidité des salutations. Chacun lui serra solennellement la main, alors que ce n'était d'usage que le dimanche, ou plutôt, en semaine, seul l'Arrière-gauche le faisait. « Que se passe-t-il ici? » demanda-t-il carrément. L'équipe s'esclaffa, par alibi, comme à l'école, à cause d'autre chose. « Qu'est-ce que vous avez à être aussi réservés?! » Et toc. Silence.  
  Le grand esprit enregistra trois choses à la fois ; la chaîne qui les relie étant le temps, elle est lâche, mais de mauvais augure. Dans la réserve — les réserves ! c'était là le maillon — était assise, les bras croisés sous d' « énormes jarres », dame Suzanne, la femme du magasinier. Elle était assise de façon à ce qu'on ne puisse la saluer que de l'extérieur. Première chose. L'air maussade de l'énorme femme ne lui était pas inconnu, mais cette fois pourtant, c'était différent... « Plus définitif? » Deuxième chose : comme le maître se penchait justement à l'intérieur de la réserve pour élucider cette affaire de femme (ou peut-être, une fois à l'intérieur, serait-il possible de la saluer), tel un rêve incroyable : pas de vestiaires.  
  Mais cela s'entend comme je le dis ; ce n'est pas un effet de style ! Les personnes et la réserve se trouvaient en deçà d'un mur de brique en ressaut, c'est-à-dire dépassant du plan longitudinal du bâtiment (pardon) ; pour éclairer la situation en fonction de son histoire (son passé) : la réserve avait été accolée plus tard au bâtiment d'origine ; c'était ce mur de brique qui était à l'époque le mur d'extrémité du bâtiment — où se situaient donc les vestiaires et les douches. Mur derrière lequel, à présent, le regard de l'artiste tomba! Et ensuite, consterné, alla se pavaner en bas. Car, là où « hier » encore, des vestiaires s'effritant modestement et des douches à l'écoulement souvent bouché poireautaient, là... là, il n'y avait désormais plus rien, pour l'essentiel. Las, l'expression traîtresse de son visage ! « Qu'est-ce qu'il y a, mec », rigolèrent les jeunes sportifs d'un air contraint. Ils étaient mieux renseignés, non seulement parce qu'ils étaient arrivés plus tôt sur le terrain, mais parce que ce genre d'écroulement, de mesures prises et de vernichtung naissent de l'intérieur, de l'usine où la majeure partie des « enfants » travaille, qui au rendement, qui au salaire horaire. Le maître devait donc se borner à constater les fruits pesants, miellegraisseux, les mille chuchotis du feuillage, le splendide mouvement frémissant des feuilles, la « vibration estivale », mais dans les profondeurs, là où il était question des mornes possibilités de sels minéraux, d'infiltrations d'eau, là, il était un étranger. Chose rare chez lui, qui se sent tellement à son aise dans ce monde. Le fait précédent lui fut même reproché en une occurrence ultérieure, acculant cet homme éminent à un état fort dépressif. — Pour que nous soyons chez nous quelque part, il faut bien que nous soyons un étranger autre part. « Plaisant. »  
  Comme si l'arrière du mur avait été touché par un bombardement. « Doux Jésus », dit bien sûr le maître pacifiste, et à présent il se tenait à distance — sa rigidité jetant une flamme —, pour tout passer en revue. Les autres avaient dû se tenir ainsi, à cet endroit, peu de temps auparavant.  
  « Certaines cloisons sont restées debout, c'est hors de doute. » C'est tout. C'est tout ce qu'il put dire, lui, le maître et l'esclave des mots, c'est tout. Le spectacle n'était pas du genre à délier les langues ; c'était plutôt la paralysie qui était l'effet typique. On avait abattu le plafond, il était visible par terre sous forme de briques ; seuls, la maigre plainte des traverses de fer et l'amoncellement des planches sur le sol rappelaient la tribune qui trônait jadis au-dessus du plafond. Le mortier était tombé avec les briques. Tout était recouvert de poussière. Cela est une phase fort caractéristique. Les minces morceaux d'acier sortaient des poutres de béton si importantes quant à leur rôle stabilisateur, telles des tripes figées. « Mais où sont les burnes d'antan? » grommela-t-il, cultivé. À l'extérieur, à demi tombée, désarticulée, pendait la pancarte à l'inscription rouge : respecte même l'équipe adverse ! Un grand clou sec, rouillé, en sortait. Des murs avaient disparu, et avec leur disparition tout le plan avait changé. Le maître ne s'y retrouvait plus. C'était ce qui lui faisait le plus mal ; c'est ainsi qu'il put advenir, comme il se retournait, qu'au lieu de paroles humaines, il fit : « Où étaient les douches ? » La réponse fut un grand silence, et le gros rire de la femme du magasinier.  
  Sur ces entrefaites arriva la troisième observation. Au ricanement de la femme du magasinier, lequel était plus cynique que joyeux ou étonné, le maître rentra nerveusement la tête, comme le cheval quand on tire sur le mors ; ce mouvement subit induisit cet effet : il aperçut de dos, près de la chaudière, les sieurs Eugène et Armand. Sieur Armand, à la forte carrure, et le gringalet sieur Eugène, entre deux âges, qui s'agitaient avec force courbettes, comme l'amalgame d'un buisson et d'un cornouiller
n
Jegyzet nous employons ici le mot dans son acception botanique
, et il eût été difficile d'affirmer quel bras était à qui, si du moins il s'agissait bien de bras.  
  L'oeil myope du maître et son vif basic associatif rapprochèrent cela d'un événement fort ancien, qui en son temps s'était répété plusieurs fois ; eux, les pupilles-vétilles, lorsqu'ils restaient en bas pendant les longues soirées d'été à lorgner les juniors et à lamper les fonds de bière amère en faisant la grimace, eux aussi avaient pu voir comment sieur Eugène, ce petit homme de rien du tout, mordait en geignant la main de notre mère à tous, qui dans les pauses-morsures caressait affectueusement la chevelure clairsoyeuse. Dame Suzanne était énorme comme une statue de rond-point, les jambons, la poitrine, les épaules — largesses de reine ! Elle soulevait les grands sacs, pleins d'équipements (mouillés) ou de medicine-balls, comme un homme.  
  Mais c'était une femme. Le maître se souvient d'une aventure, au début des années soixante, qui imprégna profondément son âme pubère. Une scène de plage lui est restée, d'une force comparable (le vent soufflait) : il pressait son genou contre le dos de J., qui répondait de l'échine à sa pression, alors que son fiancé était là, à côté d'eux, près de la rambarde bleue. (Ou alors, encore minium?) L'histoire est un peu improductive, mais quand même, dans la perception qu'il a de son genou, subsisteront éternellement la pression de l'échine de J., son dos satiné, la marque de l'élastique de son maillot de bain sur ses hanches. Si l'on y réfléchit après coup, de façon inauthentique : J. était assez planche à pain. On peut dire ce qu'on veut de dame Suzanne, on peut faire la fine bouche, etc., mais on ne peut en aucune façon parvenir à une conclusion de ce genre. Sa merveilleuse féminité ne faisait pas de doute ; pas plus qu'aujourd'hui, alors qu'elle attend déjà le facteur des mandats de retraite. Qui par ailleurs est l'Arrière-droit, « le veinard ».  
  Mais revenons aux années soixante, à son expérience primaire ! (« Tout m'arriva avant que j'aie 10 ans », dit sieur Sándor, le poète.) Un lundi matin d'été, le maître partit au stade, transportant dans une petite charrette à bras les équipements utilisés la veille sur le terrain de la Compagnie du Gaz, car on n'avait pu s'arranger autrement, au demeurant il était déjà en congé scolaire, et du reste c'est un homme serviable. Au surplus, à la maison le terrain était glissant. En effet, il était arrivé un incident déplorable : les véhéments ébats vespéraux des quatre diablotins (« les sauterelles ») avaient abouti à ce que la jambe de sieur Marci se trouvât sous le dossier du sofa, et les trois autres, n'est-ce pas, sur le sofa. Ainsi donc, la jambe de sieur Marci, crac, s'était cassée. (Par conséquent, s'il rate le contrôle de quelque balle, la cause en est connue. Le maître en assume la responsabilité.) Mais les frères lui enjoignirent de rester muet comme la tombe. — Les parents prenaient part à un cours de défense passive. — Sieur Marci hoquetait, mais fut convenablement terrorisé. Les enfants se couchèrent sagement, et le bon maître encaissa les éloges des parents de retour. Las ! le matin, la jambe de sieur Marci avait enflé, il était fiévreux, et gémissait, ce qui ne montrait pas le maître sous son meilleur jour. Sic transit gloria... Il lui parut plus indiqué de liquider provisoirement le foyer.  
  Dans la petite charrette à deux roues, il tirepoussait les deux énormes sacs. D'où venait la charrette ? Peut-être du vieux Tocska, ou du garde du corps ? Ou alors, y avait-il encore une charrette familiale ? En tout cas, elle grinçait de façon caractérisée. Pis : elle grinçait ridiculement ; si bien que la joie de la gouverner et celle des parallèles sinueuses tracées par les deux roues étaient anéanties, pis, devant le libre-service ABC, là où, lors de la préparation de fond, l'hiver, le Grand Virage vire vers la colline, il fut saisi par un franc sentiment de honte, pourtant les demoiselles vendeuses (certaines juste bonnes à marier ; « à saisir, mon ami, à saisir ! »), cette fois, ne ricanèrent même pas, narquoises.  
  Le Grand Virage n'avait pas une bonne cote. « Un tantinet plus long qu'il ne faudrait. Vous savez, mon ami, on sent qu'on ne peut justement pas le parcourir. Et la situation ne s'améliore pas, même quand on l'a parcouru, parce qu'on continue de penser la même chose. Eh oui, lieber Freund, l'expérience ne s'acquiert pas. » Ce sont les filles et les chiens qui l'ont hissé au-dessus du simple tour de stade. « Vous savez, mon ami, ça existe. » Il existe une sorte de relation mystérieuse, secrète entre les coureurs et les chiens, dont l'intimité ne peut en aucun cas être compromise par la présence des propriétaires et des entraîneurs, et que seuls signalent de temps à autre un regard réprobateur, une main fendant l'air, des jappements et des halètements. « Calmos, pater, soyez encore content que votre toutou de poche aboie. — Gare à tes fesses s'il te mord, ça te coupera le sifflet ! — Eh ben. C'est ce que je dis, pater. »  
  Et lorsque — hélas, dans une phase assez tardive — l'équipe arrive devant le libre-service, haletante, les mollets engourdis par le béton, les vendeuses gelées par les grands froids les attendent, blotties les unes contre les autres — comme si, depuis l'époque où ils étaient pupilles, c'étaient toujours les mêmes quatre filles : celle au type tzigane, la petite au tee-shirt jaune, turgescent (combien d'obscènes dénaturations de mots furent ici employées ! « combien ? une ! »), la blonde à museau de souris avec ses longues jambes de danseuse, et la boulotte aux dents de lapin, la « boulotchita » —, les pieds claquent, de plus en plus insensibles, et les filles intéressées se moquent d'eux, et eux leur envoient une brève réponse étayée par l'air, concrète.  
  Cette fois-là, il n'y avait personne dehors, la petite brune était à la caisse, on entendait le crépitement du tiroir-caisse, ce qui rendait la fille intelligente aux yeux du petit garçon (le maître) ; celle au museau de souris parlait avec quelqu'un, à travers la vitre réfléchissante, on ne voyait que son éternelle moue, elle faisait perpétuellement la moue — pourtant il se hâta de disparaître avec le maudit grincement, comme si toutes les quatre surveillaient chacun de ses pas. D'une certaine façon, c'était comme s'il eût grincé lui-même. « Une honte. En pleine rue ! En pleine rue ! »  
  Il se mit à courir, derrière lui la voiture cahotait terriblement, les sacs titubaient comme des ivrognes, leur situation dans les virages n'était guère enviable. Haletant, se traquechassant lui-même, comme s'il en était au rush d'un match important, il arriva devant la réserve en un virage audacieux, lâcha devant lui la charrette avec un gai flop — un pied de fer, par chance, empêchait le bras de s'enfoncer contrairement à sa fonction, ce pied faisait en ce moment office de frein —, et le maître, de même qu'on se tourne vers le ciel bleu dans un grand pré vert (« où les sièges de rotin et le beurre matinal en copeaux, etc. »), renversé, les bras en croix, se coucha avec un abandon semblable sur les sacs, troisième ivrogne, et pantela, souhouffla, haleta. « Je vais jouer tout mon chagrin », disait parfois l'artiste national avant le match, et au fond, c'était la même chose qui s'était passée cette fois : le maître avait couru toute sa honte. (Bien sûr, parfois, après le match, pour ainsi dire à cause du match, on est de mauvaise humeur. Ils sont alors assis, le teint cireux, sieur Csucsu et lui, sur quelque « banc de gym », simplement assis, et regardent sous leurs pieds un maillot ou un short se geignefroissant. Assises.)  
  Tout à coup, hop ! clop ! envolé le dossier — le sac —, et lui de piquer une tête à la renverse, flûtapouf ! et la charrette de basculer dangereusement, entraînant avec elle le corps juvénile, lequel s'écroula sur les planches dures, grenues, et se tourna vers le ciel bleu, les bras en croix. Si fait, quand il rouvrit les yeux — car il les avait fermés —, un énorme nuage le surplombait : dame Suzanne. Le maître allait se rasseoir fissa, mais la dame, le grand sac sur l'épaule, lequel sac était l'agent physique, se décida en riant à tendre la main alors que le maître atteignait le point critique, se contenta de l'effleurer d'un doigt, et le garçonnet s'affala derechef dans la situation de départ. Cela se répéta environ trois fois, accompagné par les éclats de rire croissants de dame Suzanne. Et le sac de trembler. La perspective renversée dans laquelle le maître avait atterri ne laissa pas de graver dans son esprit les courbes, droites concourantes, rainures et cavités, à commencer par l'usure complexe du survêtement tombant tout près de lui (et de ce point de vue, une perception extrême : son front touchait le pantalon godeballant au genou !) et ensuite, plus haut... ! Ce qu'il y avait plus haut ne put se révéler que plus tard ! Car tout d'abord — et surtout parce que le soleil brillait à contre-jour —, le maître crut voir que la dame était nue (« nue ! ») : à coup sûr, il vit le ventre à poil, qui bombait duveteux (telle une ou, peut-être, tout à fait une panse à bière), au-dessus, toute cette chair était lumineusement équivoque, les épaules clairement, l'aisselle, les « suspensions » des aisselles : nues !  
  Mais non. « Levez-vous, Péter, vous vous tournez les pouces ou quoi » — celle-ci mit fin à ce jeu bizarre, et empoignant le col du sac, un sur l'épaule, traînant l'autre, elle entra dans la réserve. Lui, il la suivit illico du regard, put voir aux omoplates la courbe qui coupait le dos en deux : ainsi, elle n'était pas nue. Mais que ce fût un soutiengorge, il n'y crut pas une seconde. « Maillot de bain. Deux pièces. Et bien sûr, c'était le haut. » Alors que c'était bien un soutien-gorge.  
  Le garçon se blottit de nouveau à l'avant de la charrette, il n'osait pas aider à décharger, et d'ailleurs il n'y tenait pas. La femme termina son travail : elle prit deux serviettes sur une étagère, les jeta sur son épaule comme l'aurait fait le maître lui-même. « Ciao, Péter. Merci d'avoir rapporté tout ça. Moi, je vais prendre mon bain, je ne l'ai pas encore pris. Ciao. — Au revoir, madame. » L'excitation courut à sa solution. Ce qui arriva au maître dépasse l'imagination.  
  Dès que la grande dame, d'une torsion des hanches à faire trembler la terre, disparut dans des circonstances mesquines, à savoir franchit la porte — au-dessus de celle-ci, une pancarte barbouillée de frais : respecte même l'é quipe adverse ! —, le maître se mit en route furtivement, son coeur battait dans sa gorge, aurait-il fait mine de battre ailleurs ou pas du tout! il fit prudemment le tour du bâtiment, à l'époque, la chaudière fonctionnait encore au charbon, pas au pétrole, lorsque la porte des douches claqua tout près, il se jeta à plat ventre, comme le Pista Lapiste du bon sieur Banga, que notre plume a déjà eu l'occasion d'effleurer légèrement, « de même qu'une balle (de mousqueton) fasciste
n
Jegyzet En cas de lecture de la parenthèse, il faut comprendre fasciste avant la lettre. — « Tu as de la fièvre, demanda Tania dans un chuchotement affolé, et elle passa la main sur le front et les joues brûlants de Natacha. Ce n'est rien, je t'en prie, pas un mot à Feri. (Feri est le partisan.) Pauvre Feri ! De son pantalon de chanvre tombe, tombe la menue paille. Le seau se renverse, l'état solide est entraîné par l'état liquide. La lourde porte de fer s'ouvre. Au loin une lueur goutte (comme d'un membre viril). Dans les yeux de Feri luit la sérénité d'antan. Il se met en marche. János est toujours dans les fers. Les chaînes cliquètent. Feri est sur les marches. János pousse un hurlement. »
effleure la chevelure des filles partisanes ». Son front touchait le mâchefer, et comme il haletait d'excitation, la poussière se collait à son visage, lui donnant envie de tousser. Il pressait fortement ses aines contre le sol. C'était bon d'attendre. Ensuite se hisser jusqu'à la fenêtre embuée, maculée de charbon, cet enchevêtrement, l'enchevêtrement de l'eau et du corps, et le savon donc ! Le savon, comme il se perchait sur les noires pousses ! « Comme le givre ! » Il regarda intensément le minable savon à lessive qui était posé là, qu'il avait jusqu'alors eu en horreur, il ne supportait ni son odeur ni sa consistance visqueuse, et depuis lors, c'est avec une grande tendresse qu'il fait glisser sur lui le détersif brun grisâtre de médiocre qualité. « Elle savait. »  
  Redégringolant le long du fil associatif, comme l'araignée qui tisse d'elle-même ce qui doit être tissé, ô combien objective — qu'elle y trouve une mouche ou non —, nous rejoignons le maître en train d'observer la querelle des deux hommes. Dès qu'il s'approcha, c'en fut fini de la colère. Sieur Eugène était encore plus pâle, sieur Armand encore plus pourpre, dans ses cheveux grisonnants, la sueur. Il était toujours plus jeune que sieur Eugène, mais pas au point de mettre un frein à ses emportements. Sieur Eugène — pendant que, dans sa vaste culotte de satinette, ses maigres jambes osseuses vibraientinerveusement ; elles avaient la place — dit : « Nom de dieu, qui me paiera ça ! » Sieur Armand frappa l'air du poing, c'était visiblement un tournant bien connu de la dispute. Sieur Eugène tourna sur ses talons. « Salut, Péter », dit-il calmement, comme s'il n'avait jamais été irrité, puis, irrité bien entendu, marchant et agitant les bras impétueusement, il s'éloigna, grogna quelque chose à l'intention de l'équipe, fit un signe de tête à sa femme, « tu viens », et la femme le suivit sans un mot, vers leur trou-logement de fonction. « Elle ne traîna pas, ne plaisanta pas : elle suivit. » (Dame Suzanne, tel un pancrace, et sieur Eugène, tel un toutou de robe-fourreau. « Ils donnaient l'impression : de s'aimer. »)  
  « Ah, cornouiller — sieur Armand fit un geste d'impuissance après qu'ils se furent salués —, cornouiller. — Qu'y a-t-il », dit le maître, bien qu'il ait pu le voir. Rapporter l'effet à sa cause est une démarche purement historique. Et pendant que le brave sieur Armand fulminait, « échauffé par sa propre vérité particulière », entre les « lâches traverses d'acier », à travers les déchirures du toit incliné au-dessus de l'ex-tribune, désespérément, le ciel apparaissait et disparaissait. « J'ai parlé avec le nouveau P-DG. Un type sympa, il jouait au foot dans le temps. On avait tapé la balle chacun dans son camp, il s'en souvenait. — Sûrement, il a dit que tu l'avais bien aplati à ce match, et il a ri. » Sieur Armand fut déporté de sa trajectoire. Le maître s'inclina, délicat ; sa connaissance de la vie ! Sieur Armand poursuivit avec moins d'assurance, mais très vite, il retrouva sa véhémence antérieure, comme l'indiqua la couleur de son visage. « J'ai parlé avec lui, et il a promis qu'il y aurait de l'argent. — Et? — Et alors, on pourrait démolir cette merde, et on pourrait en monter un nouveau à sa place. — Et alors, quel est le problème maintenant? — Qu'on a déjà démonté les vestiaires lundi, et ça fait deux jours que les maçons ne viennent pas. Monsieur le magasinier, qui, n'est-ce pas, est ici le Grand Manitou, n'est-ce pas, car sinon qui d'autre le serait, lui, il sait qu'ils ne viendront plus, parce que toute l'affaire est bloquée. — Alors qu'en réalité ? — Mais je n'en sais rien ! Qu'est-ce qui te prend, toi aussi ! Nom d'un chien, alors quand il y a une petite difficulté, il faut tout de suite se lamenter comme une pute de bains publics? Tout de suite, ça ne marche pas? Et tout de suite, qui paiera? Mais comment arriver à quelque chose de cette façon? Sur la base du donnant, donnant? Comment? » Le maître se taisait. L'idéalisme de son entraîneur lui était naturellement sympathique, cet inébranlable désir d'agir, ce raisonnement communautaire. « On peut envier cela à cette génération. Plus précisément : l'expérience communautaire de leur jeunesse. » « Mais la situation n'est pas si simple. » Non, parce que c'est le lieu de travail de sieur Eugène, et parce qu'il n'y a pas d'argent, les conditions de travail adéquates font défaut. L'essoreuse est fichue, la tondeuse s'abîme, le rouleau...! le rouleau, ça fait 5 ans qu'un dégourdi l'a vu bouger, l'écoulement des douches se bouche, les eaux remontent, et en pareil cas la circulation se fait sur de dangereuses passerelles posées sur des briques, la réserve est petite, les murs sont moisis, le plâtre tombe, les câbles prennent l'eau, l'herbe grille, l'arroseur est rachitique, les filets tombent en lambeaux, le terrain d'entraînement est envahi par du chiendent haut d'une toise, les chaussures de gym s'épuisent peu à peu, les serviettes sont rares et petites, mon dieu, qu'elles sont minuscules, les juniors ont à peine de quoi s'équiper, personne n'apporte les équipements aux championnats, ou bien au mauvais endroit — « au stade de l'UFC au lieu de Solymár, parce que Laci Kohut aussi préfère s'occuper de n'importe quoi plutôt que de fournir des voitures » —, les chaussettes sont trouées, l'eau chaude est rare, rare, rare.  
  Ainsi donc, le maître compréhensif écoutait la sortie de sieur Armand, mais n'était pas sur sa longueur d'ondes, de ce fait n'entrait pas en résonance avec lui. Mais s'attristait de plus en plus. « Tout est accompli... » Gêné, il fouillait le sable du pied, faisait hum aux paroles embrasées de sieur Armand, et ressentait de plus en plus la tragédie connue : les perdants s'entre-déchirent. « Les pauvres gens. » Les sieurs Eugène et Armand n'étaient pas en situation d'en vouloir à d'autres, « ils ne pouvaient que s'entre-tuer ». Dans le but de mettre fin à la mauvaise humeur qui perçait sous son silence, il recourut à une variante utile de la pseudo-action : il se planta devant les étagères, et se mit à distribuer les équipements. Après plusieurs tentatives, il recueillit quelques ensembles — maillot, short, chaussettes, chaussures, serviettes —, avec cette musardise dont la simple contemplation (avec ou sans compassion) suffit à égayer la compagnie ; bien qu'il ne le fît pas dans ce but.  
 
 
  36. De nouveau, le maître use d'une fiche-spontanée :  
   
 
 
  37. D'après le maître, cela commença dès l'après-midi. « Vous savez, mon ami, j'étais au milieu du bureau 903, un quotidien spécialisé à la main, et dedans, mon article spécialisé. C'était horrible d'être ainsi au milieu du bureau ! » Les dactylos pouffaient, dans un sens, le maître leur plaisait, dans l'autre, non. Usant de ses privilèges chez le gardien, il arriva à l'heure au stade. En fait, on laissa tomber l'entraînement, car sieur Armand annonça que l'Arrière-central était mort la veille, si bien qu'ils se contentèrent de jouer un peu sur la moitié du terrain, où le maître et son équipe furent battus 6 à 5 ; de justesse.  
  Le sombre oiseau du soir s'était déjà posé lorsque le maître sonna, pesant de l'épaule sur la sonnette, une fois, délicatement. Entre-temps, il aperçut quelque chose de blanc dans la boîte aux lettres. Pendant que le maître, insouciant, se promenait en Europe, sieur Marci avait bazardé la clé de la boîte. (Dites donc, sieur Marci, voyez-vous ça ! Pardon. M'enfin les réserves d'énergie du maître méritent quand même d'être un peu ménagées !) L'extraction, même avec les mains miniatures du maître, ne fut pas une affaire aisée. Il réussit finalement, après maints coups de collier. Mais dame Gitti se tenait depuis longtemps sur le seuil, attendant que son mari « se dépatouillât ». « Vous savez, mon ami, je ne sais pas, mais quand je lui ai demandé de me laisser regarder la carte de Jolánka, déjà là... Ouh ! »  
  « Pourquoi ? Pourquoi faut-il que tu la lises tout de suite ?! — Ne m'en veuille pas, mais ça m'intrigue. » À la vue du visage incompréhensiblement furieux de la dame, il ajouta, d'un ton mal assuré : « J 'aimerais bien la lire... » Cependant, comme la femme ne se radoucissait pas, il poursuivit, furieux : « Par ailleurs, ne trouves-tu pas dégoûtant que je tienne ainsi la carte à la main, un peu basculée vers rextérieur? » Frau Gitti fit un geste de dédain. « Mon petit Péter, n'en rajoute pas », dit la furie. Le maître, sensible, renâcla. « Aie l'amabilité de ne plus m'adresser la parole aujourd'hui », dit-il fort énergiquement. Puis, d'un ton léger, tel un « réalisateur pédéraste », il fit : « Merci, mon chou. Ce sera tout pour aujourd'hui. » Mais le ton léger n'apporta nulle légèreté. Le coeur, lui, est dans les profondeurs. Ils s'évitaient dans le petit appartement. (Une autre fois, Mitotchka pouvait arriver, et disons, elle disait : « Non, non, papa. » Le maître alors regarde en lui-même, et envoie Mitotchka dire à dame Gitti : « Tu es merveilleuse, maman » ; et la fillette reviendrait avec une figure heureuse, poisseuse : « Je lui ai dit, papa », et rirait aux anges. Mais elle dormait déjà.)  
  Quand le maître, plus tard, se coucha, sa place vide orphelinait à côté de dame Gitti, dans le lit. Il s'y nichait à demi, lorsqu'il résolut un rapprochement plein d'autodérision, mais qui fut mal perçu. « J'aimerais bien te lire la première phrase. Infiniment charmante. — Non ! cria la dame, un vrai miracle que Mitovitch Boulanger ne se réveillât pas, ça ne m'intéresse pas, ça ne m'intéresse pas, ça ne m'intéresse pas ! »  
  Le lendemain matin, il se leva tôt, partit faire les courses, sans oublier à la maison le bon de lait pour bébé — ce fut une journée mémorable. En rentrant, il posa le cabas dans la cuisine. Celui-ci s'écroula un peu, mais par chance, du côté du mur. « Malgré tout, la situation du Fromage Blanc... hum... était critique. »  
  Esterházy alla vider les ordures. Pendant ce temps, dame Gitti prépara le petit déjeuner : coupa du pain, sortit plusieurs fromages, du cheese qui restait de la tournée de lectures publiques, et des radis (don de sieur Noah Webster). « Purée, qu'est-ce que tu as mis là-dedans? Ça pue effrénément. — La ratatouille. » Faisant la grimace, il posa le seau dans un coin de la cuisine. « Tu pourrais peut-être le laver. — Mais pourquoi fallait-il y mettre la ratatouille? ! C'est à vomir », sur quoi, il fit couler l'eau chaude en jet puissant dans le seau de plastique jaune.  
  « Prenons le café dans le jardin », proposa le maître après le petit déjeuner, qui s'était déroulé dans un grand méchant silence. « Ça m'est égal. » Mais ils sortirent quand même. La forte lumière matinale incitait le maître à plisser les yeux, les contours des objets étaient tout ensemble désagréablement uniformes et vaporeusement frémissants. « La vision habituelle. » Tout était lumineux. « Peut-être. — Tu as mis du sucre dans le café ? — Pourquoi, c'est ton anniversaire ? — Non. En dehors de ça. » Le maître regarda la dame ; ils dirent ensemble, sans rire : « Ce n'est pas un reproche, c'est une question ! »  
  Mititch fit un « frotti-frotta » géant. Mais avant cela, les rapports s'étaient formellement rétablis, car Frau Gitti jouant la sérieuse, avait dit : « J'aimerais te lire la première phrase de la carte de tante Jolánka, c'est tellement charmant. — Lis », avait approuvé l'homme, et il avait posé sa tasse à café sur le tronc d'arbre. (Le jardin est une bande gagnée sur le béton ; mais le tronc d'arbre pourrait se trouver même dans ce jardin-là !) « Mon chéri, quand j'ai commencé cette lettre, c'était le fort de l'été, et maintenant, c'est la fin de l'été. » Le maître mit sa main dans celle de sa dame. « Chérie », pensa-t-il. « Chéri », dit pudiquement dame Gitti.  
  Le tricycle de Mititch oscillait déplorablement, et Dongó Mititch mordit une plaque de béton. « Doux Jésus », bondit le parent aux réflexes les plus rapides, car de la bouche de l'enfant coulait un flot de sang. Le maître, bien sûr, prit le présent en écharpe du côté de la grammaire et de l'histoire. « Blut muss fliessen knüppeldick, vivat, hoch, die Republik ! » grommela-t-il, et il bondit lui aussi, en deuxième. Dès que Mitotchka ouvrit la bouche — le premier flot de sang s'était écoulé —, ils virent, épouvantés, que toute la rangée de dents du bas penchait vers l'extérieur. Le maître regarda son épouse. « Levier de premier ordre, opina-t-il, a frappé ici, penche là. » Dame Gitti, d'un geste hardi, remit les dents en place. Mititch sanglota longtemps : « Maman, maman. »  
 
 
  38. (auparavant) « Grande-hécatombe te marquera à la culotte. » Le maître prévoyait un match agréable, mais conduisant à un enjeu palpable. Il fonçait derrière la haie de spectateurs, il était un peu en retard, et devait aussi penser aux commodités. Soudain, quelqu'un au dernier rang se retourna — « de nouveau ces immenses dos noirs » —, et posa la main sur l'épaule du maître. Ce fut comme s'il avait heurté un mur. « Grande-hécatombe te marquera à la culotte. » Le maître, bien sûr, alliait son habituel cheminement poétique au mouvement visible, pratique ; c'est ainsi qu'il rejoignit lentement l'endroit où ils se tenaient tous les deux. « Ma culotte? » L'autre éclata de rire. « C'est ça, Péter ! Pas besoin de les mouiller ! » — là-dessus, il laissa passer le maître mal informé. Celui-ci courut à vitesse accélérée, énervé, aux vestiaires, passant à côté du vieux magasinier qui fumait paisiblement sa pipe, n'ouvrant que très rarement les yeux, à la façon d'une tortue. (Il s'agit d'un stade étranger, mais familier.) « Excusez-moi, Józsi, dit le maître déjà en tenue, ô combien aimable pour cette rougeur, mais j'avais tellement envie de pisser que j'ai oublié de vous saluer. — Nécessité fait loi », répondit le vieux, lézardant impassible dans la virtualité languissante. (Il y avait un magasinier sur le stade G., celui-là ne donnait jamais rien. Il était borgne. Il plissait amicalement les yeux, tout le temps, et même se tordait les mains. « Il n'y en a pas, fiston, pas de fixe-chaussettes. » « Le salaud ! Alors qu'il avait tout ! » À l'église voisine, on se mit à sonner la messe de six heures, le grand bourdon — dans la complexité du match qui commençait — était à peine supportable. Parfois, par exemple, le maître se bouchait les oreilles des deux mains ; il courait ainsi, vous imaginez. Mais ensuite, le silence se fit.  
  – – – – –  
  « moment expérimentalement identique » — sieur György jouait encore à l'époque, fort heureusement ; le maître fut pris en chasse par la meute ; il exécuta deux feintes, quelques arrières se propulsèrent comme des bombes à côté de lui, et de cela il conclut : il y allait de sa peau ; il se laissa chiper la balle, et de sa course allongée, « chantante », il vida l'enceinte, et dirigea l'étroit sentier de sa fuite vers sieur György qui, tel un phénomène naturel, régnait sur les 18 mètres; pourtant la carrière de sieur György tendait déjà à décliner à l'époque ; par ex. : il jouait avec une ceinture de flanelle — « grotesque » ; la sollicitude de sieur György à l'égard de son aîné était touchante, aîné dont les enjambées fragiles, ma foi, lui avaient créé beaucoup d'ennemis, il avait beau jouer proprement : la contrariété et les buts encaissés engendrent l'animosité, et sieur György, par amour fraternel, écrabouillait toujours (piétinait, défonçait les côtes, hachait menu, tabassait, sonnait, dérouillait) l'individu qui, auparavant, avait écrabouillé, etc., le maître. « C'était un beau concours de tacles !» ; et une fois, une autre, la foudre était tombée sur le terrain de la Sidérurgie, et sieur György avait déclaré qu'il ne jouerait pas, car comme il était le plus grand, sûrement c'était lui que la foudre frapperait ; sur quoi le maître, renonçant à sa dignité de capitaine, m'enfin la vie hypothétique de son cadet lui était chère, avait suggéré à l'arbitre du match de prendre ses deux juges de touche sur ses épaules, ils deviendraient tout de suite les plus imposants, et ainsi le dilemme arrière-central serait résolu ; « vous savez, mon ami, même les poteaux de but ou le dernier arrière-gauche sont plus importants, entendez hardiment par là : plus essentiels que les arbitres » ; c'est ainsi qu'il advint que, avant même d'avoir mis le pied sur le terrain, car tout cela s'était déroulé au pied d'un des peupliers qui ceignaient le terrain, on lui avait infligé un carton jaune ; une autre fois encore, il en avait décroché un, également dans une situation marginale comparable, mais au moins, le maître avait pu voir à quoi mènent « ses gags souventes fois superficiels » ; il poireautait sur le côté, les autres jouaient plus loin, lorsqu'il vit tout à coup la terre s'ébranler, une touffe d'herbe oscilla, et voilà que, chnufchnuf- chnuf, une taupinière s'éleva, « maître — le maître attira l'attention du juge de touche sur le phénomène —, maître, agitez votre drapeau, la taupe est hors jeu » ; « je sais, la blague ne casse rien, mais elle était réellement hors jeu » ; le juge de touche appela l'arbitre, puis ils flanquèrent un avertissement-carton jaune au maître, en disant — je vous jure : « ne vous gaussez pas d'une association sportive d'ouvriers aux revenus modestes » ; « voyez, voyez, lieber Freund, à quel point les sensibilités sociales font fureur » -------------et une fois, après deux heures de sommeil, il fut obligé de jouer un match (« ça s'était trouvé ainsi ») ; deux heures de sommeil, pour son organisme en pleine croissance : c'est peu ; en pareil cas, il sent que l'espace est creux, et qu'il doit se faufiler entre deux invisibles en se déplaçant de biais ; son ventre, tel un Hindou, il le rentrait complètement, il tournait sa tête de profil pour que son nez ne crée pas d'obstacle; telle une figure égyptienne! en revanche, s'occuper du ballon dans ce genre de situation n'est pas une mince affaire ! il eût aimé que sieur Banga, ou Dóra, cette grande bringue de brave femme, dessinassent un jour ce creusement-------------une passe en profondeur, un genou en terre  
  (après) Le maître jeta un coup d'oeil au miroir de la porte vitrée. Ses cheveux éclaboussés flamboyaient joliment, comme le clair de lune ou un « feu de camp ». « Et toutes ces petites femmes en survêt', portant des fagots, et fredonnant des chants militants, un peu faux » — le maître filait aussitôt la métaphore poétique, à sa façon caractéristique. Il baissa la tête — « celui-ci est mon fils bien-aimé, qui a toute ma faveur » —, et sans ralentir son allure rapide, il froissa son maillot baladeur dans son short, puis se ravisa, et l'ayant ressorti, il y essuya son front, et le retassa de nouveau.  
  Ce fut une moisson de victoires faciles, et lui aussi fit bonne figure. « Au moins 22 sur 20. »  
  Il piétinait déjà, de ses pieds douloureux, le maillot rayé jeté à terre, habitude dont il ne pouvait (ou ne voulait? !) pas se défaire, malgré bien des remontrances, lors qu'à côté de lui, Grande-hécatombe lui adressa la parole. (Le maître s'y attendait.) « Vous savez, mon ami, avant le match, je suis capable de penser de n'importe qui en y croyant : qu'est-ce qu'il est bien. » De fait : chez un blanc-bec, il voit un titan qui sévit furieusement, sème l'adversaire, chez un vieux gâteux, il discerne de l'esprit, « il n'a même plus besoin de courir, il distribue le jeu en s'économisant, et nous, on peut toujours trotter, on loupe tout ». « Espèce de salopard », dit l'adversaire, qui se coiffait comme Elvis Presley première période. « En crête. » Cela intéressait positivement le maître, ça lui en bouchait quasiment un coin, que sous la coiffure, la nuque soit rasée. C'est pourquoi il avait glissé un peu sur le côté avec le maillot, telle une cireuse de parquet. (Renoir : La cireuse de parquet.) « Salopard, fulmina l'autre derechef. — Effectivement », approuva inopinément le maître, et comme, là-dessus, Grande-hécatombe relevait brusquement la tête, le maître, tel un tueur à gages, darda son regard vif comme l'éclair sur l'occiput de Grande-hécatombe ; mais en vain, en vain : la pauvreté de l'éclairage (pas puissant à souhait, pas exempt de mirages, etc.), ainsi que la carence d'une, ou plutôt d'une dioptrie et demie ne permettaient aucune certitude, mais bien sûr, ne démentaient rien. Le maître aurait aimé que ce soit rasé en dessous. On lui avait rarement flanqué la pâtée comme lors de ce match. « Dans les 5 premières minutes, j'étais allé 3 fois au tapis. » Grandehécatombe n'y était pas allé avec le dos de la cuillère. « Il m'avait haché menu. » Cela n'avait pas énervé le maître, il accepte quelques abominations. « C'est le travail de l'arrière. » Par exemple, il est extrêmement irrité quand leur propre arrière est un « agneau bêlant », et qu'il « n'y va pas franco ». Cette fois, on y était allé franco avec lui, jusque-là rien que de normal, mais d'une part, le vieil arrière s'en était vanté, i.e. l'avait dit au maître, et de l'autre, il avait outrepassé certaines limites (il avait donné des coups de pied au maître à terre, lui avait pincé les côtes, etc.). Chez le maître donc, la rage était patente — son intérêt esthétique à l'égard de la coiffure n'en estompait rien ! —, pourtant il dit, affable : « Effectivement, l'arbitre était un salopard. » Grande-hécatombe lui jeta un regard soupçonneux, tandis que lentement — comme s'il se préparait à donner un coup, un symbolique —, il retirait son caleçon. Le maître improvisa : « C'était un salopard, parce qu'il ne t'a pas expulsé plus tôt. » Il n'osa pas s'avancer davantage, alors qu'à présent il le sentait, il aurait pu découvrir la vérité locale. L'adversaire flaira d'où venait le vent, devina que jusque-là, il avait été la victime d'un jeu truqué.  
  « Tu me cherches, attaqua vivement Grande-hécatombe, tu te prends pour un tel as de la balle? » Le maître répondit, sincère : « M'allons, pas du tout. » L'interlocuteur s'acharna résolument. « Avec moi, tu n'en aurais même pas marqué un seul. — Excuse-moi, mon vieux, fit-il avec une âme d'aspic, m'enfin à côté de qui j'ai marqué, bon dieu? — Seulement quand on m'avait déjà expulsé. » L'affaire s'envenimait. « Ça se peut, mec, dit-il, “ la bouche en lame de couteau ”, mais même avant, tu avais rampé. — Pourquoi tu roules des mécaniques ? Tu joues les stars en cinquième division ? Tu aurais été trop content de pouvoir jouer dans une équipe comme celle où j'étais ! » On voyait que Grande-hécatombe avait un beau passé devant lui. « Mec, on ne peut être et avoir été. » L'autre plia bagage, furieux, se leva, puis jeta sa serviette par terre. « Va pas croire que toi, tu vieilliras jamais. » Le maître haussa les épaules, fit un pas vers la douche qui donnait directement sur les vestiaires, douche qui semblait justement disponible. « Et toi, jamais t'iras, jamais, t'entends, t'iras jouer dans une équipe comme celle où j'étais. » Le maître se retourna de toute sa personnalité. (Bien sûr, adieu la chance de se doucher.) « Quoi. Où t'as joué. — Quelque part. Vérifie. C'est facile à vérifier. » L'Adverse haletait, le foudroyant du regard. « Je vérifierai, dit le maître avec une tristesse éclose en un clin d'oeil. Comment tu t'appelles ? — Ça aussi, vérifie-le ! ! — Ça marche, mec », dit le maître, et il entra dans la douche. Comme il revenait, le vieux joueur était en train de partir. « Salut, dit-il à la cantonade. — Salut », répondit le maître de même.  
  Ils marchaient déjà dehors, dans l'air humide et frais, un groupe de mèches mouillées lui frappait le front, un autre en revanche, incité par le capuchon de son manteau, lui agaçait le cou ; ils se tenaient au coin, à côté de l'église, quant au maître, vas-y que je te batte la semelle sur l'asphalte visqueux, et il avait déjà dit plusieurs fois à sieur Icsi qu'il avait le sentiment d'avoir fait une erreur, sa dureté — ici — n'avait pas lieu d'être, face aux illusions de Grande-hécatombe sur son passé. « Sûr qu'il va se disputer avec sa femme. — Qu'est-ce qu'il lui veut, à cette femme ? » dit sieur Icsi en désignant le maître et s'adressant aux autres. Sieur Icsi n'incline pas à accepter même la grossièreté fondamentale des arrières, c'est donc ainsi qu'il appréciait cette tragédie, qui ne restait quand même pas dissimulée aux yeux du bon gardien.  
  (Cette dissonance occupa longtemps le maître, surtout parce qu'il avait le sentiment que le vieux, en son temps, avait effectivement dû être un « meilleur as de la balle » que lui. Il raconta l'histoire à tout venant, avec les nuances, la psychologie, à dame Gitti, à sa mère, à sieur György, à son père, mieux, il alla jusqu'à tenter de la sertir dans une monture littéraire. « C'est un salopard », disait-il tristement.)  
 
 
  39. Le maître faisait plisser son front. Il clappait de la langue, faisait la bouche en coeur, chuintait, et pendant ce temps, arrivait même à tendre l'oreille. Dame Gitti jeta plusieurs coups d'oeil pour savoir s'il avait besoin de secours. « Non ! Et je te prie instamment de ne pas chuchoter avec l'enfant quand je travaille ! Chahutez tranquillement, mais gardez le silence ! Le silence ! » Mais, dès que survint la solution, survint aussi le calme dans la famille ; ainsi s'enlacent les choses. (« Ma Guittouche, à l'endroit où ressortira ta grandeur d'âme, j'écrirai que tu transpires des pieds. Un genre de contrepoint artistique. — Non. Ou alors je pleurerai, et mes larmes arroseront ton encre. ») D'horribles fossés se formèrent au-dessus des sourcils, là où les doigts de Frau Gitti savent glisser avec une tendresse douloureuse. Les fossés sont un héritage paternel : que ce front est long ! Comme un lieu footballistique, en plus petit !  
  Tous ccces sssifflements finalement lui apportèrent la paix, le silence de l'esprit et des lèvres. « Sss. Vous le sssuiffez, lieber Freund? Bruisssement d'ailes des anges. Ssss. — On peut essayer cet effet sonore. — Comme le vent. Trois anges. Trois fois deux ailes. Le vent froid, et il sssouffle. Allons, bien sûr, il y a des convecteurs partout, mais il y a aussi au moins une cheminée ! » C'est vrai, tellement vrai ! Auprès de sa voix crépitante et de sa rousse lumière amicale, quantité de pensées ne cessent d'essaimer ! « Ce qui, entre nous soit dit, fait bien notre affaire. » Je me suis encore risqué à suggérer, outre les ailes des anges, l'éventualité du baiser des anges... « Hum, hum — le maître réfléchit superficiellement —, ce serait donc un roman fait pour le baiser ?! » Cela lui plaisait.  
 
 
  40. Le maître constata avec un agacement profane que, à mesure qu'ils mettaient tour à tour sur le maillot blanc un crêpe de deuil, chacun devenait, crêpe après crêpe, capitaine de l'équipe, alors que seul le maître l'était. Il y eut une minute de silence au début du match. « Cet abruti d'arbitre a compté la minute. Vous savez, mon ami, à quel point une minute peut être longue ? Moi, je le sais désormais. » Les 23 hommes sont debout, car bien sûr, une fois de plus, il n'y a pas de juge de touche, le vent souffle sur le mâchefer noir ! Quelle cérémonie ! Dans cette scène aiguë, muette, s'inséraient, venus de la colline située derrière l'un des buts, les cliquetis parasites réalistes d'un camion d'éboueurs. « Les sons, les images et moi courions en tous sens, comme des poulets. » — Ils ne jouèrent pas mal, pourtant l'adversaire mena tranquillement. Alors que tout était déjà perdu, le maître perfora inutilement la ligne de la défense, entra dans la surface de réparation, car il fallait qu'il fasse quelque chose, et là, il fut fauché. L'arbitre siffla sans balancer. Le maître était étendu aux environs des dix-huit mètres, la tête par terre, la mordant presque, pleurant presque, et sur ses lèvres, de la poussière, de la poussière noire.  
 
 
  41. « Veverka arrive son grand visage bouffi rampe rampe et perdant les contours qui le maintiennent il coule afflue telle la Tisza furieuse puis son ventre velu se rue en avant et s'élance dans une pièce abandonnée à elle-même épouse sa forme l'emplit son lourd parfum pour homme s'insinue partout et les menaçantes voltiges de la cravate et les mentons volontaires bien rasés hop là nous ne faisons que passer et toi surtout nous ne voulons pas te déranger mon petit péter toi mon petit péter écris écris de belles et nobles choses il émerge de la danse des sombres et clairs des mous et durs tel un poisson soudain j'ai envie de pleurer mais tu me le paieras ses yeux une verrue dans son nez sa bouche résistante aux gelées une bûche pourrie dans ses narines une épeire diadème Veverka parfaitement Jenő je lui dis dit Veverka ça c'est un lustre sur mesure pour toi et il l'a acheté nous on s'en va arrose la pandanus veïtchi arrose la veïtchi. »  
 
 
  42. Le maître ralentit la course de son cheval, les yeux plissés, il examina la silhouette maigriotte qui venait à sa rencontre sur le trottoir, et planait à cinquante centimètres environ au-dessus du sol, tel un ange. Lorsque — au dernier moment, selon son habitude — il reconnut dans le phénomène sieur Sándor, le poète, il freina à mort, et le fidèle étalon d'Orlov en fut presque cloué dans l'asphalte en passablement mauvais état. Le maître dépêtra ses pieds des étriers, d'un bond élastique — le corps d'un sportif ! — il descendit, et ils se saluèrent. Le maître était très heureux de la rencontre, car depuis longtemps, il remettait à plus tard un « saut » chez sieur Sándor, et de ce fait, il pensait de plus en plus à lui. Après la brève gestuelle de salutation cependant, sieur Sándor repartit à sa folle allure angélique, le maître trottait à ses côtés, à pas pressés. « Vous savez, mon ami, je n'avais jamais marché aussi vite sans courir... Ou plutôt si, une fois. Avec une dactylo, jusqu'à la place Marx... Comme elle fonçait! Et évitait les gens ! Sa merveilleuse frimousse de chat ! » Mais la conversation qu'ils menaient était malgré tout du même type que celle d'une flânerie joviale par un temps d'automne mi-figue mi-raisin. Sieur Sándor posait des questions concernant la famille et le travail du maître, et il répondait avec concision. (Dame Gitti est malade, Mitotchka est extraordinaire, le roman grossit. « Les indices de quantité sont rassurants. ») Lorsqu'ils atteignirent le but du poète (à l'inverse : « c'est le but qui atteint le poète »), c'est-à-dire le libreservice ABC, devant la porte, le maître se lança dans des adieux guère trop détaillés, ce nonobstant personnels. Toutefois, sieur Sándor se rebella — sans avoir jeté un seul regard aux alentours de la tête du prosateur, et celui-ci put ressentir ce qu'il avait déjà maintes fois ressenti, que sieur Sándor n'était pas là, où s'il était là, alors c'était lui qui n'y était pas. « Attends un peu, attends un peu, on va acheter quelque chose pour la petite Dóra... — Mais non, Sándor... », toussota le maître (ici, les 3 points sont la tournure de mot la plus révélatrice), mais sieur Sándor, telle une anguille, s'était déjà faufilé dans le vaste choix de marchandises. Ils atterrirent au milieu des lessives ; Tomi Star, Tomi Super. « Peut-être quelque chose par ici », dit à voix basse sieur Sándor dans leur cavalcade commune entre les rayonnages. « Mais non, Sándor... Je t'appellerai, et avec Dóra, on... » Sieur Sándor s'empara d'un paquet de tapioca, le maître fit automatiquement signe que non. La chance les conduisit aux chocolats. Le maître, comme si tout lui était égal, désigna le chocolat aux noisettes (pas fourré !) qu'il aimait (!) le plus, pour l'acheter à sa fille. Quand il vit la queue qui piétinait devant la caisse, il fut sur le point de fondre en larmes. « Mais Sándor... remonter tout ça » — et il se mit presque à pleurnicher.  
  Mais sieur Sándor, avec une résolution inattendue de sa part, joua des coudes jusqu'à la caissière qui suait fortement, étrillait la machine, ne levait les yeux que sur les paniers, et sa main comptait et recomptait la monnaie avec une rapidité qui tenait de la sorcellerie ; sieur Sándor l'interpella avec son intéressante modulation, désignant les deux plaques de chocolat (car bien sûr, dans sa grande humeur généreuse, il en avait tout de suite pris deux : « Vous me les compterez en sus, s'il vous plaît. » La caissière ne leva même pas les yeux, et aussi bien, sur quoi les aurait-elle levés? Sieur Sándor tendit la main au maître, exprima sa joie relativement à leur rencontre, et comme il se mettait tout au bout de la queue sous le feu croisé des regards qui le reconnaissaient, le maître resta planté là comme un piquet, dans une sorte d'asservissement. (« Libre-asservissement, ha-ha. ») Il passa d'un pied sur l'autre, puis s'éclipsa.  
  « Vous savez, mon ami, j'étais là sur la butte, serrant contre moi les deux plaques de chocolat aux noisettes — plus loin son destrier piaffait, impatient —, et j'étais complètement brisé. » Et plus tard encore, il pensa et repensa à cette « scène inhumaine ». « Cette précipitation ! La façon dont on m'avait expulsé de mon temps ! » La munificence de sieur Sándor lui donnait donc froid dans le dos, parfois.  
  – – – – –  
  « Le jardin des Vasa — nouvelle visuelle »  
   
  À l'endroit signalé par un X, les proches du maître étaient superbement assis, tandis que le soleil déclinait et brillait dans leurs yeux, au pied de trois jeunes sapins, dans un simple carré vert.  
  « Vous savez, mon ami, converser avec Vasa procure une intense sensation d 'existence , pardon . Comme si Vasa était un étincelant bloc de glace, mais fait de temps, non de glace. » Oui, le maître peut même parler aussi joliment.  
  « Je ne peux te bagatelliser la réponse, parce que je te parle comme si je me parlais à moi-même. »  
  (Édith est merveilleuse)  
  De l'autre côté, dans la cour du voisin, il y a un sumac à la ramure touffue, sur le trajet du soleil et de la lune. Ces dernières années, je vois de mieux en mieux à travers son lacis de branches, car il s'est effeuillé, dénudé ; il a attrapé la maladie. Il vit encore. Il étend son ombre sur le grand silence parfois intact de notre cour. Il n'a pas de parfum, il est âcre, presque malodorant. Surtout l'automne, quand il laisse choir une poussière jaune. Mais sous terre, on dit qu'il pousse des racines plus grande que sa ramure.  
  – – – – –  
  — le maître sentait encore dans sa paume la chaleur de leurs mains, enchanteresse, dans la baignoire, et voici que sieur Imre sonnait déjà, et ne pouvait s'en réjouir de tout coeur*
n
Jegyzet C'est caractéristique de la tournure turbulente°
n
Jegyzet « Petite maman, pourquoi tu n'as pas fait la commission? — Ah, mon fils, la matinée a été si turbulente. Je ne peux pas penser à tout. » — Mais ce n'était pas vrai, la bonne dame louvoyait.
de ce jour-là.
, et Frau Gitti s'était glissée, car c'était lui qui sonnait. Son chien joueur jappait à côté de lui. Mais le chien de sieur Imre, nommé Pam ou Pami — le chien joueur —, ne fut pas invité à entrer, car dame Gitti craint les chiens comme le feu ! (Combien, ô combien d'étreintes convulsives de sa dame se rappellet- il, qui causèrent de vrais élancements à son bras, et combien de frayeurs silencieuses, qu'il désamorça par sa froideur agacée. « Ce n'est qu'un chien. — C'est bien ce que je dis », peut encore dire la dame craintive.) « Vous savez, cher Imre, proféra la belle jeune femme en une occurrence ultérieure, moi, je ne peux imaginer les chiens qu'avec un jardin à Varrière-plan. » Cela divertit fort sieur Imre, tandis qu'il cassait des noix.  
  Mais avant cela, le chien avait donc été éconduit. « C'est ton chien ? — Bien sûr. » Ils se tenaient sur le seuil, tendus. Le chien se pavanait au-dedans, au-dehors, tandis que dame Gitti se faisait toute menue dans la salle de bains. (« Me-nue comme au jour de sa naissance ! ») « Elle est nue, souffla le maître au poète. — À la bonne heure ! » acquiesça ce dernier, et il attendit les questions nouvelles d'entre les plus nouvelles, qui ne se firent pas attendre longtemps. « Et il sait faire le beau? — Non », dit énergiquement sieur Imre. Le maître opina, il s'y attendait. « Encore heureux qu'il ne soit pas de race pure. » Après quoi il ajouta, étalant sa science: « Echte promenad-mischung... Allons, comment s'appelle-t-il? » (Suit un passage fort intéressant :) Sieur Imre, à sa façon bien à lui, sèchement exacte, mais tellement vivante, répondit : « Pam ou Pami. » Le maître, comme le faisait son grand-père, on peut le voir sur certaines photos qui lui sont restées, haussa les sourcils. « Ce serait son nom? Pamoupami? » Sieur Imre saisit immédiatement le problème. « Il répond aussi bien à : Pam, qu'à : Pami. » Le maître eut un geste de dédain, comme s'il venait d'apprendre une chose de peu d'importance. « Mais son nom? Quel est son nom? » Sur ces entrefaites, le chien s'élança dans l'espace extérieur, sous le ciel. Sieur Imre, maternel, lui cria : « Pa-am ! — Aha » — le maître avait décanté la connaissance. Pam revint au bout de quelques instants, et sieur Imre demanda sérieusement : « Et moi — ici, il se désigna d'un geste à la française, joliment vague —, et moi, j'ai le droit d'entrer? — Oui. »  
  Mais là, un retournement inattendu intervint, dans la mesure où, loin d'entrer, ils sortirent, l'hôte s'étant exprimé ainsi : « Tu as une lampe de poche ? » Les deux hommes sortirent donc, astre double du vers et de la prose, examiner quel genre d'huile s'écoulait de la Zsiguli. Ils étaient à plat ventre, et pendant que Pam, comme il se doit, faisait des siennes dans la rue en pente douce, mais d'autant plus sinueuse, ils analysèrent la situation. « La fuite a une orientation radiale », constata le maître. J'ajouterai : à bon escient. Sur les pneus poussiéreux, boueux, des assombrissements plus sombres, presque réguliers, en « quartiers » ! « C'est l'huile, dit sieur Imre, morose. — Ça vient peutêtre du différentiel », risqua résolument le maître. Dès lors, sieur Imre comprit avec qui il était couché sous une Zsiguli : avec un — excusez le mot, mais je l'emploie dans un sens spécial —, un antitalent. « Ce n'est pas symétrique », dit encore le maître d'un ton significatif, et il fit clignoter de-ci de-là la lampe, l'appareil au faux contact. Ils se relevèrent, perplexes. Pam sauta sur la banquette arrière. « Je suis passé dans une sorte d'ornière. — Une cavée — le maître usait de son mot chéri. Il y a beaucoup de verglas. » Sieur Imre supposa, après avoir fermé la portière de la voiture, que Pam aurait peut-être besoin en permanence d'air frais (même au prix du froid), c'est pourquoi — afin de pouvoir tourner la manivelle — il ouvrit la portière de la voiture. Dès que la portière de la Zsigulette s'ouvrit, les pompiers tournèrent le coin dans leur mignonne petite auto rouge. « Cela se comprend, mon ami, il se trouve toujours un feu quelque part. »  
  (Un jour, le maître et sa fidèle compagne avaient provoqué un petit incendie. Ils dînaient en musardant, Canaille Lepoisseux somnolait déjà. Le maître s'était laissé entraîner dans une séquence surréaliste. L'influence de celle-ci sur le versement du thé n'était pas souhaitable. Pourtant, la séquence était exploitable du point de vue futile, mais que nous soutenons, de la pratique. Si fait !  
  Cette fois, la poésie avait démarré par une scène bien définissable, à l'aube, d'égorgement d'un porc ; et qu'on puisse manger le sang : c'était l'enseignement ! — La soie de porc grillée conduisit à une église pascale, le cierge que portait le maître enflamma la voile virevoltante de sa chevelure de l'époque ; auprès de toutes les jérémiades fémi- nines, son propre calme, on peut le dire, sacré, la façon scientifique dont il priva d'oxygène la flamme, l'enfermant dans son poing. — Odeur d'encens, argenterie, brise solennelle. Ici, cependant, le maître demeura court, car la situation chronologique de l'image, et surtout celle des odeurs, lui donnait du fil à retordre. Soudain, il s'avéra toutefois qu'il s'agissait de l'à-présent !  
  Ils bondirent, le maître désorienté ne savait de quel côté s'élancer. Finalement, il jeta un regard mélancolique à la théière : « Celle-ci aussi va tiédir. » Quelle sensibilité au tiédissement, alors qu'il y a le feu ! Dame Gitti découvrit le foyer. À côté du chauffe-eau, le drap brûlait. La douche ! Le splatch ! Et l'odeur !! Ensuite, le maître fit beaucoup de chichis. « Les escarbilles », se lamenta-t-il. « Les voisins », se lamentat- il — car il redoutait les questions indiscrètes consécutives à l'aération. « Bon, laisse tomber maintenant », dit la dame, qui conduisait les travaux de réfection.)  
  Les portes de l'auto des pompiers claquèrent, deux hommes sautèrent à terre, et après avoir couvert la moitié du trajet à marche forcée, ils continuèrent résolument, mais plus à loisir, en direction des deux jeunes gens. Le troisième occupant de la petite auto rouge avait revêtu son corps juvénile d'une tenue civile, et dès qu'il fut descendu de la voiture, il se mit à vadrouiller. L'auto s'était arrêtée peut-être à 20 mètres de nos deux héros, pourtant l'homme en civil vadrouillait sans nulle gêne. « Il vadrouillait là, mon ami, à dix heures moins le quart du soir. Pourriez-vous expliquer cela, si c'était nécessaire ? » Que pourrais-je dire, dans mon rôle étriqué ? (La chevelure noire et drue du vadrouilleur flambait d'une lueur bleuâtre, les quelques cheveux dressés sur le sommet de la tête, oscillant de droite et de gauche, créaient un effet garçonnet.) « Dégâts causés par les bêtes sauvages », dit sieur Imre à contrecoeur, renvoyant encore aux fossés causés par le gel, polysémiquement.  
  « A qui est la voiture ? » L'uniforme manifestait un intérêt judicieux, et fixa son regard inquisiteur sur les deux hommes éminents. Le maître et sieur Imre échangèrent un regard, et répondirent en même temps. Le maître dit : « Elle est à mon ami » — car c'était ce que sieur Imre était pour lui (cf. page 157) ; pendant un bon moment, il avait été presque son ami, le maître jugeait cet état fort avantageux, mais ensuite, lorsque l'absence de sieur Imre parut définitive, et que de ce fait le maître se sentit vide — quoique pas totalement, mais comme un genre de trou —, alors il décida : sieur Imre : était son ami. Quant à sieur Imre, il dit : « Elle est à mon père » — car la Zsiguli était à son père.  
  « Aha, dit le questionneur, et son regard sauta ici et là. Aha. » À présent, il reconnaissait la contradiction entre les deux aveux (!), et sans perdre de temps, il leur tomba dessus. « Vos papiers ! » Le maître regarda le sol, ses pantoufles, car à cette heure vespérale, il était déjà en pantoufles. Maintenant, il soulevait un peu le pied, et s'appuyant sur son talon, il se retira de la pointe de la pantoufle. « Mon ami ! Un motif ! » Puis, soulevant du sol le couple pied-pantoufle, il balança cette dernière sur l'un de ses orteils, nommément sur le gros. C'est alors (mais pas à cause de cela) que Pam se mit à japper.  
  Ces deux événements — ces deux expressions de la familiarité et des rapports de propriété — suscitèrent toute une séquence d'idées chez le questionneur. « Aha. » Et eux ne pouvaient même pas parler, leur faculté d'agir en ce sens, je crois, étant plus lente que la moyenne. « Aha », poursuivit l'uniforme, comme un monologue ; on voyait qu'il pesait le pour et le contre, mettait en balance, décidait, délaissait certains événements comme insignifiants, en inventait d'autres : réfléchissait. Ses réflexions — et faut-il le dire, comme c'est rassurant, je veux dire, d'une manière générale! — aboutirent au bon endroit. « Aha. Alors c'est quand même votre voiture... Et comme le chien est dedans... C'est le vôtre... » Sieur Imre acquiesça, bien qu'elle fût à son père. « Bon, salut », proféra le gardien du feu du maître et de sieur Imre, et il marcha vers la mignonne petite auto rouge, qui pendant ce temps s'était approchée furtivement. Le charmant bel ami au toupet bleuâtre était déjà assis à l'intérieur.  
  Sieur Imre hocha la tête en humaniste. « Dire que ça ne l'effleure même pas qu'on ait un problème ! Seulement qu'on l'ait volée ! » Hochant la tête de plus belle : « Et dire qu'en plus, nous sommes contents d'être passés entre les mailles du filet ! » À cet instant néanmoins, la pantoufle tomba de l'orteil du maître, qui du reste sursauta, et dit à l'étranger (car enfin, qui n'est pas un étranger pour l'autre? qui?) : « Scusez, grand chef. Vous regarderiez pas ce qui fuit ici? » Ce luxueux double sens, qui s'insérait d'une pirouette entre la fuite d'huile et quelque plus récente saloperie ! Satisfaisant ! Le maître susurra à sieur Imre : « Il va ramper, tout comme l'arrière-droit du Volân S.C. ! — Quel est le problème?» Le personnage officiel, mordant à l'hameçon, s'était retourné. « On dirait que l'huile fuit... Et nous ne savons pas : c'est dangereux ou pas dangereux ? » L'autre se pencha. Le maître sentit presque comment la gaine du revolver s'imprimait dans le ventre. « Ben, on ne peut rien voir comme ça, conclut-il. — Je vais vous éclairer » — et de fait, il tint parole : il éclaira : d'abord l'une des roues, puis, « pour permettre de se baisser » à l'homme en posture agenouillée, quelque chose par-derrière, et enfin — pour rester au-dessus de tout soupçon — l'autre roue. « Radialement huileux », dit le maître. Lorsque l'uniforme haletant sortit en rampant, son visage était luisant, il avait au préalable ôté son képi, et maintenant ses cheveux châtains retombaient par-devant, et il fit : « Ah, c'est rien, seulement, vous savez, un peu de cambouis. C'en était bourré, mais c'est rien. » À ce moment, le maître eut l'impression de parler à un spécialiste, un mécanicien ordinaire, qui connaît son affaire, et travaille consciencieusement. Mais ensuite, il chassa cette idée, d'autant plus facilement que l'homme rajustait son ceinturon, et remettait son képi. « Bonne chance, dit ce dernier, impassible. — Merci. » Puis, dès que la petite auto rouge s'esquiva en douce dans la rue sinueuse et vespérale, le maître — moins sympathiquement — frotta ses petites pattes-fleurs : « Hi-hi-hi. Il a rampé. »  
  « Mais, mon ami, qu'est-ce que cette ineptie !? » Pardon, mais ce qu'est un happy-end, moi, je le sais... Et quelle histoire serait celle qui se terminerait par : vos papiers s'il vous plaît, et terminé. « Une très bonne petite histoire. » Et c'est-y pas le maître qui a dit que ce qui était vrai là-dedans n'était pas totalement vraisemblable, que seul était vraisemblable ce que moi j'y avais introduit, c'est-à-dire ce qui n'était pas arrivé. « Ce n'est pas moi qui l'ai dit. » Et par ailleurs, si de l'art on retire l'artifice, que reste-t-il? En une sage occurrence, il s'exprima ainsi : « Dichtung und Wahrheit » — et le maître savait pourquoi. Un jour, il caractérisa ainsi les aspirations artistiques : « Der Drang nach Wahrheit und die Lust am Trug » — c'est-à-dire : que l'ardente aspiration à la vérité est en même temps le plaisir de duper ; que ce sont ces deux choses qui engendrent les arts. Et toc.  
  Cela dit, retournons à la situation initiale : Esterházy était excessivement content de lui, du fait qu'il soit un homme tellement remarquable, mais quand, par la grande vitre arrière de l'auto qui s'éloignait, le belami jeta un coup d'oeil, et que son visage, à mi-chemin entre le sourire et les larmes, ressembla absolument au présentateur du Cabaret Politique, il posa la main sur l'épaule du poète qui se dirigeait déjà vers l'entrée, et dit : « Ouf, cornouiller*
n
Jegyzet ici, nous employons le mot aussi dans son acception poétique
, on a eu chaud. »  
  De fait.  
  Entre-temps, dame Gitti s'était installée dans son long peignoir, et elle s'enquit anxieusement du chien. Sieur Imre, jouant de sa voix en virtuose, laissa un long moment dans le doute la jolie jeune femme, qui ensuite — dès que la supercherie fut éventée — se montra d'autant plus rassérénée.  
  Bien plus : biscuits salés et pommes s'alignaient déjà sur la petite table à l'intention de ceux qui rentraient. Cela frappa sieur Imre. Mais le maître l'arrêta d'un geste : « Ses mains de fée », souffla-t-il. Comme sieur Imre commençait à tripoter le cendrier, la dame le menaça dans les règles. « Si vous semez des cendres sur le plancher... ! — Mais je ne fume pas. — Alors, il est franchement impardonnable que vous semiez des cendres sur le plancher, sourit la femme, avec son intelligence policée. Et il y a aussi des noix au miel. » Sieur Imre s'en réjouit ; sa mince tête d'intellectuel, à laquelle une barbe donnait du relief, se redressa impétueusement. Ainsi qu'il le fit savoir par la suite — déjà déçu —, il pensait que c'était une gourmandise (du Maroc), des noix fourrées au miel ou quelque chose de ce genre. On peut donc imaginer, avec une telle position de départ, son ahurissement lorsque le maître — qui, au cours de la réunion, se comporta en véritable père de famille, servit tous les plats, coupa les tranches, de surcroît avec une adresse exceptionnelle, et n'oublia même pas de verser les tournées — apporta les noix, et à part, dans un petit récipient de faïence, le miel. « En quoi sont-ce des noix au miel? Manger le miel, manger les noix. En quoi? — Le facteur temps. — Aha — le poète attrapa le mot au vol —, comme cigale et fourmi. — Laurel et Hardy. — Fancsikó et Pinta. — Suffit ! » brailla le maître.  
  Sieur Imre ne tourna pas longtemps autour du pot, il dégaina ses poèmes, et les fourra dans la main du maître. Celui-ci sut aussitôt ce qu'il devait faire, et s'attela à la tâche. Son visage était austère, ce qui le rendait beau. (Il écoutait d'une oreille l'échange égrillard entre Frau Gitti et sieur Imre ; sieur Imre, s'affublant de plaisanteries colossalement faibles — que le maître, de nos jours, apprécie de plus en plus —, remettait en question la paternité du maître — releveur du compteur de gaz, etc. —, si bien que celui-ci, ayant terminé de lire les poèmes, avant tout, exprima ces mots entre ses lèvres : « Je veux son nom ! Le nom de cette canaille de ramdam ! » L'épouse ne fit qu'en rire. « Amstram- gram », répondit-elle, ou quelque chose d'analogue. L'explication du triste sentiment d'exclusion de sieur Imre pour lors est la suivante : d'une part, à bon droit, il s'offusquait de ce que le maître divisât son attention, de l'autre, à l'ouïe de cette sorte de langue conjugale — eh oui, elle se développe nécessairement —, il ressentait de la gêne, laquelle est proche parente de la rage.)  
  Le maître lisait. Même si son visage austère n'était pas un masque, la chaleur n'en inondait pas moins son coeur. Il se disait qu'il était rassurant que sieur Imre existât ; qu'il garantît les choses. « Moi, du moins, ça me rassure beaucoup » — il baissait la flamme. Cela, le maître ne le pense pas au sujet de beaucoup de gens, mais quand même de quelques-uns. Une fois qu'il eut étalé les feuillets comme des cartes, et les eut regardés ensemble, puis à nouveau un par un, puis au verso, pour les remettre en tas derechef et poser ses doigts écartés sur les feuillets, comme s'il leur donnait sa bénédiction, il improvisa un petit discours, sorte de modèle du genre. « C'est beau. » Puis il rendit le dossier, l'ayant refermé avec sollicitude. (Ainsi que quelqu'un, un réalisateur, lui en avait un jour fait la remarque : « Avec quelle tendresse tu traites les papiers ! La façon dont tu ouvres ou fermes un cahier. » Cela avait mis le maître très en colère, mais il n'en avait rien montré.)  
  Ils mangèrent des dattes, puis des pommes, ce faisant, ils bavardèrent mollement de ceci et de cela, et ils se sentaient fantastiquement bien. À l'un des tournants, le maître s'empara d'un livre de dame Galgóczi, à qui il pense toujours avec respect, et dit en hochant la tête : « Son caractère éphémère est si torrentiel. » Mais à ce moment-là, ils étaient déjà debout, prenant congé.  
  Dehors, près de l'auto, sieur Imre mit ses lunettes. « Combien de dioptries? demanda le maître séance tenante. — Pourquoi?» L'homme de haute taille tourna son visage vers lui. « Pourquoi tout le monde me demande ça? » Mais le maître fournit la bonne réponse. « Moi aussi, j'en ai ! Je te demande ça comme une taupe à une autre ! »  
  Sieur Imre chauffa le moteur si longuement, si méticuleusement, que le maître ne put attendre, car il commençait à grelotter, comme de juste. Sieur Imre se pencha une dernière fois hors de l'auto, et cria une citation d'Artmann au prosateur qui claquait des dents, chose d'actualité, car là-haut dans le ciel, le grand Visage Pâle versait sur eux son jaune sourire bienveillant. « Ombres longues. Ombres longues. » (Ce n'est pas la citation, c'est une pensée.)  
 
 
  43. « Il est mort », avait dit l'entraîneur à l'entraînement du vendredi. Ils étaient debout. Et un peu entre-temps : « Courez deux tours ! » Tout en courant, le maître piaulait comme un chien. À bouche fermée; il entend de l'intérieur sa plainte sans voix. Il évitait les regards, et les autres évitaient le sien. Ils couraient, plus rapidement que d'habitude. Le maître n'aimait pas vraiment l'Arrière-central, parce que ce n'était pas un bon technicien ; sens du placement, aptitude au tir, etc. Les buts encaissés le dimanche, c'était nettement... (« C'était lui qui en portait la responsabilité. ») Leurs rapports consistaient donc en plaisanteries avant le match (l'Arrière-central avait le sens de l'humour, tout au moins il blaguait), et en grognements après. Ils ne se connaissaient pas. Mais cette superficialité rendait la chose encore plus grossière. Après les deux tours, ils jouèrent sur une moitié de terrain, pour l'essentiel, ils laissèrent tomber l'entraînement, ils jouèrent peu à peu leur effroi (de même que le maître le fait d'ordinaire pour sa mauvaise humeur), le quatrième but qu'ils encaissèrent fut suivi d'une dispute passablement grave. Ils furent battus de justesse, 6 à 5. « M'enfin quand même, qu'est-ce qui lui est arrivé?» demanda quelqu'un sous la douche, parce qu'il ne supportait plus de se taire. « Rien ne lui est arrivé ! » cria l'Avant-centre (il habitait le même immeuble que l'Arrière-central ; ils avaient même une femme en commun). « Rien ! » Il se planta sous la douche, et ses cheveux blonds croulèrent lentement en avant, trempés. L'eau coulait en traînées sur son visage. (Il était un peu allumé, comme en d'autres occasions, avait foutu une trempe à Ági, comme en d'autres occasions, avait mangé chez lui une livre de pain tout en grignotant du salami, comme en d'autres occasions, puis il s'était aussi accroché avec sa mère, avait claqué la porte derrière lui, et avait crié qu'il s'en allait pour toujours ; ça se passait comme ça chaque semaine, avec peu de modifications.) -------------Le dimanche suivant, le maître était déjà en chaussettes, il se souvient nettement du froid dallage, et des trous dans ses chaussettes, quand l'Arrière-gauche sortit, sérieux, les crêpes de deuil. « Ils étaient à côté des chevillières ! C'est là qu'ils étaient !! » Auparavant, encore aux prises avec les chaussettes — quelle est la place la plus avantageuse pour les trous —, il avait pensé qu'il aurait peut-être été convenable de faire ou faire faire des crêpes de deuil, mais aussitôt — sans pouvoir dissocier les unités de temps — il avait également pensé que c'était mieux ainsi, « au moins, nous ne serons pas noués dès que nous nous regarderons ». Mais il y avait des crêpes de deuil. Tout le temps que l'Arrière-gauche passa à assujettir le ruban à son bras gauche avec une épingle à nourrice (l'épingle sortait systématiquement du tissu pincé, l'Arrière-gauche la poussait avec son ongle), tout le temps, le maître ressentit une peur animale à l'idée que l'épingle puisse percer la veine.  
  Après le coup d'envoi — ç'avait été convenu —, l'adversaire envoya la balle en touche, et l'arbitre siffla. Beaucoup de spectateurs étaient venus, la plupart des gens de la briqueterie, créant une chaude ambiance; ils finirent par comprendre de quoi il retournait, hélas, jusque-là des réflexions malséantes avaient fusé, mais ensuite, le silence se fit. « J'étais sur le cercle central, je voyais bien comment l'arbitre au garde-à-vous tournait lentement, lentement son poignet, et y jetait un coup d'oeil pour voir combien il restait de la minute. Car l'abruti la comptait exactement. Je ne savais où regarder. En face, l'avant-centre de l'adversaire mastiquait du chewing-gum. » Le maître baissa les yeux sur ses chaussures. Il fit bouger ses pieds dedans. (Depuis que sieur György, avec une nonchalance de grand seigneur, lui avait fait le don typique de deux paires de chaussures, une pour « canarder » et l'autre pour s'entraîner, depuis il avait grand-peine à décider laquelle mettre concrètement; herbe glissante, terrain dur, adversaire dur — les modalités des crampons.) Sur le mâchefer noir scintillaient des éclats de verre. Le vent se renforça : le mâchefer noir s'envola, bruissant, et les cheveux des garçons s'envolèrent, bruissant devant leurs fronts, le maître entendait sa propre respiration, comme s'il avait eu un polype nasal. Dans son dos, sur le gigantesque monticule d'ordures derrière les buts, un Berliet faisait du vacarme. « C'est alors que j'ai regardé le drapeau de coin. » (Afin de ne pas éclater en sanglots.)  
 
 
  44. « Hohééé, Dóhóra, notre petite fille, hohé. » La voix se déversait d'au-delà des cimes, et fit au maître le même effet qu'à chaque fois : comme si on l'avait assommé. Le grand visage soigné de Veverka forçait à nouveau l'entrée. Le maître était assis en compagnie de ses cahiers, dans sa superbe chambrette à rideaux, il s'était dépensé toute la journée (seuls les couches, le pain à beurrer et les poubelles lui avaient procuré quelques moments de répit), toute la journée, laquelle semblait maintenant écoulée. Jozef Veverka prenait déjà de l'ampleur devant lui, dans son manteau de peau retournée ! « Je l'ai fait faire à Vonyarcvashegy. » (« Parole. » Et?!) Il fit un clin d'oeil au maître, à qui cela donne la chair de poule : « C'est moins cher comme ça. » Ce fut plus fort que lui : « De combien ? — Que je divise, que je multiplie et que ça fasse tant ou tant, en un mot comme en cent, Péter, ça valait le coup. En comptant l'essence, bien sûr. — Alors c'est bien », et il invita le couple à s'asseoir. « Bien que nous ne restions pas longtemps, nous pourrions enlever nos manteaux. » Tout le monde rit, le maître reçut des tapes patriarcales dans le dos, et en fut pour sa courte honte. « Même Gitti riait. » (Pauvrette, elle se trouvait entre l'enclume et le marteau, dans la classique situation de conflit.)  
  Il aida donc Mme Veverka à ôter son manteau. « Comme vous êtes chic aujourd'hui, ma chère », roucoula-t-il avec lassitude dans les cheveux de la minuscule dame. Quelqu'un de fragile, au-delà du travail, des hommes. « Oh, Péter, Péter, ne dis pas de bêtises ! » (Pauvrette — elle aussi —, la façon maligne, humiliée — le Veverka ! —, misérable, espiègle, qu'elle a de glisser sous le bas du dos du maître le drap blanc — la moitié de drap —, pour qu'il ne salisse pas la nouvelle housse du fauteuil empire... Une fois, en guise d'exemple, elle avait allégué que son Jozef lavait lui-même ses chaussettes tous les matins à l'aube, alors que le maître venait justement de se lamenter avec complaisance, disant qu'il ne savait même pas coudre un bouton. Eh oui. « Ben ouais, fit-il, si je transpirais autant des pieds que Jozef— le maître en est très fier : il ne transpire pas des pieds —, moi aussi, je me muerais en raton laveur. — Allons donc », rougit Mme Veverka. Sans aucun doute, l'assertion magistrale était vraie. « Vous ne me croyez pas ?! » Comme bien souvent, il visa trop loin dans ce domaine de la plaisanterie, chose sur laquelle on avait déjà attiré son attention ; cette fois, concrètement, ce fut dame Gitti qui assuma l'ingrat devoir. « D'ailleurs, toute la rue S. s'en plaint à moi. Et puisque nous en parlons, ne me pince pas Gitti — car la bonne dame avait eu l'intention de mettre un terme au déferlement poétique sans tact, mais le maître avait réagi comme le faisait jadis sieur György quand, on ne sait comment, il débarquait dans la bonne société, et que le brave grand frère le rappelait, par des pressions du pied sous la table, à l'usage idoine de certain ustensile à découper, l'exhortait à des expressions plus nuancées, etc., et le résultat : la rebuffade brutale de sieur György, qui remportait toujours un grand succès dans les milieux adultes ; depuis qu'il était au monde, le maître était un petit garçon simple, bon élève et bien élevé contre vents et marées, mais au fond, ce n'était pas récompensé en conséquence —, puisque nous en parlons, cela choque dans la rue que les socquettes de Jozef soient suspendues aux fils électriques, il y aura un court-circuit, éventuellement même on sera retardé dans son travail, et qui devra indemniser ça ? Je crois que c'est compréhensible. Dites-moi, maman, mais sincèrement, c'est vous qui indemniserez ça?! » On peut imaginer la scène.)  
  Le maître, s'étant répandu dans son vieux monstre de fauteuil, n'était pas exactement comme-il-faut. C'est alors que Jozef Veverka dit coup sur coup : « Péter, pourquoi tu ne tournes pas la pandanus veïtchi vers le soleil? » « Où est le vase à fleurs? », Le maître, avec une amabilité pincée, se débarrassa des questions comme le chien de l'eau, et ensuite, le silence ne fit que croître. (Mme Veverka et Frau Gitti s'affairaient dans la cuisine. Ils avaient apporté, disons, 6 x 10k unités d'oeufs, wie gewôhnlich, 3 kg de carottes, du céleri, un peu de bouillon de poule et des patates dans un cabas. « Chérie — le maître commenta les visions culinaires, une fois passé le plus gros —, m'enfin pourquoi tu n'as pas dit qu'il en restait encore 100 de la dernière fois... Ah, ventrebleu ! » Pardon. Un jour, dans une situation intime, il caractérisa ainsi la chose, avec chaleur : « Ma Guittouche, tout de même, c'est une mésalliance ! ») Dans le silence, Veverka ne cessait de faire la lippe. Vexé, il faisait la lippe. Le maître, sensible, se caressa les tempes, et sautant sur ses pieds, beugla : « Que voulez-vous, cher Jozef Veverka?! J'ai deux enfants, j'ai fait mon service militaire, et on a parlé de moi dans le Népszabadság*
n
Jegyzet de façon négative
. Veuillez aller vous faire foutre avec votre pandanus veïtchi!! »  
 
 
  45. Démonstration de la méthode.  
 
 
  46. Ce n'était pas une chose simple, qu'il y eût là des vestiaires qui n'y étaient pas. « Le paradoxe, mon ami, ne fait pas de bien à l'homme sain d'esprit. » Voir la destruction ainsi face à face, cela avait fait craquer quelque chose, et le maître sentait que l'équipe allait peu à peu se désagréger. Le local d'un club, l'ordre des vestiaires : étaient des signes extérieurs qui créaient un semblant de club, d'équipe. « Mais vous savez, mon chou, cette pauvreté renforçait l'amateurisme. » Les footballeurs devenaient joueurs de foot. Même le maître... ! Cela aussi, il a dû le vivre ! Lui, n'est-ce pas, ne se mettait jamais en colère, par exemple, quand les vestiaires (les vieux) étaient humides, et quand, sur le banc vétuste, les lattes en jouant lui pinçaient facilement la chair, quand le crépi, lorsqu'il se renversait étourdiment, tombait sur sa tête, sur ses grands cheveux en broussaille, et que 3 ou 4 jours après, il trouvait encore sous ses ongles en train d'accomplir un inconscient grattement, des particules de mur, ou quand, lors du dégel printanier, ou à cause des pluies automnales, ou du fait d'autres motifs concluants, les eaux remontaient, eh bien lui, sans geindre, il jouait l'équilibriste sur les passerelles posées sur des briques instables. « Nous sommes une petite association » — et il l'assumait.  
  Mais être obligé de patauger autour d'un grand baquet, plus le tuyau : et que ça, ce soit le bain ! C'en était trop. Ça n'était même pas compensé par le fait que, derrière la chaudière, autour d'un autre baquet, les handballeuses se pressaient ! — Bien sûr que non, puisque cette possibilité, dans le cas d'un bain réel, existait à un degré encore supérieur ! Ils ne sont pas encore nés, les vestiaires ou les bains où l'on ne pourra pas lorgner. Là-haut par exemple, là où sortait le tuyau du poêle ! « On va au cinoche », disait en son temps quelque « grand », et il montait sur le banc (le même banc), faisait jouer une brique, écartait le tuyau, et vas-y donc. « On n'en est encore qu'aux actualités ! » Mais le maître n'allait jamais au cinoche. Il aurait bien aimé, seulement, hélas, il avait trop pitié des filles. « Vous savez, mon ami, la façon dont elles se lavaient, alors j'avais pitié d'elles. » Et en effet, il est vrai qu'à cette époque, son tour serait venu assez tard. Sieur Holubka lui posait beaucoup de questions sur les filles. « Surtout sur une dénommée Moni. » « On va leur envoyer une carotte ! En cadeau, promettait-il. Si elles perdent, alors des râpées ! » Mais il se bornait à promettre. Dans ces moments-là, ses mauvaises dents bougeaient sombrement, et la salive giclait entre elles. Le maître aimait sieur Holubka, mais pas dans ces moments-là, et il ne comprenait rien à rien. Voilà ce qu'était alors le cinoche. Et maintenant que sa personnalité s'est épanouie, qu'en estil ? « Matons un peu les gonzesses », dit le Jeune Demi, qui avait l'âge où l'on peut encore penser naturellement : je serai un footballeur professionnel, un grand. Il avait la grosse tête, et feintait un peu beaucoup. « Töröcskei, mon fils, disait le maître, protecteur, compte. Compte, et à la feinte (n-1), passe la balle. » Pour ce qui était de l'effet... « Bof, elles ne sont même pas poilues. » Le talentueux jouvenceau sabordait son propre plan. Comme le maître levait brusquement les yeux — autrefois, ç'avait été sa problématique favorite, à lui aussi —, il rougit. Le maître hocha la tête, répondit à tout cela d'un geste plein de sagesse et de mélancolie ; il partit en avant chercher un bon ballon : qui soit relativement rond — sur la plupart, il y a une gentille petite protubérance ; l'Étalon-moustique la caresse en disant : « Le petit Sancho ! » —, donc à peu près rond, pas trop léger, pas trop lourd, mais un tantinet plus mou que nécessaire, parce que le maître les aime comme ça.  
  Sieur Armand était sur le bord du terrain, sa puissante silhouette projetait une ombre trapue sur l'herbe verte. Le maître, jonglant avec le ballon choisi, s'approcha de l'entraîneur. Son bras velu étincelait dans la lumière, excepté à son poignet où se situait sa montre, avec un épais bracelet de cuir minable, craquelé, semblable à celui du père du maître. Dans la main de l'entraîneur, l'inévitable cahier à spirale — cahiers à spirale ! quels compagnons bons et mauvais pour le maître, encore une nuance pour laquelle nous nous faisons un plaisir d'éveiller nos compétences, lui-même, comme par exemple sieur Tibor Déry, pour éclairer la chose d'un exemple, le maître lui-même écrit dans un cahier, et oh ! non pas à la machine, que nenni, partant battu dans ce monde technocratique, il écoute les mélodies éternelles des chardonnerets, des fauvettes, des taupes, tout en réfléchissant avec son scepticisme responsable sur le monde (socialiste) —, une sorte de mémento d'entraînement, et dans sa main le stylo hésitant vacillait, il pianotait le long de la spirale, etc. — ça aussi, le maître connaissait.  
  « Il n'y a pas foule », dit Esterházy. L'entraîneur fit un geste véhément, et le vent du geste, conformément à l'intention, atteignit le maître, puisque cette remarque était un peu légère. Pour sieur Armand, tout ce qui était important : était sacré. Ce n'était qu'à propos des choses accessoires que son humour, au demeurant suggestif, sa malice souabe émergeaient. Par ex. : « Tu es comme le cor, on t'aime le soir au fond des bois », avait-il dit à un arbitre, pour se retrouver suspendu pendant six mois à la suite de cela. Il n'en allait pas de même pour les plaisanteries du maître, comme nous pouvons le constater page après page, le coeur saignant et tremblant.  
  Le maître faisait des fioritures avec le ballon. Son regard tomba sur ses chaussures de sport, et comme la balle lui faisait périodiquement faux bond (ou la gravitation, ha-ha-ha), il pouvait voir les chaussures décousues, en particulier la gauche, en dessous la chaussette, en dessous — même s'il ne le voyait pas, il le savait — son gros orteil meurtri : le décousu se propageait jusqu'en bas à travers chaque strate. Le ballon s'envolait de plus en plus haut — la production devenait difficile ; à ce qu'on dit, on voit comme celui qui progresse assidûment vérifie tout, à ce qu'on dit, sieur Titi Göröcs a tiré 30 fois à 20 ou 30 mètres de haut —, il avait le temps de jeter un coup d'oeil à sieur Armand pour voir s'il voulait dire quelque chose, mais ce dernier se contentait d'écrire dans le cahier, avec une obstination taciturne (le maître faillit fondre en larmes, à voir cet effort disproportionné — mais non superflu ! hoho, que nenni ! : « Qu'est-ce que tu écris, mon pauvret, pour l'amour de dieu ! », et cette phrase peut si bien s'étendre aux personnes), c'est ainsi que son grand regard perçant glissa vers l'arrière-plan, parmi les tas de gravats et les piles de briques. Sortant du bâtiment démoli, des barres de fer pendaient vainement dans le monde extérieur, une épaisse poussière recouvrait tout. Il y avait aussi des tiges de roseau sèches, en gerbes. « Venues d'où, dans quel but? — Surtout ces briques adipeuses ! » Ces reliquats de mortier sur les briques, vrai, déprimaient beaucoup le maître. Les chaussettes tombaient sur les chaussures. Il aimait que les chaussettes — même à l'entraînement — couvrent les tibias, il n'était pas partisan du « rabattement », mais les chaussettes, au fil de longues années, avaient rétréci au point que l'usage inévitable de caoutchoucs pour conserves était devenu incommode et douloureux : nous pensons aux tranchées profondes, violacées causées par les caoutchoucs. Près de l'entrée, de l'entrée d'antan s'étalait une armada de chaussures de sport. Le réaménagement avait produit son effet sur la réserve (elle avait disparu), le résultat de cette réorganisation était cette exposition. « Quelles chaussures crève-coeur ! » Ceux qui ont déjà vu une masse de chaussures de sport usagées — pétries, déformées, les trépointes flottant au vent —, ceux-là peuvent savoir quel lamentable spectacle c'est ! Comme une fosse commune.  
  L'entraîneur ferma son cahier. Le stylo, entre deux feuilles minces et légères, faillit être broyé. « Je leur ai dit qu'ils étaient des salauds. » Sieur Armand parlait comme s'ils poursuivaient une conversation. Le soleil brillait, le vent soufflait : à cause de la fraîcheur de l'air, les contours — ceux du bâtiment amputé, de la colline en retrait, des arbres remuants — étaient significatifs. La fumée de la chaudière se rabattait désagréablement. Le chuchotis du vent donnait l'impression qu'une machine cinématographique susurrait ; qu'on disait maintenant le texte sur un film d'amateur en super-huit ; la synchro ; il y avait par conséquent une sorte de « décalage ». « Je leur ai dit, vous êtes des salauds, et on n'a pas le droit de faire des choses pareilles. » Cette fois, le maître laissa échapper son cher instrument, le ballon : telle une larme, il tomba de son cou-de-pied. « Comment? » L'avant secoua la tête. Sieur Armand, voyant qu'il n'était pas au fait des grands titres, éclata de rire. « Quelles nouvelles ? On se défend ou on attaque ? — La meilleure défense, c'est l'attaque » — le maître faisait la moue d'avoir été ainsi réprimandé (car on peut aussi le prendre ainsi : pour une réprimande). Puis soudain, comme bien souvent dans les affaires économiques, il eut une illumination : « Il n'y a pas d'argent? » C'en fut fait de la bonne humeur superficielle de sieur Armand, de nouveau, la probité morose s'empara de lui. « Moi, je ne sais pas ce qu'imagine un pareil directeur ? Ce qu'est un directeur ? Moi, je suis contremaître. » Le maître acquiesça, un peu décadent; encore heureux qu'il n'accompagnât pas le geste d'un effet sonore. « Tu comprends, c'est ça la saloperie. Il veut faire copain-copain, eh bien d'accord : faisons copain-copain, et aujourd'hui, il dit qu'il regrette, sans explications. Il regrette. — Quoi? D'avoir fait copain-copain? — Des clous. Pas d'argent. Qu'il n'y ait pas d'argent. Mais nom d'un chien, dans ce cas, qu'il ne fasse pas démolir le vieux merdique. » L'exaspération extraordinaire de sieur Armand est bien caractérisée par l'emploi de ce mot, cette mention vulgaire des excréments : autrement, il évitait avec un grand soin les vilains mots; de temps à autre, il blâmait même le maître, qui dans l'ardeur du jeu, ou quelquefois pour des raisons stylistiques, ne dédaignait pas de les employer. « Il le fait démolir, ensuite il dit qu'il regrette. » Le maître surmonta ses préjugés, et à grand-peine demanda : « Kacsoh ne peut pas nous procurer de l'argent? » Ainsi parla le grand homme. « On l'a remplacé. Malheureusement », ajouta sieur Armand. (Leurs opinions sur Kacsoh étaient proches; voyez dans quelle marginalité ils se trouvaient.) Le brave homme poussa un grand soupir, et agita les mains ; sieur Armand était outilleur, et très fier de ses deux mains : « Deux fiiines pièces — il imitait affectueusement le maître (ce dernier dit souvent : fin texte, fine gonzesse, fin joueur — pour passer par les points cardinaux) —, deux fines pièces » — il tournait et retournait ses mains courtaudes, épaisses, dans les rides profondes desquelles s'incrustaient crasse et huile d'un noir ancestral ; en ce moment, c'était précisément ces deux mains-là qu'il agitait.  
  Après un soupçon d'atermoiement — va-t-il le dire à haute voix ou non —, le maître dit à haute voix : « Poing d'ouvrier, poing d'acier, abats-toi au bon endroit. » Sieur Armand ne fit pas comme s'il croyait que le maître plaisantait (il y a des péripéties qui séparent, et d'autres qui inspirent l'identité !), et fit un geste d'impuissance. À présent, ils se regardaient. « Il s'abat, et comment. Tiens. Tu sais avec qui je dois lutter jour après jour? Pour qu'on laisse partir les mecs le jour de l'entraînement, pour qu'on affecte les fonds du sport à ce dont on a besoin, pour qu'il y ait au moins des chaussures, et qu'on apporte les équipements là et quand il faut, pour qu'on ne crève pas de honte. » Oui : c'est comme le bain dans le baquet. Les équipements doivent être sur place. Ça ne devrait peut-être pas être aux joueurs de s'en occuper, quand même ! !  
  « Je dois lutter contre Laci. » Le maître resta incrédule. « Laci Kohut ? » Il avait déjà entendu les « enfants » — peu à peu, eh oui, le maître était devenu le doyen ! — dire que quelque chose « clochait » avec Laci Kohut. Que c'était une « bête puante » (pardon), ainsi que l'avait formulé le silencieux Arrière-gauche ; mais il avait des préjugés, ou était justement objectif, car sieur Kohut avait entrepris la femme de l'Arrière-gauche. « Alors que le pain était déjà au four depuis 3 mois. » La fille filasse du libre-service ABC. « Alors quoi, mon gars, on n'aura tout de même pas fait la préparation de fond pour rien ? » avait goguenardé le maître, en entendant parler des noces. Le petit prématuré de 4 kilos ! Mais ensuite, le maître s'était rembruni. Un jour, lors de la douche — « de manière assez mufle » —, il avait même demandé : « Dis, mecton, est-ce que tu aurais convolé, autrement? » Puisque telle est la maudite question qui se pose. Le garçon ferma le robinet. Les autres avaient déjà fini de se doucher. Le maître a peine à s'arracher au merveilleux jet d'eau douloureusement brûlant. Il y eut un silence. « Un garçon intelligent, mon ami, dans le civil. Par ailleurs, un arrière précis, matraqueur. » Il regarda le front du maître (par conséquent, pas les...), et dit intelligemment : « La question ne s'est pas présentée ainsi. » — Et il eut un rire forcé, dont en revanche le maître se serait passé de gaieté de coeur. La version était que la femme de l'Arrière-gauche, l'épousée de fraîche date, avait tout juste éconduit sieur Kohut.  
  Sieur Kohut jouait encore quand le maître avait commencé. « C'était un type qui se défonçait. » Les sieurs Armand et Kohut étaient semblables à Gog et Magog (pour se concilier aussi un milieu culturel de ce type) ou aux noix au miel, etc. Depuis les juniors, ils jouaient ensemble, ils étaient demis aile — « Laci et Armand ! » —, leur grande renommée locale volait de terrain de banlieue en terrain de banlieue. « Ils portaient le terrain sur leurs épaules, comme Gyuszi Rákosi. » « Nous, on se faisait encore tuer l'un pour l'autre sur le terrain », puton entendre souventes fois. Et le maître avait la vague impression de quelque chose de ce genre ; un jour, sur le stade de la Filature, le joueur encore en activité à l'époque, sieur Kohut, lui avait hurlé, presque hors de lui : « Mon gars, meurs sur place, ou va te réhabiller. » « Il l'avait dit ainsi : réhabiller. » Le maître accompagnait l'évocation d'un sourire acerbe, comme s'il reconnaissait ses propres limites : « C'est pour ça que je me souviens de tout le reste, uniquement pour ça. »  
  « Le camarade Kohut est un bon camarade, dit brièvement l'entraîneur. Il est cadre supérieur à l'usine, et il met des bâtons dans toutes les roues possibles. — Mais pourquoi? » demanda puérilement le maître. L'entraîneur haussa les épaules, amer. « C'est plus simple. Ne rien faire semble toujours plus simple. Et comme tout ce qu'il fait contre moi, ou par conséquent contre vous, signifie qu'on ne débourse pas d'argent, comme ça, il a même la cote auprès des autres. — M'enfin, combien d'argent ça peut faire? Rien. — C'est ce que j'ai dit, moi aussi. Les petits ruisseaux font les grandes rivières, voilà ce qu'il a dit. Là-dessus, j'ai claqué la porte si fort que la petite secrétaire, ben évidemment..., s'est à moitié étranglée avec son sandwich au jambon ou quoi, quand j'ai pris le virage dans l'escalier, je l'entendais toujours toussoter en répétant : Oh là là, camarade Kohut, c'est pas pohossible, camarade Kohut... »  
  Le maître recommença de jongler avec le ballon, en finesse, silencieusement, pour ne pas déranger. « Les stages d'éducation politique, pour ça, il est fort. » Le maître écoutait le mugissement du vent qui s'introduisait dans l'esthétique géométrique sans pareille (poteau, angle droit, drapeau flottant, filet ondulant, verdure, etc.) que lui procure tout stade. « Ah bon. Bref, c'est Kohut que tu as envoyé promener. Tout à l'heure j'avais compris : le directeur. — Tu n'y comprends rien. On voit que tu n'as fait qu'étudier toute ta vie. » Entre nous soit dit, il respectait le maître pour cela, ici, c'était d'une part une manière de parler, de l'autre, l'expression d'une critique réelle, au lieu d'une analyse plus nuancée de la part de sieur Armand. « J'ai bénéficié d'un traitement graduel. D'abord, n'est-ce pas, le camarade Kohut m'a convoqué. — Déconne pas. Même toi, il te convoque ? — Il m'a téléphoné : viens voir en haut, mon vieux. » Le maître opina, rassuré. « Pourquoi tu es content. Qu'est-ce que ça changeait ? C'est en le tutoyant que je lui ai claqué la porte au nez ! Être poli, c'est tout ce qu'il y a de plus facile. Vieille branche par-ci, vieille branche par-là. » Sur ce point ils étaient d'accord. « Bon. Et donc, après ça, le directeur t'a convoqué, c'est avec lui que, depuis ta plus tendre enfance... — Non. Je suis monté chez lui sur ma lancée... — On t'a laissé monter ? demanda le maître, renseigné. — La mémé, la vieille secrétaire, aurait piaillé, mais la porte bouffante était ouverte, j'ai vu qu'il était là, et qu'il n'y avait personne avec lui. »  
  « Et vous avez ranimé les vieux... », dit le maître trivial, et il se tut de même. Sieur Armand brimbala fièrement sa grande tête. « Ah là là. Cette fois, c'était du camarade en veux-tu en voilà, et le vouvoiement aussi... — Et ? — Je lui ai dit : arrête ton char. Je ne suis pas venu ici pour entendre parler de fourchettes étroites, et de fonds prévisionnels par-ci, et de contraintes budgétaires par-là. Tout ce que je veux dire, c'est que c'est une saloperie, nom d'un chien. »  
  « Là, je ne te crois pas », dit le maître, parce que c'était ce qu'il pensait. Le ballon s'arrêta. Sieur Armand éclata de rire. Ce n'était pas un rire spontané, mais un rire d'opportunité — les deux choses se voyaient. « Moi, je suis tranquille. Et j'ose dire n'importe quoi. Ils peuvent bien varier comme ils veulent, moi, je turbine. — Hum-hum, fit le maître. — Tu comprends. Il faut toujours quelqu'un pour turbiner. — Il faut aussi toujours un directeur, dit le maître à voix basse, m'enfin ça lui était venu à l'esprit. — Bien sûr, rit sieur Armand, et il devint clair que l'outilleur avait prévu l'objection, et qu'ainsi, le maître n'avait fait qu'entrer gentiment dans cette prévision —, bien sûr qu'il faut un directeur. Seulement, pas toujours le même. — Toi aussi, on peut te virer. » Sieur Armand continuait à s'amuser. « Bien sûr. Mais moi, même dans ce cas, je reste ce que je suis. Outilleur. »  
  Le maître baissa les yeux. (« Quand il n'y a rien à perdre, voilà la situation morale », et il se frotta les lèvres, en une autre occurrence.) Ses chaussettes trop courtes, en se roulant, tombaient sur ses chaussures. Soudain, lui-même ne savait pas pourquoi, il se pencha pour nouer ses lacets, ce faisant il caressa ses tibias noueux. Devant le maître accroupi, sieur Armand se dressant tel un chêne immense, telle une statue vivante, aurait pu être pris en photo — il aurait seulement fallu veiller au soleil qui passait derrière lui, ce qui, je pense, est une simple affaire de technique.  
 
 
  47. — ! (On peut lire encore une fois : [Imre], soudain, sent qu'il aime tout ici, qu'il est content de tout : de la proximité de [Janka], des herbes, de la place, des passages cloutés élimés, des feux tricolores, des amusants boutons-d'or à la tête jaune, aux longues jambes, des contrôleurs énervés, de l'accès sale aux vécés, des pompiers crétins, de la défaite de Mohács, de la bataille de Kápolna, des cabines téléphoniques solitaires, de la morosité des exercices et des blancs nuages moutonnants à l'horizon.) (cf. encore note 55, p. 388).  
 
 
  48. Cher Péter! J'ai reçu hier votre lettre avec les photos. Dóra riant aux anges est à croquer, le petit Marcel est merveilleux. Je ne le voyais pas aussi beau, même en rêve. — Malheureusement, un grand ramdam se prépare de nouveau, et un vent léger souffle. Les serveurs sont très gentils, bien qu'ils grattent sur le citron, me semble-t-il. Ils croient que je suis si vieille que ça. Ce midi je me suis enquise des citrons. Maligne, j'ai posé la question comme si j'étais de bonne foi. Le serveur n'a pas rougi, pourtant j'en étais sûre.  
  Je peux m'étendre sur la terrasse, un cerisier. En ce moment j'écris ces quelques lignes au son d'un orgue, c'est pourquoi mon écriture est si mauvaise. Niki était ici ! Naturellement, nous avons parlé hongrois. À Sydney, il travaille avec 11 assistants, et tous hongrois.  
  La Nachtschwester-Zimmer est antipathique depuis le début. La salle des machines est dans un local voisin. Je ne sais pas si je vais m'y résigner. Vous savez, Péter, moi qui ai déjà un pied dans la tombe, je ne sais pas si j'ai droit à un changement. Mais parlons plutôt de mon rêve :  
  J'ai décidé que quand même, c'était impossible, ce que je faisais. Vous habitez ici, en bas, et je ne descends pas vous voir. Je suis descendue. J'ai sonné. La voix de votre Gitti au loin : J'arrive ! Je vous attendais ! Sur l'herbe du parc voisin de l'entrée, des femmes à peine vêtues se prélassaient. Pouah, que vous êtes affreuses ! dis-je tranquillement en hongrois. À ma stupéfaction, l'une d'elles réplique... en hongrois. Là-dessus le portail s'ouvre. Péter est couché à l'intérieur, dit Gitti, et elle me tend l'enfant. Moi, je ne savais pas que le petit était Marcel. C'est seulement à ses yeux que je l'ai reconnu. C'étaient vos yeux à vous. Nous sommes entrés. J'ai fait asseoir le petit sur votre poitrine et je vous ai embrassé sur le front. Vous vouliez me saluer, mais vous ne pouviez pas vous asseoir à cause de l'enfant sur votre poitrine. Vous avez marmonné quelque chose qui vous ressemblait beaucoup, à vous ou à votre style. Je n'ai pas bien compris, mais j'ai dégagé du grognement quelque chose de ce genre : bon sang de bois ! De votre part, cela voulait dire que vous vous réprouviez vous-même. Les femmes nues ont toqué à la fenêtre. Elles tambourinaient et secouaient des noix dans leurs mains ! Là-dessus Gitti est venue et a emmené les petits enfants. Je me suis réveillée... L'expérience était presque palpable.  
  Pour l'Avent je serai déjà rentrée. Je tâcherai de me procurer les livres. Merci à Gitti pour son dévouement.  
  Votre vieille Jolânka vous embrasse  
 
 
  49. Cher Péter!  
  Je suis enfin rentrée, je fais les cent pas dans l'appartement. Sans canne !! Mais je suis encore faible. J'ai de l'appétit. Je lis des récits de mon petit pays, quand je ne dors pas.  
  Je vous embrasse de tout coeur,  
  Jolánka  
  P.-S. Mon très cher, veillez sur vous. Vous êtes si « empoté ». Mais c'est bien. Comprenez cela, et gardez-le en vous. Bien sûr, vous savez très bien « avec quoi on attrape les mouches ». Voyez, vous m'apprenez des choses. Vous avez un style effroyable.  
  J.  
 
 
  50. Tante Jolánka am Sonntag verstorben*
n
Jegyzet Tante Jolánka décédée dimanche (allemand).
. Michael  
 
 
  51. Les journées du maître sont représentatives ; de son point de vue, c'est flatteur, ce mélange de sublime et de trivial, d'ultime et d'éphémère. Car que se passa-t-il en cet après-midi lugubre et moite ? Il était sur le point de partir à l'enterrement de l'Arrière-central, auquel l'équipe prenait part corporativement, lorsque sieur Kisteleki, le milieu de terrain qui avait connu des jours meilleurs*
n
Jegyzet Depuis, il connaît (a connu) de nouveau des jours meilleurs.
, s'approcha de lui et demanda au maître de l'introduire de quelque manière dans ses notes (dans mes notes! — E.), en ce moment, avant le repos hivernal (car les équipes allaient bientôt hiberner), sur le plan de la publicité, cela lui rendrait grand service, vu que la dernière fois, il avait répandu de l'engrais chimique Carbamid sur le terrain, et que du fait de l'étalement lacunaire à l'intérieur des dix-huit mètres, à l'extérieur des dix-huit mètres et sur la ligne, de grandes vilaines boursouflures s'étaient formées sur le gazon, chose dont — quoique sieur Kisteleki sût bien manier la balle — on lui faisait grief, pis, dès qu'il arrivait sur le terrain, des réflexions sarcastiques fusaient à son adresse, émises par les membres de la coopérative. Le maître fut ébloui par le rendement de la littérature. (« Eh bé, vous savez, madame — avait dit un jour Mâriâcska, qui aidait un peu à tenir en ordre la maison familiale, quand sa mère, pour trouver un dérivatif à sa fierté, donnait à lire à Máriácska un micro-chef-d'oeuvre du maître —, vous savez, comtesse, je ne trouve guère de mots. Ce qui est trop est trop. Vraiment, je ne suis pas une personne illettrée — de fait, elle ne l'était pas —, m'enfin ça n'a ni queue ni tête. C'est le monde à l'envers ! Qu'aujourd'hui on appelle ça de l'art ! Eh bé, ne m'en veuillez point, madame, mais ça m'a fait sauter au plafond. » Le maître, selon son habitude, ne tira pas grand enseignement de l'incident, mais bien sûr, en tant qu'homme, cela lui donna à réfléchir. — Du reste, c'est son truc. — « Qu'est-ce qui avait poussé Máriácska à un tel franc-parler ? Pourquoi n'avait-elle pas fait la lippe avec ménagement ? Inconcevable. — I.e. la dame est par ailleurs passablement dissimulée. Dès avant 45 elle était rompue à la servitude ; ça existe ; et le contraire aussi. — Pourquoi est-elle droite comme l'avenue Kalinine?! »)  
  En une occurrence postérieure, le maître raconta avec une certaine morgue à sieur Csaba que, comme sieur Kisteleki — se basant sur ses relations avec l'équipe des Métallos — lui avait donné accès au stade pour le dernier double match, il l'avait intégré à son roman. Sieur Csaba, le prosateur de Decs, qui a passé son enfance au milieu de photographies de visages étrangers dans l'atelier du photographe local (de Decs), au milieu de portraits qui montraient les gens vus de l'extérieur, exprima sa préoccupation. « Il y a tellement de matches. Tu vas intégrer tous les revendeurs de billets ? » Le maître, ravi, sourit jusqu'aux oreilles. « Mais puisqu'il y a tellement de romans ! — Il y aura. — Et puisque d'aucuns naissent justement ainsi. » (Les signes se multiplient :)  
  Le maître partit pour l'enterrement. Son imperméable crasseux choqua un peu. Il y avait du monde. Les feuilles boueuses se tassaient les unes sur les autres. Les cuivres, entre deux morceaux, secouaient la salive de leurs instruments. Les directeurs de l'entreprise se tenaient à part en demi-cercle, par hasard. Sieur Kohut salua cordialement le maître, comme s'ils étaient dans un parc. Il rendit le salut. Ce furent les femmes et lui qui dirent le Pater Noster. « C'est une chose compliquée, lieber Freund. » Quand le cortège s'ébranla, il se mit à crachiner. Le maître baissa la tête, malgré son col relevé, l'humidité atteignit son cou chaud et vulnérable. Le maître veillait uniquement à ne pas marcher dans les flaques. Sans doute marchait-il continuellement dedans. « Pendant des semaines, il y a eu de la boue sur mes chaussures. » Tout autour de la tombe aussi, il y avait de l'argile fraîche.-------------  
  : quand ensuite, à cause du labeur consciencieux, les temps traînèrent en longueur — l'affaire dégénéra quelque peu, petit à petit toutes sortes de tumultes prirent place, et concrètement, il advint que le maître eut une altercation avec János Minus (je ne garantis pas le nom), domicilié à A. et propriétaire d'une villa, à qui le maître avait loué au prix fort sa villa par l'intermédiaire du service des hôtes payants de l'agence Ibusz, car il voulait que Guittouche — si je puis user de ce terme : Guittouche — prenne un peu de repos, car entre nous soit dit, l'affirmation : le maître est un mari modèle est vaine, c'est à la femme seule que revenait le gros du travail, quant au roman, il faisait franchement honte au nombre de vaisselles effectuées par le maître *
n
Jegyzet 0 ; bilans trimestriels : 0 ; 0 ; 0 ; 0. « Mon ami, c'est tout de même légèrement exagéré ! »
, il se produisit donc une altercation, car le propriétaire de la villa, qui d'ailleurs était visiblement un homme habitué à commander, croyait que le maître et les siens partiraient dès dimanche, alors qu'il l'avait louée exprès pour ne pas être obligé de voyager dimanche soir avec tous les chauffards, mais seulement lundi, « les mains dans les poches », il montra donc le bon de location numéroté 205 189, code du formulaire : 211, grâce auquel la situation s'éclairait avec 100 % de certitude, cependant, à sa grande surprise, cela ne convainquit pas le propriétaire de la villa, il se borna à y jeter un coup d'oeil rapide, et d'un ton fort blessant et éprouvant pour le maître, dès le deuxième échange, il lui parla comme un sergent à un subalterne (le maître aurait été le subalterne), et le maître réalisa qu'il s'acharnait « avec une puérilité inouïe » (« c'était inévitable, ils croient tous que le monde leur appartient ! »), et qu'il était près de dire : « Fais gaffe, j'appelle mes frères ! », mais ensuite, comme le propriétaire s'éloignait en poussant des jurons, certifiant au maître que lundi à l'aube il le chasserait du lit, le maître lui promit que d'accord, mais alors il s'enfermerait avec des vivres pour deux jours dans l'appartement et terminé, et comme le proprio ne faisait qu'en ricaner, le maître dit : « Et encore quelque chose, grand chef. Surveillez les revues dites littéraires. Parce que j'écrirai dedans quelque chose qui vous réduira à néant, vous pouvez miser là-dessus », ce qui fit l'effet souhaité, car, bien que rien de cela ne fût compris (la popularité du maître n'avait pas rompu toutes les barricades), l'expression niaise arborée était ce dont avait besoin le grand esprit « à ce nadir spirituel »,  
  alors il dit, tout en déployant avec résignation son cahier à spirale, se détournant de la situation fugitive et sur le point de se clore : « Gitti, ça ne peut plus durer comme ça. On ne peut plus supporter ça de façon linéaire (?). Alors, tant que je n'aurai pas fini, je ne ferai qu'écrire et jouer au foot. Je vais arrêter le reste. » Ainsi fit-il. (On peut fouiner. Bien sûr, lorsque le lecteur lira cela : le maître vivra de nouveau sa vie totale — même si elle est différente de celle « d'avant ».)  
 
 
  52. (un traître, se transformer en refuge-et-rocher — pardon, pardon) Voyant la funeste et surtout démesurée dégradation de la situation — la dissolution de l'équipe des cadets pour cause de manque d'équipements, la radiation de la deux du championnat réserves, la baisse de fréquentation des entraînements se déroulant à l'ombre relâchée, « brochée de soleil » des vestiaires abattus, les chamailleries désespérées des sieurs Eugène et Armand — le maître, en son for intérieur, mûrissait des entreprises conscientes et positives. Et lui qui avait passé l'été — permettez — sous le signe de la trahison, en tout cas de l'infidélité, et nous le savons : ça ne dépendait pas de lui ! à présent, c'est en grinçant des dents qu'il...! Tel un cerceau de métal, il étreignait les événements et les non-événements qui se bousculaient ; l'équipe, le terrain. Qu'on ne pense pas à quelque intervention spectaculaire, à un miracle lumineux qui descendrait des cieux « aux accents de l'internationale », mais à l'infime enthousiasme de chaque jour ; au travail qui n'a rien d'un rêve doré. Le maître considérait que cet enthousiasme n'aidait personne, sauf le maître, c'était lui qui y puisait des forces — « le peuple est toujours également fort ». Eh oui, en simplifiant un tantinet, c'est-à-dire en abordant la complexité par le côté pratique, une seule chose pouvait aider l'équipe : les briques. (Des briques ! bien sûr.) Car si des temps plus frais arrivent, et ils arrivent, on ne pourra pas garder le baquet... Ils renoncèrent à jouer à domicile les 5 premiers matches aller du championnat. En fait, une équipe, celle de la Marine fluviale, n'avait pas marché. Ou celle de l'École Normale d'Éducation physique. Du coup, il fallut s'habiller dans l'école voisine ; et ils escaladèrent les grilles! Imaginez! Une équipe! Les grilles! Comme des chapardeurs de poules ! Et le claquement des chaussures sur l'asphalte ! C'est à propos de ce dernier que le maître dit : « Widerlich. » Chaque fois qu'il repensait à cette scène, essentiellement au claquement, ce mot-là lui venait aux lèvres. Il signifie : antipathique, dégoûtant, répugnant (allemand). Pour se venger, sieur Eugène s'arrangea pour que ceux de la Marine fluviale n'aient plus d'eau chaude. Alors que ça leur était dû, sans quoi le match ne peut être joué, mais à ce moment-là, il l'était déjà. Comme ils pestèrent ! « Ça arrive, mec » — et ils lorgnaient par la porte des vestiaires provisoires, pendant que du dos des gais lurons s'évaporait l'eau chaude.  
  Or doncques, par un jour sec d'automne, il advint que sieur Eugène s'amena, maussade, avec une charretée de briques. Le père Farkas était assis sur le banc, et calma les chevaux. « Holà, ho ! » Sieur Eugène, boudeur, se dirigea vers la réserve. Le père Farkas claqua des doigts. « P'tits gars. Faudrait voir à décharger. » Sieur Armand, passant outre les barrières personnelles — faisant fi de la question « qui a apporté les briques ?» — , prit aussitôt la situation en main. Il forma avec les garçons une ligne d'attaquants (avec les défenseurs aussi — haha- ha), et déjà les briques volaient comme des oiseaux patauds, à leur place. Au vu de la pertinence de l'arrangement il s'avéra que sieur Armand avait déjà beaucoup réfléchi à ceci : le quoi et le où. Bien que ce soit sieur Eugène qui eût conduit la charrette là où, ce qui indique que lui aussi avait réfléchi à l'avance. Quelle coïncidence tragique ! Pourtant, il se peut qu'eux-mêmes fassent figure d'effet, mais la cause : c'était eux, en ce qui concerne la désagrégation des choses ; car ils s'acharnaient si résolument l'un contre l'autre qu'on en était arrivé là ! Car l'un des deux doit renoncer ! C'était sieur Armand qui se tenait sur le plan des principes, et de ce fait ses chances... ! Et une équipe sans entraîneur?! Bien sûr, tôt ou tard, il y en aurait un autre! Mais qui remplacerait l'amour maniaque du sport qui habitait sieur Armand, cet homme de coeur, dont le rayonnement était tellement important...  
  Le maître était aligné avec ses chaussures neuves offertes par sieur György ; c'était justement maintenant qu'il voulait les faire à ses pieds. Les chaussures scintillaient de mille feux, et ça le gênait. Puma Pelé King. « C'est trop pour toi. — C'est trop », acquiesça-t-il entre deux briques. Il accomplissait sa tâche avec un grand zèle, de peur de vendre la mèche : il n'y connaissait rien. (Récemment, il avait aidé sieur Icsi, et là, il avait éprouvé : qu'il n'avait encore jamais travaillé de sa vie ! Ç'avait fini par être frappant. Alors qu'il s'agissait d'un simple coltinage. Jusqu'à l'appartement de sieur Icsi. Un jour, par exemple, il avait fallu transporter des gravats, environ 10 m3. Et ç'avait été très intéressant et émouvant de voir comment, le soir, les garçons avaient surgi tour à tour, venus de toutes parts, il y avait même des camarades de classe, quelqu'un de l'équipe, un autre de quelque terrain vague [ennemi], etc., et en relayant, ils avaient trimbalé toute la quincaillerie. Ç'avait été beau.)  
  Mais ensuite, pendant les pauses-briques, il examina si douloureusement et désespérément ses mains rosies par la poussière de brique et peu à peu, ma parole, effilochées, que tôt ou tard cela creva les yeux. « Hé, toi, dit quelqu'un amicalement, hé ! toi, montre un peu quelle taille elles font, tes mains ? » Le maître les montra, mais la fierté avec laquelle il les tournait et retournait devant les dames lors de ces fameuses réceptions l'avait quitté pour de bon à présent. Celui qui avait posé la question secoua la tête, incrédule. « Ce sont tes mains normales ? » Et il tâta, précautionneux, les menottes écorchées, poussiéreuses, meurtries du maître. L'ordre fut disloqué, la ligne d'attaquants fut rompue. « Ne vous tripotez pas comme ça », dit le petit Ailier-droit, agacé. Il n'avait pas pensé qu'à la place de l'entraînement, il y aurait ce guet-apens ; déjà qu'il n'aimait pas aller s'entraîner. Allait venir une réponse comparable, peut-être de la part de sieur Eugène, et alors sieur Armand ne serait pas resté muet — ils travaillaient aux deux extrémités de la chaîne, car sieur Eugène s'était coulé sans se faire remarquer hors de la réserve, et s'était mis à décharger la charrette, le père Farkas était là, tirant des bouffées de sa pipe noircie, bavardant avec son cheval comme peu savent le faire aujourd'hui —, la prise de bec aurait donc éclaté, puisque c'était sous son égide qu'ils agissaient ces temps-ci, lorsque sieur Icsi, continuant à disloquer le rang déjà suffisamment disloqué, bondit, s'agenouilla devant le maître (l'empreinte stupéfiante du terrain bosselé resta longtemps sur ses genoux ; « grêlés » ; bien plus, pendant qu'ils s'habillaient, le maître vit un petit gravillon encore imprimé dans la peau), s'agenouilla, et levant les mains, s'empara de celle qui jouait le rôle principal, celle du maître, et poussa un soupir. « Et dis-moi, mec, c'est celle-là... celle-là qui tient la plume ? »  
  « Hors de ma vue », cria le maître parodique en cette rencontre auteur-lecteur improvisée, et arrachant sa main des mains, il la libéra au profit des briques. Quel fin symbole ce fut de sa part, plus le travail qui reprit... Et la main qui tient la plume — car, faut-il le dire, c'était elle; sieur Icsi avait bien conjecturé — continua de s'effilocher, s'effilocher (en service)...  
  Les briques s'épuisèrent peu à peu — il fallut de nouveau en encaquer la moitié, car on les avait mises au mauvais endroit, à quoi bon y avoir doublement réfléchi! —, et peu à peu les ténèbres crépusculaires recouvrirent l'ensemble. La volée de briques déclina, les langues se délièrent, comme à la veillée des chaumières...  
  « Hier, on a été avec ce cornouiller de Józsi chez Feri. — Chez qui est la clé? Chez le Feri », intercala le maître, remportant un succès inouï, bon exemple du degré de concision que supporte la communauté (préparation de fond l'été, colonies de la KISZ avec filles, bungalows, bungalows avec clés, clés, clés ; et la clé chez le Feri). « On entre. Feri s'amène, là-bas c'est une grosse légume, cravate... — Brillantine. — Feri est un vrai monsieur. — Il s'amène, qu'est-ce qu'il vous faut, les gars. Là-dessus, ce cornouiller de Józsi, au milieu d'une foule de bonshommes, dit mon-couillon-de-feri (pardon), y m'faudrait un bon froc italien, étroit, cornouiller, mais qui ne me serre pas les roubignoles. Tel quel, par-dessus la tête des acheteurs. — Le cher Feri devait être content de vous voir. — Il les mouillait. À chaque cornouiller, il regardait autour de lui, affolé, et disait : je-t'en-prie. » « En quelque sorte, pour éponger les vilains mots précédents », pensa le maître, compréhensif. « Ensuite, bien sûr, je-t'en-prie, très vite, jet'en- prie, il nous a fait entrer dans ces couloirs à manteaux. — Et il y avait un froc? — Ça va de soi, de derrière les fagots, ensuite il nous a poussés dehors. Dans la rue, il nous a bien encornouillés. » On peut l'imaginer. « Il voulait seulement montrer qu'il savait, lui aussi. — Pour ce qui est de savoir, il sait. »  
  Quelques briques partaient, puis s'arrêtaient, tôt ou tard cependant elles atteignaient leur but, les mains expertes de sieur Armand. « Imaginez Sneci. Il a piqué quelque part les bois de cerf du directeur, vous savez, celui qu'il a tué, et il a fait le tour de la cour de l'usine en les tenant au-dessus de sa tête, et il criait : ça aussi, on l'a secoué au vieux cornouiller, ça aussi, on l'a secoué au vieux cornouiller ! Et nous, cornouiller, on est sorti devant l'atelier bien en rang et on s'esclaffait. En haut, les gonzesses se penchaient aux fenêtres des bureaux, et puis on leur a crié des trucs, mais elles ont tout de suite refermé les fenêtres. Quelle rigolade ç'a été. — Et qu'est-ce qui s'est passé? On a lourdé Sneci? — On l'a réprimandé. » L'Autre Inter se tut, mystérieux. On l'exhorta, comme il se devait. « On l'a réprimandé parce qu'il arrive souvent en retard. — Saloperie. — C'est vrai qu'il arrive en retard, rit l'Autre Inter. — Holà, holà, holà. »  
  L'Arrière-droit, d'une voix calme, puis de plus en plus forte à proportion (directe) de l'attention croissante, mais avec une constante joie maligne, raconta que — lors d'une grande fête du mouvement ouvrier — ils avaient accroché des « baudruches » pleines d'eau au chemin de roulement d'une grue, et lorsqu'une femme bien ou mal ou moyen passait par là, pif avec un lance-pierres, dans son cou ! « Mais une fois, par erreur, je vous jure, juste sur Laci Kohut... — L'erreur est humaine », déplorèrent-ils. Une autre fois il était advenu que, comme sieur Kohut aime débouler sans crier gare avant la fin du poste, et que les gars aiment se doucher dès ce moment-là ; ils avaient attendu que sieur Kohut arrive dans leur dos, alors les dos s'étaient retournés pour faire rebondir l'eau brûlante dans la direction idoine, et sieur Kohut avait été échaudé, échaudé en cravate, et il était difficile d'y échapper, car quelques-uns se savonnaient au milieu. « Hélas, hélas. — Les femmes aussi valent leur pesant d'or à l'atelier. — Leur pesant d'or ? — Connerie. Quand j'ai atterri là comme apprenti, j'en suis resté bouche bée, toutes ces mémés... Presque les unes sur les autres. Quand je suis entré la première fois, j'ai cru que j'avais la berlue ; elles étaient assises sur deux rangées, et puis, comme nous avec les minettes, elles se sont mises à me siffler avec deux doigts. Je suis allé me présenter au contremaître, celui-là était à l'autre bout de la salle... Elles me regardent toutes, je passe entre elles, quand une femme allonge la jambe... — Penalty ! S'il connaît dieu, il l'accorde... — Il l'a accordé. Mais comme si elles s'étaient concertées, car moi, j'étais tombé, la suivante est tombée en travers avec sa chaise, Moni, une grande bique, mon nez dans son giron. — Un à zéro. — Et la voilà qui me caresse la tête, ne t'en fais pas, tu es en de bonnes mains. Pendant ce temps, tout le monde rit. Mais elles ne riaient pas de moi. J'avais du mal à respirer. Ou plutôt, l'air que je respirais avait déjà traversé l'entrecuisse de la femme. Il était bien chaud. »  
  Le maître sourit, sourit (comme une actrice miniature).  
  Lorsque la dernière brique eut trouvé sa place provisoire, la ligne d'attaquants resta intacte un bizarre instant, les mains lasses retombaient, les épaules se voûtaient, les doigts tâchaient de ne pas se toucher, ils pointaient dans l'air obscur, tendus, il y avait des genoux qui tremblaient, et même les stations jambes écartées, sûres d'elles, ne rayonnaient pas d'énergie. Juste à ce moment-là — avant d'avoir eu à s'expliquer — le sifflet de sieur Armand retentit. « Sa salive gicla. »  
  Et comme s'ils étaient arrivés au terme d'un véritable entraînement, ils coururent un tour de relâchement. La plupart, selon l'habitude, coururent les quatre cents mètres au galop, pour en avoir fini au plus tôt avec la douche, le maître, fidèle à son habitude, se contenta d'ambler « mollement », à présent il pensait, goguenard : « Bah ! Douche ! Baquet, fistons, baquet. » Ainsi s'acquitta-t-il du tour avec une pondération redoublée.  
  Comme il courait dans l'herbe excessivement haute d'après les critères techniques, les brins dessinaient des stries minces, sinueuses sur la pointe des Puma Pelé King poussiéreuses. « Comme si de maigres escargots s'y étaient traînés. » Comme s'ils s'y étaient donné rendez-vous. Parfois il suspendait sa course d'ailleurs lente, et la changeait pour une promenade. Le soir bourdonnait, et plus il était séparé des autres qui avaient sottement choisi la course, plus fortement il ressentait son es-seul-ement dans cette obscurité profonde, et simultanément une communion hardie avec la nature. (Pour le père du maître, c'est tout à fait le contraire : cet homme passe d'une machine à écrire à une autre — comme un somnambule.) Arrivant au virage opposé, il se trouva face à la colline, à sa grande masse noire qui se fondait presque dans le ciel, les étoiles chez ce dernier, et la lumière des réverbères vacillants chez la précédente rendaient le spectacle changeant et divers. Là-haut on entendait des chiens japper. Un bref galop mit fin au tour élégiaque.  
  Une fois à l'intérieur, en un revirement stupéfiant, il enfila ses vêtements (la chemise rétrécie au lavage, don de sieur György, etc.) sur son corps en sueur qui le démangeait un peu. « Tu t'es déjà lavé cette semaine ? » Il leva un doigt doctoral (qui était encore plus pauvre en ongle que les autres; peut-être la tâche, à cause de celle-ci), le silence se fit dans le recoin, baptisé vestiaire, du petit vestiaire d'antan, baptisé réserve. « On peut s'habituer à la crasse », proféra-t-il d'un air significatif, chose qu'il avait déjà pu apprendre en d'autres lieux. Comme il eut amèrement raison !  
 
 
  53. Dame Gitti s'alita. Le moteur de la famille. Un soir, tout à coup, elle s'assit dans le lit, le sable du marchand nichait encore sur son visage, imprimant la niaiserie sur ses traits, et dit au maître qui lisait un livre de Vargas Llosa, sieur péruvien : « Cornouiller (!), ce tapissier Tabacskó est une sorte d'artiste. Il peint, collectionne des livres. Il aime les arts. » (À propos de Vargas Llosa, le maître avait eu en primaire un camarade nommé Jóska Varga, le gardien de but de l'équipe de la classe. Il avait de bons réflexes, mais on ne pouvait s'y fier. Quoi qu'il en soit, de temps à autre, il arrêtait magnifiquement le ballon. En pareil cas, lorsqu'ils quittaient le terrain, il se tordait les mains « sournoisement » de-ci de-là, et jouait l'insatisfait. Il fallait alors aller le voir, et lui dire sincèrement : « Mais non, Jóska, tu as été tout simplement parfait. — Vous croyez », demandait Jóska Varga, reprenant espoir. « C'est l'effet-jóskavarga. » Le maître l'emploie parfois vis-à-vis de dame Gitti. — On le voit, des effets, il en a à tirelarigot.)  
  Il bondit auprès de la dame, écarta doucement de son visage les cheveux trempés. Les caressa. « Mon cher vieux » — sur quoi il s'en fut à la pharmacie. La caissière demanda au maître s'il avait 50 fillérs. Celui-ci répondit : « Oui », et se mit à farfouiller dans la confortable poche de son loden — le coeur généreux de sieur György ! —, et de fait, il trouva 50 fillérs, il ne l'aurait pas cru, ainsi donc, en tendant la pièce de monnaie, il sourit et dit : « Pourtant, je n'y croyais pas sérieusement. » Il abandonna le terrain qui débouchait sur l'amitié, et comme d'habitude, il se mit au début de la queue devant la caisse, sur le côté. C'est alors que quelqu'un fit, hostile : « Faites la queue. — Ceux qui ont déjà payé passent devant » — la pharmacienne prenait la défense du maître, et elle lui plut grandement. (« Quel genre de femme? » demanda dame Gitti. Le maître fit un geste comme ci, comme ça. « Mecton, moi, je suis un moi lyrique. ») Il était sur le point de retourner sur ses pas, l'oreille basse, car hélas, c'est bien son genre, lorsque plusieurs personnes remarquèrent qu'ici, tout le monde avait payé. Sur quoi son visage se rasséréna, son sens de la langue perça, et il dit d'un ton satisfait à la dame mûre qui le précédait : « Alors, c'est la queue de ceux qui ne font pas la queue. » Il vit que le jeune homme devant la dame souriait, et que celui qui l'avait tout d'abord renvoyé derrière haussait les épaules----------  
  Des obligations retombèrent sur le maître. « Les événements se bousculèrent. » (Se multiplièrent...) Dès potron-minet, on demande au maître s'il dort ; et au fil du temps, il jouit de moins en moins de la rouerie oraculaire de la question. « Papa, tu dors ? » Il se tourna de l'autre côté, chassant le dilemme ; et déjà il savait bien, il attendait, la musculature contractée, le prochain truc de la petite femme. « Papa ! Héé ! Héé ! » gloussa celle-ci, joyeuse. Je n'avais jamais vu pareille chose : comme s'il était mû par un ressort, l'esprit encore si pâteux à l'instant bondit, et ivre de sommeil partit à la recherche du Récipient ; comme il sortait chancelant de la cuisine, car il s'était presque évanoui devant une telle masse de vaisselle sale puant la charogne, en particulier un plateau d'argent, ou plutôt d'alpax, dans lequel s'incrustaient des restes d'oeuf jaunâtres, et entrait dans la salle de bains, il ne trouva rien, pas même son visage dans le miroir, puis, ayant titubé jusqu'à la chambre du fond, il vit son lit sens dessus dessous, et dedans la petite femme aux cheveux jaunes, roulée en boule comme un chat, alors il alla au lit, se pencha un peu sur lui et en même temps s'y appuya, puis regarda intensément Mitovitch dans les yeux (le drap était assombri d'humidité, la fillette avait la bouche en coeur), et dit : « La superbe, grand chef, t'a subjugué. »  
  (On peut bien en sourire. Mais quand même, cette situation — le maître s'étant écroulé sur le lit et son enfant, promène, impuissant, son regard à la ronde, pour trouver au plus vite le Récipient à proximité, et avec une fureur et une tendresse désespérées regarde la petite peste, ainsi que sa dame dormant à poings fermés, tandis que les voisins empressés ouvrent les persiennes, et flanquent des taloches à leurs enfants geignards qui traînent, de peur d'arriver en retard à la maternelle, puis subséquemment sur leur lieu de travail —, or doncques, cette situation, en y incluant l'effet aliénant des odeurs, indique bien les possibilités de solitude sans issue d'une existence, sur lesquelles d'autres ont déjà écrit, ainsi que moi-même, ailleurs.)  
  Le maître, mû par sa grande vitalité, parvint enfin à goupiller la petite sur le Récipient, faisant comme si le malheur survenu n'était même pas là, dans sa jaunitude mate, à côté de la chère dame, « tel un mari pervers ».  
  Ému, il jeta un regard circulaire, la fillette trônait, Frau Gitti dormait à poings fermés. « Vous savez, mon ami, j'ai alors marché vers la fenêtre, j'ai pressé mon front contre la vitre, j'y ai laissé mon empreinte, et j'ai pensé que je devrais toujours me souvenir de ce moment, parce que alors... — il tergiversa un brin avec un toussotement pudique — ... alors, j'étais heureux. » Ouh là !  
  Et ainsi ma relation gagne-t-elle en exactitude, Gott sei Dank.  
  Néanmoins, il se contenta de ce petit coup d'oeil par la fenêtre sur les interrelations plus vastes, et déjà il était submergé de travail. Son rejeton avait poussé un cri, car le rebord était mouillé, et la dame, sans tambour ni trompette, avait dit : « Tu as mis l'eau du thé ? » Il ne l'avait pas encore mise. « Oui », répondit-il, et il courut comme un dératé à la cuisine. C'est alors que commença une grande cavalcade ! Quel enchaînement, pareil à une vengeance, de lieux, simultanéités, mutations et identités !  
  Étant donné que la vaisselle sale semblable à un ambitieux champion se haussait presque jusqu'au robinet ainsi l'on ne pouvait pousser la théière à sa place qu'en l'inclinant de côté mais étant donné qu'ainsi on ne la remplissait qu'à moitié il fallait la redresser un peu ainsi quelques plats cliquetèrent au fond de l'évier étant donné qu'ils s'effondraient étant donné que le maître est un homme précis il remarqua que l'eau qui coulait était froide ainsi il envisagea de la verser et projeta de la remplacer par de l'eau chaude en faisant appel au chauffe-eau mais on ne sait comment le tuyau du robinet entretemps on ne sait comment s'était coincé dans la bouilloire et vas-y que je tire vas-y que je pousse il aurait fallu la tourner de côté si fait mais alors l'eau qu'il y avait auparavant versée s'écoulerait toutefois en un éclair il se rappela soudain que c'était justement ce qu'il voulait.  
  « Je me le suis rappelé, mon ami... Quand même, c'est une chose de : verser, et c'en est une autre, si ça s'écoule simplement comme ça. » Sa fierté semblait inébranlable. Étant donné que l'introduction de l'eau chaude avait causé un décalage, ainsi il décida de monter la flamme au maximum. Mais auparavant, il fallait allumer le gaz. N'entrons pas dans les détails, on pourrait croire que je brocarde. Bornons-nous à inventorier quelques allumettes cassées, l'expression déconfite de son visage, l'exclamation « sacré bon sang de bois !» ; et l'odeur du gaz : étant donné que, tout d'abord, il ne l'avait pas ouvert sous le réchaud qu'il allumait.  
  Puis, étant donné qu'il avait laissé la grille d'amiante — à ce qu'on prétend, de façon tout à fait superflue — sous la bouillotte, ainsi elle devint brûlante en un rien de temps, et fit apparaître les nuances fascinantes du rose et du rouge feu. Il porta sur celles-ci un regard d'esthète, puis réalisa. Ôter la bouilloire. Ensuite, une tentative manquée à main nue ! La douleur. Puis la manique — chef-d'oeuvre sorti des mains de dame Gitti — et avec celle-ci ! Désormais, à l'odeur du gaz se mêlait l'odeur du coton roussi ! (« Pas du coton, Péter, de la laine à tapis. »)  
  Étant donné qu'il en avait terminé, il s'assit pour se reposer. Et juste à ce moment-là, son épouse arriva. Qui ne s'était pas alitée de gaieté de coeur, mais soupçonnait quelque chose. « Minette, avait dit le maître, charmeur, alors que la maladie débutait, tu es sur la liste des éclopés. — Le cuir », avait-elle acquiescé, forçant son visage rosi par la fièvre à sourire. Mais maintenant, elle commençait à se remettre. « Que fais-tu ici, mon amour chéri ? » Elle dit chéri sans desserrer les dents. On peut imaginer. Et essayer : chéri. Il y avait à cela une sorte de légitimité, qui se réglait sur le spectacle : le maître écoutant en branlant du chef la radio hurlante (« Pa-rampa-rampapa-a pahlavi ! Karel Gott ! Tu as reconnu? »), le frigo ouvert, impudique, l'eau chaude se déversant toujours du robinet, le « hoquet irrationnel » du chauffe-eau ronronnant, l'eau du thé bouillonnante.  
  « L'eau s'est complètement évaporée » — la dame anéantie par la maladie s'accrochait à ce concret formulable. Le grand homme craignit aussi sec de s'être éventuellement levé en vain dès potron-minet... Il empoigna donc la « chair féminine », et ramena au lit la dame qui s'y opposait, éreintée. Haletant, la femme dans les bras, il s'arrêta audessus du lit, puis patapouf! retira ses mains de sous le corps, lequel s'affala sur le lit avec moult circonspection. « Félon ! — Tu restes ici, ordonna le chef de famille. Un seul geste, et... » — et il imita le crac traditionnel.  
  Retour à la cuisine, pour le prestige ! Peu de temps après, il fit son entrée avec un plateau, sur celui-ci, les produits. « Le petit déjeuner, ma'âme. — Merci, mon brave. La presse du jour? — Elle est en retard, sauf votre respect, en plein retard ! » Le mari frotta ses menottes usées par le salami, le bout de chandelle fuligineux, les brins de thé, l'eau bouillante. « Ça marche comme un petit déjeuner au lit », dit-il enfin ; voilà !  
  – – – – –  
  Frau Gitti arrachée en sursaut à son occupation nocturne, le sommeil, n'omet pas de remarquer, les lèvres laiteuses : « Mon chéri ! » Et les mots vibrant mollement, vibrations dans l'espace, prennent leur essor comme des lampions, pour ce qui est de voir ça, hélas, personne ne le voit, puisque le maître, comme un lo ir ----------rougissant jeta un coup d'oeil à dame Gitti ! Ô chaleur ! dureté ! douceur intransigeante ! joie et amertume ! l'infini de chaque jour et la petite chance ! ----------tu es vieille, vieille, vieille, vieille *
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Jegyzet Idée plaisamment ahurissante que celle-ci, concernant une dame qui tape bien dans la vingtaine.
, tes hanches s'élargissent, tes épaules sont musclées, je te hais**
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Jegyzet Allons, allons, il ne faut pas, là : mon petit chéri.
, tu marches comme un nageur ; tu te dandines ! tu as un grand visage, tes yeux ont des pattesd'oie, ton nez est quelconque, tu es laide, tu es malveillante, j'en ai marre Oui : un artiste — « ou un mari, lieber Freund, ou un mari » — avec son instinct et sa conscience, même en les concentrant en un instant, peut percevoir les ravages de chaque jour ! Toute la monotonie de notre existence corrompue ! ma chérie, tu deviens merveilleusement dame, grande dame, tu es toujours différente, la gerbe de tes pattesd'oie est à moi, jusqu'au moindre ruché adipeux sur ton ventre est toi, mon unique mon Dieu, et que bien ressentir Frau Gitti au sujet de tout cela, et réciproquement***
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Jegyzet !!!!!!! !
; au sujet de cet alpha et oméga****
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Jegyzet « C'est beau et vrai », dit dame Gitti en un moment de grâce, lorsque tout fut mis au jour avec la violence de ce tout, les larmes aux yeux.
?!  
 
 
  54. Le maître repoussait ses obligations odontologiques. Certes, il n'avait aucunement peur (car les expériences de l'enfance, grâce aux bons offices de l'oncle aux doigts de fée, ne s'étaient pas transformées en souvenirs spasmodiques, mais étaient restées des visites de famille — bien plus : il y avait même une photo de femme nue, en supplément net), il n'avait donc pas peur, mais dut s'y résigner, car la phase de danger initiale était dépassée, bien que, parfois, il y eût une inflammation au fond du côté droit, et qu'en pareil cas une minuscule poche de pus se formât, qu'il pressait avec une curiosité cruelle, à la façon dont, adolescents, nous arrachons inexorablement nos croûtes un peu partout — excepté l'haleine plus désagréable du matin, la dent était supportable. Si fait, la dent était supportable, mais commençait à s'éroder. (De petits éclats se détachaient à l'usage. Le lendemain, la langue devait s'efforcer d'éviter le terrain aux éclats acérés. Ensuite, elle s'habituait. Ou la dent s'arrondissait. En dessous — au-dessus — d'un certain niveau, n'importe.) La disparition n'était plus un jeu d'enfant, il se rendit chez la dentiste.  
  La belle dentiste lui bourra la bouche de gaze, de bâillon, de tout. C'est alors qu'une situation très intéressante se met toujours en place (à nouveau une de celles où une chose disparaît parce qu'elle devient) : sitôt que le bourrage existe, le maître, qui jusque-là se faisait tout mince sur le siège monstrueux, les mains entre les genoux, soulagé, se mettrait bien à parler, à causer de choses et d'autres avec légèreté et profondeur (je signale — ou est-ce la même chose? — que la doctoresse aussi, à partir de là, dit des choses auxquelles on pourrait répondre ainsi), voire, il n'en reste pas au désir, et entreprend ce qu'il a projeté (cf. ci-dessus). M'enfin on peut alors imaginer ceci : « Aeuaéiaeuo ! » — ainsi, seulement ainsi. La doctoresse raconta que d'après son fils, sieur Marci et le maître étaient semblables à Kasparek et Cserniczky. Le maître, la bouche bâillonnée, dans la grande et pâle intensité lumineuse, devait être la désolation incarnée. À cause de cela ou d'autre chose, la doctoresse dit : « Bien sûr, vous ne lisez sans doute pas Mikszáth. — Iaeuao. — Bien sûr, vous êtes un auteur moderne. — Aoueuéoï. » La pompe à salive glougloutait sympathiquement (insupportablement). « Goût de sang. » « Dites-moi, mon ami, comment se fait-il que, sous certaines blouses blanches, on distingue le slip, et sous d'autres, non ? » Je ne sais pas.  
 
 
  55. Devant la loge du gardien, il accrocha soigneusement les clés, échangea quelques mots amicaux avec le vieux gardien avec lequel il avait déjà établi de bonnes relations à l'époque où il n'avait pas encore de laissez-passer permanent.  
  Frais et juvénile — l'avenir est à la jeunesse ! (« Oh ! que non, mon ami, l'avenir est à ma vieillesse, plus exactement à mon âge moyen ! ») —, il sauta sur le dos de son étalon d'Orlov, et aurait démarré... s'il avait démarré. Il remit le contact. À l'ouïe de ce hennissement caractéristique, de plus en plus fragmenté, haché et faible, son coeur se serra. Après deux nouvelles tentatives, le résultat n'était déjà plus qu'un henniss désespérant. Il resta planté là, désemparé, son destrier fixait sur lui un regard sombre, et le maître fut envahi d'un sentiment d'infériorité injustifié, c'était vis-à-vis de dame Gitti qu'il en avait ressenti un comparable la dernière fois. Finalement, il se résolut à l'apostrophe.  
  « S'il vous plaît, vous pouvez pousser? » Les deux jeunes garçons poussèrent et repoussèrent, mais en vain. Le maître les entendait s'essouffler. Ensuite, un peu irrités, ils demandèrent pardon au maître, et disparurent. « Je crois qu'ils allaient au cinéma Kossuth. » Il louvoya péniblement entre deux autos, décrocha sa giberne du troussequin, et resta là ! Si quelqu'un est jamais resté là ainsi, il sait à quel point c'est humiliant. Selon les lois de l'âme humaine, son déchirement intérieur se mua en fureur active. Le pauvre maître montra les dents dans les règles aux autos qui filaient. « Mes dents grinçaient. »  
  Il partit lentement vers l'arrêt de bus. Les blocs de maisons d'une désarmante uniformité, d'un gris pesant étaient tellement différents de ce qu'ils avaient été le matin. Plus homogènes, sûrs d'eux. — Le maître préfère les chétives ruelles des premières heures. Le soleil matinal tombe de biais entre les immeubles. « En quelque sorte, les maisons elles-mêmes sont de biais. La ligne qui naît de la rencontre de deux murs conformes jouit d'une liberté : il y en a toujours une qui a l'audace de gâter la perspective. » On avait déjà arrosé les trottoirs sales, mais pas jusqu'au « friable », ainsi que le fait le père du maître, on s'était plutôt contenté d'y balancer de l'eau — pour que ce soit fait. Même cette superficialité est du goût du maître. Et les odeurs. Celle des primeurs, celle du terrain vague devenu dépotoir, où, toujours, la grande femme en jupe de jean arrive quand le maître prend le virage et s'engage dans le sentier qui se faufile le long du terrain vague, et si, lorsque au pied broussailleux du mur coupe-feu, il jette un coup d'oeil en arrière (il l'a déjà fait une ou deux fois), le berger déplaisant, que la femme a dû détacher de sa laisse peu de temps auparavant, se met à faire ses besoins (le fait que la femme n'ait pas une seule fois regardé le maître est absolument invraisemblable ; mais, comme il est vrai, il est « porteur d'espérance »), celle de la literie mise à certaine fenêtre, derrière laquelle on distingue des visages fermés de femmes, celle du restaurant self-service, dans l'immeuble d'angle tout de suite après le terrain vague, celle de la vieille femme dans le libre-service, qui tout en plongeant la main sous son bas de coton et en se grattant le mollet, parle de la correspondance de Josephus Flavius, et tout le monde, même le maître, bat en retraite, celle du buraliste, qui dès qu'il en a l'occasion, carotte 20 ou 30 fillérs au maître qui achète du chewinggum, chose que le maître relève toujours, mais le buraliste fournit une explication brillante, celle du tramway, celle des rails et particulièrement des aiguilles (les aiguilles dégagent une odeur immanquable), celle du marchand de pneus, où un certain sieur Tamás (nous l'avons déjà rencontré près du tableau noir) mit un jour en doute la crédibilité du pressiomètre local, et lorsque le propriétaire invoqua la facture anglaise du pressiomètre, l'éminent spécialiste de l'informatique extirpa un pressiomètre de poche des profondeurs de son veston chic, « anglais ou pas anglais, celui-ci fonctionne à l'eau, l'autre avec un ressort », le maître, qui était là en tant que témoin oculaire, se sentait fort mal à l'aise, il avait l'impression que le vieux « techno » pouvait dire au simple coup d'oeil le nombre d'atmosphères, en outre — un motif affectif —, le visage sillonné du vieux le touchait, ses mains dans lesquelles s'étaient incrustées l'huile et la crasse de décennies, et à côté de ces mains (« ici le dérapage, mon ami, auquel nous nous laissons prendre ») ils étaient bien vêtus de façon gênante, lui et son collègue (qui du reste avait mis en évidence un écart de +0,1 atm. !!!), c'est pourquoi, après le terrain vague, il préfère ne pas aller tout droit, mais à droite, il choisit entre les côtés deux à deux d'un rectangle, ce qui donne deux possibilités symétriques *
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Jegyzet a + b = b + a
, et rien ne parle en faveur de l'un ou l'autre des itinéraires — la somme de leurs intervalles ensoleillés et ombragés n'est pas différente, les possibilités de se garer sont dépourvues d'intérêt, l'odeur des édredons est compensée par celle des primeurs fermées, les gens sur le trottoir sont fortuits.  
  Le vent crachotait le long de la rue, charriait dans l'air des papiers et des feuilles (description enthousiaste de Budapest). (Un jour, le maître se tenait sous les peupliers, devant la maison, là d'où l'on voit entre les jambes en O de mamie Tocska jusqu'à la station du èreuère, et sa mère avait houspillé le maître, qu'il aille tout de suite chercher un bout de papier que, d'après elle, le maître avait perdu — et de fait —, à ce moment-là, le vent crachota dans la rue, il ferma les yeux, ses larmes et la poussière piquaient, il tendit les bras en avant comme un authentique aveugle, et ce fut ce papier-là !)  
 
 
  56. Les vestiaires furent construits, et il y eut des douches, mieux que les précédentes. C'est alors que fut révélé ce qu'étaient des vestiaires et des douches. Rien. « Lait et pain. » Et le maître sentait bien — puisqu'il était logé à la même enseigne (et ha-ha-ha : il en saigne) lui aussi — cette atmosphère qui les tirait vers le bas ; comme si chacun s'était trouvé à l'extérieur ; j'ajouterai : à tort. « Fortwursteln », marmonnait le maître plein d'espoir, rationalisant ses rêves ; et il ne connaissait rien de mieux que — « à la suite des précurseurs, lieber Freund » — mourir sur le terrain, pour user d'une image poétique. Chaque semaine, on pouvait penser : c'est fini. Chacun rentre chez soi, quant aux sieurs Eugène et Armand, ils gisent la tête pourfendue à côté de la ligne de touche, leurs mains serrées sur l'instrument à pourfendre les têtes. Et les charognards d'enfoncer leurs serres dans les poteaux de buts. « C'est beau. » Cependant, comme le temps passait, car il passait, ils s'habituèrent à la nouvelle situation, ainsi son venin fut exprimé : elle devint l'ancienne situation. En revanche, ce fut à nouveau plus déprimant que d'être tout à fait au creux de la vague : à cause du manque de catharsis.  
  – – – – –  
  « Vous savez, mon ami, j'aimerais obtenir à coup sûr deux choses dans ma vie (-y tiens mordicus) : J'aimerais envoyer une fois la balle du terrain Goli dans le Danube. » — Sieur György, au début des années soixante-dix, y est arrivé une fois. Et un certain sieur Tibor, trois fois ! En un seul match. On l'a presque expulsé. Cela, disons-le, est déjà un rêve inaccessible. C'est le premier. Le second serait, dans une de ces situations purement fair-play où il devrait obligatoirement rendre la balle pour la remise en jeu, bimm, de se lancer, filer le long de la touche, et « en plein dans le mille » ! « Et après, bien sûr, demander pardon. Magnifique. » -------------Une fois, il se promenait sur une moitié de terrain avec sieur Marci. Ils étaient profondément engagés en avant. Ils baguenaudaient de-ci de-là (chassé-croisé, etc.), quelques arrières leur tenaient compagnie. Sieur Marci émit l'idée du bonnet invisible. Ç'avait été leur expérience enfantine commune, et c'est ce qui catalysait maintenant les deux frères. Ils tournèrent et retournèrent avec entrain et inventivité les possibilités d'emploi du bonnet. Par exemple, au penalty, ne pas enlever d'une chiquenaude la balle à l'adversaire, mais garder le pied devant la balle, et alors, comme s'il shootait dans du béton ! « Et la balle, comme si on lui bottait le cul, s'affaisse sur le côté. » Ils pouffaient sur le cercle central. Les arrières échangeaient des regards, le temps passait (90 minutes).  
  – – – – –  
  Quand les vestiaires et les douches furent construits, ils organisèrent une brochettes-partie, une brochettes-partie solennelle après l'entraînement. — Le maître goûtait fort que, de temps à autre, l'on se réunît dans le grand jardin familial, pour une brochettes-partie ! L'écoeurement du gras fuligineux, la contre-attaque du vin rouge, la douce odeur de brûlé du lard dans le blue-jean, des jours durant — à l'arrière-plan le vieux Tzigane, avec il silencio, en marcel, comme un Italien malin ! « Maître — le maître mentit à sieur Armand avant l'entraînement —, je suis endolori. — Qu'est-ce que tu as? — Ma cheville est démise. » Du côté de sieur Armand, la question-assertion suivante redressa la tête. « Quoi, Pierrot, tu t'es fait tomber la plume sur le pied? » Chacun rit de chacun. Cette désinvolture de sieur Armand, quand on connaît sieur Armand, était à pleurer.  
  L'entraînement — un léger décrassage — commença, et le maître, avec des ruses de Sioux, partit chercher des brochettes dignes de confiance. Il prit la direction du bois d'acacias, à regret ; mais il persévéra honorablement. Encore que, si l'Arrière-droit ne l'avait pas aidé, peut-être eût-il renoncé. L'Arrière-droit était arrivé en retard, avec un motif valable, il avait dû fourguer ses deux enfants à l'hôpital, car ils ne pouvaient plus respirer. « Péter, je n'avais jamais vu ça. Ils se jetaient d'un côté, de l'autre. On les a regardés un moment avec ma femme, c'est mon jour de congé, tu sais que parfois je reste au lit toute la journée, je ne me lève que pour m'emplir la panse, mais parfois ma femme m'apporte même à manger au lit, alors du coup, je la garde, tu comprends?!... Ma chère petite femme, couvre-toi de bons plats, comme dans le conte. » L'Arrière-droit tailladait d'une main experte. « Aiguise l'extrémité la plus épaisse, cher comte. » « Vous savez, mon ami, ces brochettes étaient tellement chétives, il n'y avait rien d'épais ni de mince ! » Et ce que le maître à ce moment-là ignorait encore : la récompense, la fumigation à venir lors de l'exposition au feu, le grésillement, le suint ! Cette extrémité plus épaisse, au demeurant, lui paraissait une nouveauté ! Car à quoi bon la routine du jardin avec il silencio, là-bas, c'était sieur György qui préparait tout comme un pro, le chéri. (Un jour, le petit maître arpentait avec sieur György la rue des Tziganes, ils furetaient à la recherche d'une précieuse chaîne de bicyclette rouillée. Cependant, aux vociférations d'une femme édentée, grasse, mais à la chevelure belle entre les belles, ils prirent leurs jambes à leur cou. On les pourchassa, puisqu'ils couraient. Sieur György donna forme à un appel, élevé depuis lors au rang de classique : « Bons voisins, à l'aide ! Bonsvoisins ! À l'aide ! » Ce bonsvoisins revint pendant des années, en manière de persiflage. Le maître se carapatait de même. Alors, à ce qu'on prétend, quelqu'un de la bande des Tziganes qui les poursuivaient, aurait crié que la mère du maître et de l'encore plus petitounet sieur György était une comtesse. Les deux enfants intimidés auraient alors échangé un regard, et ralenti en même temps. Auraient attendu les autres. « C'est ta mère qui l'est », auraient-ils dit à un garçonnet crasseux, ce nonobstant, avec le recul, digne d'affection, et ils lui cassèrent la gueule et réciproquement.)  
  « Je croyais qu'ils piquaient une crise, que c'était pour ça qu'ils se jetaient d'un côté de l'autre. Le plus grand, c'est son genre. Mais après, tiens, c'était vachement intéressant, Péter, nous étions couchés avec ma femme, je ne sais pas comment c'est pour toi, mais moi, je suis marié depuis 7 ans, mais ça m'échauffe toujours le sang quand je vois ma femme. — Moi aussi, ça m'échauffe le sang, dit le maître avec empathie, et il rougit. — Tout à coup, et juste en même temps, nous avons pris peur. Purée ! » Le maître fut satisfait de réentendre le mot, fruit de son enseignement. « Hop ! le caleçon, les deux enfants sous le bras, l'escalier, mais il y avait beaucoup de marches, comme une préparation de fond, direction la moto, dare-dare à l'hôpital. Encore heureux qu'il soit tout près. — Tu as encore ton caleçon au crochet ? — Tu déconnes ? »  
  Ils travaillèrent sans mot dire, le maître chuintait quand il empoignait des épines. L'Arrière-droit expliquait patiemment les astuces de ploiement du feuillage, de coupe des rameaux. « J'ai lu ce livre de toi », grommela l'Arrière-droit. Le maître opina tristement. L'autre tailladait. « Je n'ai pas l'habitude (j'ai pas l'habitude) de lire ce genre de choses. Je bosse pour de l'argent, j'ai des bouches à nourrir, ensuite je dors. Je mérite bien ça, non?! — Je pense », dit le maître avec réserve. Il décortiquait les rameaux sur la branche. Le couteau rebondissait, en pareil cas il était un peu effrayé. « Il y a des choses qui m'ont plu, d'autres qui ne m'ont pas plu. — C'est comme ça d'habitude. » L'Arrière-droit secoua la tête, la réponse ne lui plaisait pas, et peut-être voulait-il dire autre chose lui aussi. (« C'est toujours comme ça. ») « Attends voir. » Il rétrécit encore ses yeux minuscules, il biglait presque. « Attends voir. Ce n'est pas tant que je n'ai pas compris, Pierrot, bien sûr que je n'ai pas compris, mais c'est que je ne me suis pas compris. »  
  Dans la main du maître, le dangereux outil s'arrêta, il regarda ce jeune homme consolidé qui commençait à prendre du ventre, qui allait sur ses trente ans. (Et qu'il avait dans le nez ces temps-ci, car pendant des mois il lui avait fait accroire qu'il lui apporterait un livre de colombophilie, car il en avait un pressant besoin. — Le maître donnait du travail à ses coéquipiers. Il ne se bornait pas, à la suite d'une course longue et exclusivement soutenue, à les faire courir après des balles positivement inaccessibles, mais aussi après des données. L'Autre Inter devait rapporter des informations sur le salaire des ouvrières de la filature. « Elles gagnent bien, mais c'est un boulot de merde », disait l'Autre Inter. — Plus précisément, fiston, j'ai besoin de données absolument précises. — Pourquoi? — Quoi, pourquoi?! Pour voir. » Et on en restait là. Mais ses commis travaillaient assez paresseusement, faute de motivations. Il y eut des réprimandes. Le maître en colère apostropha un négligent : « Cornouiller, je ferai de toi un tel héros [—] que tu peux-t-y compter ! » Les garçons rirent, rirent — mais quand même, ils se tinrent à carreau.)  
  Le couteau était donc arrêté, le regard du maître faisait le tour de la personne corpulente, éloquente de l'Arrière-droit, et il dit doucement : « Merci. » Pour dissimuler son émotion, il s'écria : « Regarde par là, mec. » Mais pour cela, il avait fallu la chance, « ces chances, mon ami, jusqu'ici je les ai toujours reçues du monde*
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Jegyzet la Hongrie
», la chance qu'arrivent justement deux handballeuses. Les deux meilleures tireuses. « Quel cornouiller de sport, dit souvent le maître, sujet en or, que l'irrégularité soit une forme d'équipement consacrée ?! » (C'est effectivement le cas. — E.) « Alors, beautés, vous êtes jumelles? » cria l'Arrière-droit, tout en faisant un clin d'oeil au maître. La plus petite allait répondre (elle aurait dit : oui, ou : non, ou : nous sommes un peu jumelles), mais la plus grande, bien qu'elle ait ri elle aussi, lui donna un coup de coude, si bien qu'elle ne dit rien. Elles avaient des robes de cretonne à roses rouges, et des chaussures vertes identiques. Elles étaient épouvantables à voir : elles étaient merveilleuses. « Pourquoi n'avaient-elles pas froid ? »  
  « Vous êtes jumelles?... Parce que nous, avec Péter, nous sommes jumeaux. » Là-dessus, même la grande s'arrêta. Elles n'auraient pas cru. « Vous ? » L'Arrière-droit, tel un mauvais acteur — « tel un bon acteur, mon ami, qui joue : le mauvais acteur » —, enlaça le maître. «Bien sûr. N'est-ce pas, Pierrot? Nous sommes une paire de jumeaux. » Il accentua ceci : — une, paire, comme s'il voyait une contradiction là-derrière. Le maître pouffa. Soudain, les filles ne trouvèrent plus beaucoup d'intérêt à tout ça. « Tant mieux pour vous », dit la grande en repartant. Mais l'Arrière-droit ne laissa pas l'aventure se volatiliser ainsi, il hurla derrière elles : « Bien sûr, tant mieux pour nous deux. Mais ça pourrait aussi être tant mieux pour nous quatre ! Hein?! » De cette façon, l'affaire tourna au mieux : les filles se retournèrent en s'esclaffant, tant la grande que la petite. « Elles sont folles de nous », dit l'arrière comme en passant, et il se mit à compter les brochettes.  
  Le maître consulta sa montre. Il devait partir. (Qu'avait-il à faire? Quoi de plus important ? Peut-être... peut-être avait-il à écrire ? Écrire quoi? Sans doute n'avons-nous pas la chance qu'il soit allé écrire précisément ça, mais au fond, qu'importe. C'est comme s'il était en effet parti pour ça... La tragédie persistante, et combien futile !) Les garçons s'étaient déjà rhabillés, ils tâtèrent avec suspicion les brochettes. « Les pièces les plus fines, créations de maîtres réputés... — Lesquelles as-tu faites, toi? demanda prudemment sieur Icsi. — Oh, moi, j'ai créé les plus belles. — Mais encore, concrètement? — Tu verras, celles qui vont osciller si esthétiquement... — Et puis crac », interrompit sieur Icsi. Le maître acquiesça gaiement à cet ars poetica dissimulé : « Oui, oui. Et puis crac. »  
  La poitrine fumée se retrouva sur les baguettes, et à l'avant, sur la pointe, telle « une petite dame coquette, grassouillette » : l'oignon. « Je dois partir. » Mais l'odeur du quignon — domó — frais lui mit l'eau à la bouche. Il rogna un petit morceau de poitrine fumée. Le cala avec son pouce. Le bloc tressaillit, ses doigts s'y enfoncèrent, la matière se densifia, sur la face latérale, comme de la sueur, la graisse perla. Son couteau progressait à grand-peine vers le bas, sautait, s'arrêtait court, tel un cheval rétif, et le prisme se balançait en rythme, le maître pouvait craindre : qu'il ne se déchirât.  
  Grossièrement, avec la hâte qui caractérise d'autres gens, il déchiqueta un oignon, en mangea une partie « sur place », mit quelques rondelles non intactes sur la poitrine fumée, puis celles-ci sur le domó. Engloutit. Les autres en étaient encore aux préparatifs, ou bien, assis près du feu, y laissaient pendre des brochettes comme des amateurs. « Sur les braises, uniquement sur les braises. » Ils avaient un point commun : ils ne mangeaient pas. Le maître était à l'arrière-plan, près de la main courante rouillée, et se bourrait en ingurgitant hâtivement. Phénomène dissonant, digne de la situation. « L'une des choses les plus lamentables qui soit, mon ami, est de manger de la poitrine fumée crue lors d'une brochettes-partie. L'une des plus lamentables... Seul, peutêtre, le thé avec du sucre glace peut lui être comparé. »  
  Et puis son haleine ! Que cet esprit fin pût empester, mon dieu, mon dieu... !  
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  On peut parvenir de deux façons à un match qui décidera de tout : et (« Le happy-end projette son ombre. Sa grande ombre noire. »)  
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  Le match battait encore son plein, mais sombrait déjà. Bien sûr, il y avait des semblants de course. Le maître lui-même, bien qu'il ne contrôlât pas la balle, « débordait », pas bête, quoique peut-être : de façon superflue, faisant place à l'Autre Inter qui — le maître le connaît bien —, sans balancer, allait le remarquer et (en une courbe légère) courir à la place refroidie du maître : ce qui permettait à sieur Csucsu, qui à l'occasion contrôlait la balle, de conclure : voilà qui est excessivement obscur. Mais, avant que doute et espérance aient pu s'épanouir, un arrière, en sa misère extrême, faucha Esterházy. — Où donc, pourrait demander un outsider ; l'auteur de ces lignes compte sur une certaine compétence. — Grotesque scène ! Lui qui est ce qui et ce que, après un bref et maladroit tête-à-queue, va piquer du nez dans le mâchefer, et pour amortir — n'ayons pas peur des mots ! — le ridicule de sa chute, il tend ses deux mains en avant, pour que seule sa peau semble s'ouvrir ici et là sur ses paumes (et que « s'y hasarde » « aussi sec » le « beau mâchefer »), mais quand, un peu plus tard, et d'une provenance inconnue, arrivent les pieds0, alors un avant-bras au moins tourne en dehors, lequel est aussitôt enseveli sous le thorax, ou bien le corps dégringole tout au long de son bref arc de cercle : d'une façon ou d'une autre : les coudes saigneront de nombreuses blessures.  
  °Pour l'agrément du vaillant lecteur, j'insère ici une petite histoire, une petite histoire qui caractérise le maître aussi bien que le monde. Il se trouva que je savais : un jour, quelque part, nous nous rencontrerons — les voies crevassées de l'âme ! —, je pensais, je lui ferai plaisir, et je lui ai fourni « coups de canon et vierges en aubes blanches », du moins elles se donnaient pour telles, et je n'avais pas de raison d'en douter. — Je n'ai jamais fait allusion devant lui, si discrètement que ce fût, au Jus primae noctis. — Le maître, cependant, déclina tout cela en puritain. « Mon ami, rassurez-vous. Je suis ici en tant que personne privée. Aussi, ne tremblez pas comme une feuille. » Il posa ses pieds, et fit tourner ses chevilles. Cela rendit un son particulier, comme si, à chaque mouvement, les os se brisaient en mille morceaux. « Ça m'est arrivé au match Danuvia... J'aurais dû quitter le terrain... Tout de suite après le craquement... » Avec dévotion — « mon ami, cette complaisance narcissique, comme je le lis sous la plume de la comtesse Hahn- Hahn, est-elle de mise? » —, avec dévotion, je t'écoutais. Quels détails, quels détails ! Mais soudain, il retira ses jambes, les replia sous lui, aussi âprement et hâtivement que s'il était fâché, et contre luimême, de s'être trop « livré » — « ha-ha-ha : dans son livre ! c'est ça ! » —, et d'un geste énergique, il s'empara d'un verre Campari. (« Mon ami, me dit-il l'un des jours ultimes, alors que les hardis monceaux de carbones et de papiers étaient déjà en préparation, mon ami, demanda-t-il volubile, tandis qu'un glacial effroi transperçait son coeur. — Chut », dis-je avec respect, regardant moi aussi les papiers. Car je suis réellement une digue pour lui, mais lui, telle une crue, se déverse par-dessus moi. Sa chair et son sang ! Pauvret.)  
  Parlons d'autre chose. Le maître tourna vers la lumière le beau verre. « Nous parlons toujours d'autre chose. » « Plaisant. » Cependant, au lieu d'un silence gêné, c'est l'impétuosité qui suivit. « Vous vous souvenez, mon ami, pendant la guerre, zimm-zoumm, chhh, poufff, les bombes pleuvaient dru, et alors quelqu'un s'écria : les nôtres !, et des bérets militaires en lambeaux, des couvre-chefs bourgeois s'élevèrent ensemble, montèrent, montèrent ! » Et oui, le souffle de l'explosion... « Le souffle, des clous. Hééé, vous... Pas le souffle : la liesse! » Le verre Campari s'emperlait de froid. « Bon, voyez-vous, quand, à cause du léger entrechoc de mes jambes ou, le cas échéant, d'une trouvaille plus grossière, j'atterris, alors, au moment où mes pieds arrivent d'une provenance inconnue, je suis près de m'écrier : les nôtres! Et cette sensation est indépendante du fait que l'incident se soit produit à l'intérieur ou à l'extérieur des 18 mètres, ou précisément sur la ligne. »  
 
 
  57. (parthénogénèse) Le maître, dans l'état pitoyable où l'avait mis la machine à écrire, pria son père, le publiciste grisonnant, de dactylographier. Pour son malheur, un passage le concernant arrivait justement. Le père se mit à ergoter. « Indubitablement cultivé ; a fait des études, ainsi de suite... » « Qu'est-ce que c'est que hirondharidellel Qu'est-ce que c'est que hirondharidelle ? » Il était choqué. « Pater, éclata le maître, garde ta culture pour toi, et tape. » Pourquoi le nier : le mot est dur ! Puis, lorsque la dactylographie parvint à « moi, j'aime beaucoup le père du maître, car tout de même, c'est le père du maître » —, alors le maître, qui dictait aussi la ponctuation, dit : « Le père du maître, deux points d'exclamation. — Ce n'est pas avec ça qu'on peut m'acheter », renâcla le père du maître. Le créateur (de son propre monde) fit un geste de dédain. « D'accord. Mettons trois points d'exclamation*
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Jegyzet Rendons grâces que ce ne soit pas le père du maître qui dactylographie ceci — ou plutôt cela, ci-dessus. Car c'en serait alors fait de nous...
!!! » « Vous voyez, mon ami, on peut dire ici : on ne peut contenter tout le monde et son père ! » -------------Il examinait la meule d'épreuves. Mais cela se passait en une occurrence tellement ultérieure qu'il fut à peine possible de l'insérer. Seulement après coup, au grand dépit (et aux dépens) de l'imprimerie. Nous existons à l'instar de ces fruits tardifs, savoureux de l'été finissant. « Les signes se multipliant, mon ami, à la façon dont quelque chose commence à se dévorer soi-même. L'arrogance du temps présent, ma colombe ; et si notre milieu était autre, nous ferions une orgie dure, chagrine, nous picolerions jusqu'à l'aube, ainsi que dans la Rome décadente... Touhout pahasse », chantonna-t-il. Il y avait dans cette expression un soupçon de tristesse autoflagellante ; voici, la vie de l'individu problématique. (Nous lisons.) Eh oui, ce sont déjà les couleurs du crépuscule : plus riches, plus harmonieuses que les couleurs du jour, et l'ombre nocturne déjà les attriste. Donc, les épreuves en placards. « Regarde, Guittouche, combien de femmes m'ont composé ! » Car, en tête d'une épreuve, il y avait par exemple : 78 8943 0017 001 Veronika Bursits 78 8943,17. Trois anges me surveillent 31.VII. machine 9. — Et il en déduisit que le 31 juillet et le 1er août, 9 femmes lui avaient été affectées. Éva H., Magdi Sz., Éva Urbán, J. Ács, Judit Bellér, épouse Sziklafi, Irén Gombos, épouse Szabó, Veronika Bursits. « J'espère que J. Ács aussi est une femme », marmonna-t-il, et il se réjouit grandement de toute l'affaire, brimbala joyeusement les épreuves avec leur couronne de dames. « Judit Bellér est sans doute grande, rêvassa-t-il. Ou petite. — Ou ce qu'on appelle de taille moyenne » — Frau Gitti se faisait mordante. « Hum — Esterházy se retira en ses paysages intérieurs, professionnels —, tout cela n'est bon que pour la première édition. Nous sommes liés à tant de contingences ! » Et les perspektives, mon bon seigneur!?-------------« Bedon en demi-gros », proféra un jour le maître, à propos d'une « Tchèque corpulente, lascive », sur le terrain de la briqueterie de Solymár.-------------Son attention fut attirée sur les limites des corrections. Il sortit inhibé du perpetuum mobile, dans ces moments-là, il pense toujours au fils (ailier-gauche) de sieur Czibor, dont la cheville aurait été emportée par un engin de ce genre, ce qui fit décliner la carrière de sieur Czibor, le menton hirsute du maître crissa, et il jeta un coup d'oeil circulaire, gentiment craintif, quelqu'un avait-il entendu, « comme l'herbe en train de croître ». Les yeux plissés, il trouva la porte éditoriale adéquate ; la personne qu'il cherchait était au téléphone, à la vue du maître, elle éloigna le combiné de sa bouche. « C'est juste une blague », souffla-t-elle, et elle battit un instant des cils. Ses lèvres étaient fardées de frais, de par sa fonction. « Qu'est-ce que vous regardez ? demanda celle que le maître cherchait. — Vous », chuchota-t-il habilement, de sorte que tout le monde rit, sauf celle que le maître cherchait. On parla ensuite de choses et d'autres, et ce faisant, le maître retors apprit : « en placards, trois forints trente par lettre, par signe de ponctuation, par espace, en feuilles à plat, six forints cinquante. » On s'étonna qu'il prît note. (Bien des gens ne le portent pas dans leur coeur.) « Peut-être tout cela n'est-il pas vrai exactement ainsi. — Est vrai ce qui fait avancer. » « v o i c i , AINSI SE DIVERTIT UN SOIN D 'ARTISTE HONGROIS ! » ------------------ « Saviez-vous, mon ami, que Claude Garamond vit le jour en 1480, et qu'ayant brûlé la chandelle par les deux bouts, il s'éteignit en 1561 !? » Il fait tout aller de guingois.  
 
 
  58. Le fait que le maître allonge nécessairement la main vers sa plume peut se passer, et d'ailleurs se passe de mille façons. Pourtant, on peut ressentir de l'embarras lorsque c'est quelque chose d'inattendu qui « induit » cela, ce qui peut-être pourra renverser d'éventuelles conceptions. Ici, nous pouvons voir cela à tout bout de champ. La coupe fut pleine (pour la seconde fois), lorsque après, à cause d'un coup de fil donné à la hâte à cause d'un message énervé, un allongement se produisit de nouveau. « Mon ami, éclata le maître avec un sincère sentiment d'infériorité, c'est horrible. Ce sera plus épais que... » Il n'osa même pas le dire *
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Jegyzet Ne nous voilons pas la face : il pensait au livre de sieur Géza. (Il le lit périodiquement, pour savoir « jusqu'où ça pisse ».) Ottlik Géza, Une école à la frontière. Paris : Seuil, 1964. 398 p.
. D'autres fois en revanche, avec son habituelle légèreté de garçonnet, il change les couches de la même chose : « Ouh là. Nous ne sommes pas un Môr Jôkai manqué. » (Ils se sentent chez eux au ciel, en enfer !) Mais après le coup de fil, il dit : « Voyez, mon ami, comme tout est contingent ! Le roman, comme il s'écrit lui-même. — Il rêvassa. — Quelle est la frontière entre philosophie et caquetage ? »  
 
 
  59. Mon cher Freund,  
  un jour, agréable pour moi, vous m'avez interrogé sur mes méthodes, la mathématicité, etc. À ma manière habituelle, j'ai éludé.s (La musicalité naturelle, ai-je dû grommeler.) Cette fois encore, seule la nécessité m'y porte ; mais je ne veux pas me plaindre, seulement poser des prolégomènes. Pardon. Ce qui suit n'est pas une « découverte », mais l' « atmosphère d'une période ».  
  Ce que je dis concerne même, hélas, les chefs-d'oeuvre. (C'est obligatoire : alors que dire des...) Que « la même chose » puisse être faite également bien de mille façons. J'ai pensé parer à ce « déchaînement de contingence » en me laissant charrier par ceci : que le texte s'écrive, que le caprice des « jours personnels » le développe. Cela résout effectivement la « démarche » (ce n'est pas peu, hoho ! que non pas), toutefois, pas la praxis. Il faut que le monde corresponde aux descriptions qu'on en fait, ai-je pu entendre dernièrement, justement de la bouche de sieur Imre. Mais alors, j'en suis de nouveau à la description.  
  Ce qui, bien sûr, a toujours été évident — si l'on avait un peu de jugeote —, c'est qu'on ne peut jamais parler que de variante, et je peux bien rester assis à côté des mots avec mon maudit sens de la langue, et je peux bien écrire à m'en rendre aveugle comme mon érudit ami sieur James, et je peux bien changer un mot pour un autre, et c'est soit mieux, soit pire, plus exactement, ce n'est pas mieux. Là — jusqu'ici, ce livre inclus —, ce qui résout la « démarche », c'est qu'on peut espérer qu'un silence (etc., etc.) « se formule », prenne forme, lequel — en traversant le texte — rend après coup plus ou moins dépourvue d'intérêt la place de tel ou tel mot.  
  D'autres fois (c'est pourquoi je dis que n'est pas « vérité » ce que je dis, mais « sensibilité ») en revanche, reste l'irritation causée par la liberté ; puisque celle-ci revêt le monde (et pas moi !) d'une irresponsabilité non souhaitée. C'est ce qui se passe maintenant. Maintenant, je vois donc la solution dans un « carcan », dans une « fonction mathématique proche de notre coeur » (qui restituerait la corrélation entre un certain stock de mots et une totalité bien définissable). Ce que je viens de dire est pour moi une pratique. (S'entend : pas une théorie, et : s'entend : sera.) (Tout cela n'est évidemment pas « forme », s'entend : s'il existe un « et contenu ».) — Je note que la situation avec la fonction mathématique n'est pas si terrifiante : le coeur, au-delà de tout, veut quand même espérer.  
  Je vous embrasse, Péter  
  P.-S.l. Vous voyez, même ça, je peux le dactylographier, pour l'intercaler comme document original.  
  2. Votre écriture surveilliez si, je me ferais moins de cheveux blancs.  
  3. Ci*
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Jegyzet Il se décida à envoyer la lettre en deux exemplaires. L'un était la lettre, l'autre l'extrait. « Oh là là. » « Quelle sensation que de voir son propre univers s'arrondir et se parfaire à ses yeux comme un beau globe ! » écrit N.
-joint un extrait du livre.  
 
 
  60. Un environ, avant un match, est aisément reconnaissable. Le lent dépôt des hommes noirs — car ils sont noirs à la distance convenable. « Chute de neige en longueur ; si, si ! » Bien sûr, il ne s'agit pas des minutes précédant immédiatement le match, ni des pas de course bagarreurs ! Non, mais plutôt de la fin de la première mi-temps du match en lever de rideau ! Se balader, aller s'envoyer un demi, échanger deux mots avec une personne de connaissance postée au portail du jardin, siffler près de la piscine les demoiselles d'Allemagne de l'Est, montrer à l'enfant les chiens-loups et les nuages moutonnants. «Allons, petit bêta, c'est un nuage moutonnant... Comme ça, tu connais aussi le hache-paille. »  
  Le maître, pour éviter le statut d'initié qui lui est dévolu s'il se joint à ce défilé relâché, fonçait à toute vitesse, de ses longues enjambées « chantantes ». Au coin, devant lui, un inconnu leva la main pour le saluer. Lui, en contrepartie, leva aussi sa paume ouverte. Cependant, la personne saluée de la sorte ne bougea pas (dans quatre directions : en avant vers le terrain, en arrière vers le èreuère, à l'opposé du maître et dans sa direction) ; ce qui signifiait que l'inconnu : était connu (!), et attendait le maître.  
  C'était l'Arrière-gauche. « Salut, Pierrot. — Bonjour, fiston. » Ils échangèrent une poignée de main puissante, virile. L'arrière-gauche était un garçon fort cérémonieux, lors des poignées de main son visage se contractait, sa peau brune luisait pour ainsi dire solennellement. Et il serrait toujours la main à tout le monde. C'était un homme sérieux, à la poigne d'acier. (Soit un arbitre qui avait dirigé nombre de leurs matches. « Un salaud. » On demandait souvent au maître, je le signale, pourquoi il avait serré la main de tel ou tel collègue arbitre. Il disait simplement : « C'est mon rôle. » [Il est capitaine de l'équipe.] Cela posé, revenons à l'arbitre en question, le maître avait remarqué, lors de la cérémonie précédant le tirage au sort de la moitié de terrain, à quel point la poignée de main du dénommé était flasque. « Comme du fromage fondu. Ma main dégoulinait, mec, de cette poignée de main. » Après le match, le maître, qui avait formulé une opinion négative sur son fonctionnement, s'offusqua particulièrement de ce que : « nous avions le même âge, mon ami, et vous savez, il parlait... il parlait comme... et nous avions le même âge », adoncques le maître ourdit un plan diabolique. Il lui envoya l'Arrière-gauche, d'ailleurs il lui avait dit pourquoi. Ah ! çà, il eût fallu le voir ! « Merci », dit l'Arrière-gauche en inclinant légèrement la tête, et clac! la poigne d'acier se referma. L'autre en piaula presque, frétilla, s'empourpra, et eux de le regarder. « Nous te remercions, collègue arbitre. » — Il est révélateur qu'ensuite il tenait sa canette de bière de l'autre main, celle-ci pendouillait, inanimée. Mais alors, ce qui préoccupait le maître, c'était de savoir pourquoi on lui avait donné une bière, à celuilà ; il s'y était opposé, et d'autres aussi.)  
  Un fils était né récemment à l'Arrière-gauche. Les deux pères échangeaient leurs expériences fiérotes ! En pareil cas, l'arrière poussait de grands rires, ses larges gencives se découvraient ostensiblement, et ce faisant il se tapait sur les cuisses. Un jour, ils avaient emmené ensemble l'Étalon-moustique à l'hôpital. Le maître consolait l'avant au bon pied gauche. « Tu as eu raison, mon vieux, un avant pur-sang devait se défoncer !» Il y avait d'ailleurs de quoi le consoler : à présent, son nez se situait à l'écart, comme s'il avait été appendu à son oeil droit. Le maître observait avec une compassion particulière la migration du nez. C'est compréhensible. Il consolait, mais conservait sa sincérité de caractère. « Oui, un avant pur-sang, sans nul doute. — Il branla du chef. — Mais, cornouiller, quand on a un peu de jugeote ! » L'Arrière-gauche se tapait sur les cuisses. L'étalon d'Orlov était plein à craquer. L'épouse de l'Arrière-gauche aussi était là. Quand le maître en selle regardait dans le rétroviseur, ma foi, les métamorphoses lumineuses du trafic étaient la dernière chose qu'il pût apercevoir. Mais alors, qu'apercevait-il? Rien d'autre que la frimousse de l'épouse de l'Arrière-gauche ! « Hum, dit-il en battant des paupières d'un air absorbé, comme le rétro est beau aujourd'hui ! Il renvoie rarement une image aussi parfaite ! » Le maître en train de conter fleurette ; làdessus, il dit qu'il est un mari-né ! Mais l'épouse de l'Arrière-gauche se mit à glousser. Le maître demanda très vite : « Ça fait mal ? » L'Étalon-moustique hocha la tê te-------------il était accoudé à la main courante avant le match, les spectateurs affluaient déjà, c'était le tour de la « bleusaille », et on lui lançait de temps à autre : « Péter, vous allez gagner ? — Je ne peux pas me prononcer, répondait-il, facétieux et distrait ; tout le monde se fiait à tout le monde ; jetant un coup d'oeil au visage de sieur Csucsu qui traînait à côté de lui, étreignant le froid tube d'acier, il y trouva une tension semblable à la sienne, et fit tendrement : « Mon Csucsu, dis-moi, toi aussi tu es oppressé ici, comme moi ?! » — et il montra un endroit entre le coeur et l'estomac. Sieur Csucsu rit un peu, un peu.  
 
 
  61. « Purée, alors pour nous, plus rien n'est sacré?! »  
 
 
  62. « Mon coeur est si lourd. — Écoutons la mère Joplin. — Tu ne sens pas que ce mèrejoplinage est semblable à ce maudit attilajózsefage?! » Il gesticulait. « Arrête de trépigner comme ça. Tu te prends pour Karajan, ma parole. » (??)  
 
 
  63. L'obscurité était descendue. Le maître se sentait en quelque sorte « en dessous ». Il voyait d'ici qu'en face les peupliers n'avaient pas d'extension en profondeur, comme s'ils étaient découpés dans du papier. Près de leurs troncs s'étirait longuement le mur de l'usine, tout blanc, tout calme. Le calme des dimanches. Sur le mur, l'inscription n'était pas visible, mais il savait ce qu'elle disait : ive la lasse ouvrier. Ensuite, il vit des balais géants dans les arbres. « Qui peut avoir besoin d'aussi grands balais? » Il ne pouvait l'imaginer. Ses muscles adducteurs lui faisaient mal.  
  Sur la droite apparut le bistrot, le maître dit alors — presque hâtivement, pour en avoir fini avant d'arriver — au Stoppeur qui trottait avec lui : « Tu sais, c'est tellement vide à l'intérieur, j'ai du mal à respirer. » Et il le montra. Le Stoppeur, déjà sur le seuil, opina. « Cornouiller. »  
  Ils s'assirent tout autour de la double table, et les bières défilèrent, défilèrent, comme s'ils avaient gagné. Le maître restait assis sans mot dire, mais, de peur que quelqu'un ne l'interroge, parfois il disait une chose ou une autre. « Qui est le plus vieux, bobior ou filesposito ?» — ce genre de choses. Mais même ça, en 3 versements. « J'y vais, dit-il 1 heure plus tard, il faut que je donne son bain à Mititch. » Il avait déjà mis son manteau, de son menton, i.e. de son double menton baissé, il maintenait l'écharpe croisée, lorsque quelqu'un lui demanda d'une voix sonore s'il pouvait dire de quelle façon on vérifiait si l'eau du bain était bonne ? Sans sourciller, il désigna son coude, puis se dépêtra des chaises sous un tonnerre d'applaudissements, et rentra chez lui.  
  « Ce que tu sens le bistrot, sniffa gentiment Frau Gitti. — Ne m'adresse pas la parole », dit-il férocement. (C'est tout ce qu'il avait rassemblé comme énergie entre-temps ! Je vous jure !) Dame Gitti se tut, compréhensive. Elle s'approcha de son mari, avec une grande commisération et dans une intention secourable, elle caressa le front de l'homme. « Vous savez, mon ami, c'en était trop. Ce chouchoutage. » Dans sa grande irritation, il empoigna un numéro de nagyvilág — on ne sait comment, ce sont toujours eux qui se trouvent sacrifiés —, puis sans un mot, il quitta l'appartement au galop, et s'assit dehors, au pied froid de la grille, d'où il contempla le ciel. Puis il rentra furtivement. « Ne m'en veuille pas », dit l'un d'entre eux ------- « Guittouche, dit-il au cours du maraudage culinaire, à propos du poulet de midi, ce n'est pas du beefsteak ! »  
 
 
  64. Le maître était assis dans un état d'âme dépressif sur le banc des remplaçants. Le banc avait fusionné avec lui; en tout cas, rien ne présageait : qu'il se lèverait. Le match était fini depuis longtemps, quelques-uns étaient autour de la bière, et injuriaient le monde. Son manteau de printemps sale — par ce mauvais automne —, il le froissait sous lui ! Personne ne l'a jamais vu arranger un manteau sous lui ! Le banc des remplaçants ! Son bois ! — Un jour, tandis qu'il se défaisait d'un arrière
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Jegyzet 3 anges me surveillent, L'un à mon chevet, L'autre à mes pieds, Le troisième attend mon âme pécheresse. (Extrait d'un fredonnement aux alentours des 18 mètres ; dans une forme explosive !)
, il regarda le banc où les remplaçants mangeaient le pain noir des remplaçants, et les survêtements jaunes brillant de façon provocante dans la lumière, ainsi que les shorts en fibres synthétiques, du reste éclatants — l'avaient subjugué. Quand, par la suite, il put jouer en maillot jaune et short bleu — que ce fût bien ou mal —, il était content pendant plusieurs minutes, comme un enfant. « En jaune et en bleu? » demanda l'après-midi le père du maître, et il sourit délicatement (le tartre).  
  Il regardait par terre, une canette de bière pendait dans sa main. Son visage était émacié, sa peau collait à ses os, il sentait ses traits rentrés dans sa bouche. Cela tirait un peu vers le bas le dessin de sa bouche. Ce tragique lui va bien. (Sieur Péter — il y en a tellement ! — a fait un jour une photo de lui. Ç'avait été un grand après-midi. Le maître avait dénigré à mort le « photographe à l'étroit diaphragme », mais l'autre le photographia vraiment. La: photo [cf. la photo au verso] causa ensuite une grande joie au maître. « Visage crucifié », dit sieur Vasa ; il aime les puissantes métaphores chrétiennes.)  
  Il secoua la tête, comme s'il se parlait à lui-même et justement se contredisait. (Hirondharidelle — c'était ce qu'on pouvait dire aussi de lui à présent.) « Mehr Licht ! » La courbe impétueuse des ondulations  
   
  naturelles de sa chevelure et les groupes autonomes de cheveux, les mèches par ailleurs mobiles étaient alourdis par quelque chose, une chose difficilement formulable, qui ne peut être nommée ici : la crasse ; non qu'ils eussent été propres — après deux semaines révolues, il ne peut en être question —, mais la rigidité des cheveux, leur fragmentation affligée, l'effroi des boucles collées, l'oreille qui, de ce fait, jetait un éclair, « il n'est rien de plus délaissé, mon ami, que le pavillon d'une oreille à poil jetant un éclair au travers de la toison ! » — tout cela est tellement insaisissable ! De même que la façon dont le vent se conserve dans les cheveux : non la tignasse ébouriffée, mais le contact ! Il advint plus d'une fois que, debout quelque part avec sieur Csucsu, non loin d'un drapeau de coin flottant furieusement, et selon qu'ils y étaient en spectateurs ou en joueurs, le maître serrait son maillot autour de lui, l'empoignait et le haussait un peu, jusqu'au cou, ou relevait le col de son manteau usé, et comme ils se recroquevillaient, dans le vent hurlant, voire, étirant les coins de leur bouche, faisaient pour ainsi dire un rictus, le maître se passât la main dans les cheveux, puis, d'un geste accentué, qu'il tendît la main devant lui, que les doigts y afférant (« les auto-doigts, mon ami, les auto-doigts ! »), en se repliant, s'incurvassent sur la paume, et qu'il dît : « Il y a du vent. » Voilà, c'est une preuve.  
  Il sentait l'humidité du siège pourri. « Humide, humide. » Sa main, en grattant inconsciemment, « descella » un morceau de bois. Une « plaquette de peinture » collait à ses doigts ; il la fit tomber. Entretemps, l'étiquette s'était mise à glisser sur la canette de bière. Et avec l'étiquette : 10,5 B° 0,51 MSZ 8761 prix de vente en magasin et EN DÉBIT : 5,20 NON PASTEURISÉ DURÉE DE CONSERVATION : 8 JOURS.  
  Il n'avait pas envie de retourner aux lieux, d'autre part, il fallait qu'il y aille. On ne peut dire qu'il y alla, il s'esbigna. Il s'arrêta sur le tertre argileux, derrière la chaudière. C'est ici que fut pris le cliché de la page suivante.  
  (Je ne prétends évidemment pas créer un musée, où le cas échéant, le gardien cassera la croûte, et essuiera ses mains grasses dans son épais, chaud, confortable pantalon de flanelle, j'appréhende le maître en tant qu'homme, et je le rends dans sa faillibilité et dans sa grandeur ; je m'efforce, j'importune, je me retire, je m'étends, j'observe, je persévère ! Pardon : je parle à nouveau de moi ! Tout comme sieur Babits.) Sur la photo (d'amateur !), on voit le maître levant une Blonde de Kőbánya, à l'arrière-plan, le terrain de football — « l'effroyable rectangle ! » —, à droite le mont bien connu des préparations de fond. Le Grand Virage ! « Vous savez, mon ami, l'essence de la préparation de fond, c'est justement qu'on ne puisse pas réaliser le quota. » C'est un vrai cauchemar pour le maître que le Grand Virage. Regardons son visage ! Allen Gipfeln ist Ruh. Même après 90 minutes de ce genre, il fut capable de faire rayonner quelque chose des sérénités ultimes ! À côté de lui, sieur Pék, brisé.  
   
 
 
  65. Il devait appeler sa mère, car celle-ci, à la suite d'un message téléphonique au contenu neutre, venu d'un certain endroit (« Je vous prie de dire à Péter qu'il me rappelle. Si possible dès aujourd'hui. ») commençait à s'inquiéter, activement et objectivement, pour son fils. Il tripota longuement la bobinette, la chevillette et le cadran. Et pendant ce temps, les bus, grues, camions dans la côte ! Comme il rusait dans cet ordre, dans sa vision périphérique (un mot de sieur Armand) apparut une femme. Les grands yeux perçants du maître se levèrent du combiné noir délavé, moite, sentant la cigarette, puis il demanda avec de larges gestes : si elle voulait téléphoner ? La femme fit oui de la tête, avec une discrétion muette, comme si elle ne voulait pas déranger, alors qu'il n'avait pas encore la ligne. Puis il l'eut, et après avoir composé le numéro, attendant que la communication soit établie — « je ne sais, mon ami, si vous l'avez déjà remarqué, mais cet instant-là est tellement irresponsable ! » —, il dit : « Je n'aurais pas deviné qu'elle attendait pour téléphoner. Elle se tient si — c'est alors que la sonnerie se mit à retentir, et le maître parla plus vite —, si modestement. Ici. » Le visage de la femme ne trahissait rien. « Vous savez, je suis un peu myope, et de ce fait je ne pouvais... » Ici, le géniteur du maître l'interrompit : « Allô ! — C'est moi, attends un peu, vieux — et brusquement, il souffla à l'intention de la femme —, de ce fait je ne pouvais lire dans son regard ! »  
  Si bien que l'auteur de ses jours se lança dans la conversation téléphonique avec un agacement compréhensible. Celui qui croirait toutefois que le maître était beaucoup plus calme : se tromperait. Il dit quelque chose comme : il avait assez de sa propre terreur, il n'avait nul besoin de la terreur familiale. Le père du maître, fidèle à son habitude d'homme vieillissant, se vexa, disant, quel est ce discours, ce serait mieux peut-être, s'ils ne s'en souciaient même pas : ça, peut-être, ce serait bien? « Passe-moi la mutter », dit le maître nullement apaisant. « Allô », dit sa mère avec une froideur pleine de prévention. (Sans doute avait-elle entendu la précédente prise de bec.) Soudain, le maître fut inondé de chaleur, comme après un saignement de nez. « Chut, mamouchka, pas un mot — car il sentait que sa mère allait épiloguer sur ci et ça —, il n'y a aucun problème, rien, c'est ce que je voulais te dire. Bisou, bisou, bisou. — Au revoir, mon fils », dit sa mère, avec réserve, mais détendue.  
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  Le maître se taisait ardemment. L'arbitre avait déjà sifflé deux fois, de façon pressante. « Mon ami, qu'avez-vous à biaiser ainsi, d'aucun côté, dans l'angle droit que vous formez avec les autres ? N'étendez pas votre main protectrice sur moi ! — Son regard s'embua. — Écoutez, lieber Freund, j'ai passé contrat avec la vérité. C'est pour ça que je reçois de l'argent de l'État... » Il rectifia ses jambières, qu'il n'a jamais été capable d' « appliquer » comme il faut : il les remonta comme des bas, enfila les fixe-chaussettes sous l'élastique. « Eh bien... » Ses lèvres blanchirent un peu. Le maître est un gai luron, mais parfois, elles blanchissent. « Et à cause de la frayeur que vous pouvez voir dans les yeux de ma mère, même maintenant, mon ami, à cet instant, maintenant, quand je vous montre ces lignes, dans ses admirables yeux vert-de-gris, à cause de cela, cette époque ne mérite aucun ménage ment! Aucun, même de ma part. — Je dirais que... — Non! » Il franchit la minuscule porte des vestiaires, rentra instinctivement la tête — si quelqu'un s'y cogne un jour, le bâtiment s'écroulera —, lorsqu'il sortit, retentit l'enthousiaste et décharné « Allez ! », et le père du Stoppeur éloigna la bière de sa bouche : « Péter, plantez-leur'z-en deux, ensuite vous pourrez rentrer à la maison. Chez maman. »  
 
 
  66. Le Stoppeur était en train de raconter au maître qu'il avait une bonne amie comme ça à Pécs, que c'était la femme la mieux de Pécs. « Je ne te dis qu'une chose : elle a un soutien-gorge noir. » Le maître marchait sans mot dire. « Elle vient m'attendre à la gare en Zsiguli. Et c'est elle qui paie tout. — Aha. » Puis le maître — pardon — s'esclaffa. «Ta femme va bien? » Mais l'effet souhaité ne fut pas obtenu, car le garçon, choqué, regarda le maître, se demandant pourquoi il était « gai », alors que sa femme était malade. « Non, malheureusement, Mária va mal. Ses reins. — Oui, je sais. » Le maître savait, parce que sa mère avait aidé le Stoppeur à se procurer des médicaments étrangers. Le maître, au fond, s'intéressait à la femme de Pécs, et après une pause équitable, il demanda : « Comment est-elle ? — Comme ça, fit le Stoppeur en fermant le poing : par conséquent, il était resté sur la même longueur d'ondes. « Tu sais, Pierrot, moi, j'aime ces femmes mûres. » Le maître refréna sa mauvaise humeur croissante par une plaisanterie. « Bref, elle est vieille. » Il évoqua le visage de la femme du Stoppeur : la petite frimousse de poupée, le petit double menton — « le début de la déliquescence » —, la peau lisse et les yeux fatigués. « Une fillette aux yeux d'adulte. » « La pauvre », dit-il à mi-voix. Le Stoppeur riait du « bref, elle est vieille », si bien qu'il n'entendit pas le « la pauvre » ; l'affaire se serait compliquée sans espoir chimérique de solution.  
  Ils longèrent le mur de l'usine. Sur le mur chaulé, il y avait des lettres rouges, décolorées, fragmentaires. Ainsi, de près, elles étaient illisibles. Que le maître connût l'inscription originale, c'est une autre affaire.  
  « J'ai toujours aimé les femmes plus vieilles ! » dit le Stoppeur d'un ton provocant. Il tendit ses deux mains, comme s'il empoignait quelque chose. « Avez-vous déjà remarqué, mon ami, dit le maître en une occurrence ultérieure, quel bien infini est la main ? J'entends par là que je ne saurais croire qu'existent un postérieur féminin tel, des hanches à ce point généreuses que la main ne soit pas capable d'épouser leurs rotondités ! »  
  Peut-être qu'autrefois, il se serait engagé — s'y sentant un peu contraint — dans une conservation d'un goût un tantinet douteux, au sujet des aspects positifs des femmes entre deux âges, mais, de même que dans d'autres domaines il « s'était radicalisé », ainsi dans celui-ci, et d'une manière générale : il aurait aimé pouvoir convaincre le peuple de certaines choses. C'est d'ailleurs leur tâche à tous deux. (L'écrivain hongrois d'aujourd'hui peut regarder le présent des hauteurs de l'avenir : partout, il voit la grandeur, l'invincible force du nouveau. Il doit, par conséquent, livrer bataille d'autant plus passionnément contre tout ce qui est dépassé, pour cet avenir projeté. « Etc., etc. ») C'est ainsi qu'il dit doucement, dans l'entrée du bistrot : « Moi, je suis du parti des épouses. — Pas besoin de ce laïus idiot, va, dit le Stoppeur. — C'est comme ça, mec », proféra modestement le maître.  
  Ils s'assirent à une table, ou plutôt en mirent deux bout à bout, et s'assirent. La main du bon sieur György, l'énorme battoir, avec failles tectoniques, enlaça quelques bocks, et les fit virevolter jusqu'à eux. « Tenez. » Au bout d'un moment, les autres arrivèrent, l'Ailier-droit demanda la permission de partir, « il avait un rencard ». Bière sur bière, comme lors de grandes réjouissances. Peu à peu, les phrases et les gestes s'égaillèrent, le Stoppeur raconta que, vendredi dernier, « il avait emballé deux poules avec un pote », mais que « le pote avait pris la poudre d'escampette », le Stoppeur avait cherché en vain son compère-trinqueur, mais « le pote s'était volatilisé », et il était resté avec les deux femmes, et il avait eu beau demander à l'une qu'elle renvoie l'autre chez elle, aucune ne s'y était résolue, toutes les deux lui étaient restées sur le cornouiller (sur les bras), mais ensuite la 2e « avait fait long feu », « ma vie sexuelle ressemblait à un drame populaire médiocre : lonla, lonlère — ensuite on se consumait dans l'affliction » (quelle griffe, quellitude !) ; dans l'un des coins, une mélopée chagrine s'éleva, sieur Armand grommelait comme pour lui-même ce qu'il avait dit maintes et maintes fois (« Il faut les ratatiner... certaines équipes, il faut les ratatiner
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Jegyzet Il a raison. Mais pour que je puisse vérifier son affirmation, il faudrait que je sache qui est l'adversaire. « Comment ça, qui? ! Les Briqueteries de Buda. » « Nous nous empêtrons dans de simples plaisanteries, pour notre plaisir. »
! »), d'une part les yeux du maître étaient déjà un peu injectés, de l'autre son silence était plus frémissant, alors il se tourna vers sieur Armand, et plein d'espoir, demanda : « qu'est-ce qu'il va se passer maintenant ? » Sieur Armand regarda le maître. Il tournait et retournait son bock. « Que veux-tu qu'il se passe. » ----------Qu'est-ce qu'il va se passer maintenant ? Que veux-tu qu'il se passe. Qu'est-ce qu'il va se passer maintenant? Que veux-tu qu'il se passe. Qu'est-ce qu'il va se passer maintenant? Que veux-tu qu'il se passe.----------Alors que le maître allait rentrer chez lui — le bain à donner! —, sieur György l'arrêta et lui fit un clin d'oeil. « Regarde un peu ! » Sur quoi, couvrant le bourdonnement, il cria : « Pépé !... Vous, là ! Oui, vous ! Écoutez voir, pépé ! Tout ce que vous avez bu dans votre vie, pépé, ça pourrait faire marcher un moulin de petite taille?! » Un vieux émergea des dos. « Aha, le père Farkas. » «György! Comment ça, un moulin!? Le grand remorqueur russe pourrait y faire demi-tour. — C'est bon, pépé » — le barman coupa court à la scène ; le maître remercia son cadet pour l'exhibition, et sieur György tapa amicalement sur l'épaule du maître. « Je le lui ai fait dire pour toi, exprès. — Sympa. — Tu peux même l'utiliser. » (Car à ce jour, le maître avait déjà contaminé tout le monde.)  
 
 
  67. Le maître mit les mains sous sa nuque en guise d'oreiller. « Ma Guittouche, souffla-t-il, aujourd'hui j'ai vu plein de femmes chouettes. — Ça va, vieux vicelard » — tel fut le compliment de la femme à l'homme, là-dessus, zoum ! telle une gifle, elle l'embrassa sur la bouche. Le maître — et ses extrémités les plus infimes ! — fut inondé du flot de sang brûlant et familier. Il se retourna violemment vers la femme, et ils se heurtèrent de front, mais pas au quart ni au tiers, que nenni, leur chair claqua, et en fut profondément ébranlée. Un instant, comme dans le choc qui suit l'accident, ils restèrent entremêlés, immobiles, mais seulement pour que la suite n'en soit que plus tumultueuse.  
  Soudain, les jambes de la dame s'échappèrent, en particulier, le trajet des fortes cuisses fermes fut perceptible, car le maître, celles-ci s'étant attachées à sa taille, voire un peu à ses côtes, les faisant craquer, pouvait à peine respirer ; mais, comme il allait se libérer rageusement — il n'y eut plus de quoi : en contrepartie, « quelqu'un » s'agrippait à ses épaules (bien sûr, c'était dame Gitti), haletant, musardant dans le cou du maître. Etcétéra, etcétéra, on peut imaginer.  
  Mais cette étreinte! Respirer ensemble et s'embrasser, dans la période des afflux, des retombées, des déchaînements, des pénétrations, des retraits, des abandons, des ascensions, des éloignements et des balancements, des arrondissements et des raidissements convulsifs ! Et l'écroulement las, douloureux dans un sommeil de syncope. « Grand chef, je t'aime, dit le maître à la dame endormie. Je t'aime, parce que tu es merveilleuse, tu as beaucoup de jugeote, et ton cul et foort remarquaable. » (Ouille ! Ici, je ne pouvais pas, en contrepoint, face à la fidélité, me cacher sous les jupes de la vérité, là où l'obscurité est grande, même entre ses cuisses, le soleil ne passe pas !)  
  Le nouvel arbre de Noël frémissait obscurément. « Noël est la dernière date. » Un bonbon en papillote suspendu tournait autour de son axe. Le maître mit une de ses mains sous sa nuque, car des cuisses brûlantes pressaient l'autre, oh, non par la force, seulement par leur propre poids----------À une heure matinale, le maître était déjà dans son manteau, prêt pour la marche, lorsque bon gré mal gré, il entendit dans l'appartement voisin : « Pour l'amour de dieu, qu'est-ce que tu chafouines dans cette chambre ? » Le maître aimait fort laisser traîner ses oreilles. Son terrain de prédilection était l'Académie de Musique. Sur la pointe des pieds, un sandwich au saumon à la main, il s'approche avec des ruses de Sioux. Et s'il sent le terrain miné sous ses pieds, car chaque élément de la compagnie épiée non seulement s'est retourné pour le regarder d'un oeil inquisiteur, mais aussi certain chuchotement gênant a déjà commencé, alors, avec beaucoup de modestie, mais non sans élémentarisme — bien sûr : à tout le monde et à personne —, il dit : LES GARS, JE CROIS QUE PIERRE BOULEZ EST ENTICHÉ DE CE GENRE DE MUSIQUE.  
  Il franchit le seuil de l'appartement, les voisins aussi, juste à ce moment-là, le mari affluait devant, la femme derrière lui, grande, élégante ; un grand chapeau vert ombrageait son visage. (« Coiffeuse dans le vent. — Dans le vent, dans le vent » — Frau Gitti avait fait un geste de dédain.) — Un jour, le maître lui avait baisé la main, il avait longuement disposé dans sa propre main celle de la femme, l'avait pressée pas trop insolemment, mais tendrement, puis avait soufflé un baiser brûlant et parodique sur la main parfumée. Mais la femme avait rougi, et comme elle le regardait sous ses longs cils recourbés, le froid ou la chaleur l'avait parcourue, et le maître avait pris peur, car il croyait qu'était évident ce qui l'était. Et si la femme aussi plaisantait? « Aha, avait-il réfléchi à ce sujet, en effet. Il se peut, en effet, qu'elle ne l'ait pris au sérieux que pour plaisanter. » D'ailleurs, ce baiser de reconnaissance (ou comment le nommer) n'avait pas été donné en l'air, il avait un motif. Car le maître — « comme, après une nuit mémorable, le lit s'était cassé » — avait emprunté un marteau au voisin. En matière d'outils, le maître et les siens n'occupaient pas une place éminente. Il y avait un marteau, soi-disant destiné à planter les crochets X, i.e. avec lequel dame Gitti fixait au mur les « repros originales de Csontváry ». (Après certaine soupe de poisson passée au moulin, le maître et Cie se tenaient au bord de l'eau. Le miroir du lac bougeait à peine, le maître et le capitaine András provoquaient quelques remous. Dans les lointains flous, le panorama s'offrait... À ce moment-là, le maître, sans aucun à-propos, dit soudain : « Tu sais ce que je vais me procurer, András mon gars ? » L'homme de haute taille se hissa. « Eh bien ? — Une immense photo de James Joyce. » Ensuite, il fit le même geste que sieur Marci pour la moustache : « Voumm ! Sur tout le mur de la chambre ! » Le capitaine András acquiesça, puis jeta un coup d'oeil expert sur un poisson frétillant. « Un amour, c'est un amour. — Il mange le coeur des roseaux, nêssepaâ ? dit le maître, comme un enfant. — C'est ça, c'est ça », opina gentiment le capitaine. Le maître aimait beaucoup cela chez lui : qu'il soit si content que quelqu'un ait un tant soit peu raison. « Au lieu de manger les algues. Elles ne font que pousser. Mais leur chair est exquise. »)  
  Pour en revenir au martelounet, quand celui-ci ne soutint pas l'épreuve de la pratique — pourtant, peut-être n'est-ce pas un sacrilège, la pratique est la pierre de touche de tout marteau —, et quand le véritable clou légèrement rouillé mais droit ne bougea même pas de la planche du lit, le maître, après s'être porté au degré d'impétuosité souhaitable grâce à ce qu'on appelle un coup-à-côté, jeta par terre l'outil quasi pubère, lequel se cassa. (De nos jours, on peut voir la tête du marteau avec les brefs reliquats du manche, lequel se cassa en tant beaux éclats, comme un cristal. Un véritable cactus !)  
  La coiffeuse se colletait avec la clé, guettant du coin de l'oeil le maître, qu'elle voulait visiblement éviter. Le mari déferlant était déjà presque sorti de la cage d'escalier, c'est là qu'il fut rattrapé par le salut du maître, et de là aussi vint la réponse, mais exit le voisin. La femme, seule. Et après cette ruée spectaculairement rageuse du mari — « indépendamment, mon ami, de la question de savoir qui, dans la querelle, avait raison, si du moins il y en avait une » —, la femme resta là, en déconfiture, à sa merci ! Mon imagination nourrie de littérature me suggère : la femme se sentait un rien dénudée.  
  Le maître « cléfouilla » encore longuement, laissant passer devant lui le couple au complet. « Vous savez, mon ami, peu de choses me réjouissent autant que celle-ci : quelqu'un arrive au garage le matin juste avant moi, et je ne suis pas obligé de trifouiller la clé du cadenas avec mes doigts engourdis, ni de pousser de toutes mes forces la porte coulissante... Encore que la porte coulissante, ce n'est pas terrible. » C'est une joie pareillement simple qui s'empare de lui, lorsqu'il reçoit en cadeau une revue littéraire. Ce n'est pas fréquent, mais parfois, tel ou tel rédacteur, par oublieuse courtoisie, en donne une. Alors, des heures durant, impossible de le calmer ! « Mon ami ! Gratis ! Vous entendez, gratis! — et il agite le poing. Parce que, hélas, celle-là, autrement, je l'aurais achetée ! »  
  Pendant qu'il fourrait la clé dans sa poche, il leva les yeux, à ce moment la femme passait devant la porte du jardin : de côté, on voyait ses paupières lourdement fardées. (« Une pro ! ») et le bord du chapeau incliné, comme un autre profil. On voyait au regard de la femme que c'était à dessein qu'elle ne se retournait pas. « Sottise. Comme si regarder là, et justement ne pas regarder là, n'étaient pas la même chose. » La belle silhouette altière disparue, il fut frappé : « Que celle-ci chafouine? » Et il secoua vigoureusement la tête.  
  Il eut beau se hâter; car la source de joie absolue, c'est de « démarrer sous le nez devant la personne que nous avons laissée passer devant nous, parce que celle-ci doit encore s'occuper de chauffer son automobile à quatre temps et circuit de refroidissement à eau ». Le maître fit tout de même un signe plein de bonne humeur au couple qui sortait du garage ; les yeux fardés et la vitesse : comme s'ils avaient formé une ligne ! « Le défilé des yeux fardés. »  
  Quand il fut rendu à la stalle de son fidèle cheval, et que le cheval tendit une tête ennuyée vers une poignée de foin, le maître n'en crut pas ses yeux. « Mon ami, l'allumage était resté. » De cela, bien sûr, nul destrier ne se réjouit ostensiblement. « La vieille carne ne bougea même pas. » Le maître haussa les épaules, et dirigea ses pas vers le bus. Mais il n'eut pas beaucoup de chance (techniquement parlant), car le chauffeur du bus était en train de réparer sa voiture.  
  Et là, une dame Suzanne en femme du monde, telle quelle ! « Une grosse vache, mon ami. Et malgré tout... » Adoncques, oui : car la femme était un sacré morceau, mais bien faite ! Le manteau d'hiver léger, vert, à longue fente, laissait entrevoir la forte ligne des mollets, qui ensuite, plus haut, disparaissait sous l'enveloppement commun de la jupe également visible et du manteau oscillant paresseusement, comme une flèche : intentionnellement, résolument. « Mon ami : montrant la voie aux égarés et aux indécis ! » Ce n'était pas la taille qui était stupéfiante, bien qu'elle pût l'être : ces hanches-là ! et devant, le déferlement ! pas seulement le baroque dru des lignes, mais « ça, c'est un sanctuaire, lieber Freund, ça ! » « Mais le fait que le manteau soit tendu exactement comme un chemisier ou une jupe. » Ce fut une grande expérience vécue.  
  À côté du siège de la femme, le chauffeur bricolait ; il souleva une feuille de caoutchouc, fit glisser une plaque métallique, et, comme le maître se penchait — car faut-il le dire, il avait planté sa tente quelque part à proximité de la femme —, il aperçut le sol à travers la fente. Cela lui parut tellement ridicule.  
  Le chauffeur, un homme sec, maigre, plongea un tournevis dans le trou, ce qui fit jaillir de petites étincelles, une sorte de Grande Ourse diurne ! Sur quoi cette « paléo-femme », cette « Vénus paysanne » glapit hystériquement : que l'homme arrête immédiatement ces étincelles, elle a 40 ans, et par ailleurs son système nerveux est éprouvé. Le chauffeur avait déjà remis en place la plaque métallique, il poussait du pied la feuille de caoutchouc. Il regarda la femme. « Je ne pouvais pas savoir, moi, que votre système nerveux était éprouvé. » Et il se mit au volant ; on partit.  
  « Le tristounet bourreau des coeurs » changea ensuite de bus et prit le 15, se hâtant vers le centre de la ville, car c'était de ce côté-là qu'il avait vu l'autre jour un point de vente d'arbres, qui avait gagné sa faveur. « Il avait gagné ma faveur. Ça arrive. Quelqu'un aperçoit quelque chose, et terminé : fini, ça a commencé. » Une grande inscription nescafé lui rappela sieur Péter. (Sieur Péter — avec ses coups de fil suicidaires ! « Le garçon remonte la pente », avait-il dit au maître indiscret, à propos de celui que lui, le maître, ne connaissait même pas, il l'avait seulement « mis sur écoute » une fois. « Je soupçonne de plus en plus que par réalité, j'entends ce qui peut être établi par la police. Tout ou rien. » Regrettable.) Les nescafés de sieur Péter peuvent tout au plus se mesurer aux Cafés Souris de sieur Banga. Depuis longtemps, ils projettent tous deux de s'asseoir dans une fraction d'espace en terrasse, et de papoter en sirotant une bière. « Depuis lors, cher vieux, dit le maître à l'homme à la voix douce, j'examine chaque établissement (hôtelier — E.) en fonction de la possibilité de s'y asseoir avec toi ou non. Mieux. Je prends même en considération les facteurs thermiques. Par exemple, si le soleil y brille et si le manteau est assez chaud, si l'on peut etcétéra ; il y a beaucoup de variables... — Oh, il fera bientôt chaud de nouveau », dit sieur Péter.  
  Le ciel se couvrait, une bizarre obscurité matinale surgit : solennelle et effrayante. « Mon ami, cela, comme le dit fort aimablement l'allemand, est : doppelt gemoppelt. ( ? — E.) Le solennel est toujours effrayant. » Pensons seulement aux draperies criardes et là-haut, sur la table dressée, sur le plateau de plastique, la cruche et 6 verres à eau ! « Mon ami, les verres à eau ! Quelqu'un a-t-il jamais bu dedans? ! » Que la matière de l'arbre de Noël solennel puisse être identique à celle de la croix...  
  Continuons à décrire la nature : et voyez, pour la plus grande fête de la chrétienté, même la nature hivernale revêt un capuchon solennel. Il y a des difficultés transitoires : la neige était plutôt neige fondue, mais, au moins, elle était. Les boutiques et les vitrines, dans une lumière féerique, scintillaient de mille riches présents. Dans la rue Váci, d'élégantes femmes faisaient leur promenade. « Et alors, mon ami, quelle aventure avec cette femme à l'ahurissant chapeau à large bord, bleu marine !» Il a un faible pour les chapeaux à large bord, surtout à cause de l'ombre qui se projette sur la moitié du nez et des joues ! (Mon dieu, tant de motifs ! Si j'étais un autre, je fulminerais : ce ne sont plus des motifs, c'est un salon de modiste ! je suis celui qui suis . )  
  Le port altier de la femme, le traitement de la poudre et du maquillage, le balancement plein d'assurance donnaient l'impression d'une femme inaccessible. « La beauté masculine, mon ami — il transmettait la science chèrement acquise —, la beauté masculine n'est rien d'autre qu'un genre de chatoiement du regard ! Bon, mais cette femme! Que dire, elle était si belle... que je ne pouvais l'imaginer qu'intelligente. » Ce n'est pas une simple plaisanterie, mais le rayonnement de la plénitude, par conséquent une chose profonde.  
  Le maître débusqua pour ainsi dire de la rue Régiposta. Ce n'est pas là une excuse que j'allègue. La chute de neige ou de neige fondue qui avait commencé n'avait rien de vraiment spécial, excepté Noël. C'est alors que ladite femme passa devant lui. Son visage était calme et serein et lointain; cela ressortait dans la sainte bousculade! Elle fredonnait à voix basse. « Mon ami, attachez votre ceinture, et ne vous évanouissez pas... Elle chantait à voix basse, ou plutôt en une psalmodie rythmée, tel un chant authentique : Tombe la nei-eige, pète le cheva-al... »  
  Chez le maître se rouvrirent les paysages de l'enfance, en particulier le visage aux mille rides de sa grand-mère lui revint, comment la neige y tombait, et il voyait comment les flocons fondaient, et comblaient « d'eau véritable » les ornières des rides, comme les fossés au bord des routes. Le maître avait passé maints étés au fil des temps chez la dame âgée, de plus en plus courbée. Son imperméable noir et sale se tendait sur son dos comme sur celui d'une sorcière. C'était la grand-mère qui, la première, avait appris à travailler au maître. Il fallait fendre du bois et tirer de l'eau. Tirer de l'eau faisait 50 fillérs — le meilleur commerce, mais limité ! Le bois faisait — selon l'épaisseur, ou plutôt la dureté — 10 fillérs, 20 fillérs, 30 fillérs, 1 forint et 2 forints. Le petit maître et sieur György pouvaient dire au coup d'oeil le prix d'un morceau de bois ; et ils ne trichaient jamais. Ils se surveillaient même un peu l'un l'autre. (C'est de cette période que date le touchant document qui suit : dans le livre de sieur Viktor Szombathy intitulé Vértes-Gerecse, Budapest, Ed. Gondolat, 1960, tiré à 2400 exemplaires, on peut voir sur l'une des photos le maître blondinet, avec les deux lourdes cruches devant lui. Légende du cliché : Un blason sur le fronton de l'ermitage. Photographie de Zoltân Tildy jnr.) Le maître se souvient aussi de sa sévérité, surtout de l'esprit de suite de cette sévérité. Un jour, dit-on, l'oseille n'avait pas été ébouillantée, si bien que celle-ci — c'est sûr — était amère comme le fiel. Le maître essaya de se l'enfourner à l'aide d'une énorme quantité de pain, mais il était sans cesse au bord de dégobiller, ainsi, il dit qu'il se sentait mal. Ce qui était donc à la fois vrai et faux ; mais c'était pour l'essentiel un mensonge. « Tu es malade? » La grand-mère le regardait. Autour du fourneau, fumée, vapeur. Des chats sautaient des chaises. Car c'était l'attraction spéciale ! La façon dont les chats étaient traités là-bas ! Comme des êtres vivants ! Une fois, le maître avait été le témoin de la façon dont son père avait jeté dans la cour un chat en l'attrapant par la queue, après que ce dernier eut lapé, dans un instant d'inattention, la soupe au goût d'eau. Il y eut un tel crac qu'il éclata de rire ainsi que son père, bruyamment. Mais alors, le père du maître eut une violente altercation avec la grand-mère du maître. « Oui, je suis malade », répondit le maître, quoiqu'il eût pressenti quelque chose du piège. Ce qui le fit tomber en captivité : car il dut garder le lit pendant trois jours, mais dans le fond, c'était un cachot domestique. Ce fut surtout une grande saignée parce que l'exhibition de parachutisme tombait à ce momentlà. De la cour, il était (aurait été) possible de bien la voir. Beaucoup de gens venaient chez elle : elle était très hospitalière. Le livre d'or est mémorable ! Avec toutes sortes de gens célèbres ! Le maître lui-même l'a signé plusieurs fois. Et chacun des petits-enfants était mesuré au montant de la porte ; régulièrement. Au baiser d'adieu, elle traçait du pouce droit une croix sur le front. « Dans ces moments-là, elle ressemblait à un prêtre. » À son discours, tout comme sieur Gyula, elle mêlait des mots de remplissage — chez sieur Gyula : gueu-gueu, chez la grand-mère : dn-dn —, cela, au début, incitait toujours les petitsenfants à rire (c'est seulement bien plus tard que le maître y découvrit l'aspect sympathique, la gestuelle involontaire du « manque d'affirmation » d'une part, et dans les pauses de ce bizarre bégaiement : la vulnérabilité). Le père du maître se mettait chaque fois dans une colère terrible. — Son emportement avait été pareillement incompréhensible quand, à l'occasion d'une excursion dans les environs, sieur Marci, voyant au sommet de la montagne le grand aigle-touroul de bronze proclamant la gloire (?) de la Hongrie millénaire, avait demandé ce que c'était là-bas? «Une chèvre-touroul », avait répondu ce luron de maître. « La pommette bougea. » « Que je n'entende pas ça deux fois. — Mais pourquoi, avait-il répondu avec insolence. — Il y a des choses avec lesquelles on ne plaisante pas », avait dit l'auteur de ses jours, et il était resté irrité. « Il y avait là-dedans, mon ami, quelque chose de typiquement hongrois. »  
  Le maître, aussitôt, aperçut l'Arbre. Il sut : celui-là ou rien. L'arbre minuscule, aussi bien dans le lointain des yeux plissés que dans la proximité vérificatrice, se montra bien tourné, les proportions indiquaient l'intimité, non pas la petitesse, il avait de la tenue, pas de fierté, mais une éthique ; avec cette conscience modeste, il s'abandonnait à l'étreinte d'un coin, seul, délaissé. À côté de lui, ni arbre ni homme! Quelle chance. Un peu plus loin se déroulait la grande bagarre. « La charité — paf, va te faire ! — faisait monter les larmes aux — eh ! pépé, j'y étais avant toi ! — yeux des personnes présentes, c'étaient de nobles larmes d'émotion — salaud! faites au moins attention à son état ! — qui disaient éloquemment combien belle est la charité ; et pourtant, combien peu nombreux sont ceux qui la pratiquent ! » Là-dessus, on peut citer la petite maxime concise de sieur Marci : « Toi, espèce de bête faite homme ! » (Car un jour — « nous bouclons peu à peu la boucle » —, sieur Marci effectuait sa sieste matinale, besoin de sommeil, ça, il en a!, lorsque le maître se coula furtivement dans sa chambre, avec force circonspection, « de peur qu'une écharde ne lui entre dans la main », il caressa les tibias de sieur Marci, chuchotant tout attendri : « Mon cher jambe-de-bois ! » Sieur Marci sursauta; ensuite, le maître trembla longtemps de frayeur. L'avant-centre, que d'aucuns aiment et détestent, hurla la brièveté cidessus. Elle concernait le maître.)  
  Autour de l'Arbre régnait le silence. Le maître, approchant une aiguille de son nez, la frotta entre deux doigts, la bonne odeur, unie à l'îlot de paix symbolisé par l'arbre, était : Noël. Le maître se tenait résolument à côté de la « fameuse prise », ne décollant plus de là. Le vendeur, un grand jeune homme, avec un mètre pliant à la main, n'avait pas le moins du monde remarqué l'homme. (« Voilà un homme ! » s'était écrié au mitan de l'été le Président du club où le maître avait fait une tentative, après que ce dernier eut quitté la salle ; voilà un homme : et là est ce qu'on peut dire de plus important sur Esterházy ! Il est semblable à un homme.)  
  Il ne cessait de lever son grand index, inutilement. Il faisait le même signe qu'à un serveur ; ce devait être une erreur. M'enfin un débit a lieu tôt ou tard, et se frayant un passage à travers l'humanité tourbillonnante, il joua des coudes jusqu'à ce qu'il se retrouve à l'arrière du bus : lui et son arbre. Les gens le regardaient, hochaient la tête en souriant. « Ils appréciaient ! » Sûr qu'il avait besoin du renfort ainsi fourni.  
  « Quoi. Ça? demanda la dame, avec une pause lourde de menace. — Que veux-tu que ce soit. — Qu'est-ce que c'est que ce buisson chétif, bâtard ? » Sur les lèvres du maître pointait déjà la vexation ; car l'an dernier, Jozef Veverka s'était amené avec un arbre grand comme une forêt. « Sommes-nous la Salle des Fêtes du Parlement? » avait-il naguère demandé à la fille. M'enfin une fille est partiale en pareil cas. Cette fois par contre, dame Gitti se montra fine mouche, elle avait percé à jour la situation psychique du maître. « C'est comme ça que tu veux égaliser?... Sache bien que l'autre était un arbre vraiment costaud ! — Sûrement. On a coupé 1,50 mètre, et il était toujours costaud », répliqua le maître, et ce disant, il défit astucieusement la ficelle, afin que la forme dédommage l'épouse de la hauteur. « Regarde, mon petit amour. Quel format ! » Sur quoi il ôta le dernier noeud, dévoila l'oeuvre. Il imprima même une pirouette à l'arbre, et s'inclina.  
  Comme il se tenait là, courbé, la ceinture, ou plutôt la boucle de la ceinture du pantalon s'enfonçant dans son estomac, attendant l'exclamation reconnaissante et étonnée, son regard tomba sur le parquet qui se coulait hors du tapis, sur le mystérieux quadrillage et les fentes qui — c'était le gros lot de ce spectacle difficile ! — décrivaient exactement le même coude que les lattes. C'est alors qu'on entendit un soupir féminin, et le maître se déplia tout droit, « tel un canif de Pétauschnock ». « Alors, tu vois », fit-il aussitôt. L'ivresse du triomphe fut éphémère. « Qu'est-ce que c'est, Péter? On a grignoté cet arbre. » Il regarda l'arbrisseau — « impeccable ! » —, puis la dame, d'un air interrogateur. « Tourne-le un peu, mon chéri », fit la voix cynique. Il s'exécuta, quand soudain... « Mon ami, il y avait là une partie qui n'y était pas. » (Comme les vestiaires, si j'ai bonne mémoire.) Grignoter un sapin ! Alors là ! Il hocha la tête ; il était l'incarnation même du... ; on peut l'imaginer. Là-dessus, Frau Gitti fut aufwârts ! « Tant pis, on le tournera contre le mur... — Un ange de plâtre, grogna le créateur échaudé. — Ange de plâtre, ange de plâtré, bêtifia sa moitié. Il est des nôtres ! » C'est ainsi qu'elle prononça le mot de la f in ----------Après le maigre déjeuner, on lui enjoignit de s'asseoir dans son énorme fauteuil, mais certes pas pour butiner de bons morceaux littéraires, ou pour, entre de vifs grattements de tête, imposer un nouveau cours à quelqu'une de ses histoires, ou pour creuser ou aplanir son ancien cours, ou simplement pour décompresser; non! Pourtant, dans ces moments-là, il sait si bien brandir une revue littéraire !  
  « Fais les noeuds ! » dit dame Gitti au maître qui avait pris place, et elle montra les bonbons en papillote. Il prit la chose très joyeusement> toute sa vie il s'était réjoui du genre de travaux ménagers qui ne l'obligeait pas à utiliser son cerveau. C'est ce qui peut expliquer le petit accent craintif dans la question : « Et les ficelles ? » Frau Gitti était en train de préparer les paquets avec goût. (Lors du Noël précédent, il y avait un grand paquet, dépourvu de tout attrait : ficelle et papier d'emballage ! Oui-da, mais c'était une très bonne action. Nommément, le mérite en revenait à la dame, le maître non plus ne manque pas, il est vrai, de bonne volonté, mais ses capacités de réalisation, parfois oui. Il avait été porté à la connaissance de dame Gitti qu'un ingénieur élevait seul ses 7 filles. Et hop, Frau Gitti remua ciel et terre, demandant qui avait du superflu. Puis le grand jour arriva. Mais comme ils avaient planifié cela ! Pour que ce cadeau soit personnel mais pas pesant ! Pour que l'ingénieur soit tout juste obligé de les remercier ! Ils cachèrent le cheval dans l'obscure ruelle, le maître lui dit de rester sur le qui-vive. Cela tomba bien ! Car, après un rapide clopinage, ils revinrent d'un pas joyeux mais pressé. « Ma douce, dit le maître, tandis que son pied, à l'aveuglette, cherchait l'étrier, moi aussi je veux 7 filles. Comme ça, elles se tiendraient les unes à côté des autres comme des tuyaux d'orgue, et chacune d'elles aurait un grand nez sans peur et sans reproche! » — Nous savons qu'il en fut autrement, etc.)  
  « Tu dis les fclls ? » La femme tranchait de ses dents les liens du paquet. « C'est ça. Les ficelles », dit le maître désespéré. « Pour l'amour de dieu, qu'est-ce que tu attends, la pilote est là, les ciseaux sont là, c'est tout ! » La bonne humeur se déchirait chez la moitié, car son lien venait de casser, mais j'ajouterai : pas là où il aurait dû. M'enfin le maître voulait justement éviter l'évaluation : quelle serait la longueur de la ficelle, suffirait-elle en simple, et il voulait aussi éviter l'habileté manuelle : car les brins de coton se collent, se tordent et se détordent, etc. « S'il faut de la force, et seulement ça, je m'en charge », aimait-il à dire fièrement. (Quoique le déchargement de gravats effectué chez sieur Icsi fût comme en contradiction avec cette... « Là, en plus, j'étais encore chétif. » Bah, moi, je serais en droit d'avancer qu'alors, il ne reste pas grand-chose...)  
  Dame Gitti, dès qu'elle vit la source de l'infortune, par des caresses ranima de son désespoir léthargique le maître, qui se bornait à constater que les ficelles coupées à la mesure gisaient serrées l'une à côté de l'autre, tels des « vers de terre morts », zébrant l'accoudoir. Il se frotta les menottes, prêt à l'action, et dit ingratement : « Elles ne sont pas longues ? » Il était un peu préoccupé. « Si, Péter, elles sont longues. — N'est-ce pas, n'est-ce pas. Bah, ce n'est pas grave. Nous allons bien trouver quelque chose. — Elles sont longues, Péter, poursuivit Frau Gitti d'un ton mesuré, juste assez longues. » Il se mit à nouer, nouer.  
  Ayant terminé, il sortit chercher l'Arbre sur la loggia, s'accrocha deux fois dans la porte, il ne s'ensuivit pas de casse, seulement une nouvelle chute d'aiguilles. Puis il s'avéra que le petit arbre était trop épais à la base, n'entrait pas dans le socle. « Petite pluie abat grand vent », le maître en rabattait. La dame se pencha, examina le problème, le devant de sa robe flotta, et le maître aussitôt vrilla son grand regard perçant dans ce décolleté non officiel. « Guittouche, tu es pour moi comme une soeur de lait. » — Un jour, ils avaient visité tous deux une plage demi-nudiste. Le maître fit immédiatement le tour, puis, revenu auprès de sa dame, il dit qu'à son avis celle-ci « était en bonne position », « sûrement en milieu de peloton » ou « dans les six premières », ce qui « n'était pas peu dire ». Après une autre promenade, le grand homme fonça, hors d'haleine. « Chérie, haleta-t-il, il faut que tu voies ça. » C'est que le maître avait vu une Noire amphigourique, assise au bar en plein air (!). « Mon ami, comme votre tête ! Mais imaginez que votre tête soit montée sur ressort ! » La brave petite dame partit pour voir la merveille noire, mais quand elle revint, elle dit : « Je ne l'ai pas trouvée. — Ce n'est pas si important », dit le maître incrusté dans le sable, sans avoir ouvert les yeux.  
  Il taillada, froissa l'arbrisseau, ce fut merveille qu'il lui restât une seule feuille persistante. « C'est un bon petit arbre rachitique », dit-il enfin, victorieux, et la dame ne protesta pas----------La nature — en dépit des coups de collier de la matinée — n'avait pas revêtu ses atours de fête. De grands nuages de neige impuissants servaient de doubles rideaux.  
  « Vous savez, mon ami, comme j'allais à la cuisine chercher ma fille, pour commencer la fête au “ tintement angélique ”, et que je marchais sur un carreau déboîté, soudain, il devint clair que c'était Noël depuis longtemps déjà. » Peut-être n'y avait-il pas pris garde, ou l'on peut penser en général aux tours de passe-passe du temps, ou plutôt de la fête, mais le fait est qu'il était déjà en plein dans Noël. « Guittouche ! cria-t-il en se baissant pour rajuster le carreau tombant en poussière, Guittouche, c'est Noël ! » Mais, comme la dame était exclue de la marche de ses idées, elle crut qu'on la charriait, et répondit en conséquence. Le maître, nimbé d'incompréhension, démonta de mauvaise grâce Mitotchka du Récipient, et ce faisant chuchota à son oreille menue, « brossa un tableau de la situation », soulignant que Noël était une mine inépuisable de poésie ; tout ce qui tombe ce jourlà ! les enfants reçoivent un cadeau du petit Jésus, même si, dans les semaines précédentes, saint Nicolas, ou plutôt le Père Fouettard ne s'est pas fait faute de les effrayer, et pendant que la chère maman accroche tous les trésors de son garde-manger, gaufrettes, noix, pommes, etc., le chant des personnages de la crèche ambulante retentit sous les fenêtres. — Le maître aussi avait participé à la crèche ambulante, il est vrai qu'il n'avait pas dépassé le Berger III. Ils allaient de famille catholique en famille catholique. Une fois, le maître, suivant son rôle, avait braillé : le-petit-jésus-est-né-réjouissons-nous, et il avait frappé du pied ; il sentit que le plancher s'enfonçait, se dérobait pour ainsi dire sous lui. « Le parquet ondulait dans les règles. » Cela n'aurait pas causé grand mal, car c'était une petite compagnie disciplinée que la leur, si les adultes qui se tenaient en cercle, énervés, n'avaient pas fait comme si de rien n'était. « Sans mot dire, ils faisaient des signes rassurants : rien n'est arrivé, continuez tranquillement... Purée, comment rien n'était arrivé ! Pauvre saintjoseph (hélas, il a émigré depuis en RFA ; pas à cause de cela — E.), tel un matelot ivre, il tituba entre saints et rois, et basculant, il écrabouilla la viergemarie ! » Sur quoi Esterházy, de sa voix maigrelette de garçonnet, s'esclaffa ! « Je ne sais comment, on en vit quand même le bout. Mais je ne me souviens que de la chaleur épouvantable, pas à cause de la houppelande — un Berger III sans houppelande : c'est inimaginable ! —, mais mon visage. Comme après une gifle. » Aussi bien avait-il frôlé celle-ci ou une autre : il semble que la main du jeune vicaire aux joues rouges lui ait sacrément démangé !  
  « Bon, mon enfant, dit le maître fatigué, car changer les couches, comme ça, debout, l'avait éprouvé ; de même que la victime : l'insuffisant rentrage avait conduit à un total trempage —, bon, maintenant le petit ange va sonner, ou plutôt ta mère par lui déléguée, et nous allons entrer. » Père et fille attendirent dans la puanteur piquante, mais certes pas dans celle de Noël, le récipient était resté sur le tabouret. « Sonnange », dit la fillette. « Je viens de dire à Mitotch, hurla le maître, que quand l'ange sonnera, Guittouche, quand il sonnera ! alors nous irons. — Ça va, ça va. » Il était réellement dans tous ses états.  
  « Le sonne » — le visage enfantin s'égaya, et ils firent leur entrée. Le jeune couple ému épiait la petite, dont les yeux reflétaient les nombreuses bougies et les cierges magiques qui prenaient leur élan carillonnant. « Alors maintenant, on fait une prière. — Piè, piè, dit Mitotchka. Papa acc'oupi, maman acc'oupie » — i.e. qu'ils s'agenouillent. Et de fait. « Notre Père qui es au cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour, et pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. Et ne nous soumets pas à la tentation, mais délivrenous du mal. »  
  « L'arbre » — Casimir Mitovitch montrait l'arbre, après avoir examiné vite fait les poupées ritas, les gros nounours et les léos à poil. « Raisonnement sans faille », pensa le maître, et il enleva la minuscule créature, et tourna, tourbillonna avec elle jusqu'aux cieux. Lorsqu'il la reposa, et que tous deux firent quelques pas vacillants, pris de vertige, celle-ci ramassa une aiguille dans sa main boudinée. « Papa ! Petit papa — elle regardait son père, suppliante —, remets-la ! » et elle tendit l'aiguille vers l'arbre. Le maître, impuissant, caressa la tête dorée. « Excuse-moi. » ----------Eh oui, chaque année, toute la maisonnée, petits et grands, se met en chemin, bien bottés, pour arpenter la neige crissante jusqu'à la maison de Dieu : les yeux de la marmaille se ferment presque de sommeil, mais pour rien au monde ils ne négligeraient de remercier le petit Jésus pour son cadeau, et de lâcher dans l'église le moineau attrapé exclusivement à cet effet. Merveilleuse image idyllique, aussi naïve que sublime.  
  Fi donc, neige crissante ! Mais où sont les neiges d'antan ? Bien entendu, ils « arpentèrent le temps » jusqu'à la minuscule cathédrale, en soulignant les aspects positifs des Noèls blancs — m'enfin : il faut placer chaque année la fête dans les conditions météorologiques données. L'église, de l'intérieur, est de toute façon ce qu'elle est ; un point de repère sûr. En chemin, ils rencontrèrent les frères et le père. Les jambes de la mère du maître étaient toujours douloureuses, et du reste la sainte femme faisait un peu la fine bouche à cause de la foule. « C'est si turbulent, mon fils. » Les hommes battaient la semelle devant l'église, ils bourdonnaient autour de Frau Gitti, sieur György lui tapait irrespectueusement dans le dos, sieur Marci etc. Le publiciste grisonnant était préoccupé. « Vous savez, mon aiîii, on peut reprocher au dénommé telle ou telle chose, ne mettons pas d'italiques, mon ami, mais ce qui est certain : il est imbattable pour deux choses : plisser le front et être préoccupé. » Cette préoccupation, il faudrait l'enseigner. « Les enfants, peut-être serait-il indiqué d'entrer tant qu'il y a de la place. — Ne t'énerve pas, pater », proféra vigoureusement sieur György.  
  Finalement tout le monde trouva une place, sauf le maître et sieur Marci : debout. Beaucoup de monde arrivait, pour caractériser la densité, au moment de l'élévation, on ne pouvait pas s'agenouiller. Passant le bras sous celui de son cher cadet, il le soutint en le bichonnant presque, et debout au milieu de la multitude de catholiques réguliers, il aurait pu avoir la gorge serrée par le sentiment communautaire (il y avait de bonnes chances pour cela, du fait de l'infime bousculade, du menu trottinement fatal consécutifs aux mouvements de foule, car il suffisait que s'ouvrît la porte du confessionnal, voire il suffisait d'un soupir plus profond causé par les confessions omises — chatteries, frictions et glissements qui suivaient tous ces mouvements étaient comme l'expression physique du sentiment communautaire — « en 46, ça devait être comme ça, mon ami, dans telle ou telle chambre d'internat bondée » ; il est très attiré par ce sentiment, on peut en faire l'expérience la plus prégnante sur la plage — décor ô combien mondain ! —, il faut être assis sur l'herbe verte, il faut être fatigué par certain jeu de ballon, que les couvertures soient rares, il faut que de ce fait quelques-uns soient assis sur l'herbe, il faut qu'il se taise, mais d'ailleurs on ne lui pose pas de questions, on ne le connaît qu'à peine, ensuite il faut que quelqu'un pousse un bock devant lui, parlant de la sorte : « tiens, cornouiller, tu as bien joué », bien sûr il faut a priori s'y connaître dans ce jeu de ballon, et il faut en mettre un coup, pour que le corps soit poisseux de sueur, et que la main elle-même glisse tout d'abord sur le corps râblé du bock, pour la même raison), au lieu de tout cela cependant — pardon pour ce retournement comique —, il avait la gorge serrée de solitude, « son regard se détachait de ses yeux », il voyait tout et tout le monde, « et il lui restait peu de motifs ».  
  Mais voici la parole : « Vous savez, mon ami, n'importe quel être vivant correspond à tous les êtres vivants; c'est pourquoi nous percevons à tout moment l'existence comme simultanément distincte et unie. Et vous savez, mon cher, si nous poussons trop loin l'analogie, tout coïncide à l'identique ; mais si nous l'évitons, tout se dissémine dans l'infini. Dans les deux cas, la contemplation s'arrête, tantôt parce qu'elle est trop animée, tantôt parce que nous l'avons tuée. »  
  Le maître se mit à prier avec une terreur compréhensible, dont il fut dérangé par un événement fort ordinaire au moment de la communion, une remarque déplacée, indue de sieur Marci, à propos d'un « souhait de kidnapper » éventuellement un « petit lapin mauve ». C'était indigne de sieur Marci, et je le dis sans ambages : indigne aussi du maître — surtout le rire étouffé d'écolier que signalait la forte trépidation du dos, qui se propagea ensuite à celui de sieur Marci, scandalisant le père assis à l'écart. « Ne t'agite pas comme ça, vieux », proféra irrespectueusement sieur Marci à la sortie de l'église, et paf ! il donna une énorme tape au publiciste grisonnant. « Tu m'as fait mal, dit le père. — Qu'est-ce que tu croyais ? »  
  Ils poireautèrent encore, échangeant quelques mots avec les voisins. Quelqu'un salua sieur Marci, sieur Hús. « Hús et Basa ont descendu les marches. » L'aile droite à la messe de minuit ! « Ils font bon ménage, non? » dit au maître sieur Marci, avec un sourire béat, après avoir répondu à leur salut. « Pater, disait justement ce dernier à son père, je t'ai déniché une petite gâterie. » Et il raconta qu'il avait réussi à se procurer du véritable chocolat amer, du bitter. Il avait mis la ville sens dessus dessous. Il se souvenait des années d'enfance, le père : recevait le chocolat amer, car c'était celui-là qu'il aimait. La mère faisait de même avec l'échine du poulet. Le maître trouvait cela bizarre, son cerveau et son goût ayant mûri, m'enfin mon dieu ! S'ils aiment ça ! « J'aime ça ! qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre » — l'amertume (plaisanterie — E.) de toutes ces années jaillit allègrement du père. Quelle dissimulation de la vérité ! C'est ainsi qu'il s'avéra, presque à la suite d'un hasard, il est vrai qu'on avait pu l'apprendre aussi par d'autres sources, que les parents du maître étaient du genre à se sacrifier. « Je n'aime que le blanc et les cuisses », dit la mère lors d'une vérification ultérieure.  
  Les deux familles prirent congé, qui d'un côté, qui de l'autre, ensommeillées. Dame Gitti avait pris le bras du maître; celui-ci, comme un étranger. La sainte veillée sans neige touchait à sa fin ; mais dans la cuisine — dont le froid carrelage était d'une température odieuse ; « vilain », piétinait souvent Dongó Mititch —, elle jeta une dernière lueur, pour céder la place, suivant l'ordre éternel de la nature, au lendemain. Pieds nus, dans son pyjama tourné, il titillait le pied de porc en gelée de fête, lorsque Frau Gitti (en pantoufles !) dit ceci, élément d'une conversation en cours, mais inconnue du maître : « Peut-être n'y a-t-il pas trop de viande dedans. » Il convenait que le maître réponde, mais il ne savait pas exactement à quoi le mot se rapportait. « Nous faisons ripaille, comme il se doit », dit-il enfin d'un ton réservé, et il tendit la main vers le vinaigre. Il piqua sa fourchette dans le pied de porc, désagrégea la surface par de minuscules mouvements en tous sens, et versa du vinaigre dans l'atroce déchirure.  
 
 
  68. « Nous nous procurons du vin, du blé, la paix, et nous faisons une petite nouba », dit le maître plein d'amertume, (la Cène) Ils se tenaient devant la réserve après le dernier entraînement. Le maître était fort éprouvé par ce processus, à savoir donc qu'après chaque entraînement, il fallait rapporter l'équipement. À commencer par le fait qu'il oubliait toujours. « Ça arrive. Ce n'est pas ma nature. » Allons, il se trouve quand même régulièrement quelqu'un pour l'avertir, lorsqu'il s'éloigne en se baissant à cause de l'entrée trop basse des petits vestiaires. Il le prend mal. Et la façon dont il le rapporte ! Comme s'il déménageait ! Pourtant, de quoi s'agit-il : un short, un maillot, deux chaussettes, une paire de chaussures ! On peut dire : rien. Et malgré tout, les chaussures tressautent dans sa main, tels de bouillants chinchillas, les chaussettes « comme des écharpes crevées » s'entortillent autour de son poignet — et il atteint son but : c'est déjà quelque chose ! Quant à cette commodité, la façon dont le short est roulé dans le maillot — « deux d'un coup, mon ami, deux ! » —, il en est carrément fier. Et alors, le tri !! Il laisse tomber le tri. Il jette un regard circulaire, tel un petit orateur de fête, et si sieur Eugène ne fait pas attention, il cache rapidement la petite pelote dans un tas. Bien entendu, sieur Eugène connaît par le menu les artifices de l'artiste (jeu de mots), et : « ça le fait bien marrer dans sa barbe ». De sa menotte, il donne une taloche au maître : « Ça va, Péter, défoncez-vous ! » Le maître relève brusquement la tête : « Un jour de semaine, Eugène ? Il n'y a pas de match. » Le magasinier baisse la tête : « Toujours. » Plaisant.  
  L'équipe piétinait dans la réserve surchauffée, hésitant à partir ou à rester. Il fallait discuter des détails du dîner de clôture de la saison. « Où irons-nous ? — Mes enfants » — le maître écarta les mains, plein d'initiative. Sieur Armand — autrement dit, le maître de la situation — musardait à l'arrière-plan, comme depuis belle lurette, depuis que les choses n'allaient plus, mais restaient sur place. Quelque chose s'était brisé en sieur Armand. Un entraîneur, quel que soit le développement du milieu, est responsable de son équipe. Et eux maintenant... « Vous savez, mon ami, voire, lieber Freund, mon point de départ à moi est beaucoup plus avantageux. Je n'ai pas de culpabilité collective. » Oui : le maître est la promesse chimérique incarnée. Sieur Armand représentait beaucoup trop de choses qui avaient échoué, et bien que sieur Armand fût personnellement immaculé, ce fait chez lui (« de ce fait ! ») avait conduit à la rupture, et voyez, même en ce moment il disparaissait ostensiblement entre les étagères, il lui semblait très important de ranger les équipements. « C'est le lot des pères. »  
  Le maître poursuivit donc. « Mes enfants. Allez à la ville. Vous rencontrerez un homme portant un bock de bière. Suivez-le, et là où il entrera, dites au maître de la maison : le maître te fait dire : où est le lieu où je pourrai consommer un dîner avec mes coéquipiers ? Et il vous montrera une grande pièce toute prête. » Voilà ce qui retentit au pied des vestiaires dévastés, mesquinement reconstruits. L'Ailier-droit faisait la gueule. Dès qu'il intercepta le regard du maître, il dit : « Péter. » --------- La solution, comme bien souvent, fut le bistrot de sieur György. Le maître arriva en avance, s'assit avec sieur György à côté du flipper « mort ». Le grand frère était fatigué. « Je me suis procuré de la viande et des patates bon marché. — De la salade ? Il y aura de la salade ? » (À la perspective de n'importe quel dîner collectif, le maître enquête immédiatement sur la salade. Par ex. : « Si vous battez l'École Normale d'Éducation physique, un dîner à l'Agneau ! — Merci, sieur Pék ! Il y aura de la salade ? — Si, alors. — De la salade de concombre? » etc.) Sieur György ne répondit pas. Parfois, le maître l'enquiquinait.  
  Une femme entra. « Vise un peu la bonne femme, dit le barman, elle est amoureuse de moi. — Naturellement. » Mais peut-être y avait-il du vrai dans la chose, car la dame collait fort sieur György. Quand elle partit et rentra en hâte dans son tabac, le maître fit : « Elle t'a parlé comme une épouse mauvais genre. — Tu l'as vue ? » répondit sieur György avec un enthousiasme puéril qui fit plaisir au maître, mais ensuite, à un rapide coup d'oeil en biais du cadet inattentif, il vit qu'il était un peu ennuyé, que l'emphase sentimentale servait plutôt à complaire au maître. « Tu l'as vue ? C'est comme ça qu'elle le cache. — Elles font toujours ça », marmonna l'écrivain nationalement réputé. La mémé s'arrêta à côté d'eux avec son seau et sa serpillière. Sa tête branlait fortement. « Elle nettoie les vécés pour vingt balles, souffla sieur György. Ça vaut le coup. Tu sais quel boulot épouvantable c'est? » Le maître ne trahit rien de ses mortifiantes expériences (militaristes). La mémé édentée souriait béatement à sieur György. (Quand la vieille femme s'éloigna, le maître ne put se retenir de remarquer : « Mec, moi, je crois qu'elle aussi... elle aussi t'apprécie. — Beau brin de jupon » — le jeune homme cligna de l'oeil, puisque c'était un blagueur.) La mémé parlait, et tout en parlant, au rythme de ses paroles et de sa tête, elle secouait le seau, qui « grinçait bigrement ». « György, je ne suis pas étonnée que vous ne vouliez pas de cette femme... » La dame-caca parlait à s'y méprendre comme sieur Kassák. « György, je vous le dis, vous avez raison. Si j'étais un homme, et qu'on me baillât mille braques — ici, elle émit un ricanement à faire dresser le poil sur l'échine —, qu'on me baillât mille braques, même au mille et unième je ne confierais pas cette femme. — Ça va, la mère, éclusez un demi de schnaps, et filez à la maison. — La maison, la maison... », grommela la vieille entre ses dents, reprenant son train-train, mais sieur György la conduisit inexorablement vers le bar. Le maître ressentit un soulagement coupable.  
  Il s'apprêtait à se lever, mais sieur György gardant sa main posée sur l'épaule du maître, le projet fit long feu. « Reste donc assis, bavardons un peu. » Le maître ne sut vraiment pas s'il allait pleurer ou rire. « Le ou, mon ami, c'est exactement ça. » « Je vais en faire un petit bijou de cambuse, et il fit un geste circulaire. — La moitié de mon royaume, ainsi le maître traduisit-il en langage humain le geste du bras. — D'abord, je vais faire pousser des rames de haricots le long du mur coupe-feu. J'ai déjà demandé à la mutter à quel moment il fallait semer les haricots. — Et elle savait? — Elle a essayé de noyer le poisson, mais quand je lui ai dit : arrête de louvoyer, et crache le morceau, elle s'est vexée, m'a chassé, pour que je cesse d'être insolent. » Le maître prit une inspiration, afin d'exposer la série de ses critiques, lesquelles auraient visé, comme d'habitude, les rapports de sieur György au monde, mais comme, à nouveau, il croisa le rapide coup d'oeil en biais, il se contenta d'expirer l'air. « Ffff. » Les choses désagréables laissaient sieur György systématiquement froid. « Mais au dîner, on avait déjà fait la paix, et elle m'a promis de demander à ce grand échalas, celui-là s'y connaît. » C'est époustouflant, le nombre de gens que connaît sieur György — si l'on compare avec le maître. « Le grand qui était gendarme dans le temps, je crois. » Le maître s'en souvenait vaguement. « Pas garde du corps ? — Si. — Un vrai muskel-tier. » (C'est ainsi qu'il se ménage les faveurs de ses traducteurs allemands. Très grand seigneur.) « En tout cas, un vieil admirateur de la famille. — Bref, d'abord les rames de haricots, ensuite une pianiste. » Le maître mit le doigt dans l'engrenage : « Une petite vieille fanée, une voix de fumeuse, française, un panneau à la fenêtre : tous les soirs Margot, en grandes lettres dorées... — Quelque chose dans le genre. » Sieur György s'y croyait. « Et elle est très capable au piano. » Le maître, eu égard à son affirmation, a complètement perdu son sens de la langue face au mot capable. Examinons in statu nascendi ce parti pris linguistique : Ils se baladent, disons, tout l'après-midi avec sieur Csucsu, sans mot dire, car le maître sait fort bien (est fort capable de !) se taire avec sieur Csucsu, mais ensuite, sur le bord de quelque terrain, dans l'hémicycle de béton ou l'escalier de béton ou simplement sur le pilier de béton d'un poteau électrique renversé — ce dernier est planté dans la colline qui entoure le terrain, tel un immense cure-dent —, l'un d'eux dit, pointant le menton vers certain joueur méritant : « Il est capable. » Et le monde est remis sur ses rails. « Et elle est très capable au piano » — le maître s'extasiait donc sur la future musicienne, mais sieur György le refroidit réellement. « Ça ne compte pas, dit-il d'un ton gris, suffit qu'il y ait de la musique. C'est une autre clé de sol. » Le maître allait changer sa bonne humeur pour une mauvaise, lorsque sieur György lui fourra un papier dans la main. « Un brouillon. Jette un oeil, tu es quand même un grand styliste », et il étouffa un rire. Le maître s'y attela.  
  À l'att. de la S.P.  
  Par la présente requête, nous sollicitons du directeur de la S.P. l'aménagement des horaires d'ouverture de notre établissement, jusqu'ici 10 heures-22 heures, en 11 heures-23 heures. Nous fondons notre requête sur les motifs ci-dessous : D'après nos estimations sur la fréquentation de notre établissement, entre 10 et 12 heures la recette ne dépasse pas 500 Fts. Cet important manque à gagner peut être imputé à l'influence attractive des cafés ouverts depuis peu. Par contre, notre expérience montre qu'entre 22 et 23 heures, la recette de l'établissement serait supérieure et de ce fait nous pourrions compenser quelque peu le manque à gagner de la matinée. Dans l'espoir que vous appuierez notre requête, veuillez agréer... distingués,  
 
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  Cette fois, c'est le maître qui fut pris d'une prompte indifférence, il rendit le papier en opinant ; se borna à dire : « Il faut une virgule avant le et. — Crève, charogne. »  
  À mesure que les garçons commençaient à s'installer, les obligations professionnelles de sieur György allaient croissant, le tête-à-tête intime, quoique non exempt de tension, des deux frères « dispâlissait » en proportion. « Messieurs — le gérant adjoint s'inclina —, nous sommes arrivés à vous réserver le salon particulier. » Sur quoi, il désigna dans le coin trois tables bout à bout. L'amusement contenu qu'avait causé la blague ne s'était pas encore éteint, que déjà sieur György les gratifiait d'une autre. Car le père Farkas était venu le voir : il y avait un cheveu dans son bock. « Où ça ? » demanda sieur György avec une bienveillance sonore. Le vieux le lui montra. « Pépé, ce n'est pas un cheveu, mais une marque sur le verre. — Une marque? À l'intérieur? — Bien sûr, une marque comme quoi il faut remplir jusqu'ici. — Bon, mon petit gars, alors remporte ça gentiment, et remplis-le jusqu'ici. » Sieur György dut rester là, échaudé, pour satisfaire la légitime exigence. Le maître avait l'impression que son cadet savait dès le début comment ça se terminerait. « Les filles du père Farkas ! » Il déroula le fil de sa pensée. Édith et Klári. Elles avaient longtemps acculé le maître à une culpabilité cuisante. C'était une culpabilité catholique persistante : il n'était pas encore écolier quand il s'était fourré dans un sac avec les deux filles ! D'abord l'une, puis l'autre. C'était un très bon jeu, « un jeu-suicide ou autre », son visage était rouge, il peut se souvenir de sa chaleur brûlante. Ce fut seulement ensuite qu'émergea l'éventualité du péché, et c'en fut fini des ébats. Il en resta longtemps confondu ; « hélas ». — Plus tard, le père Farkas avait traversé une mauvaise passe, il buvait tout ce qu'il avait. Et quand il se pointa au banquet des deux filles en monôme, au milieu de toutes ces dames de Budapest à tournure, du dernier cri ! Nous serions tenté de croire : quelle scène digne de la plume d'un écrivain. « La scène, le scandale, serait peut-être digne de la plume d'un écrivain plus ancien (un aîné?)... Vous savez, lieber Freund, le père Farkas fut sublime. Je signale qu'il l'est toujours. Vis-à-vis de moi par exemple, il conserve ce caractère. — Aussi le maître le respectet- il ! — La façon dont il est apparu là-bas, en haillons, maigre, hirsute, et pourtant en quelque sorte, il ne demandait aucun compte, ni du salami ni du jambon. Moi c'est moi, vous : c'est vous ; je ne vous en veux pas. Il était comme ça. Concrètement bien sûr, il voulait manger, du salami, du jambon. Affirmer que les filles sautaient de joie, c'est sans doute exagéré. Et bien sûr, il y eut même un scandale ; en surface, il y a toujours des scandales » — et le maître coupa le fil pittoresque.  
  Entre-temps sieur Armand était arrivé, un parmi beaucoup d'autres. Il s'assit à la table où quelques-uns, et parmi eux le maître, étaient déjà assis. Mais l'acte de s'asseoir ne fit pas d'émules, il y en eut qui se levèrent et allèrent regarder les joueurs de flipper, ou s'engagèrent eux-mêmes dans le jeu, ou taillèrent une bavette avec sieur György, tandis que celui-ci ensorcelait les bocks, entre-temps d'autres arrivèrent, qui connurent le même sort. Au flipper, il y avait une fille. « À croquer. » Mais sieur Csucsu dit : « On était ensemble en primaire. » Le maître se montra plein de tact (tel un vicomte, ha-ha-ha). « Mais maintenant, contre* une modeste rétribution, on dit qu'elle... — Un bock. Mais si tu le lui demandes, elle le fera aussi de bon coeur. — Y a que le train qui... — On a le même âge, répéta sieur Csucsu, comme un argument. — Le feu au cul? — Mais non. C'est une pute normale. »  
  La table était en perpétuel état de métamorphose. Le maître parcourut d'un regard inquiet cette « difformité ». Je dis sincèrement comment il est — c'est son « tic » caractéristique —, il craignait que le dîner d'adieu ne commençât point. Quelqu'un s'était procuré une bouteille de cognac roumain, qui circulait. (L'Ailier-gauche Blessé fut très vite mûr.) « Je ne sais pas, lieber Freund, ce cju'il en était pour les autres, mais moi, j'attendais quelque chose. » (« A citer. ») Le maître dit cela, ce qui précède bien sûr, à l'Arrière-gauche, qui, plein de bonne volonté, se méprit et commença à presser sieur György pour le dîner.  
  Les bières défilaient automatiquement, les visages rougissaient, même celui de sieur Armand. Une bonne humeur menaçante se déployait. Le maître comptait que le dîner — « la force élémentaire de la biologie » — rassemblerait les gens, et que sieur Armand se lèverait, s'éclaircirait la voix, et qu'avec un peu d'émotion — laquelle, on l'a vu, ne lui est pas étrangère, aussi bien les tâches communautaires l'ontelles bien fait ressortir chez lui — prononcerait son Discours de Fin d'Année, c'est-à-dire évaluerait les performances, communiquerait les statistiques, la meilleure performance moyenne; le buteur le plus performant (ce serait le maître avec 24 buts), et ensuite annonçerait... Oui, annoncerait qu'il démissionne ou ne démissionne pas. Car d'une certaine façon, cela non plus n'était pas clair.  
  Mais le maître dut se tromper lourdement. Dans la première étape, en lui-même, ensuite dans le développement. « Succession honnête. » « Messieurs, la bectance », claironna sieur György, et sur son bras, tel un rang de perles, les plats. « Ça alors, comme un vrai serveur ! » Le maître béait d'admiration devant son cadet. Il avait de grandes affinités avec les serveurs. « Les variantes » — le serveur sortit comme par magie de petites assiettes de porcelaine blanc grisâtre avec des poivrons et des crudités au vinaigre. « Bien fortes. C'est Holubka qui les envoie à l'équipe. — C'est parti » — le maître se frotta les mains, car les odeurs mettaient en branle le flux des garçons, le reflux. Il vit sieur Armand sortir de la poche extérieure (« ! ») de sa courte (mais neuve) veste de cuir le papier quadrillé, le déplier, le défroisser, le replier, et s'éclaircir la voix.  
  Les plats arrivaient avec une régularité rassurante, pas question d'attrape-nigaud, comme si souvent, et à une telle allure que celui qui était déjà servi, logiquement, attendait. Cela se transforma ainsi en une véritable harmonie, car celui qui n'était pas servi, logiquement, attendait lui aussi. Comme toute harmonie cependant, celle-ci fut suivie d'un désordre.  
  On entendit un plof inattendu, et aussitôt après, le glapissement de l'ex-camarade de classe de sieur Csucsu (« Vous savez, c'était comme dans un film, un son post-synchronisé. ») et encore un crac. « Comme si un vêtement se déchirait, mais plus pesant. Ou disons : comme si un vêtement très précieux se déchirait. »  
  Le maître, vu son expérience antérieure, supposait qu'il savait se repérer au milieu des barbes naissantes, hanches tourbillonnantes, poitrines plates rehaussées, des W.-C. aux murs passés au goudron, du lac jaune et trouble débordant de l'écoulement bouché, sourcils barbouillés, lèvres gercées, saignantes, globes oculaires cernés de vaisseaux sanguins, haleine aigre et odeurs d'aisselle rances, boutons de braguette égarés, glissières jamais fermées et nombreuses croupes féminines — comme autant d'accessoires humanistes —, cette fois cependant, voyant le visage de l'homme étendu par terre, et ne voyant de l'autre, de dos, que les larges épaules sous lesquelles, de temps à autre, les jambes partaient comme des ressorts pour frapper, et d'ailleurs frappaient le visage par terre, le maître fut cloué sur place. Pourtant, c'était sa situation qui était la plus avantageuse. « Vous savez, mon ami, j'avais peur. Un visage pareil... surtout les cracs... » Sieur Armand envoya valdinguer sa chaise, se rua d'un bond sur les lieux du tournoi, mais soudain sieur György — se débarrassant comme par enchantement de sa vaisselle — empoigna les larges épaules, et comme si ç'avait été un chat, il souleva l'agresseur courtaud et l'arracha à la victime ; il le tourna vers lui, le tenant prudemment à distance. « Ne fais pas l'idiot », lui dit l'homme de haute stature. « Brave petit chauffeur de taxi, dit sieur György en une occurrence ultérieure, il m'a souvent ramené à la maison quand j'étais bourré. — M'enfin, donner des coups de pied comme ça, dit le maître avec une moue de terreur. — Tu sais ce que c'est. Le sang lui est monté à la tête. »  
  La scène traîna en longueur; une donnée caractéristique à ce propos : une demi-heure plus tard, le maître aperçut à côté de ses chaussures un bouton de taille moyenne. Il le ramassa. « Un bouton de braguette, dit-il avec une franchise scandaleuse. — Donne-le à la gonzesse », dit quelqu'un, gouailleur. Le maître élargit respectueusement cette vétille en disant : « Relique. Et toc », et il donna une chiquenaude au bouton. Ce que chacun peut comprendre comme il veut. (Comparution détournée d'une phrase de sieur Ottlik.)  
  Les viandes étaient sur la table, à de rares exceptions près, et refroidissaient. Les escalopes nature, panées, et les patates. « Les meilleures patates écrasées. — Je t'aurais tué, György, si tu avais apporté du riz ! dit le Stoppeur. — C'est ce qu'il y a. » Sieur György, dit-on, « ne pouvait pas blairer » le Stoppeur.  
  Sur ces entrefaites le maître, ainsi qu'il en avait l'habitude jusque dans les meilleurs restaurants, prit une patate à la main, et l'avala. « L'étiquette, c'est moi », dit-il, contre-buté par le temps, le temps historique. Mais cette fois, ce fut une grande erreur. À son geste, les passions se déchaînèrent : les garçons se mirent à manger. « Attendons, peut-être », tenta-t-il. Et le plus fantastique, ce disant — sans doute inconsciemment — il tendit la main vers une autre patate, voire, parla quasiment la bouche pleine.  
  La confusion était à son comble. Il y en avait qui ne mangeaient plus, il y en avait qui ne mangeaient pas encore, il y en avait qui commençaient seulement. Le Stoppeur recueillait les os pour son chien. Le Jeune Demi, pour plaisanter, déroba un morceau de viande à sieur Icsi, qui ne s'en aperçut pas, ce qui déclencha une grande hilarité, lorsque le Jeune Demi, la bouche pleine, demanda à sieur Icsi : « Tu en as assez? » Sieur Icsi fut courtois, comme toujours, il caressa ses cheveux en brosse, caractéristiques : « Merci de ta question. Tant pour la quantité que pour la qualité... — Con. » (C'était de notoriété publique : « Sieur Icsi a les papilles gustatives sur la plante des pieds. »)  
  Les activités s'interrompant par endroits, de petits groupes de discussion se formèrent. Pétrifié, le maître réalisa, tandis qu'autour de lui un groupe faisait cercle, que non seulement la soirée avait commencé, mais qu'elle avait dépassé son zénith. Après des discussions en tous genres, il remarqua qu'on chuchotait à côté de lui, on chuchotait conspirativement. « Sur les modalités. » Comment ils annonceraient, si sieur Armand ne pouvait rester leur entraîneur, qu'ils s'arrêtaient. « Comment ça, nous nous arrêtons? » réfléchit le maître. « Ce serait seulement une manoeuvre d'intimidation, l'affranchit-on à voix basse, seulement il faudrait attester qu'Eugène fait ceci et cela. — Mais ce n'est pas vrai, dit le maître stupéfait. — Enfin, ça ne s'est pas passé mot pour mot comme ça, dit l'Autre Inter, mais dans le fond, c'est à cause d'Eugène qu'Armand s'en va. — Ça, c'est vrai. » « C'était une défaite sérieuse, mon ami. D'une part les chuchotements... On formait des groupes, on chuchotait pour la bonne cause, mais personne ne se levait pour dire la chose en face, au-dessus de la table... Et puis, toutes ces discussions ne faisaient pas de bien aux enfants. Dans leurs actions, on pouvait les cerner : durs par exemple, ou sournois, ça dépendait. Mais vous savez, lieber Freund, ces théories qu'ils avançaient... ! »  
  Ce nonobstant, son coeur, durant un bref instant, fut inondé de chaleur, car c'était quand même autour de lui que ce regroupement discutable s'était fait ; sentir que, même s'il est différent, il est l'un d'entre eux. (Ho-ho, là, une surprise l'attend encore !) Ils se mirent à jouer aux chiquenaudes ; cela renvoyait à l'état avancé des boissons. « Vous savez, mon cher, regarder entre deux canettes de bière sans qu'aucune ne bascule, ce n'est pas une mince affaire. »  
  Le maître s'approcha de sieur Armand, pour tirer enfin les choses au clair. Il prit à part l'entraîneur meurtri, et se mit à parler à voix basse. « Écoute, Armand, reste. » Très vite, la conversation prit fin. « Laissons tomber, Péter. » Ils se regardèrent. Peut-être d'autres aussi ressentirent-ils quelque chose de cet instant, mais malgré cela, les bières diminuaient, les chiquenaudeurs chiquenaudaient. « Essayez. Fais en sorte qu'ils se tiennent les coudes. » Le maître, furieux, frappa l'air du poing. « Laissons tomber », dit-il à son tour. De nouveau, ils restèrent les bras ballants. Malgré leur colère, ils n'étaient pas fâchés l'un contre l'autre : ils se connaissaient. « Vous savez, mon ami, ma situation heureusement est facile : je joue, moi ! » Mon dieu, facile ! je vous jure.  
  Il regagna sa place en traînant les pieds. Sur les assiettes grasses, des serviettes froissées s'aggloméraient. L'Ailier-droit l'attendait déjà. « Qu'est-ce que tu magouilles ! Qu'il s'en aille, à la fin. » Le maître resta sans voix. Il ne pensait pas que sieur Armand eût aussi des ennemis! Les chuchotements donnaient à croire qu'ils étaient tous derrière l'entraîneur comme un seul homme. (« M'enfin, allons, c'est justement le propre des chuchotements ! ») C'est ce qu'il dit à l'Ailierdroit. Celui-ci eut un rire maigre. « Péter ! Que sais-tu de ces choses. — Comment ça, bafouilla-t-il. — Comme ça! Toi, tu es ici pour les entraînements et les matches, ensuite, terminé, tu rentres chez toi. — Pourquoi? Qu'y a-t-il d'autre? » demanda-t-il, blessé. Le petit brun jeta un regard au Stoppeur. Lui aussi? « Ce qu'il y a? Nous, toute la semaine, on galère dans cette usine. » Il se tut un instant, puis dit encore : « Qu'est-ce que tu imagines?! Que tu n'as pas d'ennemis? Qu'on ne te casse pas de sucre sur le dos ? » Il restait là, les bras ballants. « C'est comme ça partout, Péter », fit le Stoppeur.  
 
 
  69. Sieur György hâta la fin. « On ferme ! » C'est alors que sieur Armand leva la main. Le silence se fit. Le coeur de Péter Esterházy bondit. Un peu en vain, comme il se doit. « Date du premier entraînement : premier dimanche de janvier, dix heures du matin, dit sieur Armand, sans quitter la table des yeux. Soyez là. »  
  FIN